il y a vingt ans : le putsch de moscou

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il y a vingt ans : le putsch de moscou
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le 20e anniversaire
d u p u t s c h e n ru s s i e (19 91)
IL Y A VINGT ANS :
LE PUTSCH DE MOSCOU
Michel Peissik*
RÉSUMÉ
Qui aurait pu penser pendant la guerre froide que l’URSS pourrait disparaître sans un
conflit meurtrier ? Le putsch de 1991, provoqué par une couche extrémiste du Parti
Communiste contre Gorbatchev, n’a provoqué aucun affrontement majeur. C’est l’honneur de Gorbatchev d’avoir réformé de l’intérieur le système soviétique. Le ramener,
sain et sauf, de sa résidence de vacances en Crimée a été un signal convaincant de la
défaite du putsch.
ABSTRACT
Who could have thought, during the cold war, that the Soviet Union could disappear
without producing a terrible conflict ? The 1991 putsch, organized by an extremist part
of the Communist Party, did not provoke any major confrontation. It is the honour of
Gorbatchev to have reformed from inside the soviet system.To bring back Gorbatchev
home in Moscow from his summer residence in Crimea was a very convincing signal
that the putsch was defeated.
* Ambassadeur de France, ancien ministre-conseiller de la France à Moscou.
Mémoires de l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Touraine, tome 24, 2011, p. 45-50.
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INTRODUCTION
Le putsch du 19 au 22 août 1991 fut un événement étonnant, consacrant
la fin de l’URSS. Un livre publié chez Colin en novembre 2011 : Le pari
perdu? De la perestroïka à la chute de Gorbatchev, d’Alexis Gratchev,
conseiller et dernier porte-parole de Gorbatchev, en rend très bien compte,
montrant que le Premier Secrétaire du parti communiste, avec sa vision
moderne et sincère de la démocratie, voulait mettre fin au soviétisme.
Par ailleurs, un film russe que le public français a pu voir in extenso le
12 décembre 2011 sur FR3, mène une analyse exceptionnelle sur ce qui s’est
passé.
Un ministre sous le choc
En août 1991, j’étais à la tête de l’ambassade à Moscou, l’ambassadeur
de France étant en vacances comme d’ailleurs Mikhail Gorbatchev en Crimée,
quand l’attaché militaire vient me dire : « Il y a un putsch, des chars entrent
dans la ville ». C’était l’aile conservatrice du parti communiste qui entendait
revenir à la situation première d’avant les réformes de Gorbatchev ! Allait-on
revenir sur le bilan du Premier Secrétaire, vers la guerre froide et les menaces
en direction de l’Ouest ?
Les deux moteurs du changement :
Gorbatchev et Eltsine
Fils de paysan, Gorbatchev avait une connaissance profonde des difficultés du pays et en particulier des citoyens victimes d’un problème de baisse
continue du niveau de vie en raison des ambitions internationales, notamment
militaires, de l’URSS.
Gorbatchev voulait faire progresser le niveau social de la population ;
par ailleurs, les cadres du parti, en plein déclin, étaient tous âgés. Ancien
Secrétaire aux affaires agricoles, il s’y était fait connaître pour avoir résolu
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des problèmes sectoriels et il espérait le renouveau du pays. Il avait obtenu
tous les pouvoirs immédiats mais il voulait réformer le parti sur le long terme
et desserrer le carcan qui étranglait la population. Enfin, il était opposé à
l’hostilité nucléaire et avait pris contact avec les dirigeants occidentaux pour
les persuader qu’il était sincère. Ce fut lui qui encouragea les accords Salt sur
la diminution des arsenaux nucléaires. Il rencontra d’abord Margaret Thatcher,
puis Helmut Kohl qui fut abassourdi de l’entendre lui dire : « Le destin de
l’Allemagne n’est pas d’être divisée ».
Il a aussi voulu rompre avec cette loi dispendieuse qui faisait de l’URSS
la patrie de la Révolution dans le monde ; l’état russe n’avait plus les moyens
d’aider les partis frères. Gorbatchev avait une vision plutôt sociale-démocrate
et il a fait savoir à l’ONU qu’il renonçait à faire intervenir l’armée pour
défendre le parti communiste est-allemand. Il laissait indirectement le champ
à de futures élections démocratiques.
La chute du mur de Berlin fut un événement considérable. Cependant
Gorby demeurait attaché au Parti et à l’unité du pays ; il voulait garder unis
les États de l’URSS.
Eltsine était favorable à l’indépendance de chacune des grandes républiques-sœurs et contrairement à Gorby, qui voulait maintenir les aides publiques à la population, il s’est tourné vers l’économie de marché, voulant appliquer la méthode soufflée par les Américains : la suppression des aides
publiques aux entreprises, d’où la ruine de l’URSS au début des années 90.
Devant le projet de rendre leur liberté aux grandes républiques non russes de
la Fédération, les conservateurs devinrent fous et crièrent à la destruction de
l’appareil de l’État. Iazov, ministre de la Défense, décréta l’état d’urgence et
le couvre-feu ; ils contactèrent Eltsine qui refusa sa collaboration. Les militaires étaient désorientés.
Le coup d’état (« Le putsch »)
J’avais été averti par l’entourage de M. Chevernadzé, ministre des
Affaires étrangères, que le mouvement pour les réformes démocratiques, lors
de sa dernière réunion le 17 août, prévenait de l’imminence d’un coup d’État.
Le 19 au matin, on passa en boucle à la télévision Le Lac des cygnes depuis
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6 heures, moment où fut créé le « Comité d’État pour l’état d’urgence ». Les
principaux putschistes étaient Guennadi Ianaïev, vice-président, Vladimir
Krioutchkov, responsable du KGB, Boris Pougo, ministre (letton) des Affaires
étrangères et Dmitri Iazov, ministre de la Défense.
Le 19 août à midi, les mesures d’exception se mettent en place : « pelotons de chars gardant les ponts », « le commandement militaire décrète la
saisie des armes et de l’alcool ».
Le présidium du parlement dénonce l’aventure putschiste et révolutionnaire et Boris Eltsine, élu président, tente d’entrer en communication avec
Gorbatchev. Seul, assiégé dans la Maison Blanche (le parlement), privé de
presse et de médias, Boris Eltsine déclare prendre en main tous les pouvoirs
exécutifs sur le territoire de la Russie. Le 21 août, le putsch a perdu la partie
mais le peuple n’a pas encore gagné. Eltsine avait une qualité exceptionnelle,
celle de savoir rameuter le soutien populaire ; il alla au devant des tanks, fit
désarmer les troupes devant la Maison Blanche et juché sur un char, il serra
la main d’un tankiste (fig. 1). Le lendemain, même situation : il déclare que
le Président élu avait été éloigné du pouvoir (il était dans sa villa de Foros
depuis le 4 août) et décrète le Comité du putsch hors la loi. On a conservé
l’enregistrement de sa conférence de presse où il affirme que ce qu’on a raconté
sur la santé de Gorbatchev (qui l’obligeait à démissionner) était faux et que
le président légitime était enfermé dans un camp militaire et se considérait
comme prisonnier depuis le 18 août.
Eltsine imagina d’envoyer des ambassadeurs étrangers, neutres par
définition, avec la mission pacifique d’aller chercher Gorbatchev ainsi que des
médecins pour qu’ils attestent qu’il était en bonne santé.
Mon problème : ramener Gorbatchev à Moscou
J’étais seul à Moscou et certains collègues ne tenaient pas à prendre de
risques. Le 21 août, j’ai donc pris un vol spécial en début d’après-midi en
compagnie d’Alexandre Rouskoï, de Krioutchkov et d’Ivan Silaiev, avec trois
journaliste occidentaux qui s’étaient faufilés au dernier moment au fond de
l’appareil. À 19 h 15, le Tupolev 134 de l’Aeroflot se pose à l’aéroport militaire
de Sébastopol. Tout le temps du voyage, nous nous sommes demandé si les
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Fig. 1 : Boris Eltsine serre la main d’un tankiste devant
le Parlement à Moscou le 22 août 1991 (photo d.r.).
putschistes n’allaient pas nous abattre ou nous mitrailler à l’atterrissage.
Routskoï ne voulait pas sortir le premier, en fait c’est son adjoint qui l’a fait.
On ne voyait pas un chat sur la base militaire, c’était très inquiétant. Nous ne
savions pas qu’Eltsine avait négocié avec les putschistes, leur avait dit qu’il
n’était pas dans cet avion pour qu’ils ne le détruisent pas à l’atterrissage. À
minuit vingt minutes, Mikhail Gorbatchev est monté dans l’avion avec sa
femme Raissa1, sa fille Irina, ainsi que Routskoï, Silaiev et Krioutchov en état
d’arrestation, façon d’éviter aussi des ennuis en cours de voyage.
Quand Gorbatchev arrive à Moscou au matin du 22 août, il déclare à
ceux venus l’accueillir qu’il revenait dans un pays différent de celui qu’il avait
quitté au début du mois. Eltsine dissoudra autoritairement le parlement russe
le 21 septembre. Tout s’était terminé avec seulement quelques morts. Qui
aurait pensé que l’URSS pouvait disparaître dans de telles circonstances, sans
de terribles affrontements !
Question : Gorbatchev était un homme intelligent, qui a fait naître des
ferments démocratiques ; or pourquoi est-il autant détesté par la population ?
Il a certes cherché un système politique plus favorable aux citoyens mais il a
1. Sa femme était une intellectuelle, un phare pour lui car elle lui permit d’avoir des échanges
fructueux avec l’Ouest.
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échoué économiquement et la population l’a cruellement ressenti. Celle-ci
avait conservé la tradition d’un style politique impérial capable de gérer les
ressources et de donner à ceux qui en avaient besoin, mais la situation économique de chacun s’était fortement dégradée, et la population s’est sentie
d’autant plus abandonnée que le bloc américain a ensuite dominé. Elle se
rassure peu à peu dans la mesure où elle réalise que la Chine sera bientôt plus
puissante économiquement que les États-Unis.