ben jelloun

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ben jelloun
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Dr. Abdullah Alghamdi
A LA RECHERCHE DU SOI MAGHREBIN : L’EXEMPLE DE
L’AMBIGUÏTE VIOLENTE DANS LES TEXTES DE T. BEN
JELLOUN : L’ATTACHEMENT A LA TERRE
Un groupe d’écrivains maghrébins francophones est constitué d’auteurs
attachés à leur culture. Ce groupe assume son identité, il fait toujours allusion à
sa culture en la transcrivant de l’oral à l’écrit. Les auteurs maghrébins savent
que la plupart de leurs concitoyens essaient de suivre leurs écrits malgré la
difficulté linguistique qu’il existe quelquefois. Les auteurs maghrébins essaient
de poursuivre dans leurs publications les thèmes les plus importants de leur
société, mais surtout, ceux qui sont relativement attachés à leur bonheur ou à
leur malheur quotidien.
Les écrivains maghrébins se servent de la langue de l’autre pour
exprimer leur sensibilité et leur originalité maghrébine. Ils traduisent et
transcrivent littéralement certains mots arabes ou berbères, ainsi que des
expressions, des proverbes, des ayâts du Coran et des Hadiths. Ils reproduisent,
d’une façon élégante, la tradition et la façon dont le peuple parle leur langue et
celle de l’autre. Ils insèrent, quelquefois, mot à mot, des expressions relevées
directement de leur propre héritage pour peindre l’empreinte de la culture
arabo-maghrébine et la spontanéité de leur texte. Du reste, certains titres
d’ouvrages sont connotatifs. Ils manifestent leur arrière-fond culturel comme le
démontrent les titres des ouvrages suivants : La nuit sacrée, L’enfant de sable,
Le discours du chameau, La prière de l’absent, entre autres. Cette démarche
originale ne se détache pas de la culture de l’auteur, malgré la distance qui
oppose la pensée de celui-ci à celle du traditionalisme.
En somme, la langue française est pour les écrivains maghrébins un
instrument soumis à la volonté de celui qui l’utilise, et mis temporairement au
service d’un écrivain pour faire parvenir sa voix dans différents domaines tel
que : la psycho-politique, la philosophie, le spirituel... ou tout simplement pour
exprimer la nostalgie du passé. Abdelkebir Khatibi affirme que lorsque les
auteurs maghrébins ont directement accès à la culture occidentale et
notamment française, ce n’est que pour polémiquer par leur plume, se faire
entendre et s’exprimer bien au-delà des frontières de leur pays. En ce qui le
concerne personnellement, il ajoute : « Quand je danse devant toi, Occident,
sans me dessaisir de mon peuple, sache que cette danse est de désir mortel, ô !
Faiseur de signes hagards »1.
En effet, les écrivains maghrébins de langue française essaient de
former leur esprit pour raisonner et se préparer à participer au développement
intellectuel de la société maghrébine ; au lieu de s’enfermer sur eux-mêmes, ils
1
A. Khatibi, La mémoire tatouée, Paris, Denoël 1971, p. 188.
2
favorisent la naissance d’une ouverture, afin de « connaître l’orientation » de
leur adversaire2A.
Quant à Driss Chraïbi, il note qu’il se sent déçu de son amour, perdu
entre deux camps, deux civilisations et deux cultures. Nous constatons que
l’occidentalisation pour ce genre d’écrivains : « Signifie bien une aliénation,
une manière de devenir, de se dédoubler, [...] cette transformation pourrait
être positive ou négative selon l’idéologie adoptée ; Mais il existe une autre
forme d’aliénation, courante bien que voilée dans la culture arabe
contemporaine... »3.
Certains écrivains ont donc soif de leur culture, de leur langue et de
l’originalité de celles-ci. Ils cherchent à travers leurs écritures d’être euxmêmes, tout en apprenant de l’autre ce qui convient pour un avenir meilleur.
La littérature maghrébine « francographe » constitue un des exemples
de la littérature arabe. Les deux expressions regroupent une sorte de culture
sans frontière. La réalité propose une culture générale et originale pour semer
l’idée de liberté universelle. L’échange mutuel est un apport culturel en luimême. Les oeuvres maghrébines de langue française en témoignent.
Dans un entretien, Tahar Ben Jelloun n’hésite pas à rappeler qu’il
utilise la langue française qui n’est pas la sienne pour s’exprimer, et nous le
citons : « un pays qui est le mien »4. Il réclame l’apprentissage des langues
pour enrichir réciproquement les deux cultures et donner un aperçu vivant de
soi et de l’autre. Il précise qu’ : « En principe (il reste) opposé au fait de
n’avoir qu’une seule langue (car) le bilinguisme offre l’avantage d’une
ouverture sur la différence. »
Il déclare à ce propos : « J’essaie de faire découvrir les différences, de
dialoguer avec les deux cultures, de faire connaître la culture arabe par mes
articles, de créer des échanges. »5*
Malek Haddad utilise de sa part le circuit culturel de la métropole
« pour atteindre une certaine universalité... ». Pour cet auteur comme pour
d’autres, l’usage de la langue française, n’est qu’un instrument « sans pour
2
A/ Nous avons reformulé cette citation écrite par A. Khatibi, Ibid.
3
Tahar Ben Jelloun, Entretien (in), Pèlerin Magazine, Paris 27 novembre, 1987.
4
Ibid, Pèlerin Magazine, Paris 27 Nov., 1987.
5
Ben Jelloun, Tahar, « Dossier consacré aux Evadés de l’empire » (in) Les nouvelles
littéraires, du 15 Fév. 1976.
* L’idée de l’échange ou du partage est une qualité du peuple arabe. Cette bonté, cette
ambition et cette générosité du partage a été reprise par T. Ben Jelloun dans l’émission
télévisée « Bouillon de culture », diffusée par France 2 où il confiait aux téléspectateurs :
« Nous les arabes, dans nos sociétés, on ne donne pas ; Mais on partage. »
3
autant inclure les valeurs colonialistes et occidentales qui n’expriment pas
l’âme (maghrébine), voire la méprisent. »6
L’auteur reste méfiante face à cette déchirure
dépersonnalisation. C’est tout le problème du bilinguisme.
et
à
cette
Les écrivains maghrébins ne contestent pas l’emploi de la langue
française, mais ils vont contre le fait qu’elle leur a été imposée par le
colonialisme français. Voilà pourquoi la dénonciation de cette langue étrangère
est relativisée ; même lorsque les écrivains continuent à écrire en français ;
c’est ce que tente d’expliquer Malek Haddad dans les propos qui suivent :
« Nous écrivons le français, nous n’écrivons pas en français.» Cet auteur de
nationalité algérienne qui ne parle pas arabe, et écrit en français demande à son
lecteur de ne pas le lui reprocher. Il se justifie ainsi : « Moi qui chante en
français, poète, mon ami, si mon accent te choque, il faut bien me comprendre :
le colonialisme a voulu que j’aie un défaut de langue... »7.
L’auteur en veut à son père, à sa société et à l’occupant d’hier de l’avoir
privé de sa langue maternelle. Son malheur transparaît dans un de ses poèmes
où il s’écrie :
« Père !
Pourquoi m’as-tu privé !
Des musiques charnelles
Vois :
ton fils
il apprend à dire en d’autres langues
Ces mots que je savais
Lorsque j’étais berger
[...] Maman se dit Ya Ma et moi je dis ma mère »8.
En effet, la recherche du soi maghrébin est énorme. Les écrivains
essaient toujours de dire leurs mots. Alors, rare de trouver un auteur maghrébin
sans qu’il évoque les thèmes qui touchent sa société. L’auteur francophone du
Maghreb traite des sujets sensibles quelquefois, ambiguës et violents. Voyons
ensemble, l’exemple de T.B.Jelloun :
I - L’AMBIGUÏTE VIOLENTE DANS LES TEXTES DE T. B.
JELLOUN
Parmi les textes littéraires des auteurs maghrébins célèbres ceux de
Tahar Ben Jelloun. Ce dernier est selon ses propres termes, un de ces auteurs
6
Malek Haddad, Ibid., p. 14.
7
Malek Haddad, Le malheur en danger, Paris, éd. La Nef de Paris, 1956, p. 15.
8
Cet extrait a été cité par J. Arnaud dans son oeuvre La littérature maghrébine de langue
française, op. cit., p. 82.
4
qui : « ont contribué à rendre le concept de l’écriture narrative véritablement
synonyme de fiction »9.
Cette fiction apparaît effectivement dans les romans de « L’enfant de
sable » qui raconte l’histoire d’un personnage mi-homme, mi-femme et qui
est, dès l’enfance, en quête de son identité. Mais aussi Dans son deuxième
ouvrage « La nuit sacrée », où le personnage (il ou elle) prend la parole pour
dévoiler le récit de sa vie. Ben Jelloun laisse alors libre cours à son imagination
et à sa critique personnelle en ce qui concerne la société traditionnelle et
patriarcale, mais aussi, « la religion, le texte coranique, la société, la tradition,
la famille, le pays »10.
Et lui-même, Tahar Ben Jelloun s’inscrit dans la lutte contre toute
aliénation dans cette société et déclare à ce sujet : « Je suis venu, porteur d’un
message »11.
L’ouvrage de Ben Jelloun nous montre des confrontations à différents
niveaux ; entre deux cultures, entre deux êtres humains c’est-à-dire un homme
et une femme, entre deux âges (l’enfance et l’âge adulte) et enfin entre deux
raisonnements ; l’un traditionnel et l’autre progressiste. Son œuvre romanesque
nous raconte une déchirure que le héros a subie. Cette blessure est à la fois
mystérieuse et évidente. Elle reflète une certaine réalité présentée de façon
quelque peu exagérée. Dans ce décalage se glisse la transfiguration mythique
des personnages de T. Ben Jelloun. Les héros de notre auteur, « Sortent comme
des êtres de papier d’un arbre ou d’une source d’eau. Ils quittent la nature
pour prendre la parole et dénoncer les humiliations dont sont victimes les
citoyens [...]. Une fois leur parole entendue, ils retournent à leur lieu d’origine
et se confondent avec la terre, la forêt, la rivière, etc. »12.
Pour autant, Ahmed / Zahra, le protagoniste de l’Enfant de sable n’est
pas une erreur de la nature. C’est un détournement social, créé par une fiction
dans le but de détruire certaines croyances.
Les romans de Tahar Ben Jelloun sont bien construits, bien tissés, tout
en mêlant le réal à l’imaginaire. Ils sont néanmoins l’expression de tous les
silences et de tous les cris. Ils plongent quelquefois les lecteurs dans un climat
de haine, de folie, de sang et surtout d’érotisme. Ils sont tous construits autour
d’une certaine ambiguïté. Bien que tous évoquent le malaise que connaissent
les civilisations au XXème siècle. L’écrivain n’hésite pas à se libérer de toute
entrave, et à rompre les traditions de tout genre pour que son écriture soit
universelle. Cependant, nous constatons un certain dérapage qui gomme
9
Tahar Ben Jelloun, Le Magazine littéraire, n° 507, 1988, p. 33.
10
T. Ben Jelloun, L’enfant de sable, Paris, Seuil, 1985, coll. Points, 1988, p. 152.
11
T. Ben Jelloun, Ibid. p. 174.
12
Tahar Ben Jelloun, (in) Le Magazine Littéraire, n° 583, 1er Août 1991, Paris.
5
quelquefois l’histoire et la civilisation du monde concerné pour laisser place au
mythe qui pourrait exister en tant que tel, mais également, en tant que pure
invention de l’esprit d’un auteur. Nous nous demandons alors si le mythe
détruit l’histoire car selon J. Ricardou « ce qui dans un texte se prétend réel
n’est jamais qu’une fiction au même titre que tout ce qui s’y prétend fiction ».
Les romans qui constituent une trilogie sont écrits dans le contexte d’un
conte. Ben Jelloun nous propose des oeuvres mythiques dès le premier roman
L’enfant de sable. Son travail est édifié sur deux univers et deux sexes. Il est
riche d’images, d’ambiguïté et d’ambivalence. Il est tissé sur deux cultures,
deux langues et deux identités différentes. C’est un roman double : le fou et
l’éclatement, l’intérieur et l’extérieur... A ce propos, l’auteur lui-même
déclare : « ce qui m’intéresse, c’est l’ambiguïté, le flou... »13. Ce flou
caractérise l’enfant de sable lorsqu’il écrit de son personnage principal :
« Ahmed est un personnage de fiction [...] de roman. C’est un personnage qui
est une parabole [...]. C’est un personnage qui nous permet de réfléchir sur
nous-mêmes et sur notre ambiguïté et nous ».
C’est effectivement une oeuvre riche par l’imaginaire et à la fois par la
réalité qu’elle évoque.
En outre, l’ambiguïté de Tahar Ben Jelloun apparaît dans plusieurs
scènes de L’enfant de sable et La nuit sacrée. Le reflet de cette dualité
commence dès le début du premier roman quand l’écrivain aborde le thème de
la bisexualité. Il y traite le comportement du Cheikh du Coran qui mâchonne
du kif (ce que n’approuve pas la loi religieuse),ou encore lorsqu’il nous
présente une fille déguisée en garçon et portant un prénom masculin pour
consoler son père ou bien encore lorsque nous constatons l’hésitation de
l’auteur, qui va-et-vient dans les deux langues et les deux civilisations. Ainsi,
l’auteur critique la morale traditionnelle et la vie dérisoire des immigrés sortes
de « no man’s land. » Il en résulte que la société est censée les accueillir mais,
les apparences extérieures de l’exil dues à l’hypocrisie ne reflètent pas les
conditions matérielles véritables. Bref, pour l’auteur, tout doit être tranchant
pour que les messages puissent passer. C’est ainsi qu’il souhaite défendre les
droits de la femme, la misère, le déracinement, la croyance religieuse et
protester contre l’exode rural, la violence, l’exploitation, la corruption, les
tabous, la sorcellerie et le maraboutisme.
Tahar Ben Jelloun s’inscrit donc dans le courant mythique
contemporain qui selon lui : « Recoure à la légende, à la fantaisie, au conte
populaire, tout en invoquant les thèmes, les scènes, et les caractères de la vie
quotidienne, le tout soit dans un cadre contemporain, soit historique »14.
13
14
Tahar Ben Jelloun, (in) Le matin du Sahara, du 24 Septembre 1987.
Tahar Ben Jelloun, Le Magazine littéraire, 1988, sous le titre « romancier et critique » par
Edouard Al Kharat, p. 22.
6
Son œuvre est l’histoire d’un seul héros. Celui-ci est un être féminin
habillé en masculin, et vit dans une société patriarcale. L’auteur reconstitue
dans ses deux romans une certaine mémoire populaire quand il évoque des
personnages légendaires constamment présents dans la superstition populaire.
L’auteur ainsi a renoncé à l’Islam « dans le sens mystique, un peu comme El
Hallaj. » Et il affirmait que : « L’Islam que je porte en moi est introuvable, je
suis un homme seul et la religion ne m’intéresse pas vraiment. Mais leur parler
d’Ibn Arabi ou El Hallaj aurait pu me valoir des ennuis »15 [...] « Peut-être
que nous sommes indignes de la noblesse de cette religion »16.
Par ailleurs, dans son roman L’Ecrivain public, l’auteur nous révèle :
« Au collège, j’apprends à des adolescents la poésie, l’amour de la poésie, la
passion du mystère et du secret, je leur lis des pages du mystique Ibn Arabi et
même d’Al-Hallaj ».
Il confirme que son rapport avec l’Islam « n’est pas religieux mais
culturel. » Et il ajoutait : « M’intéresse dans l’Islam ses saints et ses martyrs
que furent les mystiques. Ainsi, j’ai une passion pour d’Al-Hallaj [...]. J’aime
aussi Ibn Arabi17.C’est pour ce chemin mystique que j’ai aimé l’Islam. Mais un
Islam qui n’est pas admis »18.
Ben Jelloun est « en rupture avec le monde, du moins avec [son]
passé »19. Il a « arraché » toutes traces de ses racines, il a enlevé son masque.
L’auteur pense donc que la religion : « doit être vécue dans le silence et le
recueillement pas dans ce vacarme qui déplaît profondément aux Anges du
Destin »20.
Le roman de Tahar Ben Jelloun est aussi celui d’un conteur qui « assis
sur la natte, les jambes pliées en tailleur, sortit d’un cartable un grand cahier
15
Tahar Ben Jelloun, La nuit sacrée, Paris, éd. Seuil, 1987, p. 146.
16
Ibid., p. 83.
17
Al-Hallaj, Abu-Mughit Al-Husain Ibn Mansûr Ibn Mahamma Al-Daïdawi. Poète mystique
persan de langue arabe. Né vers 857 à Tür (Iran) mort le 27 Mars 922 à Bagdad. Plusieurs
textes, rédigés par les disciples nous donnent quelques poèmes et des passages des oeuvres en
proses de Al-Hallaj. Son divan en arabe a été traduit en français par Louis Massignon en 931.
(Cf. Yves Thraval, Dictionnaire de civilisation musulmane, Paris, éd . Larousse, 1995.)
Ibn Arabi, Abu Bakr Muhammad Muhyi d’Din, surnommé « Le plus grand maître » écrivain et
poète mystique arabe. Né le 28 Juillet 1165 à Muricie (Espagne) mort en Octobre 1240 à
Damas (Syrie), membre de la tribu de Hâtim At-Ta’i. Un auteur prolifique, écrit 150 ouvrages
et près de 150 autres perdus. Il a été fort attaqué par les théologiens musulmans pour sa théorie
« L’unité de l’existence » et pour son interprétation des désirs (Turjûman Al-Ashwâg). (Cf.
Yves Thraval, Dictionnaire de civilisation musulmane, Paris, éd . Larousse, 1995.)
18
Tahar Ben Jelloun interview (in) Panorama d’aujourd’hui, Paris, n° 178, janvier 1984, p. 30.
19
Tahar Ben Jelloun, La nuit sacrée, op. cit., p. 83.
20
op. cit., p. 25.
7
et le montra à l’assistance. » Et d’ajouter « Le secret est là, dans ces pages,
tissé par des syllabes et des images »21.
Le narrateur prétend que le père d’Ahmed lui a confié cette histoire
« juste avant de mourir »22. C’est la raison pour laquelle il a ouvert ce cahier,
quarante jours après sa mort, en précisant que le dit cahier « ne peut circuler ni
se donner. »23 Il a mis beaucoup de temps pour le déchiffrer et personne ne
peut sans son aide, comprendre ce qui y est écrit. Ce conteur avertit ses
interlocuteurs qu’il ne raconte pas « des histoires pour passer le temps. » Il
précise sa pensée par ces termes : « Les histoires qui viennent à moi,
m’habitent et me transforment »24.
Le conteur révèle la révolte d’un père qui refuse la fatalité. Ce récit
troublant, ambigu, dissimulé, imaginaire, montre la vie d’un père triste, au
visage ridé, « mal rasé, usé par le temps »25 ; d’un homme qui ne veut plus
s’exposer aux lumières qu’il s’agisse de la «lumière du jour, d’une lampe ou de
la pleine lune»26. Car la lumière « le déshabillait, le bruit le perturbait »27.
La mort qu’il attend commence a envahir sa chambre « au troisième
jour de retraite ». Cette histoire a donc quelque chose de la nuit ; « elle est
obscure et pourtant riche en images »28. Elle est divisée en sept portes longues
et pesantes comme une traversée du désert. Elle est fascinante, nourrie et
enflammée d’imagination et de stratégies extravagantes.
L’enfant de sable peut être considérée comme une oeuvre inspirée des
Mille et une nuits. La similitude se retrouve aussi bien au niveau de la
thématique que de sa narration sous forme de rêve et de fabulation. Ainsi, dans
certaines scènes, les personnages ressemblent à ceux des Mille et une nuits29,
21
Tahar Ben Jelloun, L’Enfant du sable, op. cit., p. 12.
22
TBJ. op. cit., p. 12.
23
Tahar Ben Jelloun, op. cit., p. 12.
24
op. cit., p. 16.
25
op. cit., p. 7.
26
op. cit., p. 7.
27
op. cit., p. 8.
28
op. cit., p. 15.
29
Jean Déjeux rapporte que T.B. Jelloun lui-même mentionnait en 1982 : « Ce qui nous
manque le plus dans le monde arabe, c’est une littérature de l’audace où l’écrivain puiserait
dans sa mémoire immédiate, dans sa subjectivité rebelle, dans sa folie, même dévoilée,
dissimulée dans ses rêves les plus indécents », (in) Dictionnaire des auteurs maghrébins de
langue française, p. 223. Par ailleurs, Ben Jelloun en 1988, écrivait dans le Magazine littéraire
que : « L’esprit littéraire arabe est nourri de l’épopée, de la fantasmagorie, du communautaire
et de l’irréel du folklore encore vivant aux contes des Mille et une nuits ; du défi de la simple
réalité mondaine dans les temples, les églises et les mosquées à l’abstrait... », p. 21.
8
car ils sont mystérieux et vivent des aventures et des expériences. Nous
citerons pour exemple le chevalier qui a enlevé Zahra le soir même de la mort
de son père, ainsi que le correspondant anonyme et les enfants des jardins
parfumés, une foule imaginaire interrompue - quelquefois - par des dialogues
inattendus. Concernant ces similitudes l’auteur lui-même avoue : « J’ai lu bien
sûr les Mille et une nuits, par petits bouts. Je sautais d’une nuit à l’autre et
imaginais bien les conséquences du désordre que je provoquais »30.
Tahar Ben Jelloun évoque le monde merveilleux en ces termes : « J’ai
vu des pays fabuleux où les arbres se penchaient pour me donner de l’ombre,
où il pleuvait des cristaux, où les oiseaux de toutes les couleurs me devançaient
pour me montrer le chemin, où le vent m’apportait des parfums, des pays à
l’écorce transparente où je m’isolais des heures et des jours »31.
Cela nous rappelle la première aventure où le héros de Ben Jelloun se
libère, et il se détache de l’esclavage de la prison pour connaître des émotions
« avec une liberté intérieure qui réchauffait tout son corps »32.
Dans son oeuvre, Ben Jelloun montre un père manipulé par la
malédiction qui selon lui, dit : « Je maltraitais le texte sacré »33.
Le père choisi par Tahar Ben Jelloun ne cesse de penser à son malheur.
Il se dit : qu’une fille aurait pu suffire34, car il se remémore « l’histoire des
Arabes devant l’Islam qui enterraient leurs filles vivantes » ! Il s’agissait d’une
coutume barbare des Jahilites pour se débarrasser du sexe féminin. Pour
l’auteur, ce père cultivait à l’égard de ses filles « non pas de la haine, mais de
l’indifférence ». Le géniteur ressemble aux Arabes d’anté-Islam qui
« s’assombrissent » lorsqu’ils apprennent la naissance d’une fille. Le Coran les
décrit dans la sourate An-Nahl (Les abeilles) ayât 58 où Allah dit : « Et
lorsqu’on annonce à l’un d’eux une fille, son visage s’assombrit et une rage
profonde (l’envahit) ». Nous trouvons également dans la sourate Az-Zukruf
(l’ornement) verset 17 ceci : « Or, quand on annonce à l’un d’eux (la
naissance) d’une semblable de ce qu’il attribue au tout miséricordieux, son
visage s’assombrit d’un chagrin profond.. »
Si la coutume des Jahilites s’installe à nouveau dans des milieux
populaires, ce n’est pas à cause de l’Islam, car celui-ci a dénoncé cette habitude
dans les versets du Coran et par la parole du Prophète. Mais pour ce père choisi
par Ben Jelloun, ses filles attirent la malédiction, elles sont maudites. Il fait tout
30
Tahar Ben Jelloun, La nuit sacrée, op. cit., p. 146.
31
op. cit., p. 95.
32
op. cit., p. 39.
33
op. cit., p. 38.
34
op. cit., p. 17.
9
« pour les oublier », « pour les chasser de sa vue »35. Il ne les nomme jamais,
« il pleure en silence », se considérant « comme un époux stérile ou un homme
célibataire ». Chaque baptême pour lui, « fut une cérémonie silencieuse et
froide »36. Et d’ajouter à leur sujet « Je leur ai donné mon nom », ce qui pour
lui s’avère suffisant.
Cela dit, les romans de Tahar Ben Jelloun constituent une oeuvre
initiatique, une quête de l’identité et de la réalité maghribino-musulmane. Le
narrateur de cette oeuvre essaie de mettre de l’ordre dans son histoire. Il décrit
les scènes de femmes arabes avant l’Islam et leur situation quatorze siècles
après l’apparition de l’Islam. A ce sujet, il écrit : « Avant l’Islam, les pères
arabes jetaient une naissance femelle dans un trou et le recouvraient de terre
jusqu’à la mort. Ils avaient raison. Ils se débarrassaient ainsi du malheur »37.
Or, pour Ben Jelloun des scènes à peu près semblables se rencontrent
dans les sociétés patriarcales même si à présent, les pères n’enterrent plus leurs
filles vivantes, ils les enterrent « d’une certaine façon » puisqu’ils nient leur
existence. Il accuse donc la société de ne pas reconnaître l’existence des
femmes, de les emprisonner en quelque sorte, puisqu’elles ne sortiront jamais
de leurs conditions : de dépendante, de soumission et de leurs souffrances,
jusqu'à ce qu’une « main sereine et bonne (les) délivre de cette prison où
lentement on (les) a enfermée (s) »38.
Pour les femmes arabo-musulmanes « la vie était plutôt réduite. C’était
peu de chose : la cuisine, le ménage, l’attente et une fois par semaine le repos
dans le hammam »39 qui constitue « l’occasion de sortir, de rencontrer
d’autres femmes et de bavarder tout en se lavant »40. En plus, le Hammam se
présente comme un lieu d’émancipation, de défoulement et de satisfaction de
désirs dus à la privation de la femme emprisonnée. En ce qui concerne les
protagonistes de l’œuvre Benjellounienne il est « secrètement content de ne pas
faire partie de cet univers si limité »41 lorsqu’il affirme : « ma condition, non
seulement je l’accepte et je la vis, mais je l’aime. Elle m’intéresse. Elle me
permet d’avoir les privilèges que je n’aurais jamais pu connaître »42.
35
Tahar Ben Jelloun, op. cit., p. 17.
36
op. cit., p. 19.
37
C.F. Le Coran, La sourate d’At-Takwir (81), (L’obscurcissement) ayâts (versets) 8 et 9 où
Allah dit : « et qu’on demandera à la fillette enterrée vivante, pour quel pêché elle a été tuée ».
38
Tahar Ben Jelloun, L’enfant de sable, p. 131.
39
op. cit., p. 34.
40
op. cit., p. 33.
41
op. cit., p. 34.
42
op. cit., p. 50.
10
L’idée de se déguiser en homme lui permet bien des libertés. C’est ainsi
que ce héros venge les femmes qui ont pris l’habitude de se taire ou de parler
avec violence.
L’injustice concernant la condition féminine est due, selon Tahar Ben
Jelloun, à la société qui favorise l’homme et rabaisse les femmes en les
cantonnant dans le mutisme, car celle qui prétend être l’égale de l’homme doit
être puni. L’écrivain essaie de réconcilier les femmes avec leur identité en leur
proposant de se libérer à travers Ahmed / Zahra, un personnage mythique : ni
femme ni homme et qui porte deux visages : celui de la réalité féminine et celui
de l’imaginaire. Certes, cet androgyne est là pour dénoncer certaines inégalités
entre les deux sexes, non seulement dans le pays d’origine, mais dans toutes les
sociétés du même type. Cette condition ne peut s’améliorer que quand la
mentalité de la société change, l’émancipation de la femme ne peut permet se
concrétiser qu’à travers l’émancipation de la société, et de même l’amélioration
de sa condition féminine. La mentalité héréditaire, conservatrice de la société
ne peut qu’approfondir les formes de dépendance féminine et de soumission
tant que la société ne se libère pas et ne change sa vision à l’égard de la femme
et sa condition dans les sociétés qui ne respectent pas les enseignements de
l’Islam qui la concernent.
L’imaginaire benjellounien ne symbolise pas uniquement la révolte des
femmes, mais traite aussi la ségrégation entre l’Occident et l’Orient, le passé et
le présent, l’homme et la femme, le dominant et le dominé, l’être et le néant, le
Nord et le Sud, l’égalité et l’inégalité, le bilinguisme, l’acculturation, le soi et
la réalité environnante, le soleil et la lune, le haut et le bas, le ciel et la terre...
bref, des univers qui s’opposent l’un à l’autre.
L’enfant de sable, sans cesse est recomposé par son géniteur littéraire,
se présente aux lecteurs comme un personnage aux facettes variées et
multiples. Le thème de la métamorphose apparaît dans le fait que le conteur lui
aussi est mouvant puisqu’il disparaît à la fin du récit, remplacé par trois
personnages qui se nomment Salem, Amar et Fatoume qui donnent trois
versions différentes de la même histoire, et qui sont à leur tour remplacés par le
narrateur qui nous propose alors de terminer le roman et ce, à nos risques et
périls ; il nous donne toutefois le conseil suivant : « si quelqu’un parmi vous
tient à connaître la suite de cette histoire, il devra interroger la lune quand elle
sera entièrement pleine »43.
Le héros de Ben Jelloun est donc devenu un médiateur entre les
lecteurs, les conteurs et les auditeurs. Son itinéraire est jonché d’expériences
mythiques et rituelles. L’auteur lui-même, se réfugie à sa façon derrière les
mots qui deviennent donc sa véritable prison. La langue est présentée en tant
qu’esquisses écrites et orales et sa fonction principale est comme le dit Roland
43
Tahar Ben Jelloun, op. cit., p. 209.
11
Barthes : « de déformer et non de faire disparaître ». Ainsi, les textes de Tahar
Ben Jelloun nous intéressent, car ils nous aident à suivre le reste des
illustrations mythiques.
II - L’HERITIER MASCULIN ET SON IDENTITE CONFISQUEE
L’histoire de la trilogie de Tahar Ben Jelloun commence par le rôle
d’un homme autoritaire qui décide après la septième naissance de sa femme de
ne pas se remarier, mais de s’acharner à guérir le ventre de son épouse qui ne
peut enfanter un héritier mâle. Ce côté symbolique bouleverse alors « sa
logique et ses habitudes »44 pour que son honneur soit enfin réhabilité. Cet
homme essaie de sortir de l’impasse en affirmant que : « la huitième naissance
serait une fête, la plus grande des cérémonies, une joie qui durerait sept jours
et sept nuits »45. Le chiffre sept dans la mentalité arabo-musulmane est
significatif. Il a un caractère religieux, sacré, et dans d’autres sociétés, cela
s’attaché aux traditions et aux coutumes… !46 Le père aimerait donc avoir un
garçon, vision qui renforce l’autorité patriarcale dans la société arabe ; il ne
désire plus de fille car « elles sont toutes arrivées par erreur à la place de ce
garçon tant attendu »47.
Afin de réaliser son désir le plus cher, le père conclut un pacte avec sa
femme et ce, pour la première fois. Il prépare les moindres détails de la
huitième naissance et décide qu’il donnera au bébé, garçon ou fille, un prénom
masculin. Il arrange tout cela avec Lalla Radhia, une accoucheuse pour qui
c’est la dernière naissance de sa longue carrière. Donc, « l’enfant à naître sera
un mâle même si c’est une fille »48. Ils ne seront que trois à connaître la vérité
et à ce sujet, le mari précise à sa femme : « Toi, bien entendu tu seras le puits49
et la tombe de ce secret »50.
La grossesse tant désirée aboutit à une fille de plus. Cet accouchement
est présenté dès le départ comme étant celui d’un garçon, lequel est appelé :
Ahmed. Ce dernier, dit le père : « sera élevé selon la tradition réservée aux
mâles. »
44
op. cit., p. 22.
45
op. cit., p. 22.
46
Cf. Dictionnaire des symboles, éd. Robert Laffont / Jupiter, 1982.
47
op. cit., p. 22.
48
Tahar Ben Jelloun, op. cit., p. 21.
49
Cette phrase est un proverbe arabe que l’on dit pour celui qui garde un secret.
50
Tahar Ben Jelloun, op. cit., p. 23.
12
Il vivra alors comme dans un monde masculin, apprendra à être un
homme. Il «régnera seul sur cette maison de femmes» »51. Ce n’est qu’à l’âge
de vingt ans que l’enfant prend conscience de son identité réelle mais il
continue à jouer le rôle qu’on attend de lui et par conséquent, accepte la
condition qui lui permet d’user des privilèges réservés aux hommes.
Pour citer Tahar Ben Jelloun, « tout se passait comme le père l’avait
prévu et espéré »52 car ce géniteur a pu détourner le cours du destin par son
obstination. Le nouveau-né apporte avec lui le soleil et le bonheur des parents
qui pleurent de joie. Le père en prenant son enfant dit à la mère : « plus besoin
de te cacher le visage. Tu dois être fière [...]. Tu viens après quinze ans de
mariage de me donner un enfant, c’est un garçon »53.
Il se sent l’âme d’un jeune homme, et porte sur son visage les signes du
bonheur et « toute la virilité du monde ».
Le rôle d’Ahmed, celui de la fillette déguisée en garçon « n’est pas une
erreur de la nature, mais un détournement social »54. C’est une violence
poussée à ses limites extrêmes car l’auteur montre que la volonté du père
oblige la femme à être complice parce qu’elle a appris « l’habitude de se
taire » lorsque son maître parle. La femme dans une société patriarcale ne
connaît de la vie que « les masques et les mensonges. »
Le personnage principal du roman de Tahar Ben Jelloun est conscient
de sa véritable identité. Il sait qu’elle a été confisquée par son père, mais il est
« l’architecte et la demeure »55 de son histoire ; une histoire qui transporte avec
elle la tromperie. A l’âge de vingt ans, il ne sait plus cependant s’il doit garder
l’identité que lui ont imposée les autres et qui comportait des avantages à être
une femme ayant le comportement d’un homme. A ce sujet, il reconnaît qu’il
est le dernier « à avoir droit au doute »56. Sa décision est donc prise : il fuit
dans l’image de l’autre, celle de l’homme et ce, pour être supérieur à la femme
et exercer cette supériorité vis-à-vis de ses sœurs qui sont tenues à l’écart et
qui, de par la coutume, doivent baisser les yeux et se taire lorsqu’il leur adresse
la parole, lui servir à manger au moment des repas; C’est tout naturellement
fait qu’à la mort du père il est amené à prendre « les choses en main avec
autorité. » Il convoque alors ses sept sœurs et leur tient le discours suivant :
« A partir de ce jour, je ne suis plus votre frère, je ne suis pas votre père non
plus, mais votre tuteur. J’ai le devoir et le droit de veiller sur vous. Vous me
51
op. cit., p. 23.
52
op. cit., p. 32.
53
op. cit., p. 26.
54
Tahar Ben Jelloun, op. cit., p. 160.
55
op. cit., p. 46.
56
op. cit., p. 45.
13
devez obéissance et respect. Enfin, inutile de vous rappeler que je suis un
homme d’ordre et que, si la femme chez nous est inférieure à l’homme, ce n’est
pas parce que Dieu l’a voulu ou que le prophète l’a décidé, mais parce qu’elle
accepte ce sort. Alors subissez et vivez dans le silence ! »57.
Il maîtrise à présent son rôle d’homme car, comme le souligne Ben
Jelloun, il « régnait même absent et invisible »58. Les remarques qui précèdent
concernent la situation dans une société patriarcale où la condition féminine
réside dans la soumission et la passivité. N’oublions pas que le personnage
choisi par Ben Jelloun est né dans un quartier populaire dont l’ambiance nous
plonge très loin de l’univers occidental car il s’agit dans le cas étudié « d’une
femme probablement arabe, en tout cas de culture islamique »59.
Comme le reconnaît Tahar Ben Jelloun lui-même dans La prière de
l’absent, ses romans sont alimentés par « d’étranges destinées de personnages
à la sexualité ambiguë, des doubles, des images troubles dans le miroir »60.
L’auteur essaye par sa littérature de violer toutes les limites imparties
comme le font du reste d’autres auteurs maghrébins francophones. Tous ou
presque « peu religieux », critiques et surtout ironiques. Tous ayant eu un
compte à régler avec leur société et leur enfance. Ils expriment leur errance par
une complexité de thèmes et d’écritures, un mélange de réalité et d’imaginaire.
Tous expriment leur révolte de manière très violente car leurs revendications
sont nombreuses et justifiées selon eux.
Dans ses romans Tahar Ben Jelloun critique la société impitoyable qui
ne respecte pas celui qui n’a pas d’héritier mâle.
Mais il n’admet pas non plus que les femmes obéissent continuellement
à leur mari. Dans son oeuvre, il accorde une place privilégiée à la masculinité
tandis qu’il s’élève contre la réclusion des marginaux en général, enfermés par
ceux qui ne leur laissent aucune chance dans la tradition qu’il juge archaïque.
Voilà pourquoi il s’efforce d’imposer une littérature61 *A nouvelle afin de
s’ouvrir et de répondre aux problématiques contemporaines, et il le fait
notamment par un va-et-vient perpétuel entre la réalité et l’imaginaire
symbolique.
57
op. cit., pp. 65-66.
58
Tahar Ben Jelloun, op. cit., p. 89.
59
op. cit., p. 179.
60
Tahar Ben Jelloun, La Prière de l’absent, op. cit., p. 44.
61
*A) Les années 80 étaient très fécondes pour la littérature maghrébine de langue française.
Ben jelloun, Boujedra, et Driss Chraibi sont connus et faisaient partie des auteurs qui ont
produit une croissance.
14
III - LA CREATION ANDROGYNIQUE : L’EXEMPLE DE
« L’ENFANT DE SABLE
Les mythes de l’androgyne connaissent des représentations
innombrables. Tous fondent l’origine du monde, « sur l’idée d’un chaos ou
d’un oeuf primordial contenant, unis, les principes du masculin et du féminin,
louent de bisexualité les ancêtres de l’humanité. »
Il y a en effet, dans l’histoire trois grands mythes fondateurs : le mythe
d’Adam62 *B, l’androgyne de Platon, et l’Hermaphrodite63 de Salmacis tel
qu’Ovide l’a fixé dans Les Métamorphoses où il écrit que les trois « sont
censurés ou déformés au cours de leur transmission »64. Les trois mythes nous
renvoient au temps des origines par la présence de l’eau et des souvenirs.
Il nous faut également noter que l’androgyne est une métaphore de la
création littéraire volontairement employée lorsqu’il s’agit de traiter des
problèmes sociaux. Le bisexué suscite le scandale et connaît le déchirement car
il se sent exclu de la société où il est perçu comme différent, c’est pourquoi il
erre en quête d’identité, solitaire quoi qu’il en soit harmonie du masculin et du
féminin. Le dictionnaire des mythes littéraires le désigne comme « un symbole
par excellence de la totalité recherchée, la fusion des contraires »65 c’est-àdire, une cohabitation harmonieuse du masculin et du féminin.
L’androgyne est souvent représenté comme un être double qui ne se
borne pas à réduire les oppositions entre l’homme et la femme, mais intériorise
également certains tabous liés à la différence, une sorte d’effacement partiel. Il
nous faut rappeler que chacun de l’être humain est à la fois mâle et femelle, en
corps et en esprit. La dualité ne concerne pas seulement l’androgyne ;
cependant, ce dernier essaye de vivre sa masculinité autant que sa féminité.
L’androgyne est donc un être double et selon Marc Eiglender, cette
dualité constitue un « acte de réciprocité et de l’aimantation totale »66.
L’androgynie se vit dans l’expérience de l’amour où il s’agit de redécouvrir le
monde des origines « dans un présent atemporel et cyclique », toujours pour
citer Eiglender. Ce mythe met en jeu la question de l’origine. Mircea Eliade,
lui, note dans son Traité d’histoire de religions que : « la bisexualité divine est
un phénomène extrêmement répandu dans les religions », et dans un autre
62
*B) Dans La genèse du mythe, Krappe a déclaré que suivant ce mythe, « Adam était un être
androgyne, joignant en sa personne les deux sexes », p. 285.
63
Dans L’Hermaphrodite : Mythes et rites de la bisexualité dans l’antiquité classique, Puf,
1958, p. 6. Marie Delcourt pense que « l’Hermaphrodite est une idée plutôt qu’une personne ».
64
Dictionnaire des mythes, op. cit., pp. 57-77.
65
op. cit., p. 67.
66
Marc Eiglender, Lumière du mythe, op. cit., p. 209.
15
paragraphe, il affirme que
universellement répandu. »
l’androgynie
constitue
un
« archétype
Néanmoins, concernant ce qui vient d’être dit, on se souvient de Gide
qui pense que « le numéro deux se réjouit d’être impair. » Jean Libis, lui,
démontre que l’androgyne « c’est l’un-en-deux, c’est le paradoxe radical »67.
De même, le travestissement d’une femme habillée en homme ou vice-versa
suscite une image d’androgynie, ce que Marie Delcourt explique en ces termes
: « une image frappante se détache de toute une série de rites et de légendes :
celle d’un être viril en habits féminins (et accessoirement), celle d’un être
féminin revêtu d’habits viril). Cette image apparaît parfois curieusement
dédoublée en deux figures complémentaires ; un garçon en robe de fille en face
d’une femme armée et combattante »68.
Cet auteur constate que les figures androgyniques69 sont nombreuses
dans les religions orientales surtout, mais que : « l’androgynie symbolique
devait avoir une valeur positive et bénéfique : Chacun des deux sexes recevant
quelque chose des pouvoirs de l’autre »70.
Il est difficile de parler d’androgynie si les deux parties mâle et femelle
n’apparaissent que successivement. Et Marie Delcourt d’ajouter que le mot
double « semble impliquer une présence côte à côte de deux personnalités ».
L’auteur souligne également que « le mythe de l’androgyne trouve son
aboutissement dans le mythe de l’oiseau phénix », tandis que : « le sujet de
l’androgyne apparaît avec des valeurs qui vont de la simple allégorie
transposant un concept jusqu’à une véritable évocation chargée d’affectus
sexuel »71.
L’être double se féconde donc pour s’engendrer en plusieurs figures. Ce
sujet nous amène à donner l’exemple de L’Enfant de sable de Tahar Ben
Jelloun où le personnage choisi prend des aspects différents. Mais il faut
souligner que les romans de Tahar Ben Jelloun « montrent d’étranges
destinées de personnages à la sexualité ambiguë, des doubles, des images
troubles dans le miroir des (êtres privés d’eux-mêmes) au point de départ de la
blessure et la perte »72.
67
Jean Libis, Le mythe de l’androgyne, L’île verte, éd. Berg / internationale, 1980, p. 271.
68
Delcourt Marie, Hermaphrodite... op. cit., Puf., 1958, p. 6.
69
Le terme d’androgynie recouvre beaucoup d’acceptation hors de notre champ
d’investigation. C’est délibérément que nous nous sommes limités brièvement à quelques-unes
d’entre-elles et ce, en fonction du sujet que nous avons choisi de traiter.
70
Marie Delcourt, op. cit., p. 27.
71
op. cit., p. 116, cf., p. 65-66.
72
J. Déjeux, op. cit., p. 44.
16
Dans L’enfant de sable de Tahar Ben Jelloun, l’androgynie est
organisée autour d’un seul personnage bien déterminé : le héros du roman qui
porte un prénom masculin, Ahmed, mais aussi un prénom féminin Zahra. Ce
personnage règne dans sa maison natale en tant qu’homme, ce qui ne
l’empêche pas de connaître la souffrance et l’errance en tant que femme
fortement sensuelle, habitée par la soif du désir et le besoin d’amour ; c’est une
recherche épopéetique mais varie à la fois, car elle n’aime pas à concrétiser une
vérité, ce qui ne ressoude pas le problème de l’identité qui reste loin d’être
obtenu. Ce signe est selon Ben jelloun, un symbole de la situation de l’identité
arabo-musulmane qui a perdu ses spécificités et ses traits pertinents. AhmedZahra essaye de se définir, de se constituer une identité mais aussi de se
révolter et d’établir un dialogue avec elle-même et avec la société ; elle en est
empêchée par l’angoisse de son être double et par l’absurdité discriminatoire
pratiquée dans son pays.
L’histoire de l’androgynie chez Tahar Ben Jelloun constitue une
métaphore de la condition féminine et s’exprime par l’ambiguïté de ses figures
et l’errance vers des lieux insaisissables. La réception de la critique
Benjellounienne s’articule et s’oriente essentiellement vers le mythe et vers
l’imaginaire qui exploitent la psychanalyse et la narratologie autour de la quête
du sens de l’écriture et de l’aventure. L’écriture est une quête de l’aventure de
l’inconnu selon le nouveau roman. Le dialogisme entre écriture et aventure est
égale le réel et l’imaginaire. L’auteur tente donc de dépasser les labyrinthes de
cette réalité pour atteindre l’illumination de la nuit et pour purifier son être,
telle une âme mystique. Les rêves et les réalités benjellouniennes sont-ils la
proie des fantômes de son passé culturel qui le hantent et se manifestent de
manière symbolique ou bien, une ambiguïté psychologiquement interne et
physiquement en quête de l’existence ?!
L’androgynie dans le roman de Tahar Ben Jelloun représente une lutte
contre la fatalité telle qu’elle est définie par l’idéologie masculine. Le
personnage principal de L’enfant de sable est un symbole imposé par la loi de
la société et celui de l’autorité représentée par le père. Cette dualité est
féconde. Cela nous guide aux propos de Louis Couve qui dit : « Apollon,
Dionysos ou Eros, beau de la double beauté de l’homme et de la femme. » Le
thème choisi par l’écrivain marocain est un écho des grands épisodes
mythologiques.
Le thème de l’androgynie représente également pour l’auteur l’inégalité
arbitraire entre les hommes et les femmes dans les sociétés traditionnelles car,
il fait apparaître une répression féroce dont les femmes sont victimes sans oser
se révolter. Il crée son héros, celui de la trilogie comme une voix de révolte
mais aussi un porte-parole de celui qui l’a créé. L’auteur conteste ce modèle
social et patriarcal, dénonce les tabous et les interdits qui enchaînent cette
société et qui rappellent certaines manifestations de la tradition arabe
antéislamique, qui doit porter un masque déchiré, puisqu’il vit de façon
17
contenue sa masculinité tout en ressentant des plaisirs propres à la femme et
qu’il ne peut actualiser.
Le déséquilibre d’Ahmed, constitue un cas d’androgynie. Il s’agit d’un
enfant de sexe féminin décrété « garçon » par un père las de n’avoir que des
filles et qui veut préserver son honneur aux yeux de la société et aussi ne plus
être discrédité par ses frères. Voilà pourquoi cet homme a essayé de réhabiliter
sa dignité et sa virilité au moins en apparence en arrangeant la huitième
naissance, et en mettant sa femme dans le secret par ces termes : « L’enfant que
tu mettras au monde sera un mâle, ce sera un homme, il s’appellera Ahmed
même si c’est une fille ! J’ai tout arrangé, j’ai tout prévu »73.
Dans une société patriarcale, la femme n’a « qu’à acquiescer. » Elle n’a
eu alors qu’à obéir à son mari « comme d’habitude, mais se sent cette fois-ci
concernée par une action commune »74. Or, normalement, son rôle traditionnel
est marginalisé dans cette société patriarcale en l’absence du rôle fonctionnel et
non-traditionnel et non-héréditaire. Le rôle féminin qu’elle a eu se limite à
satisfaire les désirs du mari et à la fécondité. Et comme la femme se voit
concerner par l’ordre de son mari, elle accepte cette complicité pour que sa vie
ait un sens en scellant un pacte avec son époux. Nous assistons donc à une
naissance androgynique puisque l’accouchement « c’était évidemment une
fille »75, mais qui a eu droit par la suite à une cérémonie de baptême
« grandiose » comme l’aurait été celle d’un enfant du sexe masculin. La
condition qu’a imposée le père tout-puissant et qui a été acceptée par une
femme faible a transformé la vie de cet enfant en enfer : son habillement, son
caractère, son autorité envers ses sœurs et sa mère étaient ceux d’un homme,
car « Ahmed régnait même absent et invisible. On sentait sa présence dans la
maison et on la redoutait. On parlait à voix basse de peur de le déranger »76,
Mais son anatomie cachée par les apparences était bien celle d’une
femme. Par conséquent, Ahmed vit seul. Il s’isole avec son chagrin et son désir
de femme dans le silence, surtout après la mort de sa cousine, Fatima, avec qui
il s’est marié et il a eu beaucoup d’affinités, et puis, après le décès de son père.
Ainsi, ceci décrit l’image de la femme solitaire, délaissée et marginalisée qui
n’a que le recours à l’imagination à travers l’écriture. L’imagination, la
production et l’ouverture vers l’autre à travers ce que l’on écrit est une sorte
d’abris. Le besoin de communiquer demeure malgré tout et l’amène à
correspondre par lettres avec un personnage anonyme. Dans la chambre, il se
retire ; il « ne cesse d’avancer sur les sables d’un désert », une fuite éperdue
« où l’horizon est à la rigueur une ligne bleue, toujours mobile », son rêve
73
Tahar Ben Jelloun, op. cit., p. 23.
74
Tahar Ben Jelloun, op. cit., p. 23.
75
Tahar Ben Jelloun, L’enfant de sable, op. cit., p. 23.
76
op. cit., p. 88.
18
serait de « Traverser cette ligne bleue pour marcher dans une steppe sans lui,
sans penser à ce qui pourrait advenir... »77.
Désespéré, il quitte la maison paternelle pour vivre en vagabondage
avec les marginaux de la société.
L’errance permet à L’enfant de sable de commencer à se connaître,
mais son problème est que l’identité de son être pose une barrière entre ces
deux images : un divorce schizophrène entre son côté féminin et sa manière de
vivre qui est celle d’un homme. Le roman peut également être analysé au
moyen d’une clé de lecture psychologique en ce qui concerne l’androgynie et
la condition féminine dans un pays patriarcal comme le Maroc en tant
qu’exemple significatif du reste des pays arabo-islamique où l’autorité
patriarcale garde sa supériorité et sa domination. Il montre d’autre part
l’incommunicabilité existant dans une société traditionnelle entre deux êtres de
sexes opposés. Ce qui constitue d’après Mauron, un mythe proprement
personnel.
D’ores et déjà, la présence du mythe et de la multiplicité de ses
interprétations en littérature atteste de sa signification symbolique et
métaphorique. Le mythe en général, comme nous l’avons précédemment
démontré, occupe un rôle fonctionnel, prépondérant et stratégique dans la
constitution d’une écriture ainsi que dans la production et dans l’imagination
de notre auteur. Le mythe de l’androgyne stimule la création de l’auteur mais
surtout, il stimule l’unité fondamentale des opposés. Par ailleurs, certains
mythologues affirment que ce genre de mythe, en littérature, n’est pas unique,
mais souvent pluriel parce qu’il est soumis à des transformations qui s’avèrent
être une sorte de rêverie souvent liée au fait que le personnage aimerait
posséder des organes sexuels différents.
La transformation permet non seulement de survivre mais encore
d’écarter des attaques hostiles. Cette valeur est certes ambiguë car, d’après la
logique du mythe, les deux personnages sont toujours ennemis malgré le lien
secret mais invisible qui marque la haine, la rivalité, l’identification et la
fascination dont chacun jouit.
L’obsession sexuelle et surtout androgynique est une composante
permanente dans les oeuvres analysées de Tahar Ben Jelloun. Le personnage
androgynique flotte entre la réalité et son être et la fonction légendaire
inexprimée de sa sexualité mal vécue. Encore une fois, Tahar Ben Jelloun
« chatouille » la sensibilité de ses lecteurs à travers le mythe dont nous
poursuivons l’étude par l’une des démonstrations légendaires de l’auteur où la
représentation mythique réapparaît dans la sorcellerie.
77
op. cit., p. 88.