VIe CENTENAIRE DE LA MORT D `IBN KHALDÛN
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VIe CENTENAIRE DE LA MORT D `IBN KHALDÛN
VIe CENTENAIRE DE LA MORT D ’IBN KHALDÛN 1406-2006 ______________________________________ 17, 18 ET 19 JUIN 2006 COLLOQUE INTERNATIONAL FIGURES D’IBN KHALDÛN Appropriation, usages (Arguments) Comme toute œuvre d’envergure, celle d’Ibn Khaldûn est riche non seulement de la densité de son contenu et de la complexité de ses articulations, mais également de la multiplicité des lectures, des interprétations, des questionnements auxquels elle a convié et continue de convier. Ce travail sur l’œuvre fait partie de l’œuvre ; il est lui-même un travail de l’œuvre en ce qu’il en déploie les plis selon des paysages épistémologiques façonnés par des formations cognitives et discursives marquées d’un point de vue historique et socioculturel. L’Ibn Khaldûn des écrivains musulmans des XVIIe et XVIIIe siècles n’est assurément pas celui de la science coloniale naissante, qui n’est pas celui de cette même science à son apogée. Tandis que, dans un cas, on y a puisé de manière interne une explication à la crise qui secoue l’Islam confronté à de nouvelles puissances conquérantes ; dans l’autre, de manière externe, on y a cherché des clés de compréhension des sociétés maghrébines et de leur fonctionnement sociopolitique. À son âge triomphant, empruntant des raccourcis commodes, cette même science coloniale a fabriqué de toutes pièces une autre figure du khaldûnisme. Tel un doctrinaire furieux, Ibn Khaldûn est retourné contre les peuples du Maghreb pour les convaincre de leur colonisabilité, une prédisposition prétendument inscrite dans leur passé et réitérée par leur présent. À l’époque qui donne naissance au Tiers-monde et sonne le glas des empires coloniaux, cet usage (ou cette variante, devrait-on dire) du khaldûnisme est discrédité en même temps que l’état des choses dont il se prétendait le garant. Ibn Khaldûn fait une rencontre inattendue : celle de Marx. Converti au marxisme, le khaldûnisme en adopte le paradigme explicatif du monde. C’est alors qu’émerge une nouvelle figure aussi étrange que celle du Ibn Khaldûn doctrinaire colonial. Et tout aussi curieusement, elle renvoie l’auteur des Prolégomènes et des Exempla à autre chose que son œuvre. Forcément, le savant maghrébin du XIVe siècle est appelé à jouer au grand écart entre sa prétendue convergence avec la pensée révolutionnaire et émancipatrice issue du XIXe siècle européen et son adhésion à l’ « idéologie arabe » de la renaissance nationale. De manière tout aussi radicalement contradictoire, le « nationalisme arabe » – dans sa variante algérienne – l’accule à être un chantre du berbérisme ! Puis est venu le temps des sciences sociales : celui de histoire, de la sociologie et de l’anthropologie. Ce temps non plus n’est pas indifférent au tumulte du siècle, ainsi qu’en témoignent les parcours de grands lecteurs d’Ibn Khaldûn comme Robert Montagne et Jacques Berque. Alors que toute une partie de l’intelligentsia arabe est redevable à Berque, Montagne est revendiqué par l’un des plus grands anthropologues du XXe siècle : Ernest Gellner. Il se trouve que c’est dans l’œuvre de ce dernier que s’est noué l’un des dialogues en sciences sociales les féconds avec l’œuvre khaldûnienne. Au même moment, la sociologie rencontre en Ibn Khaldûn l’un de ses « fondateurs ». Mais le fondateur paraît si lointain que les traités de sociologie épargnent à leurs lecteurs la présentation de son œuvre. Des différents emplois de cette dernière, il reste à faire l’inventaire précis. Il aidera à mieux comprendre la place que les sciences sociales ont ou n’ont pas voulu assigner à celui qui est tantôt qualifié d’ « historien », tantôt de « sociologue », tantôt d’ « anthropologue ». Lire Ibn Khaldûn aux XIXe et XXe siècles a surtout consisté à découvrir ses traductions dans les langues turque, puis européennes. Le poids de la médiation de la traduction dans l’appréhension et la compréhension de l’œuvre khaldûnienne est tel que les intellectuels arabes eux-mêmes n’ont pas hésité à lui accéder via l’une ou l’autre des deux langues impériales que fut le français et que reste l’anglais. Or ces traductions sont elles-mêmes des lectures. Elles procèdent de choix sociolinguistiques, et plus généralement de parti pris théoriques et de conceptions particulières du monde qu’il y a lieu d’examiner. Ainsi la traduction de Vincent Mansour Monteil porte-t-elle la marque de son temps ; elle est mâtinée de concordisme entre la science khaldûnienne et la science moderne. La figure qui s’en dégage est – comme il se doit – celle du précurseur intuitif et visionnaire. L’attention qui doit être accordée aux choix de traduction est aussi importante que celle qui doit normalement découler de l’étude de la langue khaldûnienne elle-même. Tout autant que les autres formes d’appropriation de l’œuvre khaldûnienne, ses traductions en font partie. Quid de l’œuvre ? Si son étude n’est pas à l’ordre du jour de ce colloque, on ne peut passer sous silence le fait que son corpus n’est pas encore établi. À l’évidence, ses lecteurs n’ont jusqu’ici accédé qu’à certains de ses fragments au détriment d’autres. Or Ibn Khaldûn est un écrivain à facettes multiples : comment dissocier l’historien du juriste, par exemple ? C’est aussi un théoricien exigeant qui n’a pas hésité à reformuler son opus magnum à la lumière de son expérience orientale. Du coup, ses Prolégomènes (Muqaddima) portent la marque de deux « éditions », l’une maghrébine, l’autre égyptienne. Elles ont longtemps attendu une édition critique. Depuis 2005, c’est fait – grâce à un talentueux chercheur maghrébin, Abdesselam Cheddadi qui vient d’en donner également une nouvelle et remarquable traduction en français publiée dans la prestigieuse collection la Pléiade , tenue pour être un des hauts lieux de la consécration éditoriale en France. Mais ce n’est que le commencement : il reste à établir le texte des autres volumes de l’opus khaldûnien. Par ailleurs, les Prolégomènes ont connu d’autres traductions, dans des langues asiatiques et européennes. Les auteurs de ces dernières, qui ont élargi la communauté des lecteurs d’Ibn Khaldûn, interpellent par leur travail de passeur. S’interroger sur leur activité est fondamental dans une entreprise d’identification des différentes figures khaldûniennes – comme l’est tout autant l’activité des codicologues. Celle des uns parce qu’elle nous confrontent aux situations herméneutiques engendrées par le transfert linguistique, celle des autres parce qu’elle nous contraint à la réflexion sur les conditions matérielles d’ « édition » et de transmission de l’œuvre du grand savant maghrébin dont le contenu et sa réception sont pareillement soumis aux interrogations du philologue, de l’historien des idées, de l’historien du politique, de l’anthropologue et du sociologue, chacun selon les spécificités du questionnement fondé par son champ disciplinaire. Houari TOUATI Directeur de recherche au CNRPAH (Alger)