RÊVES DE PIPEAU - Editions Persée
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RÊVES DE PIPEAU - Editions Persée
RÊVES DE PIPEAU Jean-Charles Beaujean Rêves de pipeau Recueil de nouvelles Editions Persée Consultez notre site internet © Editions Persée, 2013 Pour tout contact : Editions Persée — 38 Parc du Golf — 13856 Aix-en-Provence www.editions-persee.fr AVANT-PROPOS Rêves de pipeau est un ensemble de douze petits livres miniatures où chacun peut y trouver son compte. Soit parce qu’on se souviendra d’un événement vécu, soit parce qu’il y a un peu de soi-même dans cette mosaïque de sentiments que sont les contradictions humaines. Tel un voyageur solitaire, on est transporté d’entrée de jeu dans cet univers de l’absurdité qui nous caractérise tant, sans oublier ce levier de l’amour et de la poésie qui, heureusement, nous autorise un regard nouveau sur toute chose. Rêves de pipeau, c’est aussi ce passé qui nous tenaille mais sans lequel nous perdons nos repères dès qu’on s’en éloigne. Qui d’entre nous n’a jamais imaginé de repartir à zéro, d’effacer l’ardoise de ses erreurs accumulées au fil des ans ? Et pourtant, pour reprendre une maxime d’Oscar Wilde, « Nul n’est assez riche pour racheter son passé. » Dans Rêves de pipeau, chaque histoire est différente. Aucun lien, aucun rapport entre les douze nouvelles. Si ce n’est la fragilité de l’existence qui traverse le temps avec une impudeur inouïe. Les personnages d’hier et d’aujourd’hui restent imprévisibles, empreints d’insouciance et de gravité. La vie ne leur donne pas toujours le choix des armes lorsqu’il faut combattre l’ego, cet ennemi redoutable et pourtant indissociable de la nature humaine. Un fusil n’est pas utile lorsqu’il faut fuir la vague océane qui vous rattrape pour vous demander qui vous êtes vraiment et ce que vous avez bien pu faire de votre existence. Alors les personnages s’emballent, se mettent à douter, se paralysent dans l’action. Ils ont 5 envie de hurler mais quelque chose de l’intérieur les en empêche, comme une torpeur qui s’installe dans un recoin de l’âme où germe quelquefois le graal de la folie. L’auteur se jette alors tout habillé dans le puits de son inspiration pour sauver ses personnages, les protéger, leur faire faire des marches arrière. Mais au moment où il s’immisce dans l’intrigue pour y négocier l’insoutenable, il est déjà trop tard… J. Ch. Beaujean 6 Nul n’est assez riche pour racheter son passé… Oscar Wilde Remerciement particulier La couverture de cet ouvrage représente une toile originale de l’artiste peintre Philippe WAXWEILER. Je le remercie de tout cœur d’avoir associé son immense talent à ces « Rêves de pipeau »… Le destin croisé de deux sœurs vous emporte dans les tréfonds de l’âme humaine, avec ses sarcasmes et ses contradictions bouleversantes… CHIASME Monsieur et Madame Point eurent deux enfants. Monsieur Point vénérait Saint Michel depuis sa plus tendre enfance et proposa un jour à son épouse d’appeler leur petit garçon Michel. Leur premier enfant fut une fille. Alors, Monsieur et Madame Point ajoutèrent simplement un petit « e » au prénom du grand Saint. L’année suivante, Madame Point tomba de nouveau enceinte. La solution pour Monsieur Point fut d’une évidence éclairée. Le petit garçon portera cette fois le nom sacré au masculin. Le destin l’entendit autrement. Le deuxième enfant fut encore une fille. Monsieur Point persista à l’appeler Michèle, comme sa sœur aînée. Il y eut donc pour les distinguer Michèle A et Michèle B… Les années passèrent tranquillement. Michèle A entreprit des études scientifiques et devint astrophysicienne. Sa spécialité mais aussi sa passion véritable, c’était de chasser les météorites dans toutes les régions désertiques du globe. Sa mission consistait à analyser ces petits trésors venus d’ailleurs, de les authentifier grâce à ses compétences universitaires et de leur conférer, le cas échéant, une valeur marchande. En fait, Michèle A n’était rien d’autre qu’une orpailleuse des temps modernes en 9 quête de joyaux extraterrestres et commençait à être reconnue mondialement comme une des plus grandes expertes en la matière. Michèle B était professeur de religion dans un lycée exclusivement réservé aux filles. Le soir venu, elle était call-girl dans une maison close. Un jour, au décès de la patronne, elle décida de reprendre la boîte à son compte en abandonnant, cela va sans dire, ses cours de religion à titre définitif. Tous les premiers dimanches du mois, les deux sœurs étaient conviées sans exception aucune chez leurs parents pour le repas de midi. S’étant donné rituellement rendez-vous à la sortie de la messe – Monsieur Point n’aurait raté la liturgie dominicale pour rien au monde – la famille Point aimait particulièrement se retrouver sur le parvis de l’église pour échanger quelques réflexions avec l’un ou l’autre paroissien et surtout, féliciter comme d’habitude l’abbé nonagénaire pour la saveur et l’intelligence de ses homélies. C’était aussi un prétexte pour Monsieur et Madame Point de montrer au voisinage l’image d’une famille unie et heureuse évoluant chrétiennement dans la paix du Seigneur. Faut-il également signaler que cette petite église de village était effectivement chargée de souvenirs et d’émotions. En effet, c’est à cet endroit précis que le vieil abbé avait célébré quelques décennies plus tôt le mariage de Monsieur et Madame Point. Deux ans plus tard, il avait baptisé la petite Michèle (Michèle A). L’année suivante, sa petite sœur (Michèle B). Puis, ce fut le temps du catéchisme, des confirmations, puis des grandes communions du printemps, parfois rythmées à contresens par l’enterrement d’un proche ou d’un ami, permettant ainsi de rappeler la fragilité et la vanité de l’existence. Bref, le vieil abbé avait suivi pas à pas le cheminement des deux sœurs depuis leur plus jeune âge et ce fut pour lui à chaque fois un véritable ensoleillement de les retrouver réunies en famille le premier dimanche du mois sur le seuil de son église… 10 Dans le massif de l’Akakus, au Sud de la Libye. — Michèle, un télégramme pour toi ! — Un télégramme, ici en plein désert ? — Je plaisante, évidemment. C’était juste pour te signaler que ta messagerie clignote depuis un bon quart d’heure. — Ok, j’en ai encore pour dix minutes, je ne peux pas lâcher ce petit bijou, Franck. — Tu en as trouvé une ? — Pas sûr. — Trop peu de nickel, c’est ça ? — Possible, mais en attendant, je la trouve très jolie. — Je peux la voir ? — Bien sûr. Change de gants s’il te plaît, il ne faut surtout prendre aucun risque. Le temps de regarder ma messagerie et je me remets au boulot. — D’accord, ça marche ! Mais sois tranquille, je les aime trop pour les abîmer. — Je sais, Franck, mais on n’est jamais assez prudent. Quelques instants plus tard, Michèle revint auprès de son assistant afin de scruter au gros microscope l’objet mystérieux. On ne savait jamais à l’avance avec les météorites. C’est un peu comme le canada dry, il a la couleur de l’alcool, il ressemble à l’alcool, mais ce n’est pas de l’alcool ! Combien de fois n’avait-elle pas été déçue de constater qu’un spécimen ferreux extrêmement rare, composé de quatre-vingt-dix pour cent de nickel et de fer, réagissant correctement aux différents champs magnétiques s’était au final avéré non pas comme un fragment d’astéroïde venu tout droit du milieu interplanétaire, mais au contraire comme un vulgaire caillou sans intérêt qui drainait le sol de notre bonne vieille terre depuis déjà quelques millions d’années ! 11 — Tu en tires une tête. Une mauvaise nouvelle ? — Oui, ma sœur, elle est décédée hier matin ! — Oh, je suis confus. Elle était malade ? — Non, un avion de tourisme s’est écrasé sur sa maison. J’avance mon départ de vingt-quatre heures, Franck. J’embarque ce soir pour Bruxelles… Les nuages encerclaient l’appareil. Un ciel au coloris fauve, étonnant de promiscuité offre un spectacle qu’il est inconcevable d’imaginer lorsqu’on est sur la terre ferme. On avait presque l’impression de faire du surplace. La plupart des passagers s’étaient endormis. Il restait environ trois heures de vol. Un filet de larme coulait discrètement sur ses joues endolories par la tristesse des souvenirs qui s’imposaient cruellement à sa mémoire. Sa petite sœur s’en était allée pour toujours rejoindre le troupeau de cumulus qu’elles chérissaient tant lorsque, enfants, elles s’amusaient toutes les deux sur leurs lits superposés à compter les moutons. C’était à celle qui trouverait la première le merveilleux Pâris, berger de sang royal dont l’amourette effrénée pour une jeune princesse avait un jour fini par embraser les remparts de l’invincible cité antique d’Ilion. Les deux sœurs s’abandonnaient alors à leur imagination la plus fertile pour trouver parmi toutes ces pelotes de nacre le beau prince troyen en passant par des milliers de personnages, plus biscornus et fantasques les uns que les autres. Celle qui par chance trouvait la silhouette la plus ressemblante s’attribuait d’office le divin prénom d’Hélène et s’octroyait ainsi le statut de nymphe pour le restant de la journée… Les scènes sont diffuses, dans un désordre établi. Le tout dirigé impitoyablement par l’automatisme des pensées en délire. La chronologie des événements finit par s’étioler dans un émoi de tristesse et de souvenirs désarticulés, à la fois pétris d’imagination funeste et de réalité, comme lorsqu’on veut ressusciter à tout prix quelqu’un qu’on aime mais que l’on ne reverra plus. Les images de l’être disparu se déforment sous 12 le projecteur de l’esprit constamment préoccupé à reformater la netteté de cet écran virtuel rempli de bonne volonté, mais il est vain d’envisager autre chose qu’une silhouette déformée par la distorsion du temps. — Un jus d’orange, un café, Mademoiselle ? répétait pour la deuxième fois au moins l’hôtesse de l’air. — Non merci, rien pour le moment, a-t-elle répondu d’un air candide avant de replonger mentalement dans le feutrage humide d’un imbroglio de joies et de peines. De l’enfance à l’âge adulte, en passant par toutes les étapes intermédiaires de cette vie heureuse et sans histoire, elle finit par s’assoupir au rythme dégressif de ce métronome désespérant de banalités. — Ding dong… Nous prions tous les passagers d’attacher leur ceinture… Nous arrivons à Bruxelles dans une vingtaine de minutes… Au nom de tout l’équipage, nous vous souhaitons un agréable séjour. Ding dong… Bruxelles. Samedi matin Michèle (A) prit une chambre au Dolby Palace et s’y renferma jusqu’au soir. Sans avoir pris le temps de se déshabiller, elle resta couchée sur le lit pendant de longues heures dans le souvenir encore douloureux de sa sœur cadette. Fallait-il la blâmer d’avoir mené une vie aussi dissolue ? La vengeance divine aurait-elle finalement eu raison de cette innommable perversité ? Qui sait… Qui finalement avait été la plus « garce » des deux ? Elle, la scientifique de renommée internationale, la petite fille irréprochable qui s’envoyait en l’air sans vergogne au rythme de ses voyages dans les quatre coins du globe ou l’autre, la préférée de son petit papa chéri, une sainte nitouche dispensant des cours de religion dans une grande école catholique et qui jouait depuis le début sur les deux tableaux ? À l’eurovision de l’hypocrisie, dieu sait qui aurait remporté le premier prix. Elle s’en voulait tout de même de 13 ne pas avoir hurlé au taximan de passer devant l’endroit du drame mais cela n’aurait servi à rien. Les images sur la toile avaient été suffisamment éloquentes et l’article sans pitié pour ses yeux rougis de colère et de chagrin. Une fois à l’intérieur du Dolby Palace, son regard ne put s’empêcher d’être attiré par la flopée de quotidiens traînant en négligé à la réception, décrivant avec froideur les circonstances du drame qui s’était joué deux jours auparavant. Le cynisme indécent des gros titres ne l’épargna guère davantage. « Ouf ! Un véritable miracle, seule la maison d’une prostituée fut détruite par les flammes… » « Les habitations avoisinantes ne subirent que quelques dégâts… » « Plus de peur que de mal… » « Aucun survivant chez Madame Charlène… » « La patronne d’une maison close, ses cinq demoiselles ainsi que deux clients de passage meurent dans l’explosion… » Comment expliquer tout cela le lendemain aux parents qui, bien évidemment, ignoraient la double existence de leur fille cadette ? Elle aurait également pu demander au taxi de l’y conduire ce matin, la maison de Monsieur et Madame Point n’était qu’à quelques kilomètres de là. C’eût été fait. La corvée serait maintenant derrière elle ! Mais les choses n’étaient pas si simples. En la voyant arriver un jour plus tôt, ils auraient certainement pressenti quelque chose d’étrange. Les personnes âgées sont parfois les plus perspicaces. Maman se serait sans aucun doute effondrée de douleur au son de la nouvelle et Papa aurait sûrement fait un malaise cardiaque, suite à son triple pontage de l’an passé. Non, elle n’aurait pas eu le courage d’affronter leur regard, de leur dire la vérité, la raison pour laquelle la petite sœur chérie ne viendrait pas à l’église ce dimanche comme d’habitude, de leur expliquer pourquoi tout le monde allait dorénavant évoquer ce nom stupide de Madame Charlène. Et pourtant, dimanche à onze heures précises, il faudrait bien s’y résoudre. Comment y échapper ? Impossible. Comme tous les premiers dimanches du mois, il fallait tout plaquer, laisser le chantier de fouilles aux assistants bien souvent inexpé14 rimentés, prendre l’avion, le train, le bateau, peu importe, mais il fallait être là, devant cette petite église, par respect des choses établies depuis toujours, tout simplement. Puis, pensa-t-elle avec une stratégie déplacée, dans un cas de figure comme celui-ci, peutêtre y aurait-il l’émulation de groupe, la puissance céleste de la liturgie dominicale, la présence ô combien rassurante de Monsieur le curé, le réconfort des paroissiens. C’est décidé, elle resterait au Dolby Palace jusqu’au dimanche matin ! Après, on verra, il sera toujours temps d’improviser sur place. De toute manière, avait-elle vraiment le choix ? Ses paupières s’alourdirent. Elle tomba soudain dans un demi-sommeil entrecoupé par l’image bien vivante de sa sœur défunte… Son visage angélique, son sourire, tout y était. Et cette robe éclatante aux reflets vert pomme qui lui allait comme un gant. Une silhouette de mannequin, ma petite sœur, toi qui t’empiffres du matin au soir sans jamais culpabiliser. En ce qui me concerne, j’ai beau boire de l’eau toute la journée, faire un trait sur les sucreries et autres saloperies, je n’arrive pas à perdre un gramme. Tu es magnifique dans cette robe, tu sais… Toi, ici ? Comment est-ce possible ? Je ne comprends plus rien. Michèle, ma petite sœur chérie, tu n’es pas morte, n’est-ce pas ? Dis-moi que je suis en train de faire un vilain cauchemar, je t’en supplie, réponds-moi !... Soudain, une odeur de parfum vint amplifier la souffrance du souvenir. C’était il y a juste un an, pour son anniversaire. Elle lui avait offert cette eau de toilette aux senteurs fraîches de muguet qu’elle chérissait tant… Arrête de t’en mettre partout ! Tu sais combien coûte ce flacon ? Et alors, il est à moi maintenant ! Éclats de rires infinis qui bourdonnent dans les oreilles. Papa sable le champagne, une piquette achetée en Italie deux ans auparavant. Tu penses qu’il est encore bon ? Chut… Il pourrait t’entendre, tu sais combien il est susceptible. Un petit morceau de gâteau, les enfants ? Maman, tu es formidable ! Attention, les filles, ne bougez pas, vous êtes superbes ! Non, Papa, tu nous avais promis de ne pas prendre de photos maintenant, ce n’est 15