Joseph Bernard par Mars Vallett, édition critique

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Joseph Bernard par Mars Vallett, édition critique
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Propos de Mars-Vallett sur Joseph Bernard, édition critique
Marius Vallet dit Mars-Vallett (1869-1957) est un sculpteur français, auteur notamment d’un
Monument à Jean-Jacques Rousseau (image infra), à Chambéry. Il fut également le conservateur du
musée de Chambéry ainsi que des Charmettes, la propriété où Madame de Warens accueillit JeanJacques Rousseau de 1736 à 1742. C’est aux Charmettes, qu’il rédige en 1946 ses Souvenirs d’une vie
d’artiste, il a 77 ans. Il y consacre un chapitre à son ami Joseph Bernard1.
Jean Bernard, le fils unique du sculpteur, écrit dans ses Souvenirs sur son père : « Nous passâmes
l’été [1921], pendant la construction de l’atelier [de Boulogne], aux Charmettes au-dessus de Chambéry,
dans une ferme à côté de la maison de Madame de Warens qu’habitait le sculpteur Mars-Valett, ami de
jeunesse de mon père. »2
Joseph Bernard modela en 1929 un Portrait de Mars-Vallett (Chambéry, Musée des Beaux-Arts)3,
qui demeura inachevé.
Voici l’intégralité du texte de Mars-Vallett assorti de notes critiques, précisant ou rectifiant les
informations données par l’auteur.
« Mon ami, Bernard, était encore, si possible, plus cher à mon cœur que Bartholomé4. C’était une
nature complètement différente. Il était de taille moyenne, légèrement voûté ; son visage taillé à coups
de ciseaux, encadré d’une belle barbe noire, respirait la bonté, la sérénité, une certaine naïveté même,
celle que l’on voit chez les êtres jeunes.
Parti très tôt de chez les siens, il s’employa à Lyon chez un marbrier, collègue de son père, pour
gagner sa vie et étudier à l’Ecole des Beaux-Arts5. C’est dans cette ville qu’il fit ses premières armes.
Elevé à une dure école, Bernard qui avait, tout jeune, enfant même, appris à tailler les durs calcaires des
Alpes, eut dès ses débuts des facilités qui lui permirent par la suite de pratiquer son art avec une très
grande force6. Comme tous les artistes lyonnais, il alla à Paris se joindre au groupe de ceux qui suivaient
les cours de l’Ecole des Beaux-Arts7. Il n’y fit d’ailleurs qu’un très court séjour et fut en raison de son
habileté, demandé par des sculpteurs favorisés de commandes qui sollicitaient la collaboration de
1
Mars-Vallett, Souvenirs d’une vie d’artiste, Chambéry, 1947, chapitre XI, p.71-73
2
Joseph Bernard, textes de Jean Bernard, René Jullian, Lucien Stoenesco, Pascale Grémont, Saint-Rémylès-Chevreuse, Fondation de Coubertin, 1989, p.69
3
Une épreuve en bronze unique, fondue en 1939 et donnée par Mme veuve Bernard au musée de
Chambéry (CR166) ; le plâtre original appartient à la succession Bernard.
Le Catalogue raisonné des sculptures (abrégé CR) a été publié dans Joseph Bernard, 1989, op. cit. note 2.
4
Le chapitre précédent est consacré au peintre et sculpteur Albert Bartholomé (1848-1928).
5
Joseph Bernard est élève à l’Ecole des Beaux-Arts de Lyon de 1881 à 1886, grâce à une bourse
accordée par la ville de Vienne.
6
Joseph Bernard est le fils d’un modeste compagnon tailleur de pierre, Fleury Bernard (1842-1907). Il
quitte l’école vers 11 ans et travaille sur les chantiers avec son père et son frère Louis (1863-1939),
apprenant ainsi à tailler la pierre. Il se signale très vite par ses dons pour la sculpture, comme en
témoigne un Lion en pierre, signé et daté 1880 (il a 14 ans), conservé dans les Collections de la
Fondation de Coubertin (inv. FC 94.2.1, don de Mme Jeanne Maxia Bernard, CR2).
7
Joseph Bernard est inscrit l’Ecole des Beaux-Arts de Paris de 1887 à 1991, dans l’atelier de Pierre-Jules
Cavelier (1814-1894), mais est peu assidu, l’enseignement académique ne répondant guère à ses
attentes. En revanche il suit régulièrement le cours de sculpture pratique du statuaire Charles-Henri
Maniglier (1826-1901) de 1888 à 1890.
Notice Valérie Montalbetti – mars 2015
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jeunes confrères8. Heureux de trouver des ressources, tout en se perfectionnant dans son art, Bernard
vécut ainsi quelques années, et, soucieux de prendre place, il s’attela à une œuvre pour le Salon qui, du
premier coup, lui valut une troisième médaille9. Il en exécuta un marbre qu’il exposa l’année suivante10.
En vertu de la tradition que je ne discuterai pas, il devait remporter une deuxième médaille et devenir
hors-concours ; le jury ne crut pas devoir lui donner cette récompense. Bernard, déçu, s’abstint durant
quelques années de participer aux expositions11. Recueilli dans son atelier, il travaillait, rêvait, pensait et
trouvait sa voie.
Ces méditations, cet isolement modifièrent totalement son art. La ville de Vienne, qui lui
commanda le monument de Michel Servet, lui permis un gros effet12. Ce fut une révélation quand il en
exposa la première figure au salon d’Automne. A dater de ce jour, Bernard marcha à pas de géant et se
réalisa pleinement. Ses œuvres sont personnelles et, pour qui l’a connu dans l’intimité, elles traduisent
fidèlement sa nature. Ce qui caractérise sa sculpture, c’est la naïveté dans la force jointe à une grande
expression de jeunesse.
Bernard fut un heureux homme : si le début de sa vie fut rude et difficile, la fin lui apporta toutes
les satisfactions.
Il était un admirable sculpteur, mais avec sa nature si simple, il aurait végété, péniblement vécu et
n’aurait que très difficilement pu faire une œuvre ; il eut le bonheur de trouver en sa femme l’être qui le
comprit mieux qu’il ne se comprenait lui-même, qui le soutint de sa tendre affection, de sa lucide
compréhension. Bernard ne se serait jamais réalisé sans l’aide de sa femme13.
J’ai dit que Bernard était un simple. Je n’entends pas dire qu’il était un être de peu d’esprit ;
timide et silencieux, il ne se dépensait en manifestations oratoires, mais si il parlait peu, il sentait
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C’est une des rares mentions de l’activité de praticien de Joseph Bernard dans les années 1890.
Stanislas Fumet, autre ami de Joseph Bernard, l’indique également et précise qu’il travaillait pour
Falguière, dans un article de 1923, donc du vivant de l’artiste : « Un triomphe de Joseph Bernard en
Amérique », La Vie des Peuples, août 1923, p.842. Il écrit ainsi : « Les heureux de l’époque l’employaient
pour la reproduction de leurs insipides créations. Plusieurs Falguière sont de lui. »
En revanche, Bernard ne fut jamais praticien de Rodin.
Par la suite, Bernard préféra travailler dans une imprimerie la nuit pour gagner sa vie, jusqu’en 1911.
9
Joseph Bernard présente au Salon des Artistes Français de 1893 une statue en plâtre intitulée L’Espoir
vaincu (non localisée), pour lequel il obtient une troisième médaille. Bernard a déjà participé au Salon
l’année précédente en présentant un buste de M. Mercier.
10
Ce n’est pas l’année suivante mais cinq ans plus tard, au Salon de 1898, que Joseph Bernard présente
le marbre de L’Espoir vaincu (Saint-Romain-en-Gal, Stade nautique, CR21), pour lequel il obtient une
deuxième médaille, contrairement à ce qu’écrit Mars-Vallett. L’œuvre figure ensuite à l’Exposition
universelle de 1900 où elle obtient une mention honorable.
11
Joseph Bernard participe encore au Salon des Artistes Français en 1899 et 1900, puis au Salon de la
Société Nationale des Beaux-Arts en 1901. Ensuite, il ne participe plus à aucun Salon pendant une
dizaine d’années. De 1910 à 1912, il participe au Salon d’Automne, puis de nouveau à partir de 1919.
Cette absence de participation au Salon à partir de 1913, s’explique aisément : en 1913, Bernard est
frappé d'un accident vasculaire cérébral, qui le laisse un temps hémiplégique et ralentit son activité. Il
ne recommence à dessiner qu'en 1917 et à sculpter qu’en 1918.
12
Le Monument à Michel Servet fut commandé en 1905 et inauguré à Vienne en 1911 (CR166). Avant
leur départ pour Vienne, Bernard fit réaliser des moulages en plâtre des figures (conservés dans l’atelier
du sculpteur à Boulogne, propriété de la Ville), qu’il exposa au Salon d’Automne de 1911.
Voir Genèse d’une sculpture, le Monument à Michel Servet à Vienne par Joseph Bernard, 19051911, catalogue d’exposition, textes de Roger Lauxerrois, Antoinette Le Normand-Romain et Pascale
Grémont, Saint-Rémy-lès-Chevreuse, Fondation de Coubertin, 1991.
13
Louise-Albertine dite Léonie Doutrelandt devient la compagne de Joseph Bernard en 1907. Leur fils
unique naît le 17 décembre 1908. Ils se marient en 1917.
Notice Valérie Montalbetti – mars 2015
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vivement, et cet homme incapable de s’exprimer avait un rare sentiment des nuances qu’il ne traduisait
d’ailleurs que par son Art14. Nous bavardions un après-midi dans son atelier, lorsqu’on annonce la visite
d’un grand critique ; celui-ci, après avoir en quelques mots fait sentir combien sa visite devait être
appréciée, interroge Bernard sur l’Art moderne, sur sa conception de l’Art, sur son sentiment, sur le
mouvement actuel, etc., etc… Bernard silencieux roulait une cigarette entre ses doigts, laissant se
dépenser le critique. Celui-ci enfin lui dit : « Voyons, cher Maître, voici une sculpture. Quel est le
sentiment qui vous a guidé, inspiré, quand vous l’avez faire ? »
Bernard, debout, roulant toujours sa cigarette, répond bonhomme :
-Je n’ai pas de sentiment, je travaille et ça vient comme ça !
C’était la vérité, Bernard travaillait « comme ça », mais sous l’emprise d’une émotion profonde ;
sans être capable de s’exprimer verbalement, il traduisait dans sa sculpture toutes les finesses, toutes
les subtilités qui étaient en son âme d’artiste. Ses doigts ne faisaient qu’exprimer ce que son cerveau
avait conçu, le cœur senti. »
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Il existe de nombreux témoignages sur le caractère « taiseux » de Joseph Bernard, dont celui de son
fils dans ses « Souvenirs » (Joseph Bernard, 1989, p.11) : « Non que mon père ait été distant, mais il
parlait si peu… Et quoique silencieux, il était toujours au cœur des questions. »
Notice Valérie Montalbetti – mars 2015

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