LA extrait de Discours sur le bonheur, d`Emilie du Châtelet. Deux
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LA extrait de Discours sur le bonheur, d`Emilie du Châtelet. Deux
LA extrait de Discours sur le bonheur, d’Emilie du Châtelet. Deux différences notables par rapport aux deux autres textes de la séquence : L’auteur est une femme !! Il s’agit cette fois de l’extrait d’un essai, donc d’argumentation directe. INTRODUCTION. Le personnage d'Émilie du Châtelet dans le contexte de l'époque : XVIII° s. – Éducation atypique parce que brillante – le mariage est arrangé; pour compenser, on trouve normal d'avoir amant et maîtresse Dans la grande société, il était parfaitement admis que maris et femmes pouvaient avoir maîtresses et amants. Les hommes pouvaient avoir autant de maîtresses qu'ils le souhaitaient mais il était convenable, pour les femmes, de n'avoir qu'un seul amant à la fois. Or Émilie en aura ponctuellement deux (Voltaire en même temps que Saint Lambert, mais en raison âge de V.) – Académie, études supérieures • Émilie désirait assister aux réunions régulières du mercredi à l'Académie de Sciences, au Louvre : les femmes ne sont pas admises • Émilie était dans les meilleurs termes avec les amis de Maupertuis qui se réunissaient chez Gradot, un café fréquenté par les scientifiques, les philosophes et les mathématiciens. Mais les femmes n'étaient pas non plus admises dans les cafés. Émilie se fit faire un ensemble de vêtements d'homme (…) Émilie devint une habituée de chez Gradot. Elle arrivait toujours remarquablement habillée... en homme. • Au 18e siècle, les femmes n'avaient pas accès à l'enseignement supérieur. Pour contourner ce problème, Émilie louait les services de professeurs – Publication "Dissertation sur la nature et la propagation du feu" ne gagne pas le concours Académie, mais est tout de même publié. Il n'en va pas de même pour ses autres travaux, publiés après sa mort PROBLEMATIQUE Une conception personnelle du bonheur La thèse de l’auteur. = Il faut vivre avec intensité, en cultivant les plaisirs et les passions, car les moments intenses, même au prix de douleurs, sont les plus heureux. - exprimée de manière explicite dès le début du texte, dans le 1er paragraphe, puis va être « martelée » tout au long de la réflexion -tout d’abord énoncée dans la longue énumération initiale, qui souligne également deux conditions intrinsèquement liées à cette conception du bonheur : « s’être défait des préjugés » et « être vertueux », principes des Lumières qui éloignent l’auteur d’un bonheur purement égoïste. -La dimension argumentative est annoncée d’emblée par le verbe impersonnel « Il faut », le caractère affirmatif de la phrase ainsi que sa construction logique à travers la causale qui la conclue. - plusieurs restrictions : « Nous n’avons rien à faire dans ce monde qu’à nous y procurer des sensations et des sentiments agréables », « On n’est heureux que par des goûts et des passions satisfaites », « ce n’est la peine de vivre que pour avoir des sensations et des sentiments agréables » on remarquera l’exacte répétition du COD « des sensations et des sentiments agréables » ainsi que les rythmes binaires qui scandent et clarifient la pensée de l'auteur - champ lexical du plaisir (goûts x 3, plaisirs x 2) du désir (désirs, désirer, illusion) - répétition de « heureux » (x 5), « bonheur » (x 3), « sensations et sentiments agréables » (x 2), « passion » (x 9). -Ce réseau lexical s’oppose à celui de la répression et (« malheureux » x 6, « « réprimez » et « maîtrisez ») du malheur L’inversion de construction dans « et malheureux est celui qui la perd » souligne, par opposition, l’importance des plaisirs et passions pour être heureux. Notons que l’auteur mélange, à travers le texte, plaisir et passion, deux notions différentes (le plaisir évoque la satisfaction, pas la souffrance, contrairement à la passion qui est un engouement destructeur pour une personne ou une chose), mais elle finit par subordonner l’un à l’autre, disant que le plaisir naît des passions. Une femme des Lumières. La réflexion de l’auteur s’inscrit dans la pensée des Lumières à plus d’un titre. Par son discours très structuré et la progression de la réflexion grâce aux connecteurs logiques, on voit bien la volonté de l’auteur de convaincre et, donc, de faire appel à la raison. « Il faut, pour être heureux, s’être défait des préjugés », rappelle le combat des Lumières pour la tolérance. Elle évoque la vertu comme condition au bonheur, ce qui rejoint la philosophie des Lumières. « le flambeau de la raison », même si l’auteur déconseille de le brandir sans arrêt en ce qui concerne les passions, évoque également les Lumières, par une métaphore similaire. E. du Châtelet évoque les propos des moralistes et leur dénie l’accès au bonheur : critique des grands moralistes du XVIIème siècle comme Bossuet. Elle tient des propos tout à fait profanes, voire blasphématoires par rapport à la religion, puisqu’elle dit, modérant à peine son propos par l’utilisation du conditionnel, qu’il faudrait demander à Dieu des passions alors que, selon la religion catholique, il faut au contraire prier Dieu pour qu’il nous aide à les réprimer (« et ne nous soumet pas à la tentation » dans le « Notre Père »). Ses propos sont renforcés par l’exemple de Le Nôtre, par lequel elle n’hésite pas à opposer les tentations (la tentation mène au péché) aux indulgences, censées diminuer la gravité du péché (par la même occasion, elle critique cette pratique abusive de l’Eglise). C’est la vie humaine qui remplit ici tout l’horizon : il faut vivre intensément ici et maintenant, l’essentiel est de s’aménager sur terre un séjour agréable. (les philosophes des Lumières ont ceci de particulier qu’au lieu de se perdre dans des considérations métaphysiques, ils cherchent à améliorer le bonheur terrestre). Elle affirme métaphoriquement la relativité du jugement : « Je n’ai pas la balance nécessaire pour peser en général le bien et le mal qu’elles ont faits aux hommes » Les Lumières ne prétendent pas détenir une vérité absolue ! La conclusion du texte, par l’utilisation du présentatif « c’est à nous », met en évidence l’importance du sujet qui doit « utiliser » ses passions pour son bonheur, ce qui implique qu’il n’en est pas complètement victime et peut les modérer par la raison: au XVIIIème siècle, l’idéal de l’honnête homme fait place à celui de l’homme de qualité, sorte d’épicurien qui doit être vertueux et avoir des passions modérées. Une réflexion nourrie de son expérience personnelle. Si son argumentation commence par un discours généralisant, Mme de Châtelet va cependant s’impliquer petit à petit dans ses propos puisqu’elle s’exprime à la 1ère personne du pluriel (« nous » x 2, « on ») et même du singulier, en son nom propre (« je dis… », « je n’ai pas… », « me dira-t-on »). Elle présente sa réflexion comme le fruit de son expérience personnelle, dont elle cherche à faire bénéficier son lecteur. Sa thèse fait l’apologie du libertinage, or elle-même et Voltaire étaient libertins. Le discours d’Emilie du Châtelet est celui d’une femme, comme l’indique l’analogie qu’elle fait, au début du texte, entre le vernis de l’illusion et les soins et parures du corps féminin. Il faut remarquer aussi qu’elle accorde beaucoup d’importance aux passions, qu’elle considère comme un privilège qui n’est pas accessible à tout le monde : « on n’est pas toujours assez heureux pour avoir des passions », « et je le répète encore : n’en a pas qui veut. La stratégie argumentative de l’auteur. Un texte pour convaincre. Le « discours » de Mme du châtelet (à prendre au sens de « réflexion », et pas de discours public) appartient au genre argumentatif de l’essai : réflexion personnelle argumentée qui se nourrit de l’expérience de son auteur. -discours général sur le bonheur, mais nourri de l’expérience personnelle de Mme du Châtelet, utilisation du présent, temps du discours : présents d’énonciation (« je dis que », « je le répète encore »), et présents gnomiques (« il faut.. », « les gens heureux ne cherchent rien »…) La construction du texte et la stratégie adoptée montrent que Mme du Châtelet veut convaincre ses interlocuteurs ; on retrouve la structure classique d’un texte argumentatif : thèse énoncée explicitement et arguments. Le texte peut en effet se diviser en trois grandes parties : 1/ l’énonciation de la thèse dans le premier paragraphe. 2/ L’argument principal (de « il faut commencer par se bien dire… » à « au lieu d’indulgences ») : les plaisirs et passions sont ce pour quoi nous vivons, ce qui donne sens à la vie. Cet argument est la définition même du libertinage : le plaisir fait vivre ; peu importe que ce soit dans le bonheur ou le malheur, le libertin veut se sentir en vie. Cet argument se construit par opposition au discours des moralistes. 3/ La réfutation de l’objection, de « Mais, me dira-t-on… » à la fin du texte, avec contre-arguments et réaffirmation de la thèse. Le raisonnement est ici déductif et concessif. l’anaphore de « il faut » et la liste des « qualités » qu’égrène l’auteur montrent clairement qu’elle souhaite donner une méthode, presque une recette, de bonheur. De nombreux connecteurs structurent et font progresser le raisonnement : loin donc (opposition), car (cause), donc (conséquence, conclusion), mais (concession et réfutation), or, et (addition). L’auteur elle-même parle de convaincre : « Il faut commencer par se bien dire à soi-même et pas se bien convaincre… ». Il s’agit de se convaincre d’abord soi-même, ce qui est bien mis en évidence par les verbes pronominaux (se dire et de convaincre) ainsi que par le pronom réfléchi « soi-même ». La répétition de l’adverbe « bien » souligne l’importance de la démarche. Mme du Châtelet ne se donne pas le rôle d’une donneuse de leçons face à un interlocuteur (contrairement aux moralistes qu’elle évoque) mais, par les tournures impersonnelles et l’utilisation de la 1ère personne, comme une personne elle-même concernée par son raisonnement, qui veut faire partager ce dernier. Même si Mme du Châtelet s’implique dans son discours, elle cherche néanmoins à exprimer la généralité de sa thèse par des tournures impersonnelles (« Il faut, pour être heureux, s’être défait des préjugés… », « il faut commencer par se bien dire à soi-même »), par le pronom « on », gardant une certaine réserve dans ses conseils (au contraire, elle met en cause les moralistes dans leur façon très directe de s’adresser aux hommes : « réprimez vos passions, et maîtrisez vos désirs » l’impératif les montre très directifs et intrusifs). Entre concession et affirmation. Au lieu d’énumérer de nombreux arguments pour étayer son propos, Mme du Châtelet préfère évoquer un argument adverse, une objection potentielle, qu’elle va réfuter par deux contre-arguments. Cela lui permet de rendre compte de la pensée dominante (rhétorique anti-passions très présente aux XVII et XVIIIèmes siècles), et de proposer une thèse plus originale. Ainsi, une objection fictive est supposée : « Mais, me dira-t-on, les passions ne font-elles pas plus de malheureux que d’heureux ? » D’emblée, elle prend ses distances par rapport à cette opinion et souligne par avance son peu de crédit par l’utilisation d’une phrase interrogative, du futur simple et du « on » général et anonyme. Elle va ensuite réfuter cet argument en deux étapes, toutes deux associées à un raisonnement concessif. 1ère étape : Elle prend d’abord ses précautions en posant la subjectivité de son jugement : « Je n’ai pas la balance… ». Puis elle fait elle-même une première objection à l’idée énoncée, introduite par le connecteur d’opposition « mais » qui répond au 1er : « mais il faut remarquer que… ». Elle développe ensuite son opinion à travers une opposition entre gens malheureux et heureux : « les malheureux sont connus […] ils cherchent des remèdes et du soulagement » / « les gens heureux ne cherchent rien […] les gens heureux sont inconnus. » Elle conclue par une déduction : « on connaît donc » uniquement le point de vue des malheureux. L’observation, la comparaison et la déduction rapprochent sa réflexion d’un raisonnement scientifique. 2ème étape : à nouveau, elle commence par une concession : « Mais supposons que… » (concession atténuée par « pour un moment »). Après avoir essayé de démontrer que l’idée était erronée (car fondée sur des données incomplètes), elle part du postulat que l’idée est vraie. Elle réénonce sa thèse avec une justification, à travers un raisonnement déductif proche de la démonstration : il faut désirer les passions même si elles font souffrir car : elles sont la condition pour avoir des grands plaisirs, or ces derniers sont la seule raison de vivre, donc il faut désirer des passions. (la construction rappelle ici celle du syllogisme). Derrière cette volonté d’envisager les objections possibles, le discours de Mme du Châtelet ne laisse en réalité aucun doute sur la conviction qu’elle a par rapport à sa thèse. phrases affirmatives à l’indicatif présent (mode de la réalité) : « il faut », « nous devons », On connaît donc », « c’est » … (le conditionnel dans « elles seraient encore » émet un caractère hypothétique lié à la supposition que les passions puissent rendre les gens malheureux, et pas à l’affirmation de leur nécessité) affirmation du discours par des verbes d’énonciation : « je dis », « et je le répète encore ». expression constante de la nécessité absolue des passions, de leur caractère indispensable à la vie : chp lexical de la nécessité (répétition de « il faut », « nous devons », « il leur est encore plus nécessaire », « Il est donc à désirer ») expression du caractère catégorique de la thèse à travers les nombreuses constructions restrictives (renforcées parfois par les présentatifs) « nous n’avons rien à faire dans ce monde qu’à nous y procurer des sensations et des sentiments agréables » « on n’est heureux que… » « ce n’est la peine de vivre que pour… » « c’est la condition sans laquelle… » Conclusion. Armée d’une logique impeccable, E. du Châtelet expose sa conception du bonheur qui est à la fois personnelle et totalement inscrite dans son siècle. Son argumentation est subtile car elle arrive, en oscillant entre concessions et affirmations, à se montrer raisonnable et modérée tout en affirmant avec force son opinion. Si ses idées et la manière dont elle les défend, en faisant notamment une apologie du libertinage, montrent bien en elle un esprit des Lumières, son discours est empreint d’une sensibilité féminine qui s’exprimera davantage dans la suite de son discours où la « passion » qu’elle privilégie est l’amour : « J'ai dit que plus notre bonheur dépend de nous, et plus il est assuré ; et cependant la passion, qui peut nous donner de plus grands plaisirs et nous rendre le plus heureux, met entièrement notre bonheur dans la dépendance des autres : on voit bien que je veux parler de l'amour. Cette passion est peut-être la seule qui puisse nous faire désirer de vivre, et nous engager à remercier l'auteur de la nature, quel qu'il soit, de nous avoir donné l'existence. Mylord Rochester a bien raison de dire que les dieux ont mis cette goutte céleste dans le calice de la vie pour nous donner le courage de la supporter. Il faut aimer, c'est ce qui nous soutient. Car sans l'amour, il est triste d'être homme. »