C`était il y a longtemps. Bien avant le veau d`or
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C`était il y a longtemps. Bien avant le veau d`or
C’était il y a longtemps. Bien avant le veau d’or. Bien avant les Mycéniens. Bien avant l’érection des menhirs. L’écriture n’avait pas encore été inventée. Ni la roue. Ni l’épée. Ni les péchés capitaux. Ni tout ce tintouin. Un homme de la tribu d’Azila, nommé Mythos à cause qu’il était préposé au registre des mythes, se leva un peu plus tôt que d’habitude. D’habitude il se levait vers six heures trente. Ce jour-là, à cinq heures moins le quart, il était debout, sabots aux pieds, pourpoint aux reins, houppelande sur le dos et toque sur la tête*. Sur la lauze qui lui servait d’écritoire il consigna: «À compter de ce jour, je forme une entreprise qui n'a pas d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur, n’en déplaise aux autochtones.» Dans son sac en peau extensible doublé belette il mit un marteau et un burin, deux galettes de millet, une poignée de noisettes et une vessie de mouton remplie d’eau. Et il se mit en route. Le plan de Mythos était de fonder un langage qui pût à la fois exprimer l’origine du monde et la fécondité des femmes. Avec son marteau et son burin, qui à ce moment-là n’étaient pas fabriqués en Chine mais provenait des mines de silex de la Dordogne (qui ne s’appelait pas encore la Dordogne) il s’affaira à graver la première équation dont il prit copie, avec quelque liberté, sur la vulve d’une femme nommée Baubô. Cette femme était connue pour s’exhiber en relevant son pagne et signifier à tout homme qui passait par là: c’est de là que tu viens et c’est là où tu retourneras. Bien des hommes, à la vue de Baubô, hochaient la tête, l’air de dire: quand même... Ils comprenaient la première partie du propos mais beaucoup moins la seconde. D’autres ne comprenaient rien parce qu’il est dans la nature de l’homme de ne rien comprendre si on ne lui moud pas son orge grillé très fin et si on ne lui tient pas la main pour le boire. C’était donc un matin dans la première quinzaine d’avril. Bien qu’à ce momentlà le mois d’avril ne s’appelait pas encore ainsi car les calendriers julien et grégorien n’avaient pas été inventés et ne le seraient que des milliers d’années plus tard. Arrivé au coeur de la montagne, Mythos grava le signe de Baubô sur une roche, la plus belle qu’il put trouver. Voyant que le signe était beau à regarder, il en grava un deuxième un peu plus loin. Puis un troisième. Un quatrième. Un cinquième. Un sixième. Il vit que tout cela était bien mais plutôt que de se reposer au septième signe, il continua. Il continua les jours suivants et les mois suivants et même, d’après ce qu’on dit, les années suivantes. Si bien qu’au terme de ce long travail la montagne entière, d’est en ouest, fut criblée du signe de Baubô. On sait aujourd’hui qu’il en grava 1000. Ou 2000. En fait on ne connaît pas le nombre exact. Quoiqu’il en soit Mythos restait ignorant la comptabilité parce qu’à ce moment là personne n’était capable de compter jusqu’à mille ou deux mille. On ne savait compter que jusqu’à dix parce qu’on avait dix doigts. Au-delà de dix, c’était l’inconnu. Bien plus tard il y eut un grand savant qui eut l’idée d’utiliser ses dix orteils; y ajoutant ses dix doigts il créa le nombre 20. Il s’écoula bien des siècles avant qu’on osât s’aventurer au-delà. Il arriva à ce moment-là dans une tribu voisine, celle des Arizus, que plusieurs femmes tombèrent stériles au lieu de tomber enceintes. Rien ne voulait plus sortir de leur ventre jadis si fécond. Et elles se désolaient et se lamentaient en se frappant la poitrine et en se couvrant de cendres. L’année suivante, d’autres femmes devinrent encore stériles parmi les plus jeunes. Puis la troisième année c’est toutes les femmes, les jeunes et les vieilles, qui furent ainsi frappées. Si bien que la tribu des Arizus fut menacée d’extinction: si les femmes cessaient de faire des enfants, qui donc allait assurer la descendance, le remplacement des générations, la perpétuation de l’espèce? Toute la tribu se désolait et se lamentait en se frappant sur la poitrine et en se couvrant de cendres. Ces clameurs étaient si fortes et s’entendaient de si loin qu’elles vinrent jusqu’à la tribu des Azilus. Mythos, dont l’oreille était fine bien que décollée, ou fine parce que décollée, entendit ces lamentations qui montaient dans le matin, s’élevaient dans les airs et retombaient en roulant comme le tonnerre. Il prit son bâton, sa vessie de mouton remplie d’eau et se rendit chez les Arizus. Il passa les barrières sans l’autorisation des sentinelles, se rendit directement à la hutte du chef de village et, après les politesses d’usage et l’échange des cadeaux, demanda qu’on réunît les femmes en cercle sur la place et, brandissant à bout de bras une pierre sur laquelle était gravé un signe pareil aux mille ou deux mille autres gravés dans la montagne, leur tint à peu près ce langage: — Voyez ce signe? leur dit-il, il y en a de semblables dans la montagne, gravés sur des rochers. Celles d’entre vous qui veulent retrouver leur fécondité devront aller à leur rencontre, les trouver et se mettre en contact avec eux en s’y frottant, vulve à vulve, pierre contre chair, elles devront le faire sept fois sur sept signes qu’elles devront chercher et trouver. Lorsqu’elles s’en reviendront dans leur demeure, elles ne seront plus stériles, elles seront fécondes. Les femmes, entendant un tel discours, ne crurent pas en la parole de Mythos. Elles crurent qu’il mentait. Elles crurent qu’il racontait des histoires. Certaines même murmuraient: “c’est n’importe quoi!”. Une seule femme, nommée Ariza, cru aux paroles de Mythos et, dès le lendemain, avant l’aube, elle partit pour la montagne, un bâton dans une main et une vessie de mouton remplie d’eau dans l’autre. Elle rencontra vite un signe et fit comme avait dit Mythos, elle s’arcbout et mit sa vulve en contact avec le signe gravé dans la roche. Puis elle se mit en quête d’en trouver un autre et fit de même. Et ainsi sept fois de suite. Après quoi elle retourna dans sa hutte où elle vivait avec ses deux soeurs, son frère, sa mère, son père et son cousin Aroz. Un mois passa sans qu’Ariza ne senti, entre ses jambes, l’écoulement sanguin qui d’ordinaire venait aussi sûrement que la pleine lune. «Suis-je donc enceinte? se demanda-t-elle. Elle n’osait y croire, d’abord parce qu’elle n’avait pas connu d’homme depuis le mois de février, et ensuite parce qu’elle avait presque oublié les histoires que Mythos avait raconté et les gestes qu’elle avait accompli dans la montagne. Mais après qu’un autre mois fut écoulé sans écoulement, et qu’une petite rondeur agrémentait son ventre, Ariza fut certaine qu’une graine venue d’on ne savait où était en train de germer dans son ventre. Aussi, un matin, n’y tenant plus, s’empressa-t-elle d’aller parler aux autres femmes, mais aucunes ne la crurent. Cependant, au troisième mois, on vit que le ventre d’Ariza avait encore grossi. Il grossissait de jour en jour, de lune en lune et vint l’époque où un enfant en sortit. Alors toutes les femmes de la tribu accoururent et parlèrent entre elles. Et si Mythos avait dit vrai? S’il suffisait d’aller se frotter aux signes de la montagne pour retrouver la fertilité? Elles se mirent d’accord et un matin, avant l’aube, elles prirent chacune un bâton dans une main et une vessie de mouton remplie d’eau dans l’autre, et partirent dans la direction que leur indiqua Ariza. Elles revinrent le soir. Les hommes les attendaient. Ils ne disaient rien. Ils n’osaient pas parler. Les femmes se taisaient aussi. Elles dirent seulement à la cantonade: — Nous l’avons fait. Et chacune entra dans sa hutte. Quelques temps plus tard, à la nouvelle lune, les femmes virent qu’elles portaient graine. Toutes, sans exception. Elles enfantèrent à la même période, au temps des châtaignes, et il y eu tant d’enfants que la tribu des Arizus fut l’une des plus florissantes de toute la contrée, jusqu’en Dordogne, qui ne s’appelait pas encore la Dordogne. On raconte qu’il existe encore aujourd’hui dans nos contrées des femmes stériles qui croient aux pouvoirs du signe, il paraît que certaines, après s’être allées frotter aux signes comme leurs lointaines ancêtres, seraient devenues fécondes.