dessin vivant - Neuvième Art

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dessin vivant - Neuvième Art
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dessin vivant
par Pierre-Laurent Daures
[Juillet 2015]
Mademoiselle Jeanne ne touche plus terre. Dans un état d’excitation extrême, qui semble
provoquer une légère lévitation, elle dévore des yeux le dessin que Gaston est en train de graver au
canif sur un marronnier. Les premiers signes apparaissent sur l’écorce : ce sont les initiales de Gaston
et de Jeanne et il semble que Gaston entame le dessin d’un cœur les enserrant… Dans un état
d’excitation croissante, Mademoiselle Jeanne regarde le dessin qui advient, elle minaude, elle
sautille… avant de déchanter dans la dernière case du strip. Le dessin est fini et il n’est pas du tout
conforme à ses espoirs : ce qui aurait pu devenir un cœur entourant les initiales des deux amoureux
est finalement le portrait grossier d’un bonhomme aux yeux bigleux et aux oreilles décollées.
Dans ces six cases de Franquin, on peut reconnaître toutes les composantes de l’expérience du
dessin vivant. Mais avant d’aller plus loin, il convient de définir cette notion.
L’expression spectacle vivant désigne un spectacle dans lequel sont engagés des êtres vivants sous
les yeux du spectateur : ce que le spectateur voit et entend est produit au même moment par un
(des) être(s) vivant(s) situé(s) à portée de voix ou de vue. Par déclinaison, le dessin vivant serait le
spectacle du dessin en train de se faire, spectacle qui semble reposer sur les composantes suivantes
: un artiste en train de dessiner devant un public (en l’occurrence, Gaston dessine devant
Mademoiselle Jeanne) ; l’excitation du public à l’idée d’être admis dans l’intimité de l’artiste (cette
formulation recèle un double sens dans le cas de Mademoiselle Jeanne) ; la dissymétrie
d’information entre le dessinateur, qui connaît le devenir de son dessin (son dessein) et le regardeur,
qui le découvre au fur et à mesure du spectacle et émet des hypothèses successives quant au
résultat final ; enfin, le caractère éphémère de l’expérience, qui provoque un léger sentiment de
dégrisement à l’issue du spectacle.
Nous reviendrons sur le cocktail d’émotion provoqué par cette manifestation spectaculaire de plus
en plus prisée, après avoir identifié les différentes formes que peut prendre le dessin vivant. Nous
nous en tiendrons essentiellement à l’histoire récente, celle de la bande dessinée moderne, dans
laquelle les formes de dessin vivant spectacularisé sont suffisamment nombreuses pour nous offrir un
sujet d’étude varié. Nous nous limiterons aussi aux manifestations impliquant des dessinateurs de
bande dessinée.
L’appellation de dessin vivant telle que nous l’avons définie recouvre une diversité de pratiques
assez large. Quelques catégories peuvent être distinguées.
La forme la plus fréquente et la mieux installée de dessin vivant est évidemment la dédicace. Tendre
son livre au dessinateur, le regarder y tracer un dessin et repartir avec cet autographe… le tout n’a
duré que quelques maigres minutes, souvent moins, mais il semble qu’elles valent bien de longues
minutes d’attente, les files d’attentes en festival en témoignent. Dans ce succès jamais démenti des
séances de dédicace, l’enjeu de collection (posséder un autographe, pouvoir le revendre, ou au
moins fantasmer sa valeur d’échange) prend une part certaine, mais il n’est pas tout car d’autres
facteurs exercent un attrait puissant. Le lecteur assistant à l’exécution d’une dédicace acquiert une
autre connaissance de l’art du dessinateur, enrichissant peut-être ses lectures futures. La dédicace
est aussi une performance : le dessinateur exécute avec virtuosité une figure ‒ parfois mise au point
auparavant, parfois improvisée ‒ qui comporte un risque de ratage (aussi réduit que le risque de voir
le trapéziste chuter).
Virtuosité et performance nous renvoient aussi au métier de dessinateur forain exercé par Winsor
McCay au début du siècle dernier, impressionnant les badauds par son incroyable talent qu’il
mettait en spectacle. Avant lui, d’autres dessinateurs avaient développé des spectacles de lightning
sketches, traçant et faisant évoluer des images, à la craie, sur un tableau noir, au fil d’un discours
souvent humoristique.
La télévision s’est emparée de façon assez précoce du potentiel spectaculaire du dessin vivant.
L’émission Tac au tac, proposée et animée entre 1969 et 1975 par Jean Frapat, a vu passer de
grands noms du neuvième art, de Morris à Pratt en passant par Giraud, Franquin, Gotlib, Uderzo ou
Bretécher. Au cours de chaque émission, trois ou quatre dessinateurs invités se livraient à des jeux
d’improvisation, souvent proches du cadavre exquis, en dessinant au marqueur noir sur de grandes
feuilles fixées à des panneaux verticaux. Les émissions étaient enregistrées, musique et commentaires
étant ajoutés au montage. Mais le téléspectateur voyait tout de même se réaliser à l’écran une
forme de dessin vivant.
On assiste depuis quelques années à une réappropriation des dispositifs inventés dans l’émission Tac
au tac, notamment par les festivals de bande dessinée : Battles au festival d’Angoulême, Exquises
esquisses au « Pulp Festival » de la Ferme du Buisson, etc. Toutes ces manifestations sont des héritières
parfois revendiquées de l’émission de Jean Frapat. Le dessinateur y est présenté comme un
performer, dont on attend qu’il déploie son style personnel, qu’il épate le public par sa virtuosité et
qu’il le surprenne par les détours qu’il ménage dans le dévoilement progressif de son dessin.
Avec Droit de réponse, la célèbre émission de débats de Michel Polac (entre 1981 et 1987), la
télévision a promu une autre forme de dessin vivant toujours vivace. Les dessins de Wolinski, Cabu ou
Siné étaient réalisés en direct, comme le reste de l’émission, mais le spectateur n’assistait que
rarement à leur élaboration, le dessin ne s’affichant en surimpression qu’une fois terminé. Ce
dispositif a trouvé une descendance dans celui du « témoignage graphique », assez répandu dans
les séminaires d’entreprise et les colloques. La Cité internationale de la bande dessinée et de
l’image a ainsi fait appel à différents témoins graphiques pour ses Universités d’été : Frédéric Bézian,
Etienne Lécroart, Aude Picault… Dans le témoignage graphique, le dessinateur choisit souvent un
angle de vue décalé pour produire un contrepoint dessiné humoristique aux exposés des orateurs.
Plus proche du dessin de presse ou du cartoon, cette manifestation s’éloigne de la forme du dessin
vivant car le dessinateur ne travaille pas toujours à vue et la réalisation du dessin n’est pas toujours
diffusée en direct, le besoin de contrôle du commanditaire l’emportant finalement sur l’attrait du
dessin vivant.
Depuis 2005, le Festival international de bande dessinée d’Angoulême produit des concerts de
dessins qui proposent un spectacle comparable au Tac au tac, dans un nouveau dispositif
associant, sur la scène du théâtre, musiciens et dessinateurs. Le premier concert dessiné
d’Angoulême a été créé sur une initiative de Zep (alors président), Areski Belkacem (compositeur) et
Benoît Mouchart (alors directeur artistique du FIBD). La formule en a été reprise à chaque édition,
dans un dispositif pratiquement inchangé. Un groupe de musiciens occupe le milieu de la scène ; il
est encadré de deux tables à dessin, filmées en plongée verticale. Les dessinateurs se succèdent
aux tables à dessin pour réaliser les cases d’une bande dessinée qui se constitue ainsi au fur et à
mesure des interventions, les images sont projetées sur un écran au-dessus de la scène ; l’histoire est
finalement projetée dans son intégralité en fin de concert. Ce dispositif scénique est mis au service
d’un spectacle entièrement écrit à l’avance. Un scénario commun est donné aux musiciens et aux
dessinateurs ; les premiers composent une partition appropriée au rythme et aux évolutions du récit
et les seconds ont tout loisir de préparer les dessins qu’ils exécuteront sur scène. Ce qui est ainsi
proposé, et apprécié par le public, c’est le dévoilement, dans les conditions particulièrement
électrisantes du spectacle vivant, de gestes d’artistes, de musiciens et, surtout, de dessinateurs : en
effet, s’il est facile d’assister à des concerts, le geste du dessinateur est en revanche particulièrement
méconnu puisqu’il est réalisé en amont de l’appréhension de l’œuvre finie (le livre) par son
destinataire (le lecteur). Le spectacle apporte d’autant plus de satisfaction que dessinateurs et
musiciens se mettent au service d’une partition commune. Ainsi, bien que les regards des
spectateurs se portent massivement sur les dessinateurs (nous sommes dans un festival de bande
dessinée !), la musique d’Areski Belkacem n’est pas conçue comme une illustration musicale du
dessin.
Le concert dessiné nous propose une forme différente d’association du dessin et de la musique. La
quasi homonymie avec le concert de dessin évoqué plus haut ne doit pas nous tromper : bien que
les dispositifs scéniques soient comparables, le principe créatif est différent, ainsi que nous le verrons
plus loin.
Depuis 2010, les concerts dessinés se multiplient et attirent un public nombreux en festival ou en salle
de concert. Citons par exemple les performances de Dupuy et Berbérian avec Rodolphe Burger
depuis 2010, le concert de Heavy Trash illustré par Baru, Benjamin Flao et Jean-Christophe Chauzy au
festival d’Angoulême 2011, les collaborations entre Jean-Claude Vannnier et Aude Picault la même
année, entre Lescop et Bastien Vivès en 2013, entre Bastien Lallemant et Charles Berbérian en 2015…
Le concert dessiné que Rodolphe Burger, Dupuy et Berbérian ont donné dans la cour d’honneur du
Palais des Papes, à Avignon en 2010, puis au Centquatre en 2011, constitue un exemple intéressant
de ce type de manifestation. Le dispositif était identique à celui du concert de dessin. Au centre de
la scène prenaient place Rodolphe Burger et ses musiciens ; de part et d’autre étaient dressées deux
tables à dessin pour Charles Berbérian, côté jardin et pour Philippe Dupuy, côté cour, surmontées
chacune d’un portique soutenant les caméras verticales. Leurs dessins étaient projetés en
superposition en fond de scène. À chaque nouveau morceau, les dessinateurs s’engageaient dans
la réalisation d’un dessin qui se construisait à deux mains pendant la durée de la chanson. Il ne
s’agissait pas de dessiner des séquences d’images mais de faire de chaque dessin une aventure
graphique débutant par son apparition progressive, se déployant par des recouvrements, des
transformations, des effacements, et s’achevant parfois par la destruction du dessin. Les dessinateurs
s’inscrivaient dans une logique d’illustration et de réinterprétation graphique des morceaux
musicaux. Leur dessin se développait avec la musique de Rodolphe Burger et la prolongeait par de
nouvelles sensations.
Le concert dessiné constitue une œuvre originale dans laquelle le dessin tente de compléter la
musique et réussit parfois à l’enrichir d’une autre dimension, narrative et visuelle. Malgré de belles
réussites et un attrait indéniable, cette forme nouvelle semble encore chercher son équilibre,
notamment dans la relation entre le dessinateur et le musicien : leur dialogue artistique, s’il existe,
n’est pas apparent sur scène où, si le dessinateur écoute la musique, le musicien ne semble pas
regarder le dessin. On peut ainsi suivre le concert dessiné comme une performance d’un dessinateur
réalisant des prodiges pour suivre le rythme de la musique.
Ainsi, dans sa forme actuelle, qui se perfectionnera peut-être encore à l’avenir, le concert dessiné
installe une subordination plus ou moins affirmée du dessin à la musique, alors que dans le concert
de dessins, dessin et musique procèdent d’un scénario qui leur est antérieur et auquel ils se
subordonnent tous deux.
Il faut enfin mentionner les spectacles impliquant un dessinateur : ils sont de plus en plus nombreux et
nous ne pouvons en mentionner que quelques-uns. Commençons par citer Edmond Baudoin, qui a
très tôt engagé une collaboration avec la chorégraphe Béatrice Mazalto et qui poursuit depuis une
pratique de dessin sur scène, au sein de nombreux spectacles. Toujours dans le domaine de la
danse, Chantier-Musil est un spectacle créé en 2003 par François Verret (adaptation de L’Homme
sans qualités, de Musil) avec des dessins faits en direct par Vincent Fortemps, projetés sur un grand
écran situé au centre. Pour Chantier-Musil, Fortemps a mis au point avec l’éclairagiste Christian
Dubet un procédé pour projeter et animer ses dessins en direct sur la scène : la cinémécanique (une
feuille de rhodoïd sur laquelle Vincent Fortemps appose de l’encre noire qu’il travaille ensuite à la
main, au chiffon, à la lame de rasoir, etc. ; une caméra placée sous sa table de travail en verre filme
et projette l’image en direct).
Memories from the missing room, créé à La Ferme du Buisson en 2011, est un spectacle écrit et mis en
scène par Marc Lainé, associant une forme théâtrale, avec une musique live du groupe Moriarty et
le dessin vivant de Philippe Dupuy.
Dans ces deux spectacles (et dans de nombreux autres), le dessin ne se substitue pas à une
composante habituelle du spectacle (le décor ou le texte) mais lui apporte une matière nouvelle,
porteuse de sa propre charge artistique. Le dessinateur, son corps, ses outils et son geste vivent sur la
scène, aux côtés des comédiens, des danseurs et des musiciens.
Dans la plupart des formes actuelles du dessin vivant que nous venons d’énumérer, le dessinateur est
à vue, souvent même sur scène, et les dessins sont projetés en agrandissement pendant leur
réalisation. L’identification de caractéristiques communes aux différents dispositifs présentés met en
lumière les principes spectaculaires sur lesquels repose l’expérience du dessin vivant proposée au
public. On peut en effet distinguer trois types de stimulations émotionnelles ou intellectuelles
suscitées par le spectacle du dessin vivant et attendue par le public : la conscience de vivre un
instant unique et privilégié, celui de la création ; le sentiment d’intimité avec l’artiste ; le défi du
déchiffrement d’un discours en cours de formulation.
La conscience d’assister à l’instant unique de la création suscite une excitation et une fascination
qui ne sauraient se réduire dans une analogie avec le plaisir procuré par une représentation
théâtrale, par exemple. Au théâtre, même si chaque représentation est une performance unique,
elle s’appuie sur une écriture préalable interprétée chaque soir sur scène. Le dessin semble quant à
lui surgir du néant sous nos yeux, sans partition, sans texte à interpréter, sans préparatifs et sans
répétition ‒ pratiquement sans généalogie. Il s’agit la plupart du temps d’une illusion : peu de
spectacles font appel à une véritable improvisation du dessinateur (Exquises Esquisses en fait partie),
et sans aller jusqu’à la scénarisation précise du concert de dessins, dans la plupart des
manifestations le dessin est répété, mis en main, avant d’être produit en public. Cependant, dans
tous les cas, le geste du dessinateur est particulièrement apte à susciter cette impression de création
ex-nihilo, ainsi que l’avait déjà souligné Paul Valéry en observant Degas. Ce geste se réalise dans un
grand dénuement, avec des instruments rudimentaires que chacun a déjà eu en main et dans une
pratique que nous avons tous expérimentée. Il se passe quelque chose entre la main, l’œil et le
papier, qui ne peut être imputable à l’outil ; la magie est donc ailleurs et on ne se lasse pas de la voir
sans cesse recommencée : sur une surface vierge, une main humaine trace des signes, laissant une
marque durable ; cette marque humaine n’existait pas l’instant d’avant, et la voici désormais sous
nos yeux, indubitable. Nous avons assisté à son apparition, son émergence depuis le néant.
En assistant au dessin en train de se faire, nous pouvons avoir l’impression d’être accueilli par le
dessinateur dans une sphère relativement privée : il nous fait confiance pour respecter sa
concentration et ne pas perturber son geste, pour voir avec indulgence ses hésitations, ses ratés ou
ses repentirs et pour ne pas dévoiler ses secrets de fabrications et ses recettes. Dans cette
énumération de ce que semble partager avec nous le dessinateur, on reconnaît un certain nombre
des points d’intérêt de la planche originale. Elle aussi nous renseigne sur le geste du dessinateur, sur
ses erreurs et sur ses trucs : c’est dans la planche originale que la graphiation (telle que l’a mise en
évidence Philippe Marion) émerge de l’énoncé graphique avec le plus d’intensité. Dans le cas du
dessin vivant, c’est la graphiation même qui fait l’objet de l’attention du spectateur, avant de laisser
la place à un énoncé graphique que le spectateur devenu lecteur peut contempler. La planche
originale matérialise l’avant-dernière étape du processus créatif, celle qui précède la publication.
Au stade auquel la planche originale nous est donnée à voir, l’artiste a décidé que le dessin était
fini, qu’il était prêt à être montré : le dessin devient alors public et se détache de son auteur. Mais en
deçà, le dessin est encore vivant, encore susceptible de se transformer, et il reste indissocié de
l’artiste occupé à le faire naître.
Le regardeur assiste à cet accouchement dans un état d’expectative. Alors que l’artiste a en tête
une projection mentale de son dessin fini, le regardeur ne sait pas où va le dessin. Subjugué, il suit le
tracé et focalise son attention sur son devenir. À chaque nouveau coup de crayon, il émet ainsi des
hypothèses sur le déchiffrement du dessin en cours. Le coup de crayon suivant infirme ou confirme
l’hypothèse faite et suggère de nouvelles pistes d’interprétation. Étrangement, nous retrouvons ici un
mécanisme de narration et de lecture propre à la bande dessinée décrit par Thierry Groensteen
dans Système de la bande dessinée. Voyant dans la vignette un énonçable (concept emprunté à
Deleuze) appelé à être mentalement converti en énoncé, Groensteen écrit : « le premier énoncé,
issu du dialogue entre deux ou trois vignettes juxtaposées – et, naturellement, forgé sous le contrôle
des précédentes – peut n’être que provisoire et subir ensuite, sous le coup d’une détermination
rétroactive imprévisible, une correction aboutissant à l’adoption d’un nouvel énoncé plus
englobant. » C’est bien un processus du même ordre qui est à l’œuvre dans le déchiffrement du
dessin en train de se produire sous nos yeux.
Cependant, là où la narration en bande dessinée procède par addition spatiale (l’œil parcourt des
cases ou des signes graphiques préexistants et ordonnancés spatialement), le dessin vivant
fonctionne par addition étalée dans la durée (les signes apparaissent progressivement, mais une fois
tracés, ils ne se lisent pas forcément selon un ordre donné). Notons que cette addition peut aussi se
transformer en soustraction : dans le concert dessiné qu’ils présentent avec Rodolphe Burger, Dupuy
et Berbérian font naître un portrait de femme puis l’effacent progressivement, comme s’efface le
souvenir d’un être aimé duquel on est trop longtemps éloigné.
Addition, accumulation, effacement, recouvrement, transformation… le dessin vivant ne suit pas
fatalement une trajectoire rectiligne aboutissant au dessin fini : il se renouvelle et ne cesse de dire,
d’articuler de nouveaux sens, de porter l’espoir de nouveaux signes. En revanche, le dessin fini, lui,
ne dit rien de plus que ce qu’il montre. Nous le faisons parler en transformant l’énonçable en
énoncé, mais il est déjà parti avec ses secrets.
Malgré cette différence, c’est bien la proposition d’un exercice de déchiffrement que le dessin
vivant partage avec la bande dessinée : le regardeur (re)constitue un récit à partir de signes
graphiques juxtaposés. Le dessin vivant raconte quelque chose, qu’il s’agisse de son histoire (celle
de sa propre création) ou d’un autre récit (le dessin transformatif), qui se dévoile dans un
ordonnancement temporel, de même que l’histoire de bande dessinée se dévoile dans un
ordonnancement spatial.
Simple déclinaison ou branche nouvelle de la bande dessinée, voire forme artistique autonome, il
est certainement encore prématuré de se prononcer sur le devenir du dessin vivant mais il est
intéressant d’en observer l’épanouissement. Les auteurs de bande dessinée sont de plus en plus
nombreux à s’essayer au dessin vivant, et ils sont quelques-uns à y avoir engagé plus que leur talent
de dessinateur, inventant au fil des représentations et ouvrant des perspectives artistiques
prometteuses.
Pierre-Laurent Daurès
Corrélats
dessin – planche originale – théâtre
Bibliographie
Frapat Jean, Tac au tac, Paris, Balland, 1973. / Groensteen, Thierry, Système de la bande dessinée,
Presses Universitaires de France, 1999. / Marion, Philippe, Traces en cases. Travail graphique,
figuration narrative et participation du lecteur, Louvain-la-neuve : Academia, 1993.