Du bout des doigts, entrer dans l`art

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Du bout des doigts, entrer dans l`art
Du bout des doigts, entrer dans l’art Ginette Daigneault Les changements technologiques ont envahi nos univers sans que nous nous en rendions vraiment compte. Nous participons à une transformation globale, qui concerne autant l’individu avec ses idées propres, ses modes de vie et de comportements, que l’ensemble de l’humanité, sous tous les aspects de la société et de la civilisation (Ellul, 1990). L’artiste questionne le monde dans lequel il vit en fabriquant des représentations qui nous guident dans l’interprétation des différents aspects de notre réalité quotidienne et nous amènent à prendre position à leur égard. La production artistique est directement liée aux aux conditions de production et aux questionnements de son époque. Art web, art technologique, art internet, net art, cyberart, art réseau, les appellations se multiplient pour nommer une forme où il n’y a plus de distinction entre le support, le contenu et l’œuvre elle-­‐même. À travers cet article, nous tenterons de comprendre cette forme d’art qu’est l’art Web et en même temps, ce qu’est devenue l’image dans son glissement sur internet. Avec l'arrivée de l'ordinateur, c'est la première fois dans l'histoire que l'homme s'adresse à la machine au moyen d'un langage symbolique et qu'il lui parle. Avec l'ordinateur, la longue quête du plus petit élément constituant de l'image est arrivée à son terme: le pixel. On peut comparer la création d'images numériques au processus de la pensée qui compose des figures en puisant dans sa mémoire certains éléments qu'elle réassemble et dont elle modifie les constituantes. L'image numérique est une image-­‐matrice, elle est interactive et elle est générée par du langage. Cette image-­‐matrice est une image totalement pénétrable, toujours prête soit à s'afficher à l'écran, soit à être retravaillée pour redonner d'autres images. Elle n'est plus le résultat d'un transport optique, elle n'est plus métaphore, mais métamorphose, puissance de transformation (Couchot). L'image n'est plus une fenêtre sur le monde, c'est un moyen d'accès à un univers en composition et en décomposition. L'image numérique a acquis une qualité nouvelle, elle est indégradable et la notion même de copie devient obsolète. Il n’y a plus d’original et de copies, l’ordinateur ne produit que des originaux. Travailler avec l’ordinateur comme outil de création c’est travailler autrement. L’œuvre se construit dans l’intimité, du bout des doigts, sans contact avec le corps. L’œil se fixe sur l’écran, toute vision périphérique disparaît, on baigne dans la lumière, on ne voit pas la main qui dessine ou qui manipule les formes, le regard est concentré sur l’image lumineuse qui se construit. L’ordinateur nous confronte à une nouvelle réalité visuelle : l’objet et son image existent parallèlement et indépendamment. Nous pouvons créer des représentations et en habiller des objets tridimensionnels. Avec internet, tout ce qui s’affiche à l’écran est image et langage. La contemplation est remplacée par la circulation. C’est l’action, la mouvance qui prend toute l’importance. C’est l’art comme expérience, l’art qui a lieu. Quand on navigue sur internet à travers des œuvres Web, on se rend vite compte que l’objectif principal des artistes n’est pas d’atteindre les critères esthétiques habituels. En 1989 Tim Berners-­‐Lee du Centre européen de Recherche Nucléaire propose le World Wide Web, un système d’organisation de l’information sur le modèle d’une structure hypermédia des documents. L’image y est intégrée en 1991. On voit le développement de l’art Web principalement entre 1995 et 1998. Avec l’élargissement de la bande passante, les images peuvent être intégrées et circulent sur la toile. Les artistes cherchent alors un contact direct avec le public. Le moteur de recherche Google recense des millions de sites sous le terme art Web. Mais cette énumération regroupe tous les sites qui contiennent des informations sur l’art. Il convient convient donc de circonscrire le territoire de l’art Web. Les œuvres Web sont des oeuvres interactives créées par, avec, pour le média/langage internet (Fourmentraux). Ces pratiques artistiques proposent une triade interactive : artiste, œuvre, internaute, un peu comme Louise Poissant qui proposait déjà en 1994 dans son Esthétique pragmatique une triade artiste, œuvre, public. «C’est d’ailleurs le propre de la pragmatique de considérer les éléments d’un système dans l’intimité constitutive de leurs liens avec les autres éléments de l’ensemble» (Poissant, 1994, p. 22) L'aisthésis, le sentir commun, le consensus des sentiments partagés dont parle Kant s'actualise dans la pratique de l'art Web. L'accent y est moins mis sur l'objet artistique que sur le processus qui le met en cause. Et c'est ce processus même qui devient l'objet artistique. La pratique artistique d'art Web est une pratique expérimentale de construction de modèles, redéfinis, retravaillés, corrigés à la lumière des réactions des spectateurs et des avancés technologiques. Les thématiques et problématiques de l’art Web recoupent très souvent celles de l’art contemporain en général. D’ailleurs, l’autoréférentialité, très importante au cours des années 90 en art contemporain, se retrouve au cœur d’un très grand nombre d’œuvres Web qui questionnent l’esthétique du code informatique ou l’esthétique du programme. C'est le langage de l'outil lui-­‐même, qui est le contenu des oeuvres. Les pratiques artistiques d’art Web questionnent le rôle de l’artiste et du public, l’œuvre d’art dans ses caractéristiques formelles, dans sa matérialité, dans sa qualité d’objet unique et transcendant. Les préoccupations artistiques se tournent vers la sensibilité spatiale, l’interaction, l’interactivité, la simulation et la communication sociale. L’art Web est porteur de valeurs, de perspectives et de comportements qui questionnent et remettent en cause tant l’esthétique que la communication. C’est une pratique artistique qui se réapproprie l’espace public en court-­‐circuitant le réseau des galeries et des Musées. Personne ne sélectionne les œuvres de l’art Web, l’internaute choisit lui-­‐même ce qu’il veut voir. D’ailleurs faut-­‐il dire voir une œuvre Web ou expérimenter une œuvre Web ? L’œuvre Web est exigeante. Elle oblige la participation. Il faut s’impliquer, accepter de cliquer, de sélectionner, de transformer, ou simplement de glisser le curseur sur l’écran. L’œuvre Web est toujours disponible si vous savez où la trouver.. Elle est accessible si vous possédez les logiciels adéquats pour visionner, télécharger, transformer ou copier. Malgré une quinzaine d’années d’existence, l’art Web demeure une pratique artistique très peu connue, même d’une grande partie du milieu artistique. Les œuvres Web sont comme des bouteilles lancées à la mer. Peut-­‐être auront-­‐elles la chance d’être trouvées avant de disparaître parce que le site qui les héberge est fermé ou que la technologie qui les supporte est périmée. Qu’en est-­‐il de ces images qui servent de porte d’accès à d’autres images. L’œuvre Web est une œuvre action qui articule une combinaison de différents modes de communication : texte, son, image, interaction. Cette image bouscule nos habitudes de regardeur. C’est une image poreuse, une image à la puissance image selon Edmond Couchot. Elle n’est plus l’objectif principal, mais courroie de transmission. Jean-­‐Louis Weissberg la présente comme une image actée et Jean-­‐Paul Fourmentraux comme une image trajet. Serait-­‐elle une image relais ? Elle est interface entre l’artiste et l’internaute. Avec sa double esthétique plastique et relationnelle (Fourmentraux), elle est image rouage. Même si la participation du spectateur n’est pas nouvelle, elle est cependant différente en art Web. «Une histoire des notions de participation et d’interactivité montrerait que l’on est progressivement passé d’une interactivité et d’une participation sensorielles (liées aux happenings et environnements des années 1960) à une participation au sein de laquelle la machine intervient comme une sorte de médium ou d’interface incontournable. C’est en se faisant lui-­‐même rouage et «organe» de la machine que le spectateur peut participer.» (De Mèredieu, 2003, page 158) À travers l’art Web, l’œuvre est un processus exploratoire, un lieu d’expérimentation , un parcours de perceptions, sous la direction d’un artiste concepteur. Au-­‐delà de l’anticipation du spectateur idéal, l’artiste de l’art Web est confronté à l’action du public. Cette action ne se résumant pas uniquement à une interprétation silencieuse, mais à une réponse, à une action directe. L’art Web permet au public d’entrer dans l’art. Ce n’est pas son niveau de connaissance de l’art qui est interpelé, c’est sa capacité de participer, de devenir rouage à son tour. À travers cette pratique artistique, le public entre de plain-­‐pied dans la part exploratoire et communicationnelle de l’art. Dans le cas du tableau traditionnel, le regardant ou témoin donne existence à un objet d’art, fini, terminé, arrêté dans le temps. Dans le cas des pratiques internet, le public, en agissant sur et dans l’œuvre, devient le témoin et l’acteur du processus de transformation de l’œuvre. Ces pratiques sont très exigeantes pour le public. Il ne peut plus uniquement observer, se tenir à l’écart, confortable, regarder de loin. Il doit plonger, prendre des risques, communiquer et oser vivre l’art. Mais cette activité communicationnelle dont on parle comme étant quelque chose de nouveau, existait bien avant l’apparition des technologies de communication et de télécommunication et des spécialistes de la communication. Le tocsin avertissait les villageois d’un danger imminent, le glas annonçait une mort, le carillon une naissance. Le déroulement des journées était marqué par le son des cloches de l’angelus. Les relations entre les humains se sont développées à travers une expression communicationnelle souvent inconsciente, dans la tenue vestimentaire, dans le rituel du salut, dans l’échange verbal et dans les codes de signalisation. Actuellement, c’est l’alarme de notre portable qui nous indique l’arrivée d’un message. On a souvent tendance à confondre les différents aspects du phénomène de la communication avec la communication elle-­‐même. Ni le message, ni le canal, ni l’intention, ni l’interprétation, ni l’échange ne sont la communication. La communication est un état de fait qui donne naissance à des pratiques et les pratiques artistiques internet en sont un très bon exemple. BIBLIOGRAPHIE Cauquelin, Anne, 1996. Petit traité d'art contemporain, Paris, Éditions du Seuil, 178 pages. Couchot Edmond, 1988. Images, de l'optique au numérique, les arts visuels et l'évolution des Technologies, Paris, Hermes, 242 pages. De Mèredieu, Florence, 2003. Arts et nouvelles technologies. Art vidéo, art numérique, Bologne, Grafica Editoriale, 239 pages. Ellul, Jacques, 1990. La technique ou l'enjeu du siècle. Paris : Éditions Economica. 432 pages. Fourmentraux, Jean-­‐Paul, 2005. Art et Internet. Les nouvelles figures de la création. Paris : CNRS Éditions, 211 pages Greene, Rachel, 2005. L’art internet. Paris : Éditions Thames Hudson, 224 pages. 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