LA GRANDE OREILLE

Transcription

LA GRANDE OREILLE
LA GRANDE OREILLE
de P.A BREAL
PERSONNAGES : DUPONT, BLAISE
DUPONT, très monté contre Biaise.
— Dire que tu n'as pas trente ans et qu'ils vont peut-être tellement te tourmenter que tu peux
en mourir ! As-tu seulement connu une femme depuis que tu vis ?
BLAISE. — Oui, ma mère.
DUPONT. — Oui, mais une vraie femme !
BLAISE. — Ma mère l'était.
DUPONT. — Une femme à toi !
BLAISE. — Ma foi, non ! Toutes celles que j'ai connues étaient à tout le monde !
DUPONT. — Et ça ne t'a jamais tenté ?
BLAISE. — Si, bien sûr !
DUPONT. — Mourir sans avoir jamais aimé personne, c'est triste !
BLAISE. — C'est ce que je me disais quand vous êtes entré !
DUPONT. — D'autre part, si tu meurs dans ta religion, tu n'iras pas au paradis, mais en
enfer, ça, c'est sûr !
BLAISE. — Et pourquoi n'irais-je pas au paradis ?
DUPONT. — Ignores-tu qu'il est réservé exclusivement aux catholiques ?
BLAISE. — Sur terre comme au Ciel, il n'y en a donc jamais que pour eux ?
DUPONT. — Abjure et tu seras sauvé !
BLAISE. — Eh bien ! tant pis, j'irai en enfer. Ça me donnera l'illusion de ne pas être mort !
DUPONT. — Au lieu de prier en français, tu prieras en latin, la belle affairé ! Et pour te servir,
tu auras tous les saints du paradis — saint Antoine pour retrouver tes clefs si tu les perds,
saint Barnabe et saint Médard pour mouiller ton jardin, saint Fiacre pour que tes courgettes
soient belles, saint Christophe pour te préserver des accidents, sainte Apolline pour guérir
ton mal de dents, saint Crépin pour tes maux de pieds et saint Pierre pour t'ouvrir toutes
grandes les portes du Ciel, quand tu y monteras ! C'est pas tentant, tout ça ?
BLAISE. — Evidemment, c'est pratique, mais je suis un solitaire, moi, monsieur DUPONT.
D'avoir trop de personnel autour de moi, ça me fait peur !
DUPONT, très voyageur de commerce vantant une marchandise. — Tu es un honnête
homme, tu es un honnête homme, mais tu as quand même des tentations... tu y succombes... tu séduis la voisine, tu la caresses un peu-péché... tu vas à confesse : un Pater et
trois Ave et hop ! voilà le péché pardonné. N'est-ce pas agréable ?... Tu vas à la taverne, le
vin est bon, tu en bois plus qu'il ne faut, te voilà qui déraisonnes et qui jures le nom de Dieu.
Péché ! Tu vas à confesse, un Pater et trois Ave et voilà le péché pardonné. N'est-ce pas
merveilleux ? Tu es dans ta boutique, tu pèses ta farine, tu ne mets pas le poids exact et tu
la vends plus cher qu'il n'est marqué. Péché ! Tu vas à confesse, un Pater et trois Ave et
voilà le péché pardonné... N'est-ce pas remarquable ? Tu es vendredi, tu dois faire carême
mais tu manges un rôti de veau. Péché ! Tu vas à confesse, un Pater et trois Ave et voilà le
péché pardonné... N'est-ce pas extraordinaire ?...
BLAISE. — Oui, bien sûr, mais si vous croyez que le bon Dieu s'y laisse prendre ! Pas si
bête !
DUPONT, réfléchissant. — Peut-être, peut-être, mais tout compte fait je suis sûr qu'il préfère
voir les catholiques vivre joyeux et s'accommoder de leurs péchés que de voir les
protestants faire toute leur vie longue figure et regretter de n'avoir pas osé y succomber. Les
anges du Paradis n'ont-ils pas de bons petits visages souriants, et de bonnes petites fesses
bien rosés ? Fesses catholiques, évidemment...
BLAISE. — Et pourquoi, fesses catholiques ?
DUPONT. — Parce que le rosé n'est pas une couleur protestante !