La Narration à la deuxième personne du singulier dans Suicide, d

Transcription

La Narration à la deuxième personne du singulier dans Suicide, d
La Narration à la deuxième personne du singulier dans Suicide, d’Édouard Levé :
oscillations identitaires et temporelles comme dynamique du Neutre
Suivi du texte de création
Jérôme Borromée
Par
Guillaume Bourque
Département de langue et littérature françaises
Université McGill, Montréal
Mémoire soumis à l’Université McGill en vue de l’obtention du grade de M.A.
en langue et littérature françaises
mars 2012
© Guillaume Bourque, 2012
TABLE DES MATIÈRS
Table des matières
Résumé
Abstract
Remerciements
p. II
p. III
p. IV
p. V
VOLET CRITIQUE :
La narration à la deuxième personne du singulier dans Suicide, d’Édouard Levé :
oscillations identitaires et temporelles comme dynamique du Neutre
Introduction
p. 3
1. Le Neutre
1.1 Le concept de Neutre chez Barthes et Blanchot
1.2 Le Neutre dans l’œuvre d’Édouard Levé
p. 6
p. 6
p. 9
2. La narration à la deuxième personne
2.1 Typologie évolutive des définitions de la narration à la deuxième personne
2.2 Effets esthétiques de la narration à la deuxième personne
2.3 La narration à la deuxième personne dans Suicide
p. 11
p. 11
p. 18
p. 20
3. Deux espaces de l’oscillation dans Suicide
3.1 Une voix narrative aux référents identitaires oscillants
3.2 Un temps oscillant : vers l’atemporalité
p. 22
p. 22
p. 27
Conclusion
p. 31
Bibliographie sélective
p. 35
De Suicide à Jérôme Borromée
1. Narration à la deuxième personne : identité et représentation
2. Présentation de Jérôme Borromée
p. 37
p. 38
p. 40
VOLET CRÉATION : Jérôme Borromée
« L’ami l’acteur »
« Carry Scott en sept actes »
« Sylvette Lamothe et tes visées »
« Herman ante-mortem »
p. 44
p. 57
p. 71
p. 84
II
RÉSUMÉ
Dans un premier temps, ce mémoire propose une analyse de la narration à la deuxième
personne dans le récit Suicide, d’Édouard Levé. Appuyée sur des études en narratologie traitant
de la problématique des narrations à la deuxième personne, l’analyse démontre que la voix de
Suicide participe à une dynamique oscillatoire qui implique également le temps du récit, ce qui
produit un texte neutre, au sens où Roland Barthes et Maurice Blanchot définissent le concept de
Neutre.
La deuxième partie du mémoire propose un texte de création, plus précisément quatre
nouvelles liées par un même narrateur-protagoniste-narrataire et par la thématique de l’identité et
de la représentation qui y est centrale. Jeune trentenaire, Jérôme Borromée revisite sous forme de
confession ou de procès intérieur certaines relations amicales importantes de sa vie qui lui ont
inspiré de la culpabilité. Cette culpabilité relève principalement des doutes qu’il a entretenus sur
son orientation sexuelle et de ses aspirations à une identité socioprofessionnelle prestigieuse.
Le lien entre les deux parties de ce mémoire tient de l’utilisation d’une adresse au « tu ».
En effet, afin de bien mettre en évidence le procès intérieur que se livre son héros, Jérôme
Borromée est narré à la deuxième personne du singulier, tout comme Suicide.
III
ABSTRACT
The first section of this thesis analyses the second person narrative in Édouard Levé’s
story, Suicide. Built upon studies in narratology on the problems of second person narrative, the
analysis shows the voice in Suicide is part of an oscillation, which is also employed in the tense
of the narrative, resulting in a neutral text in the sense defined by both Roland Barthes and
Maurice Blanchot.
The second section of the thesis presents a creative text; more specifically four short
stories narrated by the same narrator-protagonist-narratee and linked by the same central theme of
identity and representation. Through confession or inner trial, a young man in his thirties, Jérôme
Borromée, revisits important friendships of his life, which left him with a feeling of guilt. This
guilt arises primarily from doubts he has been having about his sexual orientation and from his
aspiration to attain a prestigious socioprofessional identity.
What links the two sections of this thesis is the use of the pronoun “you”. Indeed, to
showcase the protagonist’s inner trial, Jérôme Borromée, like Suicide, is narrated in the second
person singular.
IV
REMERCIEMENTS
En toute sincérité, je souhaite en premier lieu remercier mon directeur, M. Alain Farah,
qui a fait preuve d’une disponibilité indéfectible et qui m’a grandement motivé tout au long de
l’élaboration de ce projet. Je remercie également M. Pascal Brissette, qui m’a mis sur la piste de
Suicide, un texte d’une richesse inouïe.
Merci également à toute la communauté du Département de langue et littérature françaises
de l’Université McGill pour son soutien, et tout particulièrement à M. Frédéric Charbonneau, qui
m’a orienté dans les premiers pas de mon cheminement à la maîtrise.
Des remerciements, encore, à ma conjointe, Véronique Veilleux, ma première lectrice, à
mes parents, Lise Joyal et Michel Bourque, mes deuxièmes lecteurs, de même qu’à Véronique
Bossé et Anita Anand, qui sont toujours disponibles pour commenter mes textes de fiction.
D’autres mercis, enfin, aux fantômes de Danielle Aubry et de Daniel Sloate.
V
VOLET CRITIQUE :
La narration à la deuxième personne du singulier dans Suicide, d’Édouard Levé :
oscillations identitaires et temporelles comme dynamique du Neutre
Dans la grande tradition du récit, la narration à la deuxième personne a tendance à faire
figure d’exception aux côtés des textes narrés à la première ou à la troisième personne, qui
correspondent aux formes conventionnelles du genre. Malgré sa rareté vérifiable, ce type de voix
demeure néanmoins exploité dans une quantité respectable de textes de fiction, dont La
Modification, de Michel Butor, et Un homme qui dort, de George Perec, sont sans doute les
exemples les plus discutés du canon littéraire français. Dans ces deux romans, la narration à la
deuxième personne est utilisée de manière homodiégétique, comme un « je » déguisé qui tend à
interpeller le lecteur, à lui donner l’impression de participer à la diégèse. L’identité des instances
énonciatives du récit se complexifie et/ou se neutralise ainsi, ce qui rend ardu le travail du lecteur
confronté à ces textes. En effet, devant une deuxième personne narrative, ce dernier peut
facilement en venir à se poser les questions suivantes : qui parle, de qui et à qui ?
Ce flou identitaire relève principalement du fait que le « tu » est un « pronom vide »,
comme le suggère Émile Benvéniste, qui a discuté de l’énonciation de la subjectivité dans le
langage dans Problèmes de linguistique générale1. Si le « je », lui aussi un pronom vide, « ne
1
Émile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences
humaines », 1966, 351 p.
3
peut être identifié que par l’instance de discours qui le contient et par là seulement. », qu’ il « n’a
d’existence linguistique que dans l’acte de parole qui la [l’instance de discours] profère. »2,
comme le soutient le linguiste, il en va de même pour le « tu » qui, lui, n’a d’existence qu’en
référence au « je »; c’est effectivement le « je » qui, dans l’allocution, donne une identité au
« tu ». Or, dans un contexte où un « tu » énonce une subjectivité sans référence à un « je »,
comme c’est souvent le cas dans les récits narrés à la deuxième personne, ce dernier devient une
forme de non-personne puisqu’il reste sans identité définie, étant donné sa dépendance
sémantique à une première personne. C’est ainsi que, par exemple dans La Modification3, le
lecteur sera porté à croire que le « vous » qui perdure tout le long du roman renvoie au narrateur
qui tient aussi le rôle de protagoniste et de narrataire. Par contre, ce même lecteur attentif pourrait
se demander pourquoi un narrateur qui parle de lui à lui-même se décrirait sa propre valise, qu’en
tant que commis voyageur, il traîne incessamment depuis des années. Il devient donc hasardeux
de poser que ce « vous » remplit à la fois le rôle de narrateur, de protagoniste et de narrataire, ce
qui place le lecteur dans l’hésitation à savoir si le « vous » protagoniste est un autre du narrateur
ou son même. Ce jeu d’indétermination qu’opère Butor sur l’identité de l’instance énonciatrice
permet ainsi une représentation de l’altérité subjective et du monologue intérieur, qui traduisent
tous deux une prise de distance entre soi et soi.
C’est à partir de cette observation que, dans le cadre de mon projet de création, j’ai décidé
de produire un récit narré à la deuxième personne du singulier où la deuxième personne est
homodiégétique, afin de permettre à mon narrateur-narrataire-protagoniste de sortir de lui-même,
de se percevoir de l’extérieur. Cette distanciation favorise l’émergence d’un ton autoaccusateur
2
3
Ibid, p. 252.
Michel Butor, La Modification, Paris, Éditions de Minuit, coll. « double », 2008 [1957], 314 p.
4
qui expose le procès intérieur que plusieurs se livrent en situation d’insatisfaction ou de
culpabilité. Afin d’exploiter le maximum du potentiel affectif, conceptuel et narratif de la
narration à la deuxième personne à l’intérieur de mon recueil de nouvelles, dans le cadre d’un
séminaire de maîtrise sur l’expérience littéraire dans le contemporain français, je me suis
intéressé à l’utilisation qu’a faite Édouard Levé de ce type d’adresse dans son court récit intitulé
Suicide4. J’en suis arrivé au constat que la narration à la deuxième personne y participe à une
dynamique oscillatoire qui produit un texte neutre, au sens où Roland Barthes définit le Neutre
dans l’introduction de Le Neutre, Cours au Collège de France (1977-1978) : « j’appelle Neutre
tout ce qui déjoue le paradigme »5.
Dans Suicide, les oscillations s’exercent au niveau des référents de la voix narrative et
dans les temps du récit. En effet, dans ce texte adressé à la deuxième personne du singulier, le
lecteur peut se demander à qui renvoient les deux déictiques de personnes au centre du récit,
« je » et « tu », puisqu’ils sont sans référence explicite à des identités déterminées, sinon le « tu »
qui, sans être nommé, est présenté comme un ami d’enfance du « je » narrateur. Certains indices
permettent même de penser que ces deux identités floues sont en fait permutables. Par ailleurs, on
note que le récit oscille également entre le temps du passé et celui du présent, oscillation qui
participe à l’indétermination référentielle des deux déictiques de personnes et qui, dans certains
passages du texte, conduit à une suspension temporelle, à un temps plat, neutre. Ces deux réseaux
d’oscillation interdépendants produisent un texte fondamentalement neutre, comme nous le
démontrerons dans la dernière partie de ce volet critique du mémoire.
4
Édouard Levé, Suicide, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2009 [2008, P.O.L éditeur], 112 p. Désormais, les renvois
à ce livre seront indiqués par le sigle S.
5
Roland Barthes, Le Neutre, Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Seuil / IMEC, Coll. « Traces écrites »,
2002, p. 31.
5
Dans ce développement, nous analyserons comment la narration à la deuxième personne
dans Suicide favorise l’exercice d’oscillations identitaires entre le « tu », son autre et le « je »,
oscillations qui engendrent de la neutralité par indétermination référentielle. Nous verrons ensuite
comment ces oscillations référentielles de la voix narrative participent à des oscillations
temporelles entre passé et présent qui suspendent le temps, qui le neutralisent. Mais d’abord, afin
d’appliquer le concept de Neutre à une lecture de l’œuvre de Levé, dans la première partie de ce
volet critique du projet, nous tenterons de résumer la pensée de Roland Barthes et celle de
Maurice Blanchot dans leurs ouvrages respectifs qui traitent du concept de Neutre. Ensuite, dans
la deuxième partie de notre développement, nous procéderons à une typologie évolutive des
définitions de la narration à la deuxième personne et à un compte rendu des effets esthétiques de
cette voix, de manière à établir le type de narration à la deuxième personne à l’œuvre dans
Suicide et à mettre en relief les contraintes cognitives qu’elle implique.
1. Le Neutre
1.1 Le concept de Neutre chez Barthes et Blanchot
Si, dans son acception courante en art, le neutre peut être compris comme le fait d’une
absence de relief, comme la marque du désintéressement, de l’indifférence, il en va autrement
dans la conception qu’en a Roland Barthes. Bien sûr, dans la définition qu’il en propose à
l’intérieur du son premier essai, Le Degré zéro de l’écriture6, le sémiologue comprend d’abord le
6
Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, coll. « Points Essais »,
1953 et 1972, 179 pages.
6
neutre comme le fruit d’une épuration radicale de style et d’une absence d’engagement subjectif
produisant, en littérature, une parole qu’il qualifie de transparente : « Cette parole transparente
[…] accomplit un style de l’absence qui est presque une absence idéale de style; l’écriture se
réduit alors à une sorte de mode négatif dans lequel les caractères sociaux ou mythiques d’un
langage s’abolissent au profit d’un état neutre et inerte de la forme. »7 L’écriture neutre, contraire
à l’écriture engagée, serait ainsi un phénomène formel où la matière littéraire est instrumentalisée
et où la subjectivité et les affects sont évacués. Selon Barthes, l’écriture neutre doit effectivement
être dépouillée de toute ornementation et de toute élégance qui « introduiraient à nouveau dans
l’écriture, le Temps, c’est-à-dire une puissance dérivante, porteuse de l’Histoire. » 8
Dix-sept ans plus tard, durant son cours au Collège de France, Barthes précise davantage
sa conception du Neutre. Il soutient notamment que le Neutre s’applique à « tout ce qui déjoue le
paradigme »9, à tout ce qui n’est pas stable et fixé; contrairement à ce que l’on pourrait penser, le
Neutre ne correspond donc pas à une « stérilité indifférente »10, pour reprendre les termes du
sémiologue. Dans L’Entretien infini11, Blanchot, qui avait introduit le concept de neutralité de
l’écriture dans L’Espace littéraire12, propose que le Neutre consiste effectivement en tout ce qui
échappe à la catégorisation : « Le neutre est ce qui ne se distribue dans aucun genre : le nongénéral, le non-générique, comme le non-particulier. Il refuse l’appartenance aussi bien à la
catégorie de l’objet qu’à celle du sujet. »13 C’est ainsi que, dans la conception du philosophe, le
neutre empêche l’identité, ne laissant place qu’à une image toujours fuyante, celle de l’absence.
Blanchot fait effectivement la proposition suivante :
7
Ibid, p. 60.
Ibid, p. 60.
9
Roland Barthes, Le Neutre, Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Seuil / IMEC, Coll. « Traces écrites »,
2002, p. 31.
10
Ibid, p. 171.
11
Maurice Blanchot, l’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, 640 p.
12
Maurice Blanchot, l’Espace littéraire, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1998 [1955], 376 p.
13
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, op. cit., p. 440.
8
7
Mais la seconde étrangeté, à laquelle tous les arts sont redevables, est le renversement de
l’autre – d’ailleurs son origine –, quand l’image n’est plus ce qui nous permet de tenir l’objet
absent, mais ce qui nous tient par l’absence même, là où l’image, toujours à distance,
toujours absolument proche et absolument inaccessible, se dérobe à nous, s’ouvre sur un
espace neutre où nous ne pouvons plus agir, et nous ouvre, nous aussi, sur une sorte de
neutralité où nous cessons d’être nous-mêmes et oscillons étrangement entre Je, Il et
personne. 14
La neutralité impliquerait donc une absence, l’envers de l’autre qui nous échappe, une absence
qui vient neutraliser l’identité, qui place le sujet dans une vacillation entre soi, l’autre et
personne. Nous verrons dans le développement ultérieur comment la narration à la deuxième
personne, en elle-même, entraîne une oscillation entre le « je » et le « il », ce qui, encore plus si
l’on considère les propos de Blanchot, produit du neutre, une neutralité référentielle qui agit par
oscillation.
Ainsi, s’il renvoie à tout ce qui ne peut être rangé à l’intérieur d’un paradigme puisqu’il
est par définition « ni l’un ni l’autre » (ne-uter), le Neutre correspond effectivement à tout ce qui
circule entre deux paradigmes sans s’y ranger. Il n’est jamais un milieu ni ses bornes, il est le
mouvement entre deux pôles; il est hétéroclite et oscillant, deux qualificatifs reliés et souvent
employés par Barthes pour expliquer son concept, par exemple quand il suggère que
« l’hétéroclite entraîne […] deux images, toutes deux dépréciées : l’hésitation, l’oscillation. »15
Ce postulat nous permettra au cours de la troisième partie de ce mémoire de démontrer comment
le caractère oscillatoire des référents de la voix narrative et du temps du récit Suicide entraîne du
Neutre. Mais d’abord, comme l’ensemble de l’œuvre de Levé est mû par une volonté de
« passage au neutre »16, pour reprendre l’expression de l’auteur et photographe, nous verrons
brièvement de quelle manière le Neutre agit dans les créations de cet artiste multidisciplinaire.
14
Ibid, p. 536-537.
Ibid, p. 171.
16
Édouard Levé, « Interview avec Édouard Levé par lui-même », dans Reconstitutions, Paris, Phileas Fogg éditeur,
2003, p. 87.
15
8
1.2 Le Neutre dans l’œuvre d’Édouard Levé
Dans un article consacré à l’ensemble de la démarche artistique de Levé, « Le Désir du
Neutre », Florine Leplâtre et Claire Richard expliquent comment l’écrivain-photographe crée
dans ses œuvres « des effets de décalage »17. En s’appuyant sur le concept de Neutre développé
par Roland Barthes, les deux auteures traitent des différentes techniques du Neutre employées par
Levé, des structures neutres de ses œuvres et de la neutralité de leurs sujets. Elles discutent plus
spécifiquement du décalage, de la neutralité référentielle, narrative et subjective, de même que de
l’absence d’engagement de l’artiste et de son indifférence au style, des traits qui se manifestent
explicitement dans ses œuvres.
Par exemple, dans sa première publication, Œuvres18, l’écrivain-photographe propose une
liste de projets de création (toiles, photographies, installations, films) sans qu’il n’y ait de liens
apparents entre chacune des propositions. Dans certains cas, on peut remarquer une discordance
entre les éléments qui composent une idée de projet. Comme le font remarquer Leplâtre et
Richard, à l’élément nº 249 d’Œuvres, l’auteur suggère différentes images (Une tasse / Une
machine à coudre / Une chaussure) qui seraient accompagnées de légendes qui ne correspondent
pas du tout à ce qui serait montré, un peu à la manière d’un Magritte écrivant « Ceci n’est pas une
pipe » sur un tableau illustrant justement une pipe. À l’image d’une chaussure, serait ainsi
associée une légende indiquant « Une bouteille ». C’est de cette manière que s’opère un décalage
entre ce qui serait montré et la description qui en est faite, un décalage qui neutralise le lien
sémantique entre l’élément pictural et l’élément littéraire et, ainsi, neutralise les deux éléments
eux-mêmes puisqu’ils sont définis sur la base d’une relation inopérante. Dans Homonymes, une
17
Florine Leplâtre et Claire Richard, « Le Désir du neutre », http://cercc.enslyon.fr/37359194/0/fiche___pagelibre/&RH=CEP-AUTEURS, page consultée le 24 février 2011.
18
Édouard Levé, Œuvres, Paris, Éditions P.O.L, 2002, 208 p.
9
des premières séries photographiques de Levé, un même jeu de décalage entre ce qui est montré
et la légende s’impose. Le photographe y expose des personnes anonymes qui n’ont pas marqué
l’histoire ou la culture, mais qui portent des noms de célébrité. C’est ainsi qu’il subvertit le lien
identitaire en associant un nom fortement connoté (par exemple, George Bataille) à un visage
inconnu.
C’est néanmoins dans son deuxième texte, Journal19, qu’Édouard Levé pousse à
l’extrême son désir de neutralité subjective. Alors que le titre de l’œuvre laisse envisager un
journal intime, le lecteur se surprend de découvrir un « récit » constitué de collages de morceaux
d’articles de journaux. Fragmentaire et éclaté, l’ensemble brise la linéarité du langage souvent de
mise à l’intérieur du récit, neutralisant ainsi ce genre littéraire et la temporalité qui lui est
inhérente. Il en va de même pour Autoportrait20, dont le titre, encore une fois, annonce un texte
autoréférentiel. Or, loin d’y faire son portrait dans le sens classique du terme, l’auteur additionne
dans ce livre une série de phrases qui ne paraissent pas liées les unes aux autres, et où ne sont
exprimés que des goûts, des jugements et des visions de soi détachées de tout affect et de toute
histoire : « J’ai d’autres sujets de conversation que moi-même […] Je n’aime pas les bananes. »21
Nous nous limiterons à ces quelques exemples qui nous semblent bien mettre en évidence
comment se déploie chez cet écrivain-photographe une écriture blanche, dénudée de style, de
subjectivité et d’affects, et où des éléments sont souvent mis en relation de manière discordante
pour produire un décalage qui neutralise le sens. À cet égard, le dernier livre de Levé, Suicide,
s’inscrit un peu en faux dans sa démarche artistique puisqu’il est manifestement narratif, même
s’il est tout à fait dépouillé stylistiquement et que son sujet, le suicide, qui est normalement
investi affectivement par les auteurs qui en traitent, est abordé de manière plutôt neutre. Tel que
19
Édouard Levé, Journal, Paris, Éditions P.O.L, 2004, 160 p.
Édouard Levé, Autoportraits, Paris, Éditions P.O.L, 2005, 125 p.
21
Ibid, p. 54.
20
10
mentionné antérieurement, dans Suicide, la neutralité se traduit surtout par un réseau
d’oscillations qui agissent au niveau des référents identitaires de la voix narrative et du temps du
récit.
2. La narration à la deuxième personne
Étant donné que ce survol vise surtout à déterminer le type de narration à la deuxième
personne qui est à l’œuvre dans le récit Suicide et ses effets neutralisants, nous ne tenterons pas
de rendre compte de manière exhaustive de tous les travaux ayant abordé cette problématique,
mais bien de résumer les enjeux mis en perspective dans certains d’entre eux qui sont
particulièrement synthétiques et qui rendent compte des travaux précédents ayant traité de cette
question. Comme peu de recherches ont été menées sur le sujet, nous avons pu retenir seulement
quatre articles qui en traitent rigoureusement, de même qu’un ouvrage qui discute plus en
profondeur des effets esthétiques et philosophiques de la narration à la deuxième personne, ce qui
fera l’objet du second développement de cette partie du travail (point 2.2).
2.1 Typologie évolutive des définitions de la narration à la deuxième personne
Brian Richardson est l’un des premiers critiques contemporains à avoir consacré une
étude synthétisant les postulats des différents auteurs ayant traité de la question des textes narrés
à la deuxième personne. Comme il le fait remarquer dans l’introduction de « The Poetics and
11
Politics of Second Person Narrative »22, les grands théoriciens de la narratologie, dont Genette,
Stanzal, Bal et Prince, ont à peine abordé l’existence de cette voix narrative dans leurs ouvrages,
souvent pour dire qu’elle n’est qu’une variante de la première personne narrative. En se référant
aux rares définitions de la narration à la deuxième personne qui étaient disponibles à l’époque de
la rédaction de son article, Richardson propose sa propre définition : « La narration à la deuxième
personne peut être définie comme n’importe quelle narration qui désigne son protagoniste par un
pronom de deuxième personne. Ce protagoniste sera le plus souvent le seul focalisateur, et
généralement aussi le seul narrataire du récit. »23
Dans son développement, après avoir distingué le récit narré à la deuxième personne
d’autres types de textes écrits avec le pronom « tu », (convocation de l’auteur et monologue avec
allocutaire), Richardson propose trois modalités de cette voix narrative. Le mode standard
correspond à celui où le « tu » renvoie au narrateur, au narrataire et au protagoniste en tant que
même personne; le mode subjonctif emploie le « tu » à la manière d’un guide d’utilisateur; le
mode autotélique, lui, s’adresse à un « tu » qui peut parfois être le lecteur, parfois une fusion du
lecteur et d’un ou des personnages du récit. Le chercheur avance ensuite que les récits à la
première et à la troisième personne trouvent des équivalents non fictionnels dans les
autobiographies et les biographies, tandis que la narration à la deuxième personne demeure un
phénomène purement fictionnel, n’ayant de correspondance que dans les livres de recettes, les
guides touristiques et les manuels d’utilisateurs. Selon lui, ce qui rend la narration à la deuxième
personne ludique et transgressive, c’est qu’elle porte en elle la conscience de son déguisement,
jouant sur les frontières entre la première et la troisième personne. Ce point de vue le conduit à
22
Brian Richardson, « The Poetics and Politics of Second Person Narrative », Genre, n° 24, 1991, p. 309-330.
Ibid, p. 311 : « Second person narrative can be defined as any narration that designates its protagonist by a second
person pronoun. This protagonist will usually be the sole focalizer, and is generally the work’s narrate as well. » (ma
traduction).
23
12
suggérer que la deuxième personne oscille constamment entre la première et la troisième
personne (« C’est en fait précisément cette irréductible oscillation entre la première et la
troisième personne qui est typique aux textes écrits à la deuxième personne » 24), et qu’elle « se
prête admirablement bien à l’expression de la nature instable et du soi et de sa constitution
intersubjective. »25
Deux ans après la parution de l’article de Richardson, Monika Fludernik publie un
premier compte rendu de ses recherches sur la problématique de la narration à la deuxième
personne, « Second Person Fiction : Narrative You as addressee and/or protagonist »26. Cet article
traite principalement de la difficulté d’aborder l’adresse à la deuxième personne destinée à un
protagoniste dans le paradigme courant de la narratologie. Selon elle, la limite des définitions de
la narration à la deuxième personne élaborées avant elle relève du fait qu’elles reposent toutes ou
bien sur l’utilisation du pronom de deuxième personne se référant à un protagoniste, ou bien sur
le « tu/vous » qui a une fonction d’adresse, mais jamais les cas où les deux sont combinés, c’està-dire ceux où le narrateur raconte l’histoire de l’allocutaire à ce dernier, comme c’est le cas dans
le récit Suicide. Selon elle, ce type de voix produit une neutralisation référentielle et subvertit la
séparation entre le plan de l’énonciation narrative et celui du récit (discours vs histoire) puisque
l’ensemble du récit devient le fruit d’une adresse, et que le lecteur en vient souvent, dans ce
contexte, à se demander qui parle, de qui et à qui, étant donné le caractère loufoque de
l’entreprise (pourquoi raconter sa propre histoire à quelqu’un qui, forcément, la connaît?).
24
Ibid, p. 313 : « It is in fact precisely this irreductible oscillation between first and third person narration that is
typical of second person texts…» (ma traduction).
25
Ibid, p. 327 : « admirably suited to express the unstable nature and intersubjective constitution of the self. » (ma
traduction)
26
Monika Fludernik, « Second Person Fiction: Narrative You as addressee and/or protagonist », dans Arbeiten aus
Aglistik und Amerikanistik, n° 18, 1993,
http://www.freidok.unifreiburg.de/volltexte/4916/pdf/Fludernik_Second_person_fiction.pdf, page consultée le 27
février 2011.
13
Fludernik soutient d’abord qu’il existe trois structures possibles de narration à la
deuxième personne : 1- avec fonction d’adresse, 2- dont la fonction d’adresse est combinée avec
un référent existant dans le récit et, 3- sans adresse, la deuxième personne renvoyant seulement
au protagoniste qui a une fonction réflexive. L’auteure met ensuite en évidence la nécessité de
déterminer si, devant une fiction dont la narration est au « tu/vous », le narrateur s’adresse au
narrataire à l’intérieur de la diégèse ou de l’extérieur. Dans cette perspective, il s’avère, selon
elle, essentiel de distinguer le « tu/vous » énonciateur du « tu/vous » reflet, et d’accorder une
importance à la correspondance identitaire entre a- le narrateur et le protagoniste, et bl’allocutaire et le protagoniste. C’est ainsi qu’en fusionnant le modèle narratologique de Genette
et le modèle de la communication, elle introduit le concept de narrateur homocommunicatif et de
narrateur hétérocommunicatif, le deuxième terme s’appliquant évidemment aux situations où le
narrateur n’agit pas dans la diégèse.
L’analyse de la chercheuse l’a effectivement conduite à la conclusion que le modèle
développé par Gérard Genette dans Figures III27 et Nouveau discours du récit 28, à lui seul, est
inopérant pour traiter de la narration à la deuxième personne. D’abord, dans la conception de
Genette, le récit à la deuxième personne est compris comme une seule variante du récit
hétérodiégétique puisque le narrataire s’y distinguerait du héros, alors qu’il peut être
homodiégétique quand le « tu » correspond au narrateur intradiégétique, voire même
autodiégétique si le « tu » masque un « je » autobiographique. Ensuite, la question de la
focalisation, qui est centrale dans le modèle genettien, pose problème devant la narration à la
deuxième personne. En effet, dans certains cas de figure, l’identité du « tu » demeure tellement
indéterminée qu’il serait vain de se demander si la focalisation est interne (comme dans
27
28
Gérard Genette, Figures III, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1972, 286 p.
Gérard Genette, Nouveau discours du récit, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1983, 118 p.
14
l’exemple des narrateurs-narrataires protagonistes) ou externe (dans le cas de l’adresse à un
lecteur) puisque le narrateur semble être à la fois le lecteur forcément extradiégétique et un
protagoniste intradiégétique. Fludernik suggère d’ailleurs que cette observation a été faite par
plusieurs chercheurs qui ont discuté de la deuxième personne narrative :
Tel que démontré de diverses façon (p. ex. : Bonheim 1983: 72, Kacandes 1993: 139-145),
la fiction à la deuxième personne entraîne l’ultime découverte du lecteur que le tu fictionnel
ne peut être compris comme identique à lui-même, le lecteur empirique, et que le texte ne
peut pas plus être toujours interprété comme une adresse permanente. 29
Devant la narration à la deuxième personne, l’approche structuraliste doit donc plutôt se
concentrer sur la voix du récit pour déterminer qui parle et à qui, de là le déplacement
paradigmatique de homodiégétique et hétérodiégétique à homocommunicatif (quand le narrateur
se parle à lui-même) et hétérocommunicatif (quand le narrateur s’adresse à un tiers).
Peu après la parution de cet article, la revue Style fait paraître, en 1994, dans une partie
d’un numéro entièrement consacré à cette question, cinq articles portant sur la narration à la
deuxième personne, mais dont certains ne traitent pas nécessairement de textes de fiction. C’est
Monika Fludernik qui introduit ces travaux dans un texte faisant montre d’une étude empirique
rigoureuse des définitions de la narration à la deuxième personne et de ses premières
manifestations fictionnelles dans l’histoire littéraire. Dans cette introduction, la théoricienne
aborde la problématique en regard du modèle narratologique de Genette, des théories de
l’énonciation, de certains concepts de la postmodernité et des théories de la lecture. Elle rappelle
qu’un des problèmes majeurs des études traitant de la deuxième personne narrative s’avère
l’absence de définition univoque de ce qu’est un texte écrit à la deuxième personne, où les
29
Ibid, p. 227 : « As has variously been pointed out (e.g. Bonheim 1983: 72, Kacandes 1993: 139-145), second
person fiction comes into being in the ultimate discovery on the part of the reader that the fictional you cannot be
read as identical to oneself, the actual empirical reader, nor can the text be interpreted consistently as one of
continual address. » (ma traduction)
15
véritables fictions narrées à la deuxième personne seraient distinguées d’autres textes qui utilisent
le pronom « tu ».
Après avoir analysé les diverses définitions de la narration à la deuxième personne
antérieurement proposées par des narratologues, dont Richardson, l’auteure conclut qu’elles
reposent toutes trop sur la seule place du narrataire, du narrateur ou du protagoniste dans le récit,
alors que de nombreux exemples de narration à la deuxième personne sont sans narrateur et/ou
sans narrataire (par exemple, dans le cas d’adresses à l’intérieur d’un discours rapporté). C’est
ainsi qu’elle suggère de redéfinir les paradigmes narratologiques de manière à pouvoir bien y
intégrer la narration à la deuxième personne, en déplaçant la perspective de l’axe du récit vers
celui du discours, et où les termes « homodiégétique » et « hétérodiégétique » seraient donc
remplacés par « homocommunicatif » et « hétérocommunicatif », tel que suggéré dans son article
précédent. À partir de ce déplacement paradigmatique, elle formule sa propre définition de la
narration à la deuxième personne:
Je vais proposer une définition préliminaire de la narration à la deuxième personne voulant
qu’elle soit un récit à l’intérieur duquel on se réfère au personnage (central) par le recours à
un pronom d’adresse (souvent tu/vous), et j’ajouterai que les textes à la deuxième personne
présentent souvent un niveau communicationnel explicite où le narrateur (énonciateur)
raconte l’histoire de « tu » (souvent) au soi du protagoniste « tu » dorénavant absent, mort,
ou plus sage.30
Elle ajoute un peu plus loin : « La fiction à la deuxième personne est, plus encore, « ouverte »
sur la limite entre narration et monologue intérieur, où la fonction d’adresse du texte peut être
comprise comme une forme d’auto-adresse. » 31
30
Monika Fludernik, « Introduction : Second-Person Narrative ans Related Issues », Style, vol. XXVI, n° 3, 1994, p.
288 : « I will propose a preliminary definition of second-person narrative as narrative whose (main) protagonist is
referred to by means of an address pronoun (usually you) and add that second-person texts frequently also have an
explicit communicative level on which a narrator (speaker) tells the story of the “you” to (sometimes) the “you”
protagonist’s present-day absent or dead, wiser, self. » (ma traduction)
31
Ibid, p. 289 : « Second-person fiction is, moreover, “open” on the scale between narration and interior monologue,
where the text’s address function can frequently be read as an instance of self-address. » (ma traduction)
16
La narration à la deuxième personne serait donc, dans la plupart de ses occurrences, un
compromis entre la narration et le monologue intérieur, le « tu » servant le plus souvent au
narrateur de ces fictions à s’adresser à lui-même. Fludernik en vient ainsi à redéfinir les trois
types de narration à la deuxième personne proposés dans son article précédent :
(a) récits au « je » et au « tu » (à l’intérieur desquels le narrateur partage un passé diégétique
avec le narrataire et peut ainsi en être « au fait »)
(b) le cas complètement irréaliste d’un pur compte rendu de la conscience de la deuxième
personne, et
(c) le cas métafictionnel ludique d’une manipulation délibérée des aspects d’irréalité et
d’ambiguïté propres aux pronoms de deuxième personne. 32
Dans le dernier cas, les auteurs joueraient effectivement sur le caractère « vide » du pronom
« tu », ce dernier n’ayant d’objet que dans l’acte de discours et en situation de référence obligée à
un « je » transcendant dont il est l’allocutaire, comme l’a expliqué Émile Benvéniste dans
Problèmes de linguistique générale. En effet, le linguiste soutient que « les indicateurs je et tu ne
peuvent exister comme signes visuels, ils n’existent qu’en tant qu’ils sont actualisés dans
l’instance de discours, où ils marquent par chacune de leurs propres instances le procès
d’appropriation par le locuteur. »33
En 2003, toujours dans la revue Style, Matt DelConte fait paraître un article intitulé
« Why You Can’t Speak: Second-Person Narration, Voice, and a New Model for Understanding
Narrative »34. L’auteur y suggère que la principale lacune des définitions de la narration à la
deuxième personne tient du fait que ces dernières se baseraient trop sur le statut de la voix et sur
le narrateur, alors que la narration à la deuxième personne doit être abordée dans la perspective
32
Ibid, p. 290 : « (a) “I” and “you” narratives (in which the narrator shares a fictional past with the narrate and can
therefore be “in the known” about it); (b) the entirely non-realistic case of a pure rendering of second person’s
consciousness; and (c) the playful metafictional case of a deliberate manipulation of the irreality and ambiguity
factors of the second-person pronoun. » (ma traduction)
33
Émile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences
humaines », 1966, p. 255.
34
Matt DelConte, « Why You Can’t Speak: Second-Person Narration, Voice, and a New Model for Understanding
Narrative », Style, n° 37, 2003, p. 204-219.
17
du narrataire, de l’allocutaire, plus précisément selon la coïncidence entre narrateur, protagoniste
et narrataire. Avant de présenter une modèle de catégorisation des narrations à la deuxième
personne, le théoricien propose sa propre définition de cette voix :
La narration à la deuxième personne est un mode narratif dans lequel un narrateur raconte
une histoire à un narrataire (parfois indéfini, oscillant et/ou hypothétique) – adressée au
« tu/vous » – qui est aussi le protagoniste de cette histoire (parfois indéfini, oscillant et/ou
hypothétique). 35
DelConte met ainsi l’accent sur le caractère potentiellement hypothétique ou indéfini du référent
identitaire auquel renvoie le « tu/vous ». Son modèle permet ainsi de tenir compte des textes où la
deuxième personne s’avère implicite ou partielle à l’intérieur de fictions narrées à la première ou
à la troisième personne, de même que du caractère hypothétique de l’identité du narrataire et du
protagoniste qui, par surcroît, peut être changeante, voire oscillante.
En analysant chacune des définitions de la narration à la deuxième personne proposée par
Richardson, Fludernik et DelConte, nous pouvons remarquer que deux constats sont communs à
ces théoriciens : celui suggérant que la narration à la deuxième personne puisse être comprise
comme un monologue intérieur, et celui voulant que la deuxième personne soit toujours une
première ou une troisième personne implicite, qu’elle tende à circuler entre ces deux pôles.
2.2 Effets esthétiques de la narration à la deuxième personne
En 2006, Marinella Termite publie un ouvrage complet traitant exclusivement de la
narration à la deuxième personne, La Deuxième personne narrative : la voix ataraxique de Jean-
35
Ibid, p. 207-208 : « second-person narration is a narrative mode in which a narrator tells a story to a (sometimes
undefined, shifting and/or hypothetical) narrate – delineated by you – who is also the (sometimes undefined, shifting
and/or hypothetical) principal actant in that story. » (ma traduction)
18
Marie Laclavetine36. Dans cette thèse qui vise, dans sa première partie, à établir une typologie de
la narration à la deuxième personne, l’auteure aborde l’impact des récits narrés à la deuxième
personne sur l’extrême contemporain, puis discute des mécanismes d’écriture spécifiques à ces
récits. Elle situe notamment la deuxième personne romanesque par rapport à la deuxième
personne implicite au théâtre et à la poésie lyrique et suggère que l’emploi du « tu » narratif,
oblique et binaire, permet le passage de l’oralité à la visibilité (cela étant donné que le pronom
« tu » qui est sans référent à un « je » n’a pas de sujet, qu’il n’est qu’un signe). Après avoir établi
que le dialogisme est une condition d’émergence de la deuxième personne narrative, elle suggère
notamment que ce type de voix génère une non-personne (parce qu’un « tu » sans référent à un
« je » n’a pas d’identité) et qu’elle produit une oscillation entre le dedans et le dehors : « Reflet
ou souffle, élément dialogique, le « tu » crée un état de suspension avec des mouvements vers
l’aplanissement, vers l’anéantissement ou vers une attitude pensive et interrogative en tant que
prise de conscience du « je », de ses parties éclatées. »37 En effet, dans le cas des narrations à la
deuxième personne qui sont autoréflexives (qui consistent en un « je » déguisé), l’intériorité du
sujet qui se pense en tant qu’autre de lui-même se voit par défaut observée de l’extérieur. Cette
oscillation entre le dedans et le dehors est, selon Termite, une caractéristique de la neutralité
littéraire dans l’extrême contemporain.
L’un des postulats central de la thèse de Marinella Termite veut que la narration à la
deuxième personne se situe entre le point de vue et le point de fuite :
La seconde personne n’est plus seulement un point de vue […], elle est aussi un point de
fuite; médiation entre le point de vue et le point de distance, elle provoquerait un effet de
divergence et de convergence optique, qui va de l’altérité à l’identité, du fictionnel à
l’autobiographie oblique.38
36
Marinella Termite, L’écriture à la deuxième personne : la voix ataraxique de Jean-Marie Laclavetine, Berne,
Peter Lang, coll. « Publications Universitaires Européennes », 2002, 226 p.
37
Ibid, p. 72.
38
Ibid, p. 3.
19
Le « tu » qui est sans référent à un « je » demeure en effet sans identité, comme nous l’avons vu
avec Benvéniste. La subjectivé n’y a donc pas de véritable posture, le point de vue est impossible,
il n’y a pas de véritable personne, seulement un signe, le déictique « tu » qui reflète un « je » de
manière oblique et qui permet donc à la subjectivité du « je » de sortir de son cadre référentiel.
Nous verrons ultérieurement que, même si le Tu de Suicide a une identité partielle étant donné sa
référence au « je » qui s’adresse à lui, la narration à la deuxième personne est, dans ce récit, au
cœur d’un système complexe d’altérité qui, après analyse, semble indiquer que le « tu » peut y
être un miroir du « je », ou mieux, son masque, faisant ainsi de cette collection de souvenirs de
l’ami défunt qu’est Suicide une sorte d’autobiographie oblique.
Quant à la question de la deuxième personne dans la logique de la neutralité barthésienne,
bien qu’elle ne soit pas directement abordée dans Le Degré zéro de l’écriture, l’un des postulats
que formule le théoricien dans ce premier ouvrage nous permet de la poser comme neutre. En
effet, Barthes soutient que « la « troisième personne » est toujours donnée comme degré négatif
de la personne »39, contrairement à la première personne qui, elle, en est son degré positif. Si l’on
considère avec Richardson que la deuxième personne oscille inévitablement entre la première et
la troisième personne, que la caractéristique du Neutre est de ne jamais se fixer dans un
paradigme, il est donc juste de poser que la narration à la deuxième personne narrative est neutre
par défaut puisqu’elle est toujours ni positive, ni négative.
2.3 La narration à la deuxième personne dans Suicide
Parmi les différents modèles typologiques proposés par les théoriciens de la narration à la
deuxième personne, il nous apparaît que le plus efficace pour catégoriser le type de voix à
39
Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, op. cit., p. 32.
20
l’œuvre dans Suicide est celui élaboré par Matt DelConte dans « Why You Can’t Speak: SecondPerson Narration, Voice, and a New Model for Understanding Narrative », un modèle simple
fondé sur les niveaux de coïncidence identitaire entre narrateur, narrataire et protagoniste. Dans
Suicide, à première vue, la deuxième personne narrative consiste en une adresse à un tiers
partiellement identifié, l’ami du narrateur qui s’est suicidé, mais dont le nom n’est jamais
mentionné, donc qui reste anonyme, qui n’a d’identité qu’en référence au narrateur, ce qui
entraîne une contrainte de vraisemblance cognitive : le « je » narrateur intradiégétique (donc qui
n’est pas omniscient) ne peut que rapporter des évènements de la vie de son ami auxquels il a
participé, dont son ami lui a fait part ou dont il a pu être informé de manière indirecte par des
tiers, des journaux intimes ou d’autres traces tangibles.
À partir du modèle de DelConte, nous pouvons soutenir que le « tu » de Suicide coïncide
avec le narrataire et protagoniste du récit qui, lui, se distingue du narrateur, produisant ainsi une
narration à la deuxième personne « partiellement coïncidente »40. Par contre, plusieurs indices
parsemés dans le texte de Levé nous permettent de croire que le « je » et le « tu » sont
permutables, que certaines actions ou réflexions attribuées au « tu » narrataire-protagoniste
pourraient s’avérer être celles du « je » autobiographique, qu’il y a hésitation identitaire.
40
Ibid, p. 211.
21
3. Deux espaces de l’oscillation dans Suicide
3.1 Une voix narrative aux référents identitaires oscillants
La possibilité d’accorder à Suicide une valeur autobiographique a été évoquée par
quelques critiques qui se sont intéressés à ce texte. La plupart d’entre eux ne peuvent passer sous
silence le fait qu’Édouard Levé, comme l’ami dont il trace certaines bribes de vie dans son livre,
a mis fin à sa vie, qui plus est, à peine dix jours après avoir remis le manuscrit de Suicide à son
éditeur. Parmi ces critiques, mentionnons Minh Tran Huy qui écrit : « Tombeau d’un intime,
adresse sans destinataire, Suicide est aussi une manière d’autoportrait. »41 Cette hypothèse semble
être subtilement confirmée dès la première page du récit, alors que le lecteur se surprend du
passage abrupt de l’adresse au « tu » à l’énonciation d’un « je ». Après avoir narré au présent le
récit de l’acte suicidaire de son ami (à son ami), le narrateur vient installer sa propre subjectivité
dans le texte : « Je ne suis jamais allé dans cette maison. » (S, p. 9), la maison dans le sous-sol de
laquelle Tu a mis fin à ses jours. Le caractère abrupt de cette transition déictique du « tu » au
« je » offre en début de lecture un indice quant à la permutabilité potentielle de ces deux identités.
Si cet indice sur l’interchangeabilité du « je » et du « tu » peut ici apparaître un peu mince, de
nombreux autres signes parsemés dans le texte viennent contribuer à la validité de cette
hypothèse.
Par exemple, dans un fragment du récit où il décrit l’épisode de la messe funèbre de son
ami, le narrateur dit au sujet du prêtre : « Dans sa bouche, tu étais interchangeable. » (S, p. 31)
Bien sûr, ce dont il est question ici, c’est du caractère vide des éloges posthumes menés par
quelqu’un à qui le défunt était un inconnu, mais cela n’invalide pas pour autant la portée
41
Minh Tran Huy, « Les lettres et le néant », Le Magazine littéraire, n° 474, 2008, p. 28.
22
symbolique de cette phrase qui favorise ou alimente certainement le doute du lecteur quant à cette
réversibilité possible du « je » et du « tu ».
D’autres situations diégétiques viennent contribuer à cette hésitation. L’on peut penser au
séjour de Tu à Bordeaux qui, selon les dires de l’éditeur d’Édouard Levé, Paul OtchakovskyLaurens (P.O.L.), serait une expérience vécue par l’auteur 42. Et d’ailleurs, lors de ce voyage, Tu
assiste à une exposition de photos dont l’esthétique, selon la description qui en est faite (« les
photographes n’avaient voulu ni magnifier ni dramatiser [les] sujets » (S, p. 51)), ressemble
étrangement à celle que l’on pourrait faire des tirages de Levé dans sa série Amérique. Mais audelà de cette probable mise en abîme de l’œuvre photographique de l’auteur de Suicide, c’est
surtout le fait que le « je » narrateur soit au fait de si nombreux détails du périple de son ami qui
nous amène à nous demander si le cadre référentiel de cette scène est bien celui de l’expérience
de Tu et non de Je, cela étant donné le critère de vraisemblance cognitive qu’implique la
deuxième personne narrative à narrateur intradiégétique, et dont nous avons discuté à la fin du
point 2.3. Bien sûr, il est mentionné dans le récit que Tu avait consigné dans un cahier tous les
moindres détails des déplacements qu’il avait effectués lors de son séjour, mais toutes ses
réflexions n’auraient vraisemblablement pas été notées. Cette invraisemblance nous permet donc
d’imaginer que ces pensées sont en fait celles que le « je » autobiographique, soit Édouard Levé,
a lui-même entretenues au cours de son voyage à Bordeaux. Il en va de même pour le passage du
récit qui raconte la dépression de Tu, où toutes les pensées de l’ami n’auraient jamais pu être
partagées au narrateur puisque Je et Tu n’étaient plus, adultes, des amis proches, des confidents,
comme cela est mentionné au début du texte : « Quand vous [Tu et sa femme] vous êtes mariés,
nous [Tu et Je] ne nous fréquentions plus. » (S, p. 11)
42
« Ainsi, l’expérience des trois jours de « vacances » dans Bordeaux […] est bien la sienne. » (dixit Paul
Otchakovsky-Laurens in Minh Tran Huy, op. cit., p. 28)
23
Finalement, le lecteur initié à l’œuvre littéraire de Levé ne peut s’empêcher de remarquer
que les tercets sur lesquels se termine Suicide, et qui sont introduits comme ayant été écrits par
Tu, ont un ton étrangement semblable à celui d’Autoportrait, avant-dernier livre de fiction de
l’auteur. Dans ces tercets, la voix de Tu s’exprime à la première personne, comme le fait
remarquer Christine Marcandier : « Le récit s’achève sur une suite de tercets, rappelant
Autoportrait, du même Édouard Levé, faisant du « tu » le « je » de l’énonciation. »43 Ainsi, tel
que Tu, dont le narrateur de Suicide dit qu’il est « comme cet acteur qui, à la fin de pièce, révèle
par un dernier mot qu’il fut un autre personnage que celui dont il tenait le rôle » (S, p. 34), à la
toute fin de son livre, Levé viendrait nous révéler que ce rôle tenu par Tu, c’était le sien, qu’en
fait le « tu » est bien un « je » obliquement autobiographique.
Cela dit, sans tenir compte de déterminants biobibliographiques, il est possible de relever
des indices purement intratextuels qui mettent en évidence l’interchangeabilité des deux identités
au cœur du récit, et donc qui contribuent à la neutralisation référentielle de la voix narrative. Ces
indices ne sont néanmoins pas plus explicites que les précédents, ils ne disent pas en autant de
mot que « tu » est « je », ils l’insinuent en mettant l’accent sur l’altérité intrinsèque du
protagoniste, en induisant l’idée que Tu est un autre. Pensons notamment à cet évènement relaté
au début du livre où Tu avait assisté à un concert après lequel il s’était rendu dans un café avec
des amis et avait discuté avec un inconnu pour, le lendemain, se rendre compte qu’il avait
complètement oublié cette conversation. À l’intérieur de ce passage du récit, le narrateur dit :
« C’était comme si quelqu’un d’autre avait parlé en toi. » (S, p. 14) Tu est donc, notamment à ce
moment d’absence cognitive, porteur d’un autre qui, par surcroît, est acteur de sa parole. Le fait
43
Christine Mercandier, « Édouard Levé, Suicide », dans Mediapart, 2010,
http://blogs.mediapart.fr/edition/bookclub/article/120110/edouard-leve-suicide, page consultée le 21 février 2011.
24
que l’altérité repose sur la parole n’est ici pas anodin si l’on considère que le « je » se raconte,
s’énonce, par l’entremise de Tu, comme le veut notre analyse.
Cette mise en relief de l’altérité de Tu est supportée, tout le long du récit, par la
récurrence du trope du miroir devant lequel l’ami suicidé assistait au spectacle de son étrangeté.
Par exemple, à la page 40, on peut lire :
Face à ton miroir, heureux ou insouciant, tu étais quelqu’un. Malheureux, tu n’étais plus
personne : les lignes de ton visage s’éteignaient, tu reconnaissais ce que ton habitude te
faisait nommer « moi », mais tu voyais quelqu’un d’autre te regarder. […] Tu redevenais
toi-même en incarnant autrui. (S, p. 40)
Et plus loin, à l’intérieur de l’épisode dépressif de Tu, la même figure s’impose : « Tu
t’approchas [du miroir], tu reconnus ta physionomie, mais elle te semblait être celle d’un autre. »
(S, p. 80) Ainsi, à la manière du narrateur qui se montre de manière oblique par un « tu » qui le
reflète, Tu n’est pas le même que son image.
Ce n’est toutefois pas uniquement par la récurrence de la figure du miroir reflétant une
image étrangère de lui que l’altérité de Tu est exposée. Les occurrences où, comme dans notre
premier exemple, la parole du protagoniste se fait étrangère à son énonciateur sont assez
nombreuses : « les mots sortaient de ta bouche mécaniquement, comme si un autre les
prononçait » (S, p. 65), « Tu entendais sortir les mots de ta bouche comme s’ils étaient ceux d’un
autre » (S, p. 72), etc. Selon notre analyse, la répétition de ces expressions de l’altérité n’est
évidemment pas le fruit d’un manque d’imagination de la part de l’auteur. La répétition s’avère
volontaire, elle viserait à mettre en abîme l’altérité de Je. En insistant à ce point sur cette question
du miroir et de la parole autre, et toujours par le recours aux mêmes images et aux mêmes
formules, c’est comme si Levé cherchait à emboîter l’altérité par récurrence, à générer une
altérité de l’altérité qui la vide de son sens. Dans cette dynamique, l’autre de « tu », en « tu »,
comme dans une double soustraction, produirait une différence qui serait « je », le degré positif
25
de la personne. Pour l’expliquer plus simplement, nous pourrions prendre pour exemple une
situation de communication entre un locuteur et son allocutaire. Dans un dialogue, l’autre de
« je » étant « tu », l’autre de « tu » ne peut être que « je ».
Nous avons donc posé qu’étant donné certains faits biographiques, certains autointertextes et la récurrence des figures qui exposent l’altérité, les deux identités principales du
récit peuvent être comprises comme permutables. Ce constat vient valider la proposition de Brian
Richardson voulant que la deuxième personne narrative oscille constamment entre le « je » et le
« il », le protagoniste de Suicide correspondant effectivement à une troisième personne pour le
lecteur puisque ce dernier n’est pas l’adressé du récit. C’est ainsi que les référents de la voix
narrative se voient neutralisés par un mouvement d’oscillation qui les empêche de se figer dans
une identité déterminée. Cela n’est pas sans rappeler la conception du neutre de Blanchot dans
L’Entretien infini où, comme nous l’avons vu au point 1.1 du présent mémoire, le renversement
de l’autre dans l’écriture neutre entraîne une oscillation entre « je », « il » et personne, d’autant
plus si l’on retient que les postulats du philosophe sur le neutre, depuis L’Espace littéraire,
s’articulent autour du concept de l’écriture de l’absence, dont Suicide est un exemple probant
puisqu’il consiste en le récit d’un absent adressé à cet absent, le défunt.
Maintenant que le caractère neutre des référents de la voix narrative a été démontré,
voyons comment cette oscillation de la voix participe d’une oscillation temporelle entre passé et
présent, oscillation qui engendre un temps suspendu, un entre-deux sans assises fixes, un temps
neutre.
26
3.2 Un temps oscillant : vers l’atemporalité
Étant donné que Suicide se présente comme une collection de souvenirs que Je a de Tu, il
va de soi que le temps du récit oscille entre passé et présent, puisque le temps de Tu, évidemment
passé, est dans la conscience de Je qui se souvient au présent. Dans cette perspective, la
coïncidence identitaire du « tu » et du « je » répond à cette logique du deuil voulant que l’autre
décédé continue d’exister par celui qui s’en souvient, qu’il devient une partie de lui. C’est
d’ailleurs sans doute ainsi que le narrateur en vient à proposer, à la fin de son récit : « Tu es plus
présent dans mon souvenir que tu ne le fus dans notre vie commune. […] Mort, tu es aussi vivant
que vif. » (S, p. 97)
L’alternance inévitable entre passé et présent s’accompagne aussi parfois d’une oscillation
dans les modes du récit, dans la fréquence des actions relatées. Par exemple, peu avant l’épisode
de la messe d’enterrement, il y a, en quelques lignes à peine, passage du récit itératif
passé44 : « Tu te livrais à d’interminables séances de doute », au récit singulatif passé 45 : « Je t’ai
vu, un jour, à l’issue d’un après-midi de spéculations solitaires », au récit itératif présent : « Ton
suicide rend plus intense la vie de ceux qui t’ont survécu. » (S, p. 30) Le temps n’alterne donc pas
seulement entre ces deux pôles que sont le présent et le passé, il oscille également dans le mode
temporal selon la fréquence des évènements narrés. Encore une fois, il s’agit ici d’un mouvement
qui convient à la nature de ce texte où un narrateur intradiégétique trace par bribes l’histoire d’un
ami défunt.
C’est quand une action ou un état de Tu est narré au présent, comme dans le premier
paragraphe du livre qui décrit l’acte de suicide, que l’analyse se complexifie. Par exemple, à
44
Un énoncé pour plusieurs occurrences du même évènement (Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, coll.
«Poétique », 1972, 286 p.)
45
Un énoncé pour un évènement (Genette, Figures III, op. cit.)
27
l’intérieur de cette scène où Tu s’était rendu boire un café avec des amis après un spectacle, le
lecteur se surprend de voir un verbe conjugué au passé composé là où aurait logiquement dû se
trouver un plus-que-parfait ou la présence d’un adverbe de temps après l’auxiliaire : « Après le
concert, tu es allé dans un bar dont tu as oublié le nom. » (S, p. 14) En situant l’oubli au passé
composé, sans placer un adverbe de temps avant le participe (comme « ensuite »), c’est comme si
l’oubli avait lieu au présent. Or, si cette amnésie a lieu dans ce qui devient un maintenant, étant
donné l’absence d’un marqueur séquentiel dans le passé, elle ne peut être que celle de Je puisque
Tu n’est plus. C’est ainsi que les variations temporelles agissent sur l’indétermination
référentielle des déictiques de personnes en indiquant leur permutabilité.
Un même problème de décalage temporel survient alors que le narrateur décrit cet agenda
dont fantasmais Tu : « Tu rêvais d’un agenda exclusif, dans lequel tes jours seraient inscrits
jusqu’à ta mort. […] Tu pourrais consulter le futur comme on se souvient du passé, et y circuler à
ta guise. » (S, p. 66) L’exemple ici est beaucoup plus patent que le précédent. Comment se fait-il
que l’auteur ait conjugué les verbes « être » et « avoir » au présent du conditionnel et non au
passé, alors que Tu est mort, qu’il ne « peut » plus rien ? Il nous apparaît fort peu probable qu’il
s’agisse là d’une erreur et non d’un usage conscient. Encore une fois ici, dans l’ordre de notre
analyse, il semble que le « je » autobiographique inscrit sa subjectivité de manière oblique à
l’intérieur du « tu », en déplaçant dans un maintenant ce qui aurait dû logiquement se situer au
passé. Dans cette optique, ce fantasme sur les jeux temporels dont il est question avec l’agenda
rêvé, où le futur devient souvenir du passé, présente toute une portée signifiante. Le narrateur
autobiographique de Suicide n’annonce-t-il pas sa mort à venir en traitant de celle, passée, de son
28
ami, comme le suggèrent certaines critiques du livre, dont celle de Baptiste Liger, de L’Express,
qui intitule son article « Chronique d’une mort annoncée »46.
C’est ainsi que l’oscillation entre le passé et le présent ne s’exerce pas autant sur une base
linéaire que par emboîtement, le passé étant contenu dans le présent, directement par le souvenir
(où le passé est pensé au présent), et indirectement par la coïncidence identitaire cryptée entre Je
et Tu (où le passé de l’ami, tout ce qui précède son acte suicidaire, se comprend comme le
présent de l’auteur-narrateur qui a le projet de mettre fin à ses jours). Le temps de Suicide ne se
fige donc dans aucun pôle temporel, les mouvements oscillatoires qui l’animent le placent en
suspens, dans une sorte de hors temps, de temps neutre qui est la conscience du « je » masquée
par le « tu ». Il est ainsi peu surprenant de lire, au sujet de l’ami, des phrases comme : « Tu es le
grand présent » (S, p. 15) et « Tu t’installais dans un présent perpétuel » (S, p. 71), cet ami que Je
compare à l’intérieur d’un épisode de Suicide à « une statue qui respire » (S, p. 24), exemple
parfait de temps actif dans un contexte figé.
Comme pour la permutabilité des identités du récit, de nombreux symboles et propos
viennent mettre en évidence la question du temps suspendu dans le livre de Levé. Pensons
notamment aux nombreuses évocations de collections, la collection qui est un temps hors du
temps, comme le suggère Baudrillard dans Le Système des objets : « la collection […] se
substitue au temps […] en intégrant la mort elle-même dans la série et le cycle… »47 Il est
notamment question, dans Suicide, d’un homme d’affaires parisien collectionnant tous les
documents de son existence, et qui fascinait Tu; le narrateur évoque également la collection de
messages téléphoniques que faisait Tu, de même que sa collection de noms propres, symbole
doublement signifiant étant donné que, justement, Je et Tu restent, eux, anonymes tout au long du
46
Baptiste Liger, « Chronique d’une mort annoncée », dans L’Express, n° 5, 2008,
http://www.lexpress.fr/culture/livre/suicide-edouard-leve_822664.html, page consultée le 22 février 2011.
47
Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1968, p. 135-137.
29
récit. L’on pourrait également songer à cette montre que Je avait échappée dans la rivière près de
chez lui, que le grand-père de Tu avait retrouvée deux ans après la mort de son petit-fils, et qui
s’est remise en marche après avoir été remontée. Le temps dans Suicide serait un peu comme
cette montre au moment où elle gisait au fond d’un cours d’eau, symbole ultime de la cyclicité
temporelle : il est figé dans un temps actif, tout comme, inversement, dans le récit une voix est
vivante dans et par l’autre mort.
Nous avons donc vu comment le « je » se situe dans un maintenant, puisqu’il est celui qui
pense et énonce au présent le récit de la vie de son ami. Nous avons également rapporté que le
« tu » se situe dans l’avant, dans le passé puisqu’il est mort. Finalement, nous avons exposé
comment, dans leur correspondance, par cette permutation qui les conjugue en une seule entité, Je
et Tu n’ont pour temps que le présent, étant donné que le premier pense le second au présent et
que le passé de Tu illustre le présent de Je qui a le projet de se suicider. C’est ainsi qu’il ne reste
au final qu’un maintenant puisque le présent de Je est le passé de Tu dont le présent, la mort, sera
l’avenir de Je. Cette neutralisation qui engendre un présent atemporel relève d’abord
implicitement de la gestion des espaces subjectifs. Il va de soi que Je est ici tandis que Tu est
ailleurs. Mais comme le « tu » est une partie du « je », sinon son miroir, le « je-tu » devient un
ailleurs puisque Tu l’emporte sur Je, que Je n’est que la fiction de Tu. Enfin, ne subsistent donc
au niveau de l’espace qu’un ailleurs, et au niveau du temps un maintenant, ce qui nous place dans
un espace-temps qui empêche la chronologie, la durée, la temporalité, étant donné que le
maintenant ne peut logiquement qu’être ici pour le sujet qui le vit, qu’un maintenant ailleurs est
un espace impossible, un non-lieu autant qu’un non-temps. Cette atemporalité et ce non-lieu
subjectif qui engendre d’une certaine manière une non-personne pourrait être un effet inhérent à
toute narration à la deuxième personne, si l’on tient compte de la proposition de Marinelle
30
Termite qui veut que « le « tu » garde les formes du « maintenant et ailleurs », ce qui pousse vers
la simultanéité et la crise de la scansion traditionnelle des temps. »48
Conclusion
À l’intérieur de ce volet critique du mémoire, dans un premier temps, nous avons expliqué
comment, selon les premières définitions qu’en propose Roland Barthes dans Le Degré zéro de
l’écriture, le neutre est compris comme le fruit d’une transparence stylistique qui vise à épurer
l’écriture de toute subjectivité et des affects pour mettre l’accent sur la forme, le tout dans une
intention d’instrumentaliser l’objet littéraire. Nous avons ensuite discuté du neutre tel qu’il est
expliqué dans Le Neutre, Cours au Collège de France, c’est-à-dire comme le produit de tout ce
qui ne se range pas dans un paradigme, de tout ce qui est mouvement perpétuel à l’intérieur d’un
entre-deux. Il a ensuite été mis en perspective comment cette conception du neutre présentait des
correspondances avec celle de Maurice Blanchot qui, dans L’Entretien infini, pose comme neutre
tout ce qui demeure non catégorisable, autant au niveau du sujet que de l’objet. Dans la dernière
section de cette première partie de notre développement, nous avons finalement décrit comment
l’ensemble de l’œuvre d’Édouard Levé est mû par un désir de neutralité.
À l’intérieur de la deuxième partie de ce volet, nous avons ensuite procédé à une
typologie évolutive des définitions de la narration à la deuxième personne de manière à établir le
type de deuxième personne à l’œuvre dans Suicide. Nous avons ainsi résumé les enjeux centraux
et les problématiques relatives à ce type de voix dont quelques narratologues ont discuté dans des
articles de synthèse. Ce survol nous a permis de mettre en relief comment la narration à la
48
Marinella Termite, op. cit., p. 28.
31
deuxième personne favorisait l’expression de l’altérité subjective et du dialogue intérieur. Après
avoir vu avec Richardson que la deuxième personne narrative oscille toujours implicitement entre
la première et la troisième personne, nous avons décrit sommairement le modèle narratologique
élaboré par Monika Fludernik pour aborder les fictions narrées à la deuxième personne. Nous
avons expliqué comment cette narratologue avait opéré un déplacement paradigmatique de l’axe
diégétique à l’axe énonciatif en proposant de remplacer les perspectives homodiégétique et
hétérodiégétique par des perspectives homocommunicative et hétérocommunicative, cela étant
donné que la narration à la deuxième personne rend vaine la question de la focalisation; seule la
question à savoir qui parle et à qui serait effectivement pertinente devant ce type de voix.
Après avoir résumé le modèle de Matt DelConte qui repose sur les niveaux de
coïncidence entre le narrateur, le protagoniste et le narrataire d’une fiction narrée à la deuxième
personne, et où le caractère oscillant et/ou hypothétique de ces différentes instances est pris en
compte, nous avons traité des différents effets esthétiques de la narration à la deuxième personne
en résumant les postulats de Marinella Termite. Ce survol nous a permis d’établir que la narration
à la deuxième personne se situe entre le point de vue et le point de fuite, qu’elle permet le
passage de l’oralité à la visibilité, qu’elle entraîne une oscillation entre le dedans et le dehors et
qu’elle produit des effets de divergence et de convergence où s’exerce un mouvement d’allerretour entre l’identité et l’altérité, de même qu’entre le fictionnel et l’autobiographie oblique.
Entre autres à l’aide du postulat de Barthes qui définit le « je » comme degré positif de la
personne et le « il » comme son degré négatif, l’ensemble de la deuxième partie de ce
développement nous a permis de poser que la deuxième personne produit une voix
intrinsèquement neutre, notamment à cause de sa nature oscillatoire.
Finalement, dans la dernière partie de ce volet critique, celle-là analytique et non
synthétique, nous avons d’abord discuté du caractère oscillatoire des référents de la voix narrative
32
de Suicide pour ensuite démontrer de quelle manière ces oscillations engendrent une oscillation
temporelle qui, elle, entraîne un temps suspendu, neutre. Nous avons en effet rendu compte des
moyens utilisés par l’auteur pour créer de l’indétermination à savoir si le « je » et le « tu » au
centre du récit ne seraient pas permutables. Il a notamment été question des indices
biobibliographiques, comme la mise en abîme de certaines œuvres précédentes de Levé, de même
que des indices intratextuels, dont l’importance accordée par l’auteur aux représentations de
l’altérité du « tu ». Dans la deuxième section de cette dernière partie du développement, nous
avons vu comment le temps du récit Suicide oscille entre le passé et le présent, étant donné que Je
se souvient au présent des actions ou des états passés de Tu, mais également parce que le passé de
l’ami ressemble au présent du narrateur autodiégétique qui a mis fin à ses jours peu après la
rédaction de son manuscrit. Finalement, nous avons démontré que ces oscillations temporelles
conduisaient à un temps impossible, à une suspension temporelle qui est mise en évidence dans le
texte grâce à différents propos et divers symboles.
Ce parcours nous a permis de voir comment certaines des caractéristiques de la narration à
la deuxième personne proposées par les théoriciens ayant traité de cette question étaient
effectivement à l’œuvre dans le récit de Levé, cela bien qu’il ne corresponde qu’à l’une des sept
modalités possibles de ce type de voix, selon le modèle de DelConte. Parmi ces caractéristiques,
nous nous sommes limités à discuter des oscillations de la voix narrative et de celles du temps du
récit qui conduisent à de l’atemporalité, aspect qui, selon Termite, serait récurrent dans les
narrations à la deuxième personne. Dans un étude plus étendue de type doctorale, il pourrait être
intéressant de procéder de manière quantitative et d’analyser plusieurs des grands textes narrés à
la deuxième personne afin de déterminer si cette voix implique indubitablement une oscillation
des référents de la voix narrative, ce qui semble être le cas selon les analyses de Richardson et de
33
Fludernik. Il serait également pertinent d’analyser si cette oscillation identitaire entraîne toujours
une oscillation temporelle qui tend à neutraliser le temps du récit.
34
Bibliographie sélective
A) Corpus
1- Corpus principal
LEVÉ, Édouard. Suicide, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2009 [2008, P.O.L éditeur], 112 p.
2- Corpus secondaire
BUTOR, Michel. La Modification, Paris, Éditions de Minuit, coll. « double », 2008 [1957], 314
p.
B) Études sur le corpus
LEPLÂTRE, Florine et Claire RICHARD. « Le Désir du neutre », http://cercc.enslyon.fr/37359194/0/fiche___pagelibre/&RH=CEP-AUTEURS, page consultée le 24 février 2011.
LIGER, Baptiste, « Chronique d’une mort annoncée », dans L’Express, n° 5, 2008,
http://www.lexpress.fr/culture/livre/suicide-edouard-leve_822664.html, page consultée le 22
février 2011.
MARCANDIER, Christine. « Édouard Levé, Suicide », dans Mediapart, 2010,
http://blogs.mediapart.fr/edition/bookclub/article/120110/edouard-leve-suicide, page consultée le
21 février 2011.
TRAN HUY, Minh. « Les lettres et le néant », Le Magazine littéraire, n° 474, 2008, p. 28-29.
C) Théorie et de méthode
1- Ouvrages
BARTHES, Roland Le Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil,
coll. « Points Essais », 1953 et 1972, 179 p.
____. Le Neutre, Cours au collège de France (1977-1978), Paris, Seuil / IMEC, coll. « traces
écrites », 2002. 266 p.
35
BENVÉNISTE, Émile. Problèmes de linguistique
coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1966, 351 p.
générale,
Paris,
Gallimard,
BLANCHOT, Maurice. L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, 640 p.
____. L’espace littéraire, Paris, Gallimard, coll. « Folio / Essais », 1998 [1955], 376 p.
GENETTE, Gérard. Figures III, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1972, 286 p.
____. Nouveau discours du récit, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1983, 118 p.
TERMITE, Marinella. L’écriture à la deuxième personne : la voix ataraxique de Jean-Marie
Laclavetine, Berne, Peter Lang, coll. « Publications Universitaires Européennes », 2002, 226 p.
2- Articles
DELCONTE, Matt. « Why You Can’t Speak: Second-Person Narration, Voice, and a New Model
for Understanding Narrative », Style, n° 37, 2003, p. 204-219.
FLUDERNIK, Monika. « Introduction : Second-Person Narrative and Related Issues », Style,
vol. XXVI, n° 3, 1994, p. 281-311.
FLUDERNIK, Monika. « Second Person Fiction: Narrative You as addressee and/or
protagonist », dans Arbeiten aus Aglistik und Amerikanistik, n° 18, 1993,
http://www.freidok.unifreiburg.de/volltexte/4916/pdf/Fludernik_Second_person_fiction.pdf, page
consultée le 27 février 2011.
RICHARDSON, Brian. « The Poetics and Politics of Second Person Narrative », Genre, n° 24,
1991, p. 309-330.
36
De Suicide à Jérôme Borromée
1. Narration à la deuxième personne : identité et représentation
Comme cela a été brièvement mentionné dans l’introduction du volet critique de ce
mémoire, c’est pour exploiter son potentiel de distanciation subjective que j’ai choisi de narrer les
récits de Jérôme Borromée à la deuxième personne du singulier. Dans mon projet de création, le
« tu » narrateur est homodiégétique et intradiégétique, c’est-à-dire qu’il a la valeur d’une
première personne du singulier. La fonction du « tu » de Jérôme Borromée se distingue donc de
celle du « tu » de Suicide. Si l’on ne tient pas compte des indices qui laissent penser que le « tu »
y masque un « je » autobiographique, dans le récit de Levé, la deuxième personne correspond au
protagoniste et au narrataire du récit, mais non à son narrateur, le « je » qui, lui aussi, participe à
la diégèse. Or, dans Jérôme Borromée, le « tu » coïncide à la fois avec le narrateur, le
protagoniste et le narrataire, et cela de manière explicite. Borromée parle de lui-même à luimême, contrairement au narrateur de Suicide qui parle d’un ami défunt à cet ami. Si Jérôme
Borromée ne s’adresse pas à un absent mais bien à lui-même, il s’adresse tout de même à un
autre, c’est-à-dire à lui-même en tant qu’autre. C’est notamment cette altérité que sert à mettre en
évidence la narration à la deuxième personne dans mon projet de création.
Cette altérité, elle est le fruit d’une prise de distance avec soi-même où Borromée se livre un
procès intérieur. Même s’il ne se manifeste pas explicitement dans l’extrait du recueil de
nouvelles qui constitue le volet création de mon mémoire, il se trouve un « je » implicite dans la
diégèse de Jérôme Borromée. Mû par un sentiment de culpabilité à l’endroit d’amis envers qui il
considère avoir mal agi, Jérôme se reconstruit sous forme de procès intérieur l’histoire des
relations importantes qu’il a entretenues au cours de son existence. C’est ainsi que sa subjectivité
38
se trouve scindée en deux instances : le « tu », qui correspond à l’accusé, et le « je » implicite, qui
renvoie à la position de juge dans laquelle il se place pour exposer sa culpabilité.
C’est par cette dynamique que la narration à la deuxième personne, dans Jérôme Borromée,
produit un clivage identitaire : une seule identité se scinde en deux instances, le « tu » qui tient le
rôle de l’accusé, et le « je » transparent qui juge. Dans Suicide, l’adresse à la deuxième personne
ne produit pas un clivage identitaire, elle en est plutôt le produit : deux identités peuvent être
comprises comme une seule, ce que certains indices suggèrent. Ce sont d’ailleurs les oscillations
entre les référents identitaires auxquels renvoient les déictiques « je » et « tu », parfois
permutables, qui neutralisent le texte de Levé. Dans Jérôme Borromée, la narration à la deuxième
personne n’engendre pas d’indétermination identitaire, « tu » et « je » sont la même personne; la
neutralité s’y impose seulement dans la sobriété de l’énonciation, dans le dépouillement affectif
avec lequel sont traités les malaises passés du jeune narrateur. Il s’agit là d’une caractéristique
que l’on retrouve en force dans le récit de Levé, où le suicide est abordé sans investissement
affectif par l’auteur.
Le thème de l’identité dans Jérôme Borromée n’est pas seulement présent de manière
inhérente par la narration à la deuxième personne homocommunicative, où la même identité se
divise en deux instances subjectives, un « tu » et un « je » implicite. Il est central à l’intérieur de
la diégèse des quatre nouvelles qui constituent mon projet de création, et porte plus précisément
sur l’identité sexuelle et l’identité socioprofessionnelle. C’est d’abord pour cacher les doutes qu’il
a entretenus au sujet de son orientation sexuelle que Jérôme s’est fait persécuteur auprès de
certains amis qu’il a d’ailleurs fini par rejeter. Les autres amitiés déterminantes de sa vie ont,
elles, été bafouées par l’ego démesuré du protagoniste. Dans sa manière de chercher à se
constituer une identité socioprofessionnelle prestigieuse, celle de scénariste prodige ou de
39
chercheur brillant, Borromée a manipulé certains amis, n’a pas hésité à tirer avantage de leur
misère, ce dont il se sent coupable a posteriori.
Comme dans Suicide, la narration à la deuxième personne de Jérôme Borromée
s’accompagne non seulement d’un discours sur l’identité, mais aussi d’un discours sur la
représentation. Édouard Levé se représente effectivement de manière oblique dans le « tu » de
son récit. De surcroît, le narrateur de Suicide évoque plusieurs évènements de la vie de l’ami
défunt où se dernier s’est retrouvé confronté à des représentations artistiques (scéniques,
photographiques, etc.) Dans Jérôme Borromée, le thème de la représentation se profile seulement
dans l’espace diégétique. La jeunesse du narrateur est effectivement marquée par une tension
entre son intériorité et la représentation de lui-même qu’il s’est construite. C’est pour
correspondre à son image idéalisée que Jérôme a agi de manière transgressive auprès de certains
amis. Là où, dans Suicide, la représentation est thématisée à l’intérieur de la diégèse par
l’évocation de performances scéniques et d’une exposition de photos, dans Jérôme Borromée,
elle l’est par des métaphores cinématographiques et par les multiples références que le narrateur
fait à des icones du cinéma populaire.
2. Présentation de Jérôme Borromée
Les douze nouvelles qui constitueront le recueil Jérôme Borromée se diviseront en deux sousensembles : celles qui abordent des amitiés d’adolescence où Jérôme a transgressé la moralité
afin de ne pas révéler ses doutes sur son identité sexuelle, et celles qui traitent des relations
amicales ruinées par l’aspiration de Borromée à se construire une identité sociale forte, des
relations que le protagoniste a entretenues alors qu’il était jeune homme. La structure du recueil
sera divisée en fonction de ces deux sous-ensembles thématiques. La première partie du livre
40
portera sur les amitiés minées ou trahies par des questions d’identité sexuelle, et la deuxième sur
les amitiés dont le héros s’est servi en vue de se réaliser socialement. L’ordre des nouvelles du
recueil ne répondra pas à une logique séquentielle de type chronologique, mais plutôt à une
logique thématique. Le fil dramatique de l’ensemble portera sur la capacité de Jérôme à se
pardonner ses erreurs passées et à atteindre l’acceptation de soi.
Parmi les quatre nouvelles qui constituent le volet création de mon mémoire, deux seront au
centre de la première section du recueil, « L’ami l’acteur » et « Carry Scott en sept actes ». Les
deux autres seront au cœur de la deuxième partie du livre, soit « Sylvette Lamothe et tes visées »
et « Herman ante-mortem ». Toutes narrées au passé, les deux premières aborderont donc le
thème du doute identitaire sexuel, et les deux dernières, l’aspiration à une identité
socioprofessionnelle prestigieuse. Les quatre textes s’avèrent ainsi des entités autonomes, mais
qui sont liées par la communauté de leur narrateur-protagoniste-narrataire, par la récurrence de
certains personnages et, bien sûr, par la question de l’identité et de la représentation en situation
d’amitié qui est centrale dans tous les récits. On pourrait ainsi soutenir que les textes qui
composent le volet de création de mon mémoire abordent deux thèmes de procès intérieur :
l’orientation sexuelle et les aspirations socioprofessionnelles de Borromée, et que chacun de ces
thèmes a deux objets : Justin Laprise (l’ami acteur) et Carry Scott pour le premier, Sylvette
Lamothe et Herman pour le deuxième.
41
Jérôme Borromée
Bonsoir moi-même, vieux moi-même tout
remâché. Te revoici en face de moi, vieil
ennemi, et tu me dis encore : « À nous
deux. »
Hector de Saint-Denys Garneau
L’ami l’acteur
« De toute façon, dans l’ordre de notre relation, c’est moi qui ferais ça! » C’est par ces mots
que votre amitié a pris fin, du moins ce qu’il en restait, un prolongement de ce qu’elle n’était
plus : les gestes de l’amitié, les propos de l’amitié, les habitudes de votre amitié, mais seulement
pour le maintien des choses, de l’amitié en tant que principe; les soupers, le vin, plus de vin, les
joints, les amis en commun, mais de votre véritable amitié, il ne restait qu’une plainte essoufflée.
Jusqu’à l’expiration finale : « dans l’ordre de notre relation, c’est moi qui ferais ça! »
Mais déjà avant les premiers effritements perceptibles, avant que votre fraternité ne se
transforme en combat définitif, cette amitié avait surtout été une lente cannibalisation, toi la proie
qui s’ignorait proie, trop habitué à être un deuxième pour comprendre que tu lui servais à se faire
premier, à ton ami acteur. Juste ça, une longue partie de domination où tu t’acceptais le chevalier
d’un roi qui comprenait à peine son échiquier; qui se proclamait premier en jouant ton rôle, en
s’appropriant ce qui te faisait : tes amis, ton frère, ton père… et tes idées, surtout tes idées. Toi
l’étudiant brillant, capable d’être premier dès qu’il n’y était pas.
Lui se contentait de décorer sa table d’un gros livre de philo dont il déplaçait le signet
chaque matin pour faire croire qu’il avançait dans sa lecture. Tu t’amusais souvent à en déplacer
le signet, toi aussi, de son placebo. Et il ne s’en apercevait jamais. De la page 120 à la page 90,
toujours en arrière. Pour tes propres sourires intérieurs. Toujours vers l’arrière, mais quand même
plus loin que là où il aurait dû être : première phrase de la première page du premier chapitre.
45
Toi, Platon, tu l’avais lu. Nietzche aussi. Freud, Sartre, Foucault, Derrida, tu connaissais.
Tu savais comprendre toutes ces notions à partir de ce que tu croyais savoir, mais tu ne voyais
rien, tu t’en es rendu compte un peu plus tard. Tu faisais des concepts avec ce qui t’échappait, tu
camouflais le flou de ce que ressentais derrière des théories. Et lui les reprenait tes idées pour se
faire reluire devant les autres. Il se dorait avec ce par quoi tu œuvrais à ne pas te découvrir : le
cognitivisme, le structuralisme, la psychanalyse, le connexionnisme et la notion de différance,
avec un « a », la différence de la différence, comme ton prétendu ami qui se construisait avec ce
qui te servait à t’échapper, tes idées et leur personnalité, ce que tu appelais « moi ».
Ça ne lui suffisait pas d’être un acteur connu, une vedette. Partout à la télé, dans les
journaux et les revues, sa tête sous des gros titres encenseurs, jamais assez pour réparer les
humiliations originelles. Tu tolérais. Tu le tolérais te dévalisant le plumage à grands sourires, une
tape dans le dos. Par compassion. Parce que lui avait été déplumé avant même d’avoir pu se faire
dire « je t’aime », « bravo » ou « tu me manques », même si depuis on le lui avait dit bien plus
souvent qu’à toi.
Lui qui, gamin, après l’école, finissait une fois sur deux son trajet écrasé dans le fossé,
parfois déshabillé quand certains poussaient au paroxysme le projet d’humiliation. Lui qu’on
tabassait pour un rien parce qu’il était un moins que rien. Un éternel dernier choisi quand se
formaient les équipes de ballon-chasseur, et que ses propres coéquipiers chassaient de leur plus
violentes garnottes. Oups un accident ! Et puis une autre en plein visage. Tout ça, les insultes, le
rejet, les coups, les garnottes, tout ça parce qu’il avait mal répondu à la première question que
l’enseignante avait posée aux premiers jours de sa première année : « Deux moins deux, Justin? »
« Un » Et ha ha ha, toute la classe en chœur! Pourtant, deux moins deux font parfois un. À la fin
d’une amitié, il reste deux chacun chez soi.
46
Six ans à être le bouc émissaire désigné, l’ami l’acteur, à être la risée de trente carnassiers
cutes qui croyaient encore au Père Noël, et que l’on excusait parce qu’ils étaient innocents, des
enfants, si innocents leurs poings, leur bave, c’était juste pour jouer. Et la victime de l’innocence
qui remontait son pantalon, les lèvres en sang, seul sans secours dans son fossé…
Jusqu’au jour où tu lui as tendu la main, repoussant de l’autre le bourreau d’onze ans qui
voulait toujours se rendre plus loin, d’une violence un peu trop pure. Personne ne t’a contrarié.
Personne ne tenait tête à Jérôme. On ne se risquait pas à se mettre en travers d’un Borromée, les
durs à cuire qui n’avaient jamais rien cuit d’autre qu’une réputation déjà à point parce que l’aîné
faisait trembler juste en se choquant. Tu as tendu la main et ce fut presque la fin de ses
persécutions. Elles allaient devenir seulement occasionnelles, quand tu n’y étais pas. Jusqu’à ses
quinze ans, après ce party.
*****
Justin avait avalé trois acides bleus et il parlait d’un point orange que personne d’autre ne
voyait. Il s’emportait, en parlait trop, il irritait, prenait trop de place. « Ta yeule ! », une fois,
deux fois. En vain. Une tape, une fois, deux fois. En vain. Et hop !, attaché nu sur la table de la
cuisine, devant seize filles et vingt garçons. Encore nu. Et Leclerc qui avait vidé un tube
d’Antiphlogistine sur son pénis.
La semaine suivante, sa tête apparaissait à la télé dans une publicité contre la drogue.
Presque à chaque pause publicitaire. Et deux mois après, une autre pub, puis un deuxième rôle
dans une série. Il était devenu une vedette, il méritait le respect. Les filles le trouvaient
soudainement beau, même s’il l’avait toujours été. Les gars étaient fiers de dire : « lui, je le
47
connais », les mêmes qui le poussaient dans le fossé, qui l’attachaient, qui le connaissaient
surtout de leurs jointures.
Et par la suite, il y a eu des premiers rôles dans de grands films, de grandes séries, son beau
visage de grand acteur dans les revues à grand tirage, en entrevue. Tu l’enviais. Toi, tu emballais
des paquets de viande à l’épicerie après tes cours pendant que lui traînait avec Girard, Sicotte et
Binamé. De grandes soirées bien décorées, flash à l’appui.
Tu ne savais pas encore qu’à lui, il fallait ça. Que pour se remettre de sa jeunesse, il lui
fallait au moins un Métrostar, quelques front page et plein de gens qui l’arrêteraient n’importe
où, n’importe quand : « Eye, c’est Justin Laprise! » Tu l’enviais de ce par quoi il survivait à son
passé. Tu ne savais pas à cette époque. Tu ne savais rien. Tu n’aurais pas pu anticiper « dans
l’ordre de notre relation, c’est moi qui ferais ça ! » Il y avait tellement d’origines à « ça ».
*****
Sa sœur. Au départ, il y avait sa sœur. Déjà enfant, tu étais gros et tu l’aimais. Tu étais gros,
vite essoufflé, mais on te choisissait parmi les premiers au ballon-chasseur pour ne pas te
contrarier. Oui, sa sœur Karine, depuis ta troisième année elle t’avait fait courir. Karine qui te
prenait, te repoussait : « je me sens plus comme ton amie », te reprenait : « je m’en fous, moi, de
l’apparence ». Pendant trois ans. Par compassion la main dans le fossé, Jérôme? Seulement par
compassion?
Non. Aussi une manière de t’approcher d’elle, de la séduire, d’une pierre deux coups. Faire
la bravoure, jouer le chevalier, devenir l’ami du frère, te tenir chez lui pour la voir elle. Beaucoup
pour ça, mais pas surtout. Aussi par compassion, et pour votre penchant réciproque pour la
48
bouteille; déjà à onze ans, Justin et toi, vous jouiez les Jim Morrison pour faire maudits. C’était le
deuxième ordre de votre relation, les saouleries et la fumette.
Et assez rapidement : « de toute façon, ça aurait aucun rapport de sortir avec la sœur de
mon meilleur ami ». Mais pourtant à seize ans, une occasion, une ouverture, et hop Karine!, ta
main tremblotante sous son g-string. Dans tes fantasmes, c’était l’extase, dans la réalité, c’était
l’angoisse.
De son côté, avec les années, l’acteur avait réussi à coloniser le foyer Borromée. À défaut
de pouvoir être toi, avant d’en arriver à te détruire, il lui fallait prendre ce que tu avais. D’abord
ton frère, c’était plutôt accessible; pas le second, le premier, le grand phallus Borromée : Victor,
celui que tu admirais, dont tu prenais la voix, le ton et les gestes pour te construire.
Un orgueil hypertrophié, ton frère, insatisfait de n’être qu’une volonté de penseur sans
réception, honteux d’être mannequin, par conviction. Honteux de vendre du coke, du Tide et des
bobettes pour rentrer le soir écrire ses pamphlets contre l’éphémère. Mais fier devant les filles du
bar local de dire : « oui c’est bien moi » quand elles lui parlaient de cette pub de bière ou de
savon.
Tu avais dix-huit ans, Justin dix-neuf et le grand Victor, lui, vingt-trois. Les deux se
parlaient du milieu en initiés : les caméras, les auditions et les studios. Victor le prenait sous son
aile. Il allait lui apprendre à se muscler et le présenterait à son agente de mannequins : « un bon
dix livres, le six-pack, un peu de bronzage pis c’est sûr que tu vas faire les grosses campagnes,
mon Juste! » Rien de trop beau pour la survie du petit Justin, jamais trop de lui-même sur les
affiches, dans les revues, pour se déprendre de son fossé autrement que par ta main.
Très vite, quand de chez toi ton grand ami téléphonait à l’un de vos chums, c’est « chez
Victor » qu’il répondait quand on lui demandait où il était. Jérôme, ça faisait moins glamour.
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Victor, c’était un plus vieux, un leader, un populaire connu jusqu’à Verchères… Maintenant qu’il
recevait la considération de ton grand frère, Jérôme aux oubliettes. Juste pour un temps.
Car il a fallu plus que de l’amitié trahie et de l’envie pour en arriver à « c’est moi qui ferais
ça! » Justin voulait être Jérôme qui admirait Victor qui, lui, faisait tout pour obtenir la
reconnaissance de Paul, votre père, celui qui l’avait envoyé au pensionnat adolescent pour lui
casser le caractère. Paul dont Victor cherchait toujours l’approbation, lui aussi pour survivre à sa
jeunesse. Pour l’ami l’acteur, plus haut que Victor, en haut de la pyramide, il y avait donc Paul.
Facile à gagner, Paul, il était si sensible à la beauté, la beauté jeune, de préférence au masculin,
tes frères et toi alliez le découvrir.
*****
Ton père avait commencé à se tenir avec Justin, Victor et toi quand vous passiez du temps
chez vous, et c’était justement ce que l’acteur souhaitait. Ton père s’était même mis à boire des
bières et à fumer des cigarettes, à l’occasion. Assez rapidement, ils se sont vus sans toi, Paul et
Justin. Ils allaient souper en tête-en-tête, se confiaient. Ton père l’écoutait, le guidait, lui
redonnait confiance. Déjà après quelques semaines, ce n’était plus chez Victor que Justin se
trouvait quand on lui demandait où au téléphone, mais bien chez Paul. Tu étais était passé au
troisième rang.
Les soupers ont continué, les rencontres, la fébrilité de Paul qui allait se brosser les dents
quand tu lui annonçais que Justin s’en venait. Toute la famille faisait le lien, mais personne ne se
risquait à émettre l’hypothèse, surtout pas Claire, ta mère. C’est ton autre frère, Marco, qui a fait
la lumière sur les motifs de l’amitié de votre père pour ton ami. Le titre du dernier film
commandé sur Super Écran était resté affiché sur la télé après une nuit. Paul était peu habile côté
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technologie, il avait laissé des traces : un film de fesses au masculin. Marco t’avait pointé du
doigt. « Non c’est pas moi! ». Il s’était retournée vers Victor, qui lui avait signifié des yeux de ne
même pas poser la question. Puis le malaise, la suspicion, et encore toi au bout du doigt de
Marco.
Paul n’avait pas le choix d’avouer à ses trois gars, Paul ton père qui préférait la paix à son
orgueil, qui ne voulait pas voir son petit dernier se faire railler à cause de lui, de son mensonge. Il
a tout déballé. C’était seulement une curiosité, un doute ancien qui avait refait surface. « Une
expérience », qu’il vous a dit, « juste pour vérifier. »
Mais dès le lendemain : rasage de près, lotion florale, parfum subtil et bel habit. Toc toc,
c’était Justin : « on soupe à la Spaghettata! » Un Paul fébrile. Allait-il lui en parler, du doute qui
avait ressurgi sur Super Écran ?
Justin s’était trouvé un père. Un père qui allait lui demander à le voir nu, tu l’as appris un
peu plus tard, mais un père quand même. Mieux que le sien, en apparence, un silencieux qui ne
savait parler que du gazon et de la piscine, dont le mot préféré était « produit », prononcé avec un
gros « r » roulé : « Prrrâduit ». « Prrrâduits ménager, prrrâduits de jardinage. Prrrâduits! » Un
père à qui il avait une fois osé se confier, ses déprimes, ses angoisses, et qui lui avait répondu :
« C’est tout entre tes deux oreilles ça, mon garçon. Y a des prrrâduits pour régler ça! »
Mais, après un temps, les visites de Justin? : fondu à l’enchaînement toujours plus lent,
l’acteur qui revient après un mois, ensuite après deux mois, puis presque plus, et finalement
jamais. Coupé au montage l’ami l’acteur, de son propre chef. Tu ne te demandais pas pourquoi,
tu devinais bien les transgressions soft de ton père. Et à nouveau, tu étais plein de compassion
pour ton ami.
*****
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Maintenant que Paul et Victor avaient quitté le décor, il était tout à toi, l’acteur. Tu l’avais
d’abord cru fragilisé par ce qu’il t’avait révélé de ton père, sa demande : « ne serait-ce qu’en
sous-vêtements, Justin? », mais il se trouvait bien satisfait. Ça lui suffisait, d’avoir reçu de
l’attention de ceux qu’il considérait comme de grosses pointures.
Vous étiez redevenus amis plus que jamais auparavant, mais tu ne pouvais oublier que tu
n’étais qu’un étudiant qui servait des souvlakis dans un resto boboche – quand même une
promotion par rapport à l’épicerie –; tu ne pouvais oublier que, pendant que tu servais tes
assiettes mal décorées, l’ami l’acteur se pavanait de première en première, de cérémonies en
entrevues à la télé, tout plein d’éclat. Quand tu allais au dépanneur près du resto acheter de la
gomme pour ne pas puer en servant tes souvlakis toujours trop cuits, parfois tu voyais sa photo
sur les revues et tu te trouvais banal, tu trouvais ça injuste. Il t’avait tout pris pour se construire,
c’est ainsi que ta vanité le comprenait.
Il y avait les femmes aussi. Lui jouissait de sa blonde et de toutes les autres qu’il ramassait
à la sortie des bars. Toi, tu avais eu droit à un seul bec en plus de deux ans. Un seul contact, sa
sœur, que tu avais vue par hasard dans un club, avec qui tu avais dansé, qui t’avait embrassé et
qui s’était endormie dans ton lit, de dos; qui ne voulait pas.
Tu l’enviais ton grand ami. Il était riche, plein de succès et toutes les filles se l’arrachaient.
Il soupait au resto chaque soir, et toi, tu mangeais du riz quatre fois par semaine. Mais tu ne
pouvais rien lui reprocher, il t’en offrait des soupers, des bières, du pot et du vin. Parce qu’il
savait donner en matériel, l’ami l’acteur, il partageait ses bons prrrâduits.
Tu gardais espoir d’entrer dans sa ligue, celle des connus, des admirés. Il osait parfois
t’inviter à des premières, à des lancements, et on se disait : « mais c’est qui lui ? Sûrement
quelqu’un, il est avec Justin Laprise! » Tout ça t’avait valu un laissez-passer de privilège pour les
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premières médiatiques du TNM. Le directeur était venu te voir et t’avait dit : « on aime ça voir du
beau monde à nos premières, donne tes coordonnés à la femme là-bas, on va se revoir. » Tu
n’étais peut-être pas si beau que ça, tu étais surtout avec Justin Laprise.
Un soir, tu avais franchi porte du théâtre bras dessus, bras dessous avec l’acteur. On vous
avait photographiés et ta figure s’était retrouvée sur une des pages d’Écho Vedettes. Tu l’avais
vue un soir au dépanneur où tu achetais ta gomme, cette photo-là dans une revue à portée d’œil
sur l’étalage. Tu étais une star, tu te prenais pour une star dans ton costume de serveur : pantalon
noir, chemise bourgogne, cravate avec dessins de tomates, de crevettes, de concombres et de
brochettes, et un tablier qui, lui aussi, était couvert de tomates, de crevettes, de concombres et de
brochettes, calmars en prime. Une star, bien sûr, mais dans le mauvais habit, avec la mauvaise
job. Non, pas du tout, pas une star, juste l’ami de l’autre. Mais tu parlais comme si, tu évoquais
Côté, Arcand et Buissières en les nommant par leur prénom.
Tu te pensais hot pour ne pas penser au grand malaise t’aspirait, quelque part plus bas, là où
ça broyait, l’idée de toi au bras d’une fille. Pourquoi devenais-tu anxieux quand l’une te souriait?
Pourquoi tu ne prenais pas ton pied, au lit? Tu te demandais, te questionnais en surface, mais tu
ne te risquais pas à consulter l’enfoui. Et puis un jour, tu as lu Henri Troyat, La Tête sur les
épaules. Le personnage posait que si son père était un assassin, étant son prolongement, il ne
pouvait lui-même qu’être ça, un assassin. Et ton père à toi, il était gay...
*****
Ce doute ancien que tu croyais bien digéré s’est remis à vriller dans ta tête. Le fantôme de
Carry revenait te visiter. Cette hypothèse que tu croyais d’un autre temps passait de travers, mais
elle résolvait tous tes malaises. C’était ça, tu t’étais leurré avec Karine, Isa et tes douze conquêtes
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d’une nuit, dont onze à trembloter. « Tu es d’où tu viens », que tu te répétais. Tu gardais ça pour
toi, tu t’isolais. Tu ne voyais plus Justin, tu ne lui parlais plus. Tu vous avais créé une chicane
pour ne plus le fréquenter, autour d’un livre ou d’une idée. Et puis un soir, ça a explosé.
C’était au mariage de ta grande sœur. Tu étais soûl, tu as fait le tour de ta famille et tu as
dit : « Je suis homo. » Tu te sentais comme étranger à tes propos, mais libéré, soulagé au prix
d’un leurre que tu devinais déjà comme tel, mais de trop bas, hors de portée. Plus tard, tu as dû
téléphoner à tous pour dire : « me suis trompé. » C’était peu de temps après « dans l’ordre de
notre relation, c’est moi qui ferais ça! », après que l’acteur et toi vous soyez revus une dernière
fois.
*****
Justin t’avait invité avec deux de vos vieux chums à venir souper chez lui. Les bouteilles se
vidaient vite, les assiettes aussi, plein de discussions se plaquaient : la politique, l’environnement,
les filles, la psychanalyse et encore les filles. Vous refaisiez le monde et parliez fort, toujours plus
fort, surtout Justin, le plus plus fort.
Vers le milieu de la soirée, il avait appelé deux filles pour leur proposer de venir vous
rejoindre, bien sûr deux filles qu’il avait déjà baisées. Elles sont venues, l’un belle et l’autre très
belle. Vous étiez les trois amis tous bien pâmés. L’une te plaisait, la très belle.
Vous vous êtes parlé, elle et toi, bientôt les deux seuls à l’intérieur pendant que les autres
sur la terrasse nuançaient le monde qu’ils avaient refait. Vous vous êtes accoudés sur le comptoir,
face à face, au mieux deux pieds entre vous deux. Et puis peu de temps après, Justin est venu
s’immiscer dans votre huis clos et vous a joué ses simagrées pas drôles du tout; il fallait bien rire,
donc pourquoi pas, il était si mignon après tout. Très vite le pied et demi entre elle et toi prenaient
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la mesure de sa jalousie. Il est venu se glisser entre vous deux, serré, à peine la place. Il t’a fait
dos et s’est mis à lui parler, seulement à elle. Il lui servait tous tes propos qu’il avait, deux heures
plus tôt, tenté de démentir. Il se gonflait avec ton plumage. Tu n’existais plus. Tu étais le
deuxième qui prend son trou et tu as levé le camp comme un petit singe devant le dos d’un
silverback.
La soirée a pris fin, tout le monde est parti, sauf toi. Tu voulais boire plus, aller plus loin.
Ton palais et tes palettes te réclamaient de l’engourdissement : « Et si on commandait un peu de
coke? » En deux mouvements, c’était fait. On se laisse aller! Elle est arrivée vite et rentrait bien.
Vous buviez plus, vous en sniffiez des longues. Vous étiez deux ressorts bien étourdis. Mais le
silence faisait parfois surface entre deux lignes, et tu as fini par lui confier, à ton ami, que tu
craignis de le désirer. Tu le sentais peu, c’était une idée, la réponse théorique à une impasse, mais
tu devais la vérifier.
Tu lui as fait la confidence et il s’est mis à rire, à rire plus fort, un petit silence, et puis
encore, toujours plus fort, toujours artificiel. Puis il s’est tu, il s’est levé, il s’est approché de toi
et il t’a embrassé. Sa langue goûtait la cendre. Était-ce bien lui ou un autre rôle? Ça t’a fait drôle,
une barbe sur ton menton, sa bouche à lui, presque sa sœur, mais en plus large, qui pouvait
t’avaler. Vous continuiez, alliez plus loin, le bout du bout. Et vous vous êtes retrouvés dans son
salon, culottes baissées.
Assez rapidement, vous étiez l’un sur l’autre à moitié nus, à vous frencher. Un inconfort
t’avait fait te lever quand tu avais vu son sexe. Il s’était jeté sur le tien et l’avait enfoncé dans sa
bouche. Il t’avait sucé, et puis à ton tour, tu le faisais sans rien ressentir, à cause de la coke peutêtre, mais non, juste un malaise, très peu de plaisir. Vous vous suciez des semi-molles mais
persistiez. Et c’est là que tout a commencé à prendre fin.
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Tu as pensé : « peut-être que ça passe pas tellement parce que je vise la mauvaise cible. » Il
était debout, tu t’étais fait une autre ligne et avais bu quelques gorgées. Tu t’es approché de lui,
de lui de dos, ce dos qui t’avait repoussé de la belle Hélène trois heures plus tôt, un dos de
silverback en argent plaqué. Tu t’es approché de lui et tu as collé tes hanches sur ses fesses, juste
un petit contact pour vérifier. En sentant ton sexe lui frôler le creux, il a sursauté : « Wowe,
wowe, non, quand même! ».
Et c’est là qu’il t’a lancé de haut, après un petit rire méprisant : « De toute façon, dans
l’ordre de notre relation, c’est moi qui ferais ça! » Que c’est lui qui t’enculerait, c’est ça qu’il te
disait. Tu t’es rhabillé et vite la porte. Avant de partir, il t’a confié qu’il aurait aimé te voir venir,
te faire plaisir. Toi, tu n’étais que dégoûté, dégoûté et soulagé. C’était enfin terminé pour vrai,
cette relation, cette lute où tu acceptais qu’un déplumé t’arrache les plumes pour ensuite parader
devant ta chair de poule.
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Carry Scott en sept actes
Il est revenu à l’été du Giorgio, comme tu l’appelles, l’été 1995. Tu avais quinze ans, tu
n’étais pas bien ta peau, et ta peau n’était si bien sur toi non plus malgré les efforts de l’Accutane.
Ta puberté prenait du retard, sauf dans son expression acnéenne. En cours de mue, ta voix
pouvait alterner dix fois entre trois octaves dans une même phrase. Tes chums te surnommaient
d’ailleurs parfois King Diamond, eux qui avaient déjà tous des voix d’acier. Ton torse et tes
aisselles commençaient à peine à oser quelques petits poils, contrairement à ta tête, elle, occupée
par quelque deux cent mille cheveux longs d’un demi-mètre. Ton visage déjà surpeuplé rouge
n’avait pas de place pour faire une barbe. Peut-être croyais-tu apercevoir un début d’ombre audessus de ta lèvre, une intention de moustache, mais rien comparé à celle, immense, du chef sur
le logo de ton Giorgio.
C’était un jeudi soir et tu revenais justement de chez Giorgio où tu assurais le poste de
plongeur. Tu ne savais pas ce qui t’attendait alors que tu roulais à vélo vers cette cour d’école où
tes amis et toi passiez vos soirs à végéter avec un petit lecteur cassette qui vous crachait du gros
métal. Des soirées entières à boire des bières et à fumer des plombs de hash, « des bites », comme
vous disiez, sans connaître la connotation française du terme « bite ». Vous vous moquiez de tout
ce qui ne vous ressemblait pas, homophobes et xénophobes, phobiques de tout ce qui sortait de
votre quartier blanc et cossu.
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Tu t’attendais à une soirée typique, il était dix heures et tes amis étaient sûrement en train de
se taper une partie d’aki kill. Le but du jeu n’était plus de faire en sorte que la petite poche de
billes reste en action sans toucher le sol, mais bien de la kicker le plus fort possible en plein
visage d’un vis-à-vis. Vous aviez bien adapté ce passe-temps plutôt hippie à vos états
psychologiques, en aviez fait une manière d’ultime combat. Sinon, quand vous étiez trop soûls
pour vous maintenir à la verticale, vous déplaciez l’arme de votre euphorie de vos pieds à votre
bouche. Pas des paroles railleuses ou incisives, du moins pas seulement ça, non, un vrai loisir :
cracher à la figure de celui qui s’y attendait le moins, en grosse quantité et de préférence sur les
yeux. C’était votre façon d’être virils.
Oui, car ça, viril, tu l’étais fort! Tu avais eu le privilège d’en faire la démonstration cet été-là,
de ta virilité tout hétéro, toi qui doutais de ton identité, tellement qui doutais, tu enjambais le sens
moral pour te prouver, te rassurer. C’était quatre semaines avant le retour de Carry, un soir
d’immense buverie à la Saint-Jean, une beuverie avec acides jaunes, deux cette fois-là pour vous
tester, pour vous prouver. Vous vous rendiez au Parc des Gouverneurs, votre gang et quelques
filles du secondaire plutôt hippies. L’une était très très hippie, soûle comme une Joplin avec le
corps qui venait avec. Alex et toi aviez dû la traîner en sandwich pour l’amener du bord du fleuve
au parc.
Vous assuriez tuteurs avec fermeté, parfois vos mains glissaient, se posaient trop près d’un
sein, trop bas les reins, et vous riiez. Remarquait-elle? Pas jusque-là, un peu plus tard, jusqu’à ce
qu’elle tombe et que tu pousses la blague pour atteindre le maximum d’hilarité, c’était ton rôle de
faire le clown. Pour la relever, tu avais glissé tes mains sous son t-shirt et avait d’abord palpé ses
seins : « je cherche une pogne », et tes amis riaient, et toi aussi, et elle hoquetait, toujours à deux
doigts de régurgiter. Puis tu as enfoncé une main entre son jeans et son derrière, on riait tant, toi
le premier, puis elle a produit un gémissement, et toi le comique, tu as lancé : « on gémira plus
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tard, Chloé ». Tu ne la désirais pas, tu voulais juste impressionner et faire tes preuves d’hétéro
tout en montrant ton sens comique.
Le même manège a perduré jusque dans le parc où, après qu’une fille t’ait vu glisser ta main
dans un endroit bien plus intime que tes deux cibles précédentes, quelques-unes se soient mises à
te crier un tas d’injures. Ce n’était pas grave, tu avais le LSD pour justifier l’écart, et tu préférais
nettement être considéré comme un violeur que craindre qu’on te croie tapette.
C’est dans cet état des lieux qu’il est revenu, Carry, après sept ans d’absence qui avaient
d’abord vu ton corps devenir obèse, jusqu'à ce que tu remplaces les blocs de fromage fondus aux
micro-ondes, les litres de Pepsi, les chips et le reste pour un régime plus pulmonaire : deux bites
pour déjeuner, trois à la récré, quatre au dîner après avoir avalé une barre de céréales, quatre
autres à ton retour de l’école, ensuite un vrai souper, et en moyenne dix par soirée. Beaucoup de
bites pour le Jérôme!
*****
Il avait quitté le quartier en 1988, son père promu à un poste d’ingénieur-chef à la fabrique
de Boeing près de Seattle. Carry et toi aviez été meilleurs amis pendant deux ans, un quart de vie
à ce moment-là. En fait, vous étiez plus que juste amis, vos loisirs étaient d’un ludique très
hormonal. Quand vous jouiez à Lance et Compte, ce n’était pas sur patinoire avec patins, c’était
bâton élevé dans un recoin de son sous-sol, toi Marc Gagnon et lui, Suzie Lambert. Vous faisiez
tout au masculin ce que ton frère Victor t’avait montré dans ce film gardé caché que votre cousin
plus vieux lui avait échangé contre une balle signée Tim Raines; pas juste des petits frôlements,
aussi profondément que vous le pouviez. Rien ne sortait, mais tu jouissais.
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Les premières fois, vous ne saviez pas qu’un mot résumait votre pratique, votre attirance, une
étiquette. Bien sûr vous connaissiez le terme « tapette » en tant qu’injure lancée devant la peur ou
le manque de force, mais le vrai mot scientifique, vous l’avez seulement appris plus tard, à
l’intérieur d’un reportage où des centaines de milliers d’hommes et quelques femmes couvraient
les rues de San Francisco avec chandelles, en 1987. « Homosexuel », le mot, le terme, et cette
maladie mortelle qui venait avec : SIDA.
Vous trouviez toutes les occasions pour vous frotter, vous pénétrer, dans la piscine quand les
parents surveillaient peu, en réclamant de prendre votre bain ensemble, trop jeunes pour que les
grands se doutent des vrais motifs de votre requête ; des fois dans le coffre de la Honda Civic
Wagon de ses parents pendant leurs courses à l’épicerie, et parfois moins subtilement sous le
balcon, devant la toilette. Dès que possible, autant que possible, lui le bottom, et toi le top. Tu les
attendais avec une fébrilité coupable, ces fois où la rencontre était possible, où l’interdit avait une
occasion.
Le mot que vous aviez connu après ce défilé aux bougies tristes, il ne te collait pas, tu n’étais
pas des leurs. Toi et Carry, c’était le fruit d’un leurre, une confusion, déjà trop tard pour
corriger…
*****
Il avait intégré la classe de deuxième vers le milieu du mois de septembre, venu d’ailleurs,
côté anglais. Tu n’avais pas l’âge de ressentir ces charges-là, mais devant lui, pas encore lui, pour
toi une « elle », en bas c’était volcan dans ta crevette. Ses cheveux fins bouclés étaient plus longs
que ceux de tous les autres, presque aussi longs que ceux des filles. Un an plus jeune que le reste
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du groupe, sa voix donnait une impression de fillette. Et puis son nom, un nom avec une fin qui
sonne en « i », comment pouvait-il être un garçon?!
La révélation t’a assommé début octobre dans cette classe de la petite école devant laquelle,
sept ans plus tard, les toughs et toi alliez jouer au aki kill en écoutant du Manowar. C’était un
cours de français, vous faisiez des dessins : illustrer en une image l’histoire du Petit Poucet. La
prof a dit une phrase et Carry s’est exclamé : « Ouache ! Le rose, c’est pour les filles! » Tu avais
été saisi, liquide comme de la gouache sur ton petit siège, mais transparent d’orgueil. Tu venais
de réaliser que Carry était un « il ». C’était comme la révélation du film The Crying Game dans
une version Disney.
Assis l’un à côté de l’autre à sa demande le premier jour de sa rentrée, vous étiez bien placés
pour devenir des amis proches. Tu l’as vite initié aux gestes des personnages du film de Victor,
Carry, celle que tu n’avais pas choisi de voir devenir celui. Il embarquait dans tes façons de jouer
ensemble, les prenait moins au sérieux que toi qui en jouissais, mais embarquait, même
demandait, ça lui plaisait d’être réclamé par toi, mignon. Ça a duré pendant des mois, presque
deux ans, à jouer à Degrassi ou à Top Gun pour justifier la nudité et les contacts. N’importe quoi,
même en jouant à Commando ou à Rocky, tout pouvait donner contexte aux fesses et aux pénis.
Et puis un jour, Carry s’est mis à insister pour que vous marchiez main dans la main dans les
couloirs de la petite école, comme les messieurs du défilé de San Francisco. Tu résistais, mais lui
tenait son bout, te refusait ses fesses à moins que tu ne plies. Carry, sept ans, était déjà prêt à
mener de front son coming out.
Et de chicanes en refus, au fil des distances, les modalités de son chantage se sont
diversifiées, sa guerre prenait progressivement pour arme la jalousie. Il gagnait le cœur des plus
belles filles et leur donnait des becs devant tout le monde à la récré, devant toi avec tes yeux que
tu voulais imperméables. Toujours assis côte à côte en classe de troisième, il te demandait de
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faire circuler des petits papiers couverts de cœurs et adressés à Valérie ou Marie-Pierre. Tu lui
lançais des regards flèches, il voyait faille, croyait victoire, tu cèderais, il le pensait, mais non, tu
te plombais, sous-estimé l’orgueil du petit Jérôme, avec tes toughs de frères à épater : pas de
moumounes chez les Borromée, même à moitié!
Et finalement, l’ultime affront avec une cause de déguisement, une histoire de petite auto que
tu lui aurais volée, et ce fut tout, fini vous deux, plus jamais ton ventre sur ses reins pris comme
toutou. C’était au printemps 1988 et tu allais devoir apprendre à te soulager en mode solo.
Durant les Olympiades de fin d’année, on t’a appris qu’il s’en allait, quittait le pays avec
toute sa famille parce que le père avait trouvé un poste sur la côte Ouest. Tous les amis ou
presque l’avaient accompagné à Mirabel, toi seul chez toi, la punition, pas d’au revoir. De toute
façon, tu t’étais déjà habitué depuis deux mois à faire l’amour à son fantôme.
Deux ans plus tard, tu atteignais le seuil d’obésité. Cette béance qui se creusait à même ton
ventre, il te fallait bien la gaver, à bloc pour taire la plainte qui gonflait : blocs de fromage aux
micro-ondes, pintes de Pepsi, chips, chocolat, et cetera. Les diversions d’un abandon dans
l’abdomen : occuper le manque qui ne se reconnaissait pas encore, pas de nom, d’explication,
juste un réflexe sans démarche : te la bourrer.
Une fois seulement est-il revenu dans le quartier avant l’été 95, juste de passage durant la
fête de fin de cinquième, un party mixte dans la piscine. Toi, tu sortais avec Karine Laprise qui
s’en foutait que tu sois gros. Tous les garçons et tes cent soixante livres aviez changé ensemble
vos shorts pour des maillots dans le cabanon de Phil Groleau, sauf Carry qui ne voulait pas
devant les autres, qui s’était changé après tout le monde. Et tu tremblais à l’idée de ce spectacle
que tu aurais pu toucher du coin de l’œil, offert juste à des murs qui sentaient le gaz, le chlore et
le gazon. En haute tension, le cœur bien gras du petit Jérôme, ne pas épier par la fenêtre, si on te
voyait…
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Tu n’as rien fait, tu t’es puni juste un peu plus en évitant de lui parler. Toute la journée, tu
l’ignorais, et ta Karine subissait des pluies de becs quand tu sentais peser sur toi les yeux de
Carry. Ce n’était pas juste de la frime, tu l’aimais fort la belle Karine, mais comme tes mains
n’avaient pas le droit d’aller plus bas que son cou, tu l’aimais surtout de ta tête.
*****
Personne ne t’avait informé de son retour ce soir du 20 juillet 95, personne ne le savait cinq
heures plus tôt qu’il était revenu dans le coin. Tu roulais sur ton vélo en fumant des bites à la
bouteille, une prouesse dont tu étais le seul capable parmi tes chums. Dans ton sac à dos, trois
quilles de bière considérée forte à cette époque. Tu sentais le drain et la lasagne. Tu ne prenais
jamais le temps de te doucher à ton retour de chez Giorgio, trop pressé de t’étourdir. En entrant
sur le terrain de la cour d’école, tu as reconnu « Victim of Changes », de Judas Priest, qui jouait
de la vieille cassette copiée de Steve Turcotte, le ruban si usé, la mélodie ondulait presque autant
que ta voix. Puis tu l’as vu, il était là, Carry, un revenant, beau.
Plus jeune que tous les autres, il avait une apparence d’enfant devenu grand, pas un ado,
même pas encore un premier trait de puberté. Il était conforme à cette image de lui que tu avais
fait vieillir avec les ans.
Il portait un short carreauté jaune serin et un t-shirt encore plus serin. Ses cheveux bouclés
bronze étaient à peine plus courts que ceux du David de Donatello, que tu ne connaissais pas
encore, pour toi David c’était un voisin nerd qui mangeait ses crottes de nez. Son visage encore
épargné des bombardements hormonaux correspondait à l’idée que tu t’en étais faite : taches de
rousseur à peine visibles sur peau cuivrée, petit nez un peu retroussé, lèvres généreuses à la
géométrie très féminine, un petit espace entre ses palettes et deux yeux tristes pourtant luisants.
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Il s’est levé pour venir à ta rencontre, a tenté une accolade, son bras droit étendu sur tes
épaules pleines de pustules. Toi tu as fait l’aimant inversé, sans te décoller, juste te tenir loin,
tièdement distant : ne pas laisser de trop intenses papillonnements afficher leur suite joue rouge
sur ton visage.
-
Sapristi, Jérôme, toi aussi t’es rendu un homme!
C’était de plus en plus vrai, tu y étais presque, peut-être à quelque cent mille poils d’être un
vrai homme, même si tu en avais la forme. Vous vous êtes mis au courant des évènements récents
de vos jeunes vies, de ta main tremblotante la Molson XXX qui se vidait à grandes lampées.
Après deux minutes de dialogue, vous étiez tous les deux assis avec les autres, la discussion
coulait au rythme de la boisson, comme si toujours Carry avait été du nombre, un serin parmi le
casting de The Lost Boys. Vous parliez de tout et de rien, toi tu parlais beaucoup, des filles
surtout. Tu surenchérissais gauchement ton rôle de grand macho, un Burt Reynolds avec trois
poils sur la poitrine et une voix de Janine Sutto.
-
Ah oui, même toi, Jérôme, t’as déjà couché avec une fille?!
Le ton surpris de sa question contenait quelque chose de suggestif. Tu commençais à le
craindre, le beau Carry. Tu te souvenais de son impudeur sept ans plus tôt, lui qui voulait
t’imposer de vous afficher tout arc-en-ciel comme un drapeau à votre école. Tu avais une
costaude réputation à préserver. Et s’il perdait en subtilité, s’il évoquait votre passé, lui qui
voulait sortir de son placard à l’âge où d’autres craignent encore d’y voir des monstres?
Tu t’es montré encore plus gras dans tes remarques machistes, chacune de tes phrases
contenait ou bien le mot « touffe », ou bien le verbe « fourrer », ou bien l’expression « lui v’nir
dans face ». Ses yeux septiques et ses mimiques de petit moineau accueillaient en douche froide
tes phrases carrées. Tu jetais ton dévolu sur le cas de Julie Lefevbre, que tu avais prise dans un
fossé au bord de la voie ferrée. Pas de mensonge, tout était vrai, tu l’avais effectivement fait avec
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elle un soir en mai, deux mois plus tôt. À peu de nuance que c’était vrai, ce n’est pas toi qui le
voulais, c’est elle qui t’avait presque violé, la nymphomane de service avec ses seins gros D. Tu
avais eu de la misère à bander. Tu avais dû le faire en levrette afin d’en venir à bout, les yeux
fermés, caressant entre tes oreilles les fesses de Carry pendant que ta présence presque en
hypnose se démenait derrière Lefevbre.
-
Ah ouin, eye, ça me surprend ! L’as-tu fait d’autres fois, avec une fille?
« Avec une fille », cette précision, tu angoissais, il te fallait agir et vite. Tu as commandé un
petit concours de cale et tu as servi trois bites massives à la menace, histoire de l’amocher pour
qu’il se taise. Et puis encore un autre concours, le stress aidant, tu gagnais vite. Après une heure,
Carry était zombie et toi, en paix. Les autres sont tous partis au dépanneur-cantine aller chercher
leur lunch de nuit, deux bons roteux pour les plus riches, et pour les pauvres, un sac de chips.
Et tu t’es retrouvé seul avec cette forme réelle de ton fantasme, assis sur des séismes et lui les
yeux plombés, sa tête trop lourde sur son cou de pâte. La jouant plus soûl que tu l’étais pour te
donner des positions plus stratégiques, tu t’étais étendu sur le côté, lui bien assis juste devant toi.
Ta tête échappée molle sur ton biceps, tu visais loin en dessous des ses shorts carreautés jaune. Le
sous-vêtement, lui, était rouge, et toi le taureau au mince duvet tu te retenais pour ne pas charger;
tu restais en mode figé, si on t’épiait à ton insu, tu ne savais pas, pas de risque à prendre...
Tu as attendu les autres, cloué à ton silence autant qu’à ton orgueil, scannant au ralenti les
images dissimulées au bout de ses cuisses. Tu aurais pu lui dire : « viens, on s’en va, les autres
ont dû rentrer. Viens, dors chez moi », mais tu t’es contenté d’imaginer le scénario : vous dans le
sous-sol de ta maison, seuls sans regards.
Tes amis sont revenus et la soirée s’est terminée, comme de coutume, par un combat de
crachats à la figure ; ça te convenait bien, tu avais ravalé tout un lac. Carry restait avachi dans son
coma, et toi tu réfléchissais à une manière de faire en sorte qu’il n’intègre jamais votre cercle.
66
*****
Ça a marché, les semaines suivantes avec ta voix nouvellement muée, en son absence tu le
raillais d’être impubère, le traitait de fif pour rentrer le soir te masturber en pensant à son
impuberté et sa fifure. Carry n’a plus jamais été invité à se joindre à vous pour une soirée. Tu
étais le VP de la bande, le deuxième tough chez les plus tough du quartier, et tu ne voulais pas
être détrôné par ton désir trop apparent, par ton passé ; tu ne voulais pas finir rejeté, fif.
L’année scolaire a débuté et votre gang en dessous de l’aile E se tenait à cercle clos, étanche
à la présence du petit Carry que tu saluais à peine quand tu le croisais. Des fois, il réussissait à
s’immiscer entre vos épaules, les autres lançaient des craques voulues subtiles sur les tapettes,
sinon c’était le silence que vous faisiez peser sur sa présence. Ces fois où il faisait irruption dans
votre spot VIP, tu absorbais l’image de son visage et de son corps à œil fuyant, et le plus souvent
tu te rendais ensuite dans une cabine de toilette.
Puis un midi, alors que ton cours de morale avait fini un peu plus tôt qu’à l’habitude, tu
attendais tes chums à votre spot habituel, les écouteurs indécrochables à tes oreilles qui te
crachaient du Gamma Ray. Carry était sorti avant les autres, il n’y avait personne pour vous
surprendre, tu as donc osé lui dire une phrase, et il t’a invité à venir dîner chez lui, en précisant :
« ma mère s’ra pas là ». L’idée de le suivre te bombardait d’images peu subtiles, mais ce fut non,
tu ne voulais pas subir plus tard toutes les questions de tes amis : « t’as dîné où, coudonc,
l’gros? », tu ne voulais devoir répondre : « ch’tais chez Carry » et les entendre, dubitatifs :
« depuis quand tu t’tiens avec le fif? » Pas de risque à prendre…
-
Ah, désolé, Carry, on dîne chez Valentine c’midi pis y faut qu’on parle de choses ben
privées.
67
Les autres sont sortis au son de la cloche, et vous êtes partis, laissant Carry en plan comme
s’il était juste une brique au bas du mur. Tu venais de te créer un second j’aurais-pu, un j’auraisdû en germe, un autre film à encoffrer en chambre noire. Plein d’autres scènes imaginées que tu
allais ruminer pendant des mois, pendant des ans, comme un chewing-gum qu’on prend pour
éviter de manger.
La quatrième secondaire a terminé, Carry ne venait plus vous déranger, ne venait plus étendre
sa tache rose sur votre barrière. La cinquième a commencé, s’est déroulée, tu ne le voyais même
plus dans les couloirs, en dessous de l’aile E. Peut-être était-il là, fait transparent par ton refus,
ton ignorance forcée.
*****
Ce qu’il a fait ensuite, après le secondaire?, tu te l’es bien demandé. Était-il retourné à
Seattle où il avait retrouvé ses vieux amis? Avait-il subi le sort souvent réservé aux rejetés, celui
de prendre l’ordinateur pour confident? T’avait-il désiré, toutes ces années? De ton côté, avec le
temps, le fantasme s’était estompé, dilué dans ceux que tu entretenais pour certaines filles, Karine
Laprise en première place.
L’épisode gay de ton existence était réduit à un souvenir, mais quelque chose dépassait de
cette empreinte, tu t’y enfargeais. Ce reste te condamnait à une identité dubitative. Pendant tes
cours d’arts au cégep, dès que tu entendais « tapette », « fif » ou « homo », assis en classe, ta face
devenait toute rouge, comme si tu en étais un dans le placard et que ces mots rendaient la porte de
la garde-robe transparente.
Puis, après des mois de gym, ton corps était devenu plus qu’acceptable malgré un reste
d’enrobage. En dix semaines, vingt livres de moins sur ta cuirasse. Et tu as rencontré Isa,
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proportionnellement androgyne à l’androgynie de Carry, comme une symétrie au féminin, un
prolongement dans l’autre sexe.
Après un an, c’était fini, Isa et toi. Ce n’est ni elle ni toi qui avait mis fin à cette union, c’était
cette boule têtue au fond de ton ventre, du trouble anxieux dirait ta psy un peu plus tard. Tu
effleurais l’idée que cette angoisse soit celle du gay en toi qui protestait, celle du monstre tapette
qui voulait se faire ta peau, mais tu la chassais vite de tes pensées, l’idée. Elle ne te convenait pas.
Et puis deux ans plus tard, un peu avant la fin de ton amitié avec l’acteur, elle s’est mise à te
harceler. Carry mal englouti avait refait surface dans ton imaginaire, et tu es parti à sa recherche.
*****
Tu n’as pas eu à te rendre bien loin pour le trouver, pas de voyage à Seattle, pas de Claire
Lamarche. Tu te souvenais qu’une connaissance de Boucherville était sa petite-cousine. Tu l’as
contactée pour qu’elle te donne ses coordonnés, et tu as appelé Carry. Tu ne savais même plus
exactement pourquoi tu faisais ça, quel était le but de ta démarche. Après deux coups, ça a
décroché, une voix d’homme profonde et grave, tu as figé.
Ta déception devant sa voix te confirmait la nature de tes intentions. Tu aurais voulu te faire
répondre par cette voix pas encore muée, une voix de fille. Tu souhaitais le retrouver, Carry, tel
qu’il était quand tu l’avais abandonné, comme si tu retournais en 1995 pour enfin vivre en vrai et
au complet le film dont tu n’avais tourné que le générique.
Vous vous êtes parlé : silences, malaises. Vous évoquiez vos jobs, vos études, vos passetemps, quasiment comme si c’était un appel télé-rencontre. Puis il t’a posé une question sur tes
amours, tu as fait vague, tu lui as retourné la question, il a fait un peu moins vague : célibataire
depuis qu’un vieux con l’avait quitté. Il t’a demandé pourquoi tu le contactais, tu lui as dit que tu
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préfèrerais lui en parler en face à face. Il comprenait. Vous avez raccroché après qu’il t’ait
demandé ton numéro pour mieux te rappeler quand il aurait un peu de temps libre, « sans doute
demain », avait-il dit.
À cette époque-là, Facebook n’existait pas. Tu croyais qu’il n’y avait aucun moyen de savoir
de quoi ton vieux fantasme avait l’air maintenant qu’il était homme, jusqu’à ce que tu te dises
qu’un ingénieur informatique auteur de deux ouvrages devait avoir sa face quelque part sur un
site web. Tu as tapé son nom sur google, tu as cliqué « images » et son visage est apparu audessus du titre d’un livre qui contenait le mot « hardware ». Ça ne pouvait être que lui.
La mâchoire t’a décroché. Ce grand fantasme que tu avais traîné pendant presque vingt ans,
le beau Tadzio était devenu un Pierre-Jean-Jacques, un petit monsieur dans un complet vestoncravate, la tête rasée pour dissimuler sa calvitie, et un double menton; un monsieur gras, le petit
Carry, avec au centre de son visage une moustache. Pas une deux-doigts comme la mascotte du
Giorgio, une Fu Manchu qui se voulait hip, mais malgré tout, la preuve du poil.
Le lendemain de ton appel, tu as téléphoné chez Bell et tu as demandé de faire changer ton
numéro de téléphone. Plus jamais tu n’as vu ou entendu Carry.
70
Sylvette Lamothe et tes visées
Tu n’aurais jamais dû te retrouver là. Tu y étais allé pour te faire voir. C’était le party
suivant la cérémonie de remise des prix Jutra. Presque tout le gratin cinématographique s’y
trouvait, toutes les vedettes de notre mini-Hollywood dans leurs belles robes Simmons et leurs
complets Mexx. Tu étais impressionné par ces présences photogéniques, fier d’être du nombre,
même si tu y étais un sans nom.
Tu connaissais bien la méthode pour te tailler une place dans ce milieu. Il te suffisait de
faire l’important en gestes et en paroles afin qu’on te croie au moins un membre lointain de la
grande famille : ne pas te montrer trop intéressé par les basses castes qui venaient t’aborder, et
saluer d’un petit hochement de tête discret les plus glamours, comme s’ils étaient supposés te
reconnaître. La stratégie te réussissait bien, le plus souvent, on te répondait de la même façon ;
certains, plus chaleureux, te lançaient même : « Eye, salut toi, comment ça va? » alors qu’ils ne
t’avaient pourtant jamais vu auparavant.
Et à force de te voir aller, on se disait : « mais oui, lui, c’est Chose, quelqu’un c’est sûr, il
semble connaître tout le monde. » Au fil de la soirée, on te laissait de plus en plus prendre place
dans les cercles cinq étoiles. Comme on te demandait à tout coup dans quelle branche du domaine
tu œuvrais, tu te présentais comme scénariste, avec deux projets en pré-production. On te
demandait quelle boîte, quel producteur, mais tu prétendais préférer ne pas en parler, par simple
superstition, un bon moyen d’éviter de devoir répondre : « personne ou presque ». Tu avais
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effectivement deux courts-métrages entre les mains d’un de tes amis faiseur de pubs, mais les
projets étaient en pré-production depuis trois ans. Ce n’était pas grave, l’important était que tu
atteignes le stade de déjà-vu-celui-là, tout deviendrait facile ensuite.
Toute cette attention qu’on t’accordait te grisait d’un espoir hors proportion, ta stratégie
était d’une intuition si fine, tu le croyais. Tu ne pouvais pas te douter que, dans les faits, cet
intérêt qu’on te portait, c’était surtout grâce à Sylvette, qui t’avait déjà présenté à ton insu; plus
encore même, qui t’avait annoncé.
*****
Tu avais été surpris qu’elle te propose de te joindre à elle pour cette soirée sur le célèbre
tapis rouge. Vous vous connaissiez depuis un mois à peine et vous vous étiez vus seulement deux
fois, toujours en compagnie de Jean-Marie. Tu craignais de n’avoir rien à lui dire, de subir ce
malaise qui peut sévir entre deux personnes qui sont devenues amies plus rapidement qu’elles
n’ont appris à se connaître. Mais bien sûr, tu n’allais pas laisser passer cette occasion. Enfin les
portes de la section prestige du show-business s’ouvraient à toi. À vingt-trois ans, tu étais déjà
très en retard dans ton projet d’enfant prodige du cinéma. Il te fallait avoir scénarisé au moins un
long-métrage avant trente ans pour accéder au statut de grand génie, pour impressionner
l’Histoire. Aujourd’hui, tu comprends bien que l’avenir s’intéressera autant à toi que toi à Pierre
Tremblay, un enseignant de St-Hilaire qui peint des toiles à numéros pour ne plus penser à boire.
*****
73
C’est dans le contexte universitaire que tu as rencontré Sylvette, que tu connaissais déjà
bien sûr de nom, d’abord parce qu’elle était une cinéaste reconnue, et plus spécifiquement parce
qu’elle avait été la réalisatrice d’un film dans lequel Justin Laprise avait tenu un premier rôle.
Votre connaissance en commun te donnait un bon prétexte pour l’aborder après sa conférence.
Mais tu ne l’avais pas approchée directement, tu ne voulais pas faire la file pour lui parler de ses
films et de Justin entre deux autres étudiants. Tu étais l’assistant du professeur et tu considérais
que ça te méritait un petit traitement de faveur. Tu allais être le dernier à lui parler pour pouvoir
prendre tout ton temps.
Tu t’étais donc rendu voir Jean-Marie, avec qui ta relation commençait à dépasser le cadre
professionnel, et tu lui avais fait part du fait que ton meilleur ami avait tenu le rôle de Charles
dans le dernier film de Lamothe. Il t’avait discrètement signifié d’attendre un peu, t’avait
demandé ton avis sur le titre du projet qu’il soumettrait pour subvention, et quand les autres
étudiants furent tous partis, il t’avait présenté à la cinéaste comme son meilleur étudiant des dix
dernières années. « Et c’est un ami de Justin Laprise », avait-il précisé pour mousser encore
davantage ton importance.
Tu as échangé un peu avec celle qu’il avait qualifiée de grande amie immémoriale. À
peine t’avait-elle salué que tu les louangeais déjà, elle et son œuvre. Tu la félicitais pour sa
présentation d’une sobriété tellement modeste. Tu la disais un des plus grands monuments du
féminisme, et elle calmait tes ardeurs en nuançant tes mots, ses yeux comme ceux d’un comique
qui freine les applaudissements de la foule d’une main pendant que de l’autre qui s’agite à
hauteur de hanche il en réclame davantage. Tu lui mentais généreusement, tu avais toujours
soutenu auprès de tes amis que ses films souffraient d’un didactisme à la Passe-Partout.
Comme tu le faisais avec tes professeurs, tu ne posais pas tellement tes questions à
Sylvette par véritable curiosité, mais bien pour faire valoir ce que tu étais certain d’avoir déjà
74
compris. Des questions auxquelles la seule réponse attendue était un compliment offert à ta
perspicacité.
Tu avais fait si bonne impression que Sylvette et Jean-Marie t’avaient offert de les
accompagner pour prendre un verre. Et c’est à bras battant fièrement au rythme de ta démarche
haut perchée que tu les as suivis jusqu’à l’Amère à boire. Tu espérais que certains de tes
camarades de l’université s’y trouvent quand tu y entrerais. Ton vœu avait été comblé, celui qui
se prenait pour une tête forte dans ton cours sur Yourcenar était assis à une table tout près de la
porte. Tu l’as salué tièdement, un peu de haut, sans trop sourire, comme n’importe quel VIP
devant un moins VIP. Tu trépidais à l’idée que, dès le lendemain, toute la faculté puisse être au
courant de tes fréquentations haut de gamme.
À ta suggestion subtile, vous avez pris place à une table près de la balustrade sur le plus
haut plancher du bar. Vous vous êtes mis à boire en discutant de grands sujets humanitaires et
esthétiques. Tu lui faisais bonne impression, à la Sylvette, ça se sentait. Elle t’avait même donné
une tape sur la cuisse en s’esclaffant après une de tes blagues sur le clan Bush. Tout se déroulait
comme si c’était la centième fois que vous étiez tous trois réunis, comme si tu avais été à leur
côté en train de pleurer au référendum de 80; comme si vous aviez fait les 400 coups de narine
ensemble durant l’époque disco.
Sylvette se montrait assez curieuse à ton endroit, te posant plusieurs questions sur ton
enfance, sur ta famille et tous tes rêves. Tu lui répondais de manière concise. Tu étais ton sujet de
discussion favori, mais tu jouais à celui qui ne mérite pas cette attention, toi qui n’avais pas
encore de nom, juste de bonnes notes.
Puis tu as réussi à mentionner que tu t’adonnais à l’écriture de scénarios, te qualifiant de
scribouillard néophyte, toi qui avais déjà répété au moins cent fois l’allocution que tu allais servir
à l’audience pâmée quand on te remettrait ton premier prix Jutra. Et comme tu considérais
75
déplacé d’épiloguer sur tes « petits balbutiements scénaristiques » quand Sylvette, les yeux
brillants, t’interrogeait sur tes méthodes de travail, tu lui répondais en évoquant tes sources
d’inspiration : ses films ou ceux des cinéastes qu’elle avait nommés plus tôt en énumérant ses
influences. Tu lui badigeonnais bien l’ego et elle essuyait concrètement tes mots en balayant l’air
de sa main qui te disait « ne beurre pas trop », son menton pourtant bien relevé.
C’est Jean-Marie qui, vers une heure, a annoncé la fin de la soirée. Sylvette venait tout
juste de te proposer de lui envoyer un de tes scénarios. Tu débordais de ta contenance, rempli
d’espoir qu’elle te trouve bon, de lui en mettre plein la vue, elle une cinéaste de renom,
récipiendaire de deux nominations. Vous vous êtes salués devant le métro, eux en attente d’un
taxi. Jean-Marie t’a levé le pouce à l’insu de son amie pendant qu’elle te prenait dans ses bras
comme un intime de longue complicité. Tu venais de marquer gros. Tu as poussé d’un doigt léger
la porte battante de la station Berri, l’adresse courriel de Sylvette Lamothe inscrite sur le rabat de
ton paquet de cigarette que tu as admiré tout le reste de la soirée comme un trophée.
*****
Le lendemain matin, tu t’es réveillé en trombe et t’es précipité vers ton ordinateur pour
retravailler un scénario. Tu t’efforçais de placer dans tes didascalies des précisions sur les lieux
d’action et les costumes des personnages qui produiraient des symboles associés au féminisme et
au nationalisme, comme on en retrouve de nombreux dans l’œuvre de Lamothe. À ta protagoniste
qui affichait un style gothique dans ta première mouture du scénario, tu faisais dorénavant porter
un chandail de Playboy, et la scène finale du film ne se déroulait plus au Parc Laurier, mais bien à
la Place Gérald-Godin. Tu te disais que Sylvette avait plus de chance d’être séduite par ton projet
si elle y reconnaissait une communauté d’esprit avec son œuvre.
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Deux jours plus tard, tu recevais un message d’elle, un envoi de groupe sur les
barbarismes de la nouvelle grammaire. Sur le coup, tu avais été déçu qu’il ne s’agisse pas d’un
courriel de félicitations au sujet de ton scénario, mais tu t’étais ravisé en remarquant que ton nom
se trouvait parmi des destinataires tels Pol Pelletier, Robert Lalonde et James Hyndman. Tu n’en
revenais pas de la facilité avec laquelle on t’avait fait entrer au sein de la clique, un bon contact et
toutes les portes allaient s’ouvrir d’un souffle. On allait enfin te faire cette place dont ton ami
Justin t’avait toujours jalousement bloqué l’accès.
Ce n’est que deux semaines plus tard que tu as reçu le courriel tant attendu. Les seules
annotations positives que Sylvette avait insérées en marge de ton scénario consistaient en un
bonhomme sourire après la précision « de Playboy » suivant le mot « chandail » dans ta
description du costume de l’héroïne, et de trois points d’exclamation reliées à l’indication « Place
Gérald-Godin » à la dernière scène du film. En somme, Sylvette te suggérait de faire commencer
l’intrigue là où elle se dénouait et de privilégier un ton comique plutôt que dramatique. Elle avait
quand même fini son message sur une note d’encouragement : « en écrivant un scénario comme
celui-là à chaque semaine pendant deux ou trois ans, le temps de te faire la main, tu vas pouvoir
un jour produire quelque chose de prometteur. » Sylvette redevenait aux yeux de ton ego blessé
une petite cinéaste de deuxième ordre.
Mais bien entendu, tu ne lui as pas répondu par une remise en question de son jugement
critique et de son talent, tu ne voulais pas perdre ta plug. Tu lui as écrit que ses commentaires
t’apparaissaient d’une évidente justesse maintenant que tu relisais ton scénario à la lumière de ces
derniers, et tu l’as remerciée d’avoir trouvé le courage de se rendre à la dernière ligne de ce que
tu qualifiais de « vagissement scénaristique ».
Il t’a fallu attendre cinq jours avant de pouvoir évaluer jusqu’à quel point tu t’étais
dévalorisé aux yeux de tes nouveaux amis avec ton scénario de novice. Après votre cours du
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jeudi soir, Jean-Marie t’a demandé si tu étais libre le samedi et t’a invité à venir souper chez lui
en compagnie de Sylvette. De toute évidence, tu ne t’étais pas embourbé au point de les rendre
indifférents à ton endroit. Et c’est le cœur gonflé d’une promesse renouvelée que tu es rentré chez
toi après avoir fait un petit détour par la Boîte Noire pour te louer toute l’œuvre de Lamothe.
Après ta défaite comme scénariste, tu souhaitais au moins pouvoir faire la preuve de ta puissance
d’analyste.
*****
Ton entreprise s’était néanmoins avérée vaine. À peine avais-tu eu le temps de déboucher
ta première bière dans la cuisine cossue de Jean-Marie que Sylvette t’informait du règlement qui
stipulait, entre autres, que le sujet du travail et tout ce qui s’y rattache ne peut pas être abordé
durant les soupers à domicile.
Un sourire en coin, Sylvette t’avait lancé : « Fait que, si tu veux d’autres commentaires
sur ton scénario, va falloir aller dehors ou que tu m’invites à boire un pot un autre tantôt. » JeanMarie avait répondu à sa remarque par un petit clin d’œil complice, que tu avais été tenté
d’interpréter comme l’indice d’un flirt entre eux, même si cette hypothèse te semblait très
farfelue. Jean-Marie était en relation avec la même femme depuis des lustres, et il était beaucoup
plus beau que Sylvette n’était belle, lui qui faisait dix ans de moins que son âge, tandis qu’elle
affichait bien ces cinquante ans mal entretenus avec ses quarante kilos de trop et son apparence
d’adolescente qui se lave seulement quand on le lui demande.
Tu te demandais de quoi vous alliez bien pouvoir parler si le sujet du cinéma était
proscrit. Après que Sylvette et Jean-Marie se sont mis à jour sur les évènements récents de la vie
d’amis qu’ils partageaient, et qui étaient tous au moins un peu célèbres, la discussion a bifurqué
78
des amitiés vers les amours. Vous vous êtes installés à table et Sylvette se montrait de moins en
moins loquace alors que tes questions sur son intimité gagnaient en impudeur au rythme de ton
ivresse. Quand, par un trop grand sentiment de proximité entre elle et toi, tu as eu l’audace de la
questionner sur sa dernière relation, Jean-Marie a donné un petit coup de pied sur ton tibia pour te
signifier de ne pas t’aventurer sur ce terrain-là. En synchronie avec le pied de son ami, Sylvette
avait lancé : « Ça Jérôme, c’est du domaine privé, et le règlement nous interdit de parler de ça. »
Tu avais la juste impression que ce règlement puéril s’élaborait au fur et à mesure,
comportant de nouvelles clauses au gré des tabous. Malgré cette règle récente, Sylvette t’a
retourné la question par une flatterie voulue subtile qui a rendu ton visage tout cramoisi : « Toi,
beau comme t’es, ça doit pas faire si longtemps que t’es célibataire?! » Tu as répondu par une
grimace de négation, à laquelle elle a réagi par un sourire compatissant rempli de connivence.
Puis, elle t’a demandé ce qui te plaisait chez une femme et tu lui as répondu ce qu’elle
voulait entendre : « Moi, ce qui me fait bander, c’est juste l’intelligence. » Elle a souri avec
satisfaction et, après avoir jeté un regard en coin à Jean-Marie, elle t’a demandé, mi-figue, miraisin : « Et moi, me trouves-tu intelligente? » Sa question t’avait mis mal à l’aise, elle l’a
remarqué. Tu lui as quand même répondu que oui, que tu la trouvais même brillante, mais que,
comme il t’était interdit de parler du travail, donc de son œuvre, tu ne pouvais lui expliquer ni
comment ni pourquoi. Elle a frotté ta tête d’une main vigoureuse, comme une mère le ferait avec
son fils qui vient de briller par sa finesse.
Jean-Marie s’est mis à cogner des clous vers minuit, et Sylvette profitait de son sommeil
pour te parler de ton scénario, transgressant la première règle du règlement, comme si vous étiez
tous deux d’une plus grande complicité qu’elle et son grand ami immémorial. Vous avez lavé
toute la vaisselle, votre hôte a fini par trouver les forces pour se relever et vous a raccompagnés à
la porte. Avant de partir chacun de votre côté, Sylvette t’a serrée dans ses bras massifs, un effluve
79
rance émanant de ses aisselles malgré l’épaisseur de son manteau de laine. Juste avant de te faire
dos, elle t’a proposé de lui renvoyer ton scénario retravaillé, « parce qu’un talent comme le tien,
ça restera pas longtemps dans l’ombre ».
*****
Tu retrouvais ce sentiment d’appartenance à un clan que tu n’avais pas éprouvé depuis ton
arrivée à Montréal. Jean-Marie ne te recevait plus de manière expéditive à son bureau entre deux
autres rendez-vous pour faire le point sur vos recherches, vos rencontres hebdomadaires se
déroulaient maintenant chez lui. Quand tu parlais de lui à tes parents, tu ne disais plus mon prof,
mais bien mon pote. Et tu as réécrit ton scénario. Tu lui as créé du sur-mesure, à la Sylvette,
l’application littérale de toutes les suggestions qu’elle t’avait faites. Tu aurais pu le signer de son
nom, ton court-métrage.
Deux jours après que tu le lui aies fait parvenir, elle te répondait par un courriel d’au
moins mille mots à l’intérieur duquel elle clamait ton génie : « Si je réalisais encore des courtsmétrages, je serais déjà en train de faire le découpage technique. » Elle t’en disait peu sur ton
travail, plus sur ce qu’elle en ferait. Tu le remarquais à peine, ton amour-propre bien trop gavé
pour laisser place à ton jugement. D’être considéré comme un génie par une cinéaste réputée te
suffisait comme analyse. Son courriel se terminait par une invitation à l’accompagner à la
cérémonie de remise des prix Jutra. Tu n’en revenais de tout ce que tu allais pouvoir retirer de
cette amitié instantanée.
*****
80
Assise à côté de toi dans les gradins du St-Denis, Sylvette s’était fait toute une beauté
pour l’évènement : robe de soirée, coiffure montée, parfum puissant et couche épaisse de
maquillage. Les gens du milieu ne semblaient pas tellement s’interroger à savoir qui tu étais. Tu
étais avec Sylvette Lamothe, tu étais donc quelqu’un. D’ailleurs, les caméras n’hésitaient pas à
glisser sur toi en balayant l’audience. Tu avais hâte de voir ta bette à la télé. Tu avais hâte qu’on
te dise qu’on t’avait vu.
La cérémonie s’est clôturée et la foule s’est déplacée vers la cinémathèque pour le party.
Jusque vers minuit, Sylvette te laissait aller, venant te voir seulement à l’occasion pour te faire
part de potins sur tel ou telle qui se trouvaient dans votre champ de vision. Elle te présentait
parfois à certaines connaissances, mais pas encore à ceux et celles dont elle t’avait parlé comme
des intimes.
Justin n’était pas là pour te faire de l’ombre quand tu te mêlais à certains groupes. Tu
usais bien de ton charisme, tout débordant d’énergie sur cet immense tapis rouge, tu en avais
presque l’éclat d’une star. D’ailleurs certains, dont Yves Corbeil, t’avaient demandé si tu étais un
comédien. Tu étais Icare attiré par des flashs de caméra et tu volais fièrement avec les ailes que
Sylvette t’avait construites.
En fin de soirée, assise seule à une table avec toi, Sylvette s’était mise à tâtonner le jonc
que tu portais à ton index, à l’enlever de ton doigt pour le mettre à son pouce et ensuite te le
glisser dans l’annulaire de la main gauche. En vous voyant aller, son ami Michel Poulette avait
lancé : « Coudonc, vous deux, allez donc vous prendre une chambre d’hôtel! »
Sylvette ne s’était pas montrée choquée par la remarque du bonhomme, bien au contraire.
Elle avait réagi par un sourire voulu plein de pudeur, mais qui était en fait grassement lubrique.
Tu étais dégoûté, mais tu n’avais pas osé déprendre ton doigt d’entre ses pattes.
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Quelques minutes plus tard, ta main toujours prisonnière, certaines de ses meilleures
amies de se sont présentées à votre table. Tu as enfin compris ce qui expliquait l’accueil familier
que t’avaient réservé certains artistes, de même que la méfiance ou le dédain dont d’autres
avaient fait preuve. C’est Micheline Lanctôt qui a lancé : « Ah, fait que, c’est lui, Chose, ta
nouvelle flamme! » Et toutes les amies se sont esclaffées d’un rire rempli de sororité,
complimentant ton apparence sans vraiment te regarder, sinon comme petit chien docile.
Tu t’en doutais bien que Sylvette… tu le savais sans te l’avouer. Tu te souvenais. Pendant
que Jean-Marie dormait sur sa chaise à la dernière heure de votre fameux souper : Sylvette qui
t’avait enlacé pour laver ses mains, alors que tu étais collé sur le comptoir devant l’évier en train
de récurer les chaudrons sales, son ventre débordant sur tes reins; cet élan sec par lequel elle
s’était décollée de ta présence paralysée, froissée par ta froideur. Puis ta manière de rétablir
l’harmonie entre vous, ce doigt que tu avais laissé glisser sur son poignet quand elle t’avait tendu
le limonadier pour que tu ouvres une dernière bouteille. Et cette étreinte interminable sur le
trottoir avant que vous ne partiez chacun chez vous, tu en avais gardé la sensation. Par intérêt, tu
t’étais laissé te prostituer pendant sept secondes bien comptées : « mille et un, mille et deux,
mille et trois… » Il t’avait fallu feindre d’éternuer pour te déprendre de ses bras.
À partir de ces petits contacts pleins de malaise, Sylvette s’était élaboré tout un scénario,
un scénario où tu te transportais l’extase en dix-huit roues. Elle avait donc parlé de toi à tout son
entourage comme d’un amant, d’un amoureux. Les grandes figures du milieu que tu souhaitais
coloniser pensaient que tu roulais avec Lamothe, que tu te prostituais en vue d’atteindre la gloire.
Tous ces artistes qui souriaient en coin en te parlant le faisaient sans doute en t’imaginant en train
de swinger les bourrelets de ce monument du féminisme.
Tu n’avais pas eu l’audace d’infirmer les propos de Micheline Lanctôt, tu ne voulais pas
humilier Sylvette. De toute façon, l’attention n’était déjà plus rivée sur toi, toutes les amies
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parlaient entre elles comme si tu n’existais même pas, parlaient de toi comme si le chiot docile
dormait.
Tu attendais seulement le bon moment pour prendre la poudre d’escampette, quand
Sylvette aurait à se rendre à la toilette. Mais ta « copine » avait la vessie bien élastique, aussi
élastique que son imagination. Tu as dû attendre au-delà d’une heure avant qu’elle se lève enfin.
Tu as fait semblant de te rendre au bar et, sans même prendre le temps de récupérer ton manteau,
tu as traversé la porte en flèche et tu as sauté dans le premier taxi.
Tu ne t’étais pas fait de nouveaux amis, tu t’étais seulement fait jouer. Cela t’importait
peu. Le plus pénible, c’était de comprendre que les commentaires dithyrambiques de Sylvette au
sujet de ton scénario n’avaient été qu’un moyen, le moyen d’un but qui te voulait nu, couché sur
elle. Mais tu n’avais pas subi tout ça pour rien. Tu te disais qu’on allait au moins te reconnaître
quand tu irais cogner à la porte des producteurs pour leur soumettre un de tes projets. Et tu l’as
fait, tu as osé, tu en as sollicité une dizaine, de producteurs. En vain. On se souvenait peut-être de
toi, mais de toute évidence on ne considérait pas tes scénarios à la hauteur puisque personne ne
t’a recontacté. La place que tu avais réussi à occuper dans le milieu du cinéma se limiterait à ces
quatre secondes de diffusion télévisée où tu étais apparu dans les gradins du St-Denis à une
cérémonie de remise des prix Jutra. Dans les annales de notre histoire cinématographique, tu
allais devenir ce jeune inconnu qu’une caméra a balayé à deux reprises avant de se poser sur la
grande Sylvette Lamothe.
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Herman ante-mortem
Il t’avait raccompagné à la porte, le visage subtilement crispé par les élancements, la
douleur dans son dos qui résonnait sur sa figure voulue impassible; par orgueil, ne pas se montrer
victime d’un corps réduit à son décompte final. Il se déplaçait à pas de zombie, titubant ses deux
litres de vin blanc au défi d’une posture travaillée statuaire, le tronc en tour de pise, comme un
vieillard boiteux tentant une parade militaire, la vieillesse refusée – comment faire autrement?,
surtout avec des cheveux encore noirs et une peau plutôt rosée.
Rendu au vestibule, il t’avait salué avec son haleine d’outre-tombe. Pas de l’ail, de
l’oignon ou de l’alcool, non : de la merde ou la mort. Avant que tu partes, il t’avait pris dans ses
bras, c’était devenu votre rituel d’au revoir, et ça te figeait encore, sur ton torse le contact de ses
pectoraux devenus mamelles à cause du traitement aux hormones, des estrogènes en guerre
contre sa prostate cancéreuse. C’était la dernière fois que ton ami te saluait debout, avec toutes
ses dents, tu ne le savais pas encore.
La soirée s’était bien déroulée, pour une soirée que tu avais voulu annuler peu avant
l’heure du rendez-vous, en prétextant une grippe, la voix forcée enrouée au téléphone, teuh teuh,
kof kof; une toux méthode Stanislavski, quelques effets spéciaux de vraisemblance pour faire la
preuve de ton état avant de raccrocher. Mais tu t’étais motivé, tu avais trouvé motif à y aller, tu
avais hâte qu’il te commente l’article que tu venais de compléter, et puis au pire, il allait toujours
y avoir les joints et les bouteilles si le temps mettait du temps à s’écouler.
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Tu avais quitté son domicile plus tôt qu’à l’habitude, il était peut-être minuit, au mieux
une heure. Tu lui avais cogné des clous en plein visage. Assis devant toi avec tes paupières qui
s’affaissaient au détriment de ta volonté, il t’avait lu le dernier article qu’il soumettrait à
Sémiotext(e), longuement, sûrement intéressant à jeun, mais toi tout amorti par les substances…
une course d’escargots aurait fait plus divertissant. « L’indicatif présent dans Rabbit Run, de John
Updike : modalité et temporalité narratives de l’échec », c’était le titre, tu t’en souviens, tu avais
passé tout le temps de sa lecture à te le rappeler pour pouvoir le placer dans une prochaine
conversation, histoire de démontrer que tu avais bien écouté son exposé malgré tes yeux absents.
Tu tondais des moutons dans ta tête pendant que lui lisait fièrement. Les secondes se dilataient,
mais tu devais te montrer patient, car lui restait toujours alerte quand c’était toi qui lui lisais un de
tes papiers. Le retour de l’ascenseur, un ascenseur alimenté par un hamster en état d’ébriété, ce
qui restait de ta cervelle, mais quand même, pour le principe donnant-donnant être attentif, une
forme d’investissement.
Juste avant cette lecture interminable, il t’avait raconté pour la cinquième fois au moins
cette anecdote : une virée dans le Paris d’il y a un demi-siècle avec son maître de l’époque, Alec
Guinness, alors qu’Herman n’avait toujours pas abandonné son rêve d’acteur afin de devenir un
littéraire; Guinness et ses mains fouines qui l’initiait aux planches avant qu’Herman opte pour la
thèse afin de trouver un poste à l’université, pour ne pas se risquer à la misère, lui qui avait
mangé des pommes de terre toute sa jeunesse, une jeunesse de Dépression. Guinness lui avait
présenté Piaf dans sa loge. La bouche tachée de gros rouge, elle avait saisi d’une poigne rapace
son attirail pour vérifier sa consistance et dit : « D’accord, il peut entrer. » Tu les avais entendues
tellement souvent ces histoires-là, mais chaque fois tu te surprenais émerveillé à penser que ton
ancien prof avait eu pour mentor Alec Guinness, qu’il avait été le protégé du futur Obi-Wan
Kenobi, la figure même de la puissance sage pour l’enfant de Star Wars que tu étais. Ton vieil
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ami correspondait en métaphore à ton premier héros : Luc Skywalker; un Jedi, l’Herman, un Jedi
qui renversait sa seizième coupe de vin de la journée en prenant le joint que tu lui tendais en
essayant de l’écouter, un petit joint roulé serré, loin du sabre laser.
Il avait à peine réussi à avaler trois bouchées du souper gastronomique qu’il vous avait
élaboré malgré la douleur vive au bas de son dos. Des problèmes de digestion, justifiait-il à la
surprise de tes yeux rivés sur son assiette restée bien pleine. Un indice, assez pour deviner que sa
santé périclitait. Mais tu n’étais pas si attentif à lui, trop préoccupé à te faire reluire la force
analytique : le commérage comme moteur narratif dans l’œuvre de Roth; le désert en tant
qu’espace d’une quête métaphysique chez McCarthy... Trop concentré à l’impressionner, ton
ancien prof devenu ami, à faire la preuve de ton talent, comme un enfant qui a besoin
d’autocollants sur ses dictées pour attester son excellence. « Bravo Jérôme! » Un collant. « Ce
sont des pistes vraiment riches! » Deux collants. « Je crois que celle sur McCarthy va vraiment
être percutante. » Troisième collant, celui-là bombé et fluorescent.
Tu n’avais aucune peine à croire qu’il souffrait d’un grave reflux gastrique, son haleine
dominait même les relents du Reblochon que vous aviez dû jeter parce que pourri, cette pâte de
lait cru qui avait pétillé dans ta bouche. Tu n’avais jamais rien senti d’aussi pestilentiel sortir
d’une bouche que cette haleine, mais tu avais quand même su manger ta pièce d’agneau, cette
pièce à point que tu trempais généreusement dans la gelée de menthe, de la viande au Scope pour
faire passer les pétillements post-mortem du Reblochon qu’Herman avait confusément servi
avant le mets de résistance. Rapidement que tu avalais, aussi pour ne pas laisser cette image
indélogeable refaire surface entre deux bouchées, cette image qui persistait depuis ton dernier
passage à la toilette.
*****
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C’était juste après l’entrée. Tu t’étais rendu à la salle de bains et en soulevant le siège du
bol, tu avais remarqué sur la paroi intérieure de l’anneau un petit dépôt, un morceau brun. Tu
avais hésité. Si tu l’y laissais, le vieil Herman finirait par le remarquer et rougirait peut-être à
l’idée que tu l’aies vue, cette pépite pas de chocolat. Tu t’étais finalement résigné à l’essuyer
pour épargner la dignité de ton ami. Tu avais d’abord essayé avec du papier sec, mais en vain. Il
t’avait fallu le mouiller, non sans dégoût : glisser ta langue sur le tissus en fixant le fragment de
digestion qui s’obstinait sur le plastique. Tu en avais finalement eu raison, t’étais lavé les mains
et tu avais aperçu pour une première fois sur les tablettes de la teinture à cheveux ainsi que du
fard à joues, une explication à l’apparence bien conservée de ton ami septuagénaire. Puis, tu étais
sorti de la pièce en un frisson pour te faire accueillir à la cuisine par le parfum purin du
Reblochon qu’Herman était en train de déballer, un écho aromatique au dépôt brun que tu venais
de nettoyer.
Tu te sentais presque vertueux d’avoir fait disparaître cet éclat de fèces pour éviter la
honte à ton copain, avec tes vingt-six ans qui n’avaient jamais rien torché, sinon les petites purées
de ta nièce que tu gardais adolescent, elle si mignonne, ses déjections n’étaient pas plus
répugnantes que ses futurs dessins de gouache. Tu ne te doutais pas encore à ce moment-là, dans
la cuisine malodorante de ton bon hôte, que cette haleine d’antre d’égout, que ces douleurs au
dos, que cette absence d’appétit, c’était des symptômes d’un œsophage perforé par les ulcères.
Trop de vin blanc. Du vin blanc en abondance, des aliments et plus de vin blanc, tout ça qui
traversait les trous de son œsophage pour aller pourrir dans un non-lieu de son abdomen. Tu ne
savais pas que deux mois plus tard, tu ferais irruption dans sa chambre d’hôpital alors qu’une
préposée serait en train de changer sa couche, et que tu assisterais au spectacle de son sexe mauve
plissé et pendouillant.
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Non, tu ne doutais pas de ce qui t’attendait pendant que tu te forçais à avaler le foie gras à
peine poêlé qu’Herman t’avait servi en guise d’entrée, et dont lui n’avait été capable d’avaler
qu’une seule bouchée, une bouchée qui allait finir quelque part entre sa vessie et son propre foie.
*****
À peine un mois après ce souper, Alice, son ex-épouse, te téléphonait pour t’informer
qu’Herman reposait dans un état critique à l’hôpital : l’œsophage presque sectionné, tous ses
organes internes infectés dangereusement, ses poumons noyés de vin blanc. Tu t’étais précipité à
l’hôpital. « ICU 2 », qu’on t’avait indiqué à la réception. Tu avais mis du temps à décoder cette
expression que tu entendais comme « I see you too », jusqu’à ce qu’un panneau te révèle
l’acronyme : Intensive Care Unit 2. Tu avais grimpé les marches trois à la fois et avais franchi la
porte des soins intensifs sans avoir pris le soin de t’annoncer. Tu avais fait le tour du pallier et
avais trouvé Herman au bout de cinq tubes et d’autant de fils, autour de lui deux infirmières et un
docteur en discussion. Luc Skywalker était jaune-vert, édenté, le corps boursouflé par l’infection
sévère, ses bras tachés pourpre d’ecchymoses à cause des multiples perfusions.
Il avait de la difficulté à respirer malgré son masque; ses yeux bovins, leur sclérotique
ocre, un regard de bête qui vient d’être happée, et qui devine bien la suite des choses. Et toi le
jeunot, avec tes vingt-six ans, tu n’avais rien trouvé de mieux à faire devant le silence forcé de
ton ami que de lui annoncer qu’un de tes articles allait être publié. Il avait presque réussi un
sourire d’encouragement, satisfait, presque réussi à se soucier de ton succès, alors que la mort
faisait le guet d’un peu trop proche. Tu lui avais bien sûr d’abord posé quelques questions sur son
état, mais trop exténué par la lutte de son système immunitaire, il s’était contenté de hocher de la
tête et de chuchoter : « toi? », ta question préférée à cette époque. Et ton gros Je intelligent qui ne
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comprenait rien en bas de la gorge lui avait résumé l’argumentation de ton article. Tu lui avais
servi en downhill ton blabla rigoureux de super-héros de la lecture : « l’idée, c’est que la
polyphonie narrative dans The Rules Of Attraction puisse être comprise comme une marque de la
fin de l’individualité dans la fuite nihiliste. » Il souriait, il acquiesçait, de bien petits collants ce
rictus crispé, ce hochement de tête tombante, mais quand même…
De toute façon, tu croyais ne pas tellement le faire pour toi, cet exposé, pas autant pour te
reluire que pour l’impressionner, un cadeau : lui faire la preuve de la valeur de son travail de
directeur, lui démontrer qu’il avait bien réussi à te former en bon Jedi du littéraire; avant de
mourir, qu’il sache le legs qu’il a laissé, car dans cet état tu étais certain qu’il allait y passer avant
la nuit.
Tu ne pleurais pas, sa condition te touchait pourtant, mais il ne fallait pas que tu laisses
entrevoir ta certitude d’alors : que cette rencontre serait votre dernière; ne pas faire refléter à ses
yeux bovins l’idée de sa mort que tentaient de taire les tiens.
Tu as passé presque une demi-heure à son chevet, ce premier jour à l’hôpital, à conduire
en autiste ta conférence savante devant un organisme en pleine apocalypse, jusqu’au moment où
ton ami a levé la main et t’a donné congé. Tu as mis du temps à décoder le sens du geste, mais
son ex-femme à ses côtés, elle, avait compris bien rapidement.
Pendant les deux mois qui allaient suivre la trachéotomie d’Herman, deux mois de silence
scellé, c’est d’ailleurs souvent elle qui allait se faire sa voix, utilisant le « on » pour raconter les
derniers évènements de la vie statique de son ancien mari : « On a mangé. Ensuite, on a écouté un
peu de radio, puis on a fait des exercices pour ses poignets ». Ce « on » qui allait t’horripiler,
comme si Herman était devenu incomplet ou anonyme.
Tu es entré chez toi ému, troublé même, mais aussi bien fier de vivre si jeune une
expérience d’une telle maturité : être au chevet d’un grand malade à qui il faudrait faire
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apprivoiser la mort. Tu te disais que tout ça allait suffisamment te remuer pour te remettre à
l’écriture, un récit d’hospitalisation, tu aurais de quoi puiser inspiration. Tu en dessinais déjà la
structure dans ta tête, deux narrations qui vont à sens inverse : celle d’Herman qui décrirait la
suite des évènements par analepse, comme l’Histoire qui circule d’un présent vers le passé, et ton
narrateur-miroir qui, lui, la raconterait en ordre chronologique. De quoi impressionner les plus
pointus narratologues, tu le croyais. Un tour de force que tu n’avais néanmoins pas de temps de
réaliser, ce qu’il manquait surtout à ton CV, c’était au moins deux autres articles publiés dans des
revues de grosses pointures. Et la situation de ton ami te plaçait dans de bonnes dispositions pour
analyser The Anatomy Lesson, de Philip Roth, à la lumière des thèses proposées par Le Breton
dans Anthropologie de la douleur. De quoi produire tout un papier!
*****
Lors de ta deuxième visite à son chevet, alors qu’Herman avait maintenant une pièce à lui
entre deux rideaux, tu lui as fait part de ta recherche, encore. Tu croyais le rassurer en lui
rappelant l’atmosphère de sa pensée d’avant la chute, l’analyse littéraire, comme si tu lui
montrais une photo de sa maison, de son chien ou de sa mère. Il était toujours incapable de parler.
Pour s’exprimer, il gribouillait des mots de sa main molle sur un bloc-notes, produisant plus un
rapport de sismographe que du langage lettré. Tu n’arrivais pas à le déchiffrer, il s’en frustrait,
mais se ravisait en voyant ta mine désolée. Il se contentait de t’écouter. Ça te convenait.
Riche de nouvelles théories acquises grâce à ta toute récente lecture de Le Breton, tu
t’étais mis à parler à ton ami de l’altérité dans la douleur, de la place de la douleur dans le
dualisme corps-esprit : « La douleur reste notre incontournable aliénation, n’est-ce pas, mais par
ailleurs c’est par elle que nous prenons conscience de notre organicité qui, autrement, est
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mutisme. Donc la douleur est au cœur même de la dualité corps-esprit. Dans la douleur, le corps
devient comme étranger à soi, mais paradoxalement, l’individu se trouve réduit à sa seule
corporéité qui, souffrante, domine toutes ses perceptions. » Quelque chose de cet ordre-là, que tu
as oublié depuis. Il restait muet. C’est les machines qui répondaient pour lui, qui exprimaient la
mesure de son aliénation. Lui se trouvait limité à de petits sourires, de petits sourires vaguement
compatissants maintenant que tu y repenses, maintenant que tu es capable d’y penser en le
ressentant. Parce que l’Herman, avec la mort qui le surveillait de si près, il n’en avait strictement
rien à foutre de Le Breton. Tu aurais dû demander à ses cathéters, ce tuyau jaune, ce tuyau brun,
ce qu’ils en pensaient de la dualité corps-esprit.
Avant de partir, tu t’étais conditionné à donner un petit bec sur son front moite, « s’il
mourait cette nuit, que tu te disais, il faudrait bien que je lui aie manifesté une marque
d’affection. » Ça allait toujours être ainsi que tu concevrais les choses. Tu agissais en fonction de
ne pas regretter après sa mort, comme si tu t’observais agir depuis les yeux de son fantôme.
Pendant ces mois de visites que tu plaçais coincées dans ton horaire, tu songeais peu à la
manière dont il occupait ses jours, Herman. Toujours assis à 45 degrés, le même plafond six
heures par jour, la même télé, les mêmes douleurs et l’impotence; la nourriture fade, molle, juste
fonctionnelle. Tu pensais peu à ça. Dans ton imaginaire tu le voyais toujours devant sa classe, à
faire le clown, à resplendir de sa stature de cow-boy avec ses yeux cyniques; tout ça réduit à un
fatal auparavant. Maintenant Herman, il était seulement une fabrique de globules blancs sans
cesse menacée par la banqueroute.
Tes visites se poursuivaient, à intervalles bien réguliers, presque toujours sur le même ton.
À une exception près, peu de temps avant qu’il ne récupère la faculté de parler. Son article sur
John Updike venait de paraître dans Semiotext(e), et il t’avait prié de lui en faire la lecture. Tu lui
avais demandé s’il préférait que tu lui lises avec tes annotations et commentaires, ou sans. Il
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n’avait même pas souri. Il avait pointé du doigt le livre et donné trois petits coups de son index
sur sa couverture hors de portée. Et tu lui avais livré une lecture bien affectée, emphatique,
montant le ton aux phrases charnières du développement tissé serré, souriant et marquant des
silences mesurés après les énoncés les plus fracassants, secouant la tête, faussement halluciné par
la puissance des postulats, lui suggérant par tes grimaces qu’il avait réinventé l’herméneutique de
Rabbit Run.
Il s’en satisfaisait, de ton manège, heureux de savoir matérialisé son dernier grand
accomplissement, l’impression d’une immortalité cet article voué à l’éternel dans l’histoire de la
critique locale. D’un paquet de feuilles plein de post-it en vue de modifications futures, un corps
difforme contenant des corrections et des ajouts – ce qu’il t’avait montré lors de votre dernier
souper –, il jouissait maintenant de voir le texte dans sa forme définitive, les colonnes droites,
une couverture, la présentation formelle irréprochable. C’était un peu le contraire de son
physique, avec ses corrections chirurgicales et ses ajouts en forme de tube. Deux trajectoires
inverses : un corps, un texte.
*****
Il reprenait des forces, Herman, contredisait tous les pronostics, même les plus audacieux,
les plus optimistes. Il avait retrouvé la faculté de parler, maintenant que la trachéotomie était
cicatrisée. Il te suffisait d’appuyer le pouce sur ce petit trou derrière un diachylon au creux de son
cou, et sa voix pouvait émerger distinctement. Il disait peu, se limitait à l’essentiel pour préserver
ses forces. Il te décrivait ses multiples interventions, le drain dans l’abdomen pour vider les
déchets accumulés, la trachéotomie, les effets de la morphine, les hallucinations produites par les
antidépresseurs puissants dont on le gavait; les pneumonies bactériennes aussi, celles que lui
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donnait l’endroit même où on devait le soigner, celles qui menaçaient sans cesse sa guérison, qui
menaient son organisme en manège : recouvrement, maladie, déchéance, recouvrement, et puis
encore la maladie; celles qui repoussaient toujours sa sortie du « camp de concentration CôteSainte-Catherine », comme il disait.
Mais dans l’ensemble, il allait mieux, assez pour que tu te permettes de diminuer la
fréquence de tes visites. La mort n’étant plus une certitude en mode d’attente, tu n’avais plus
autant à négocier avec l’idée de tes regrets à venir. Vous vous voyiez et vos rencontres avaient
l’allure de celles d’avant sa maladie, l’alcool en moins, les joints aussi. Il te racontait des
anecdotes, toujours les mêmes. Tu lui parlais de tes recherches, toujours nouvelles, mais avec la
même optique, celle de ta thèse. Rendu en mars, après neuf mois passés dans un même lit hormis
le bloc opératoire quelque douze fois, il te disait que votre prochaine rencontre se ferait chez lui.
Tu l’encourageais, personne n’avait imaginé ce revirement possible. Il était vraiment tout un Jedi,
Herman, pas juste dans sa tête, jusqu’aux entrailles.
Et puis à peine quinze jours plus tard, la catastrophe. Une autre pneumonie bactérienne,
celle-là fatale, une semaine avant la date prévue de son départ de l’hôpital. Son poumon droit tout
affaissé. Par lui-même il serait à jamais incapable de respirer. Alice t’a téléphoné pour te
transmettre la dure nouvelle. Cette fois, ça y était : « on est dans un très piètre état, Jérôme. »
Fini. C’était la fin, tu l’as compris. Tu t’es rendu à son chevet, l’émoi assez contenu, tu l’avais
répétée toutes les deux semaines pendant des mois, cette scène-là, celle qui précèderait l’adieu.
Parce que sa mort demeurait si imminente, tu croyais presque toujours te rendre visiter ton vieil
ami pour une dernière fois.
En quinze jours, Herman était devenu un monstre de symptômes. La maladie avait aspiré
tout ce qui lui restait de chair, ses os perçaient presque sa peau. Ses cheveux avaient blanchi à la
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vitesse de la lumière, sa peau était devenue verte et il transpirait une forte odeur que tu avais alors
à peine déjà sentie lors de ton dernier souper chez lui : la mort.
Tu as été capable de dire à ton ami : « je t’aime », même si ce n’était pas encore tout à fait
vrai; ce ne l’est devenu qu’après sa mort, quand tu as vraiment su l’aimer pour ce qu’il était, et
non pour ce qu’il t’aidait à faire de toi. Lui t’a répondu : « prends soin de toi, beau gosse ». Rien
d’autre, il n’en avait pas la force. Tu n’avais droit qu’à deux minutes, on te l’avait bien indiqué;
trop épuisé Herman, il fallait le ménager. Tu ne trouvais rien d’autre à ajouter, et lui n’avait de
l’énergie que pour six mots-là : « prends soin de toi, beau gosse ». Pas de grand moment
épiphanique ante-mortem où vous auriez enfin pu vous dire les « vraies affaires », si elles
existent. Pas de révélation lumineuse sur le sens de l’existence comme dans les films. Rien. Juste
une remarque sur ta beauté.
Il t’a donné congé avant une quinte de toux emprisonnée, plus qu’inquiétante, ça ne faisait
aucun bruit, qu’un débattement muet, le diaphragme ne pouvant plus agir sur les poumons. Tu as
tourné la tête avant de sortir, et ce fut ta dernière image de lui : un squelette vert qui n’arrivait
pas à se vider les bronches. Tu es parti en lui disant sottement : « à la prochaine », toi qui avais
fait finir toutes tes visites à l’hôpital par un adieu à peine subtil; maintenant qu’il n’y avait plus
aucun espoir : « à la prochaine ». Et ce fut tout.
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