Revue Flaubert, n° 7, 2007 La bêtise : « faculté pitoyable » ou

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Revue Flaubert, n° 7, 2007 La bêtise : « faculté pitoyable » ou
Revue Flaubert, n° 7, 2007
La bêtise : « faculté pitoyable » ou « faculté royale » ?
– Deleuze lecteur de Flaubert
Dork Zabunyan
Maître de conférence, Lille 3
La présence de l’œuvre de Flaubert est discrète dans la
philosophie de Deleuze, une référence au travail de l’écrivain
pouvant même survenir de façon indirecte et sous une forme
relativement brève. Ainsi, lorsqu’il avance l’idée d’une « supériorité de la littérature anglaise-américaine » sur la littérature
française – « supériorité » caractérisée par le fait que les auteurs
anglo-américains savent concilier « écriture » et « devenir » pardelà les motifs de la ressemblance ou de l’identification –,
Deleuze évoque l’expression célèbre « Madame Bovary, “c’est”
moi », avant d’ajouter : « Il y a un devenir-femme dans l’écriture. Il ne s’agit pas d’écrire “comme” une femme [...] Même les
femmes ne réussissent pas toujours quand elles s’efforcent
d’écrire comme des femmes »1. La formule de Flaubert n’est pas
plus explicitée dans ce passage des Dialogues ; elle est
mentionnée en passant, et sert davantage – depuis le concept de
« devenir » (devenir-femme, devenir-animal, devenir-imperceptible, etc.) – à énoncer une distinction spécifique entre le
roman français et le roman américain, qu’à présenter un
commentaire de Madame Bovary à proprement parler. Une autre
référence à Flaubert se trouve dans l’Abécédaire, document
audiovisuel au cours duquel Deleuze aborde entre autres ses
manières de travailler, à l’écrit ou comme professeur, ses
collaborations, aussi, puisqu’il a co-signé plusieurs ouvrages, en
particulier avec Félix Guattari. Une vaste entreprise de type
« encyclopédique » fut lancée avec ce dernier, précise-t-il, en
raison de l’ampleur des disciplines abordés en commun ; avec
Félix, « nous étions un peu comme Bouvard et Pécuchet »
déclare ironiquement Deleuze2. Évocation concise, là encore,
mais qui peut éclairer en retour le caractère systématique d’une
œuvre qui se revendique d’ailleurs comme telle ; Deleuze a
toujours défendu la notion de « système » en philosophie, celle
–––––
1. Gilles Deleuze, Dialogues, en collaboration avec Claire Parnet, Paris, Flammarion,
1977 (coll. Champs, 1996, p. 55).
2. Voir L’Abécédaire de Gilles Deleuze, en collaboration avec Claire Parnet, éd.
Montparnasse, 2004, « F comme Fidélité ».
d’un « système ouvert » cependant, contre la tradition
hégélienne d’un « savoir absolu » ; la difficile détermination
d’une science du siècle voulue par Bouvard et Pécuchet a peutêtre indirectement inspiré Deleuze et Guattari, sachant que cette
détermination, comme en témoignent les mésaventures des deux
héros de Flaubert, n’est et ne peut pas être close.
Nous trouvons ailleurs chez Deleuze une référence à Bouvard
et Pécuchet, décisive à bien des égards. Référence multiple,
cette fois, qui parcourt l’ouvrage fondamental de Deleuze :
Différence et répétition, publié en 1968. Elle a trait au problème
qui va nous intéresser dans ces pages, celui de la bêtise. Il n’est
pas exagéré de dire que ce problème traverse l’œuvre
deleuzienne de façon obsédante : de Nietzsche et la philosophie
(1962) jusqu’à Qu’est-ce que la philosophie ? (1991), en passant
par Pourparlers (1990) et même les livres sur le cinéma
(principalement L’Image-temps), la bêtise occupe et préoccupe
grandement Deleuze. Il y va en définitive de la pratique même
de la philosophie, car si la philosophie a un ennemi qui la
concerne intimement, dans son commencement aussi bien que
dans ses actes – le philosophe est toujours confronté à un
ennemi, parce qu’il n’y a pas de philosophie sans « misosophie », parce que « tout part d’une misosophie » – cet ennemi
n’est pas l’erreur, mais bien la bêtise3. C’est la bêtise, en effet,
qui constitue le véritable « négatif » enveloppant un exercice
supérieur de la faculté de penser, détermination négative
« transcendantale » dira Deleuze, dans la mesure où elle renvoie
aux « structures de la pensée comme telle ». De telle sorte que la
bêtise, précisons-le d’emblée, n’est pas entendue ici en fait, mais
en droit, c’est-à-dire en tant qu’elle engage la genèse de la
pensée, la possibilité même de l’acte de penser4. Que la bêtise
soit examinée en droit, c’est justement la leçon que la philosophie doit recevoir de la littérature, qui a su investir ce
phénomène au-delà de ses déterminations empiriques, celles de
la psychologie commune ou de la simple anecdote, irrémédiablement condamnées aux « sottisiers », ce « genre pseudolittéraire particulièrement exécrable ». C’est pourquoi, si « la
plus mauvaise littéraire fait des sottisiers [...] la meilleure fut
hanté par le problème de la bêtise, qu’elle sut conduire
jusqu’aux portes de la philosophie, en lui donnant toute sa
–––––
3. Voir Gilles Deleuze, Différence et répétition (dorénavant abrégé DR), Paris, PUF,
1968, p. 182.
4. Voir DR, p. 196, et déjà p. 195, où Deleuze souligne la nécessité d’une recherche,
par-delà le « concept d’erreur », des « vraies structures transcendantales de la
pensée ».
2
dimension cosmique, encyclopédique et gnoséologique
(Flaubert, Baudelaire, Bloy) »5. Selon Deleuze, la philosophie
doit reprendre cette entreprise avec ses moyens propres, en
élevant la bêtise au niveau du concept, et cerner le problème
essentiel qu’elle contraint la pensée à poser, par-delà l’opposition convenue entre bêtise et intelligence (autrement la
tentation du sottisier pourrait ressurgir). Problème de nature
« transcendantale », donc : « comment la bêtise (et non l’erreur)
est-elle possible ? »6.
Le nom de Flaubert (davantage que les deux autres écrivains
cités, qui ne le seront plus) va accompagner l’exploration de ce
problème au sein de Différence et répétition, jusqu’à sa conclusion, où nous retrouverons les « deux bonhommes » du roman
inachevé que demeure Bouvard et Pécuchet. C’est en décrivant
ce qu’il nomme le « mécanisme de la bêtise », et les dangers liés
à cette description – dangers qui résultent de pressentiments
peut-être « à l’origine de la mélancolie » : ceux « d’une hideur
propre au visage humain [...], d’une déformation dans le mal,
d’une réflexion dans la folie » – que Deleuze mentionne un
fragment de la phrase célèbre du livre de Flaubert : « “Alors une
faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la
bêtise et de ne plus la tolérer…” »7 Notre propos n’est pas ici
d’apprécier le commentaire que Deleuze proposerait de ce
passage de Bouvard et Pécuchet (à supposer qu’un tel commentaire existe), mais d’essayer de comprendre la reprise, sur un
plan strictement philosophique, de cette « faculté » que serait la
bêtise. Remarquons que la faculté n’est pas simplement « pitoyable » ; bien plus, elle possède son contraire, puisqu’elle
s’avère être en outre dans la même page une « faculté royale » –
« royale » dans la mesure où elle permet de répondre positivement à la question transcendantale auparavant soulevée, et
favoriser par-là même la plus haute détermination de la pensée
(la misosophie est devenue philosophie). Nous allons y revenir,
en vue d’étudier la relation à la fois très rigoureuse et pourtant
énigmatique qui se nouent entre ces deux facultés de la bêtise ;
et quel sens, surtout, après Flaubert, Deleuze attribue au mot
« faculté ».
–––––
5. DR, p. 196-197.
6. Ibid., p. 197.
7. Ibid., p. 198.
3
Les deux concepts de la bêtise
Avant cela, il convient de mettre en évidence un geste de
pensée constant chez certains philosophes français qui, tous
grands lecteurs de Flaubert, ont cherché, chacun à sa manière, à
donner consistance à la notion de « bêtise ». Cette constante
pourrait se résumer ainsi : c’est qu’il existe toujours deux
concepts de bêtise, jamais un seul, comme si le philosophe,
après une traversée de l’œuvre flaubertienne, opérait un
redoublement du phénomène de la bêtise, redoublement qui
correspond sans doute au travail de l’écrivain lui-même : une
fois sur un plan empirique, celui qui s’offre à lui dans l’expérience la plus quotidienne ; une autre fois sur un plan littéraire,
qui élève la bêtise à un niveau où elle atteint des intensités
(affectives, perceptives) si importantes, qu’elle ne dépend plus,
ou ne peut plus même dépendre du sujet qui en a fait
l’expérience. Ainsi, quand Flaubert écrit dans une lettre à
George Sand : « Nous ne souffrons que d’une chose : la Bêtise.
– Mais elle est formidable et universelle »8, le régime de
fonctionnement de cette phrase, très précieuse par ailleurs pour
saisir la conception que se fait l’écrivain de la « chose » en
question, se distingue des opérations qui inscrivent la bêtise,
dans ses romans, au sein d’un projet que Deleuze juge
encyclopédique, mais également « critique »9. Une double
appréhension de la bêtise, donc : la première qui relève d’une
certaine passivité, aboutissant parfois à la pétrification de celui
qui la contemple, jusqu’à se confondre avec elle ; la seconde qui
cherche au contraire à la disséquer, à la sonder, sans pour autant
nier la réceptivité première qui a brouillé la frontière entre
l’esprit et la matière. Nous retrouvons ce double mouvement par
exemple chez Sartre, qui affirme que « Flaubert réunit sous le
même nom deux Bêtises contradictoires dont l’une est la
substance fondamentale et l’autre l’acide qui la ronge ». La
bêtise fondamentale est solidaire d’une « objectivité diffuse des
conduites », d’une « réification » des sentiments, d’une « matière qui agite l’esprit » jusqu’à la réduire à l’état de caillou.
L’autre bêtise appartient au « prince de l’analyse », à celui qui
scrute suivant un « regard-bistouri » la « fondamentale » ; pour
Sartre, ce procédé est voué à l’échec ; au mieux, a-t-il une
–––––
8. Voir Correspondance, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998, lettre du
14 novembre 1871, t. IV, p. 411.
9. Deleuze, dans sa lecture de Flaubert, reprend en ce sens une exigence énoncée par
Nietzsche en son temps, condition de toute critique : « nuire à la bêtise », « faire de la
bêtise quelque chose de honteux ». Voir Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962
(1991), p. 120.
4
fonction de parasitage, mais jamais il ne saura égaler la
« pensée-matière » de la première. D’où l’idée d’une « Bêtise
analytique » : celle-ci « est tout juste la négation de la Bêtise
fondamentale qui, seule, possède l’épaisseur positive de la
matière »10.
Jacques Rancière reprendra plus tard ce double mouvement
de la bêtise, dans une tout autre perspective cependant, loin de la
forme d’opposition dialectique qui caractérise encore la lecture
sartrienne. Dans La Parole muette, il montre comment l’œuvre
de Flaubert accomplit une conversion de « la bêtise du monde
en une bêtise de l’art », les passages consacrés à Madame
Bovary mettant au jour de quelle façon l’écrivain « soulève
imperceptiblement la grande nappe étale du langage qui se dit
lui-même – la bêtise du monde – pour faire exister, comme un
seul et même accroc à sa surface, les phrases du livre et les vies
muettes des personnages ». Les « accrocs » à la surface, ce sont
les jugements de Rodolphe, les amours d’Emma, le bavardage
d’Homais, et le vide qui règne dans l’interstice de ces manifestations de la bêtise ordinaire. Le tour de force de Flaubert, selon
Rancière, c’est de redoubler ce vide et la platitude de la parole
qui l’environne, en leur offrant, dans ce « livre sur rien », un
écho à peine audible. « Le mutisme ne résonne sous le
bavardage qu’à la condition de redoubler son silence » : transformation « du rien en un autre rien »11. Or, précisément, il y a
transformation à travers l’écriture, transformation « imperceptible » néanmoins, sinon le risque serait grand de restaurer
une position de surplomb (en décalage avec l’abandon
contemplatif auparavant évoqué), et reconduire par-là même
l’écueil d’une présomption de l’intelligence par rapport à la
bêtise. Rancière demeure en ce sens assez éloigné du constat
négatif dressé par Sartre. Parler d’un « échec » de Flaubert au
regard de la « Bêtise fondamentale » a peu de pertinence ; ce qui
importe, outre l’attention portée aux inventions littéraires et à la
manière dont elles fonctionnent au niveau du style, c’est de
noter que les procédés de Flaubert s’inscrivent plus largement
dans un « régime esthétique » de l’art dont il est l’un des grands
représentants, « régime d’indétermination où plongent les
–––––
10. Voir Jean-Paul Sartre, L’Idiot de la famille, Paris, Gallimard, 1971 (1988), t. I,
respectivement p. 613-615 et 645. Pour Sartre, malgré tout, « rien n’interdit d’espérer
que celle-là [la Bêtise analytique], en dissolvant celle-ci [la Bêtise fondamentale], se
prive de tout support et s’active dans le non-être » ; mais cette dissolution reste en
définitive un leurre : en témoigne « l’énorme et monotone Bouvard et Pécuchet »,
« qui n’y parviendra jamais » (p. 639).
11. Jacques Rancière, La Parole muette – Essai sur les contradictions de la
littérature, Paris, Hachette, 1998 (2005), p. 118-119.
5
énoncés et les perceptions », corrélat de cet « absolue passivité
[...] perdue dans son objet »12. La tâche de la « bêtise de l’art »,
c’est de maintenir, ligne à ligne, l’indétermination de la « bêtise
du monde », à condition que cette tâche ne soit pas menée de
manière intentionnelle, sans quoi la littérature, se valorisant
d’une certaine manière elle-même, perdrait cette puissance de
transfigurer la bêtise ordinaire – transfiguration certes indécidable.
Ce détour très schématique par les pensées de Sartre et de
Rancière peut éventuellement éclairer en retour les deux bêtises,
les deux « facultés » de bêtise – « pitoyable », « royale » – telles
qu’elles fonctionnent chez Deleuze après une lecture de
Bouvard et Pécuchet. Car un problème demeure, bien entendu :
celui de leur distinction, ou plus exactement celui de leur
indiscernabilité, particulièrement sensible dans Différence et
répétition. C’est cette indiscernabilité que nous allons essayer
d’analyser maintenant, depuis un constat de lecture dans les faits
assez troublant, et dont l’examen va précéder l’investissement
du problème ainsi formulé. Il est nécessaire, dans cette perspective, de parcourir attentivement le chapitre 3 de Différence et
répétition. C’est d’ailleurs au cœur de ce chapitre (lui-même
central si l’on considère la composition d’ensemble de
l’ouvrage, qui en comporte cinq), que Deleuze consacre quatre
pages tout à fait fondamentales à la bêtise. C’est là, également,
que transparaît ce point de doctrine qui semble contraindre le
lecteur de Deleuze à se demander s’il n’est pas confronté à une
réelle difficulté, voire à une aporie, un point nodal où la pensée
deleuzienne « ne passerait plus » (suivant une expression de
Rancière) ? Il a trait à l’articulation (si articulation il y a), ou à la
combinaison (mais là aussi, le mot est probablement mal choisi),
ou bien encore à la composition de la bêtise et du concept de
différence. Nous n’utilisons pas le mot « opposition », car le
rapport entre la bêtise et la différence n’obéit guère ici à un
régime de cet ordre, bien que, évidemment, ces deux notions se
différencient entre elles. C’est la nature de cette différenciation
qu’il nous appartient désormais de questionner. Ce questionnement, dans un premier temps, relèvera d’une lecture comparative, dans la mesure où il s’agira de lire ce passage du
chapitre 3 à la lumière d’un autre chapitre de Différence et
répétition, en l’occurrence le chapitre 1, « La différence en ellemême », et plus particulièrement un fragment de son tout début.
–––––
12. Ibid., p. 113-114.
6
C’est dans la mise en correspondance de ce fragment avec celui
du chapitre 3, que nous pourrons expliciter la difficulté évoquée,
et tenter de saisir par la suite ce qui distingue réellement les
facultés « pitoyable » et « royale » de la bêtise.
« Rendre compte » de la bêtise, « rendre compte »
de la différence
De quoi s’agit-il ? Il s’agit d’abord de considérer la manière
dont Deleuze rend compte dans l’un et l’autre chapitres de la
différence et de la bêtise. Il convient de souligner le groupe
verbal « rendre compte » ; Deleuze lui-même l’utilise à deux
reprises, lorsqu’il indique l’insuffisance, selon lui, de la notion
d’« animalité » aussi bien que du « concept d’erreur » à rendre
compte de la bêtise13. Or « rendre compte », chez Deleuze,
renvoie à un véritable principe de lecture, en tant que cette
lecture – nous allons le voir, c’est particulièrement vrai du
phénomène de la bêtise – se déploie par-delà tout « système de
jugement » qui s’appliquerait à son objet. Quand on « rend
compte » de quelque chose, suivant la terminologie deleuzienne,
c’est que, fondamentalement, on ne la juge pas, même si cette
chose est par ailleurs « monstrueuse » ou « intolérable ». Ce qui
est très intéressant, c’est que l’on trouve cette exigence de
lecture formulée telle quelle dans l’un des premiers textes de
Deleuze ; un article de revue, publié en 1947 (Deleuze a 22 ans),
et intitulé « Dires et profils ». Ce texte débute ainsi : « Peut-être
y a-t-il une passion fondamentale, insupportable à certains, qui
la profilent en actions sous forme de vices. Profils étranges et
parfois contradictoires, ils se mêlent, s’impliquent, se chevauchent, des profils monstrueux comme savent en faire les
enfants, de leurs doigts mélangés, sur un mur éclairé. Mais la
philosophie nous enseigne à dépouiller les choses et les êtres de
leur sens péjoratif : il s’agit de rendre compte, et c’est tout. Il
s’agit de décrire, et les choses ne doivent rien à nos réprobations, à nos apologies non plus. Que ceci serve d’introduction
à un monde déplaisant. »14 Comment Deleuze rend-il compte de
la bêtise dans Différence et répétition ? Comment y est-elle
décrite ? Deleuze nous parle d’un « cloaque », d’un « fond
–––––
13. DR, p. 196, « La bêtise n’est pas l’animalité. [...] On a souvent établi des
correspondances formelles entre le visage humain et les têtes animales, c’est-à-dire
entre des différences individuelles de l’homme et des différences spécifiques de
l’animal. Mais ainsi on ne rend pas compte de la bêtise comme bestialité proprement
humaine ». Et un peu plus bas : « Comment le concept d’erreur rendrait-il compte de
cette unité de bêtise et de cruauté ? »
14. Poésie, 1947, n° 1, p. 68.
7
universel digestif et légumineux », des « mouvements péristaltiques » de la bêtise ; et à la page suivante, lorsqu’il élabore,
« en vertu du lien de la pensée avec l’individuation », les
conditions de possibilité de la bêtise, il souligne comment cette
individuation « n’est pas séparable d’un fond pur qu’elle fait
surgir et qu’elle traîne avec soi », ce « fond » sur lequel Deleuze
revient à nouveau en notant combien « il est difficile de [le]
décrire, et à la fois la terreur et l’attrait qu’il suscite ». Avant de
poursuivre en ces termes, comme pour redoubler ce mouvement
de fascination et de répulsion qu’il provoque : « Remuer le fond
est l’occupation la plus dangereuse, mais aussi la plus tentante.
[...] Car ce fond, avec l’individu, monte à la surface et pourtant
ne prend pas forme ou figure », ce même « fond » qui nous
« tend son miroir difforme ou déformant, précise encore
Deleuze, et où toutes les formes maintenant pensées se
dissolvent »15. Et un peu plus bas, il continue la description du
mouvement par lequel la bêtise s’actualise, en corrélation,
toujours, avec le processus d’individuation (cependant que ce
dernier « fait monter le fond sans pouvoir lui donner forme ») :
alors, « toutes les déterminations deviennent cruelles et
mauvaises [...] écorchées, séparées de leur forme vivante, en
train de flotter sur ce fond morne ».
Considérons maintenant de quelle façon Deleuze rend
compte de la « différence » au début du chapitre 1, la manière
dont elle se fait ou se présente selon lui, c’est-à-dire la manière
dont elle est « déterminée ». La différence, souligne-t-il, n’est
pas « “entre” deux choses », car une telle différence serait
« seulement empirique, et les déterminations correspondantes,
extrinsèques »16. Et Deleuze d’exhorter à imaginer ceci : « au
lieu d’une chose qui se distingue d’autre chose, imaginons
quelque chose qui se distingue – et pourtant ce dont il se
distingue ne se distingue pas de lui ». Cette dernière précision se
rapporte à la notion d’« individuation », le fait qu’elle demeure
« inséparable » d’un fond pur, qu’elle fait « surgir » et « traîne »
avec soi. Deleuze emploie d’ailleurs cette notion de « fond » au
sein de cette même page du chapitre 1 ; et la première partie de
la phrase dans laquelle on la trouve, est pratiquement mot pour
mot la même que celle qui servait à décrire le mouvement
d’apparition de la bêtise (qui est un mouvement ascendant) :
–––––
15. DR, p. 196-197. Dans une lettre, Flaubert compare la bêtise à un océan, territoire
mouvant de l’informe : « La bêtise humaine est un gouffre sans fond, et l’océan que
j’aperçois de ma fenêtre me paraît bien petit à côté », voir la lettre à Edmond Laporte
du 2 octobre 1875, Correspondance, t. IV, p. 967.
16. DR, p. 43.
8
« on dirait que le fond monte à la surface, sans cesser d’être
fond ». Deleuze ajoutant aussitôt : « Il y a du cruel, et même du
monstrueux [Deleuze évoque également au chapitre 3, le caractère « hideux » du visage humain, quand survient précisément
une « montée de la bêtise »], de part et d’autre, dans cette lutte
contre un adversaire insaisissable. » La différence, d’une
certaine manière, tranche dans le « fond pur » ou « sans-fond »,
même si celui-ci lui reste malgré tout « coudé », c’est-à-dire
qu’il « continue d’épouser ce qui divorce avec lui ». C’est cela
faire la différence, parvenir « à cet état de la détermination
comme distinction unilatérale ». La différence, si elle échappe
en ce sens à « l’abîme indifférencié », le « néant noir » que
Deleuze évoque dès la première phrase du chapitre 1 – sorte d’«
animal indéterminé dans lequel tout est dissout » –, échappe-telle pour autant au « néant blanc », qui est l’autre aspect de
« l’indifférence », surface où « flottent des déterminations non
liées » ? Si la différence est « LA détermination », quelle peut
bien être en définitive sa forme, étant dit que « ce sont toutes les
formes qui se dissipent, quand elles se réfléchissent dans ce fond
qui remonte » – ce qui correspond bien, notons-le en passant, au
mécanisme par lequel la différence se fait ou celui à travers
lequel la bêtise est rendue possible. Et la confusion entre ces
deux mécanismes semble d’autant plus effective que, au sein
même de ce chapitre sur la différence, Deleuze soutient que « le
fond qui remonte n’est plus au fond, mais acquiert une existence
autonome », cette même autonomie du fond qui constitue, selon
lui, la « source » de la bêtise comme il l’écrit dans une note du
chapitre 317. Donc, autonomie ou indépendance du fond, que ce
fond soit en rapport, par l’individuation, avec la bêtise ou avec
la différence. Deleuze poursuit d’ailleurs son raisonnement avec
la terminologie du chapitre 3 : « Quand le fond monte à la
surface, le visage humain se décompose dans ce miroir où
l’indéterminé comme les déterminations viennent se confondre
dans une seule détermination qui “fait” la différence ». Deleuze
est tout à fait explicite dans ce passage : l’indéterminé (le « fond
universel ») et les déterminations (auxquelles ce « fond » reste
coudé) se confondent dans la différence, qui est « LA »
détermination. Mais quelle est cette détermination qui, bien
qu’elle ne se sépare pas d’un fond morne ou « légumineux »,
constitue pourtant une « distinction unilatérale » ?
–––––
17. Voir respectivement DR, p. 43-44 et n.1, p. 198.
9
La « ligne abstraite » comme adéquation de la bêtise
et de la différence
L’auteur apporte à cet égard une précision importante, qui
pourra peut-être nous sortir de l’indécision dans laquelle nous
sommes plongés. Deleuze écrit en effet : « la forme qui se
réfléchit dans ce fond n’est plus une forme, mais une ligne
abstraite agissant directement sur l’âme »18. Il faudrait analyser
chaque terme de ce fragment de phrase – qui est une référence à
un aphorisme du peintre Odilon Redon –, en tant qu’il fait écho
aux développements du chapitre 3 dans lequel l’auteur oppose
les présupposés de la « récognition » aux exigences d’une
doctrine des facultés qui, depuis une « rencontre essentielle »
avec ce que Deleuze nomme « l’être du sensible », contraint
chacune d’entre elles à s’exercer directement (de la sensibilité
jusqu’à la pensée), c’est-à-dire, comme l’écrit aussi Deleuze,
suivant un usage « supérieur » de ces facultés, sans la médiation
d’un « sens commun » qui règlerait leur collaboration. Nous
allons aborder plus loin cette question d’un usage des facultés en
relation à la bêtise. Avant cela, insistons sur la notion de « ligne
abstraite » de la précédente citation. Il n’est pas probablement
innocent que cette expression, que Deleuze reprend à son
compte dans la perspective philosophique qui est la sienne,
provienne d’un écrit de peintre. Car cela implique qu’une ligne,
même « abstraite », est susceptible de se donner à voir, de se
présenter (en l’occurrence, par les moyens de la peinture), et
cela par-delà le monde de la représentation19. Or cette citation
s’inscrit elle-même dans un moment de l’argumentation où
Deleuze emploie de nouveau la notion de « ligne abstraite »,
précisément là, et cette fois au sein d’une même page, où il est
question des rapports de la différence et de la bêtise. C’est là,
également, que se précise la manière dont « l’indéterminé »
compose avec la « détermination ». Il est sans doute utile de
citer une grande partie de ce passage extrait de la conclusion de
l’ouvrage, avant de revenir aux pages du chapitre 3 que l’extrait
en question pourra éclairer en retour, et nous relancer dans la
compréhension de cette « faculté » à la fois fascinante et répugnante qu’est la bêtise. « Quand “la” détermination s’exerce,
elle ne se contente pas de donner une forme [...] Quelque chose
–––––
18. DR, p. 44.
19. DR, p. 354. Sur les rapports de la « présence » et de la « représentation » en
peinture, voir aussi Logique de la sensation (éd. Seuil, 2002), p. 53 : « La peinture se
propose directement de dégager les présences sous la représentation, par-delà la
représentation ».
10
du fond remonte à la surface, y monte sans prendre forme,
s’insinuant plutôt entre les formes, existence autonome sans
visage, base informelle. Ce fond en tant qu’il est maintenant à
la surface, s’appelle le profond, le sans-fond. Inversement, les
formes se décomposent quand elles se réfléchissent en lui, tout
modelé se défait, tous les visages meurent, seule subsiste la
ligne abstraite comme détermination absolument adéquate à
l’indéterminé [...] distinction adéquate à l’obscurité tout entière :
le monstre. (Une détermination qui ne s’oppose pas à
l’indéterminé, et qui ne le limite pas.) »20. Plus bas, Deleuze
poursuit en ces termes : « Il faut que la pensée, comme détermination pure, comme ligne abstraite, affronte ce sans-fond qui
est l’indéterminé. Cet indéterminé, ce sans fond, c’est aussi bien
l’animalité propre à la pensée, la génitalité de la pensée : non
pas telle ou telle forme animale, mais la bêtise. Car, si la pensée
ne pense que contrainte et forcée, si elle reste stupide tant que
rien ne la force à penser, ce qui la force à penser n’est-il pas
aussi l’existence de la bêtise… ? » Et encore, après avoir rappelé
la phrase de Heidegger – « “Ce qui nous donne le plus à penser,
c’est que nous ne pensons pas encore” » : « La bêtise (non pas
l’erreur) constitue la plus grande impuissance de la pensée,
mais aussi la source de son plus haut pouvoir dans ce qui la
force à penser ». Et Deleuze de conclure sur ce point, en
résonance avec le chapitre 3 : « Telle est la prodigieuse aventure
de Bouvard et Pécuchet ». Dans une note de ce même passage,
Deleuze indique de surcroît « qu’il n’y a pas lieu de demander si
Bouvard et Pécuchet sont eux-mêmes bêtes ou non [...] Le
problème de la bêtise est posé de manière philosophique,
comme problème transcendantal des rapports de la bêtise et de
la pensée. »
Il y aurait donc, par cette « ligne abstraite » que serait la
différence, une adéquation – et une adéquation absolue, précise
Deleuze – entre elle et l’indéterminé du sans-fond ; une adéquation, il est vrai, d’un type relativement singulier, puisqu’elle
adviendrait entre deux entités qui, « à la surface », seraient
chacune « sans forme », mais peut-être est-elle « absolue » pour
cette raison même, en ce sens qu’elle n’advient guère « sous la
protection des catégories », comme c’est le cas, par exemple,
dans le couple matière-forme chez Aristote. Pour reprendre une
expression de Michel Foucault, la pensée, dès lors qu’elle « fait
la différence », et qu’elle s’égale à l’indéterminé de la bêtise, est
nécessairement « a-catégorique », elle ne répond plus de
–––––
20. DR, p. 352.
11
« l’armature des catégories »21. Cette adéquation est en même
temps une conquête, puisqu’elle résulte d’un affrontement avec
l’indéterminé ; et cet affrontement n’est lui-même rien d’autre
que « l’acte d’individuation » par lequel la distinction (d’avec la
bêtise) s’établit, et par lequel, de surcroît, « la » détermination
échappe au sans-fond. D’où l’importance, ici, de la notion d’«
individuation ». Notons simplement sur ce point que la bêtise, la
possibilité de la bêtise, suppose elle aussi un lien avec
l’individuation. La bêtise n’apparaît guère parce que l’individuation lui ferait défaut. Tout comme la différence, elle
entretient bien un rapport avec elle ; seulement, ce rapport
s’effectue de telle sorte que, on l’a vu, « l’individuation fait
monter le fond sans pouvoir lui donner forme », et Deleuze,
entre parenthèses, ajoute cette précision : « il monte à travers le
Je [...] constituant le non-reconnu de toute récognition »22.
Toutefois, que la bêtise ne parvienne pas à donner forme à
l’indéterminé ou au fond qui monte à travers le Je ou le Moi, ce
phénomène ne peut encore servir de critère en vue d’opérer une
distinction nette entre la bêtise et ce qui relève selon Deleuze de
la différence. N’avons-nous pas remarqué que la différence,
authentique « monstre », ne prend aucune figure spécifique,
qu’elle s’insinue entre les formes, qu’elle insiste en tout cas pardelà les synthèses qui régissent le monde de la représentation ?
La différence, autrement dit, ne désigne-t-elle pas, elle aussi,
« le non-reconnu de toute récognition » ? Et en quel sens ne
renvoie-t-elle pas, au même titre que la bêtise, à cette « faculté
pitoyable » « où l’individu se réfléchit dans ce fond libre », où
toutes les déterminations sont « écorchées, séparées de leur
forme vivante, en train de flotter sur ce fond morne »23 ? Pour
tenter de répondre à ces questions, et sortir de la situation relativement aporétique dans laquelle nous semblons nous trouver
encore, il convient peut-être de faire appel à la « doctrine des
facultés » élaborée par Deleuze, et aux « exigences » (non aux
règles) que cette doctrine implique, en tout cas tel que l’auteur
cherche à l’établir au sein du chapitre 3 de Différence et
répétition. L’expression « faculté pitoyable », on le sait, Deleuze
la reprend à Flaubert, et par cette reprise en propose un nouveau
découpage Remarquons à cet égard qu’il est très important de
discerner « la bêtise comme faculté » et « la faculté [pitoyable,
–––––
21. Voir « Theatrum philosophicum », dans Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, t. II,
p. 92-93. Précisément, « Bouvard et Pécuchet sont des êtres a-catégoriques », affirme
Foucault dans ce même texte.
22. DR, p. 198.
23. Id.
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au sens de Flaubert] de ne pas supporter la bêtise »24. Nous
avons privilégié jusqu’à présent l’étude de la première d’entre
elles, au sens où nous avons tenté de suivre, dans le
raisonnement de Deleuze, la bêtise en tant que faculté qui rend
possible une montée du fond (ou du « sans-fond ») dans son
rapport essentiel avec l’individuation (sans que cette
individuation ne puisse lui donner forme, etc.). Nous continuerons à privilégier cette acception de la bêtise « comme faculté »,
et nous poursuivrons son étude dans la perspective de son
appréhension par la philosophie, dont la « faculté pitoyable »
[de ne pas supporter la bêtise] fait partie.
Nous savons que Deleuze distingue en réalité deux facultés
de la bêtise : une faculté « pitoyable » donc, et une autre qui
serait « royale ». Suivons le mouvement de l’argumentation
dans la phrase où il est question de cette distinction : « [...] cette
faculté la plus pitoyable devient aussi la faculté royale quand
elle anime la philosophie comme philosophie de l’esprit, c’est-àdire quand elle induit toutes les autres facultés à cet exercice
transcendant qui rend possible une violente réconciliation de
l’individu, du fond et de la pensée ». Phrase d’une profonde
densité conceptuelle, qu’il est nécessaire de dénouer en cherchant à indiquer les différents champs notionnels qui s’agencent
en elle. Il y a d’abord la distinction, d’inspiration hégélienne (du
moins, dans la terminologie), qui accompagne celle qui existe
entre les deux facultés de la bêtise : l’une relèverait de la
« philosophie de la nature », l’autre de la « philosophie de
l’esprit ». Il nous semble que la raison de cette distinction repose
sur la manière dont l’individuation se fait et se réfléchit dans le
fond ou l’indéterminé, au sens où l’individu, dans ce rapport au
fond, est devant un « miroir difforme », où « toutes les formes
se dissipent », où tous « les visages se déforment », autant de
situations, autrement dit, où se manifeste « la bêtise comme
faculté ». Dans un cas, l’individu est dans une relation étroite
avec l’indéterminé ; celui-ci se réfléchit en lui (les visages
deviennent « hideux », les pensées « s’échappent », etc.), mais
sans que cet indéterminé, sans que cette réflexion qui se révèle
« en surface » ne soit à proprement parler fondé, sachant que
« fonder, c’est déterminer l’indéterminé »25 : c’est la bêtise du
point de vue de la philosophie de la nature (et c’est la bêtise telle
qu’elle est perçue et éprouvée par Bouvard et Pécuchet).
Tout autre est l’appréhension de la bêtise par la
« philosophie de l’esprit », qui fait de la bêtise une « faculté
–––––
24. Sur cette distinction, voir DR, n. 1, p. 353.
25. Voir respectivement DR, p. 197, 43-44 et 352.
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royale », c’est-à-dire qu’elle entretient avec « la bêtise comme
faculté » un rapport d’individuation radicalement différent du
précédent. Deleuze parle en effet d’une « violente réconciliation
de l’individu, du fond et de la pensée », « réconciliation » qui ne
survient guère, selon lui, aux deux protagonistes du roman de
Flaubert, lesquels demeurent comme réactifs à la bêtise, au sens
où la « faculté pitoyable » qui se développe en eux n’est pas
dénuée d’un certain ressentiment – ils ne peuvent plus la
« tolérer » –, alors même que la démarche deleuzienne s’efforce
de se développer par-delà toute forme de réaction ou de
ressentiment à la bêtise, même si cette dernière peut lui faire
horreur ou le « dégoûter » par ailleurs. La « faculté royale », au
contraire, permet une réconciliation de l’individu, de la bêtise
« comme faculté » et de la pensée (suivant une individuation qui
en un sens n’échoue pas, et constitue un véritable « acte ») ;
cette réconciliation elle-même devant entrer en écho avec l’idée
d’une « adéquation absolue » que nous avions relevée dans la
conclusion de Différence et répétition, adéquation de l’indéterminé et de la détermination en quoi consiste la « ligne
abstraite » précédemment évoquée. On le voit, il ne s’agit pas de
nier ou de se défendre contre la bêtise (bien qu’il faille s’en
« protéger » comme le recommande Deleuze – souvenons-nous
que « remuer le fond est l’occupation la plus dangereuse » – ou
même qu’il soit nécessaire de lui « nuire »), mais de faire en
sorte que la bêtise « comme faculté » puisse être saisie pour ce
dont elle témoigne précisément, à savoir « la plus grande
impuissance de penser », laquelle engage en même temps, du
point de vue du transcendantal deleuzien, la genèse de la faculté
de penser, la possibilité même de penser.
La bêtise au sein de la doctrine deleuzienne des facultés
La question est désormais de savoir à quel type d’usage
entre facultés renvoie une « possibilité » de cet ordre ? Ou pour
le dire autrement, comment s’exercent les facultés de l’individu
dès lors que se réconcilient en lui la pensée et la bêtise, dès lors
que celle-ci est appréhendée pour ce qu’elle est, une « structure
de la pensée comme telle », et qu’elle devient par là même une
« faculté royale » pour la philosophie. D’après Deleuze, une
semblable faculté « induit les autres facultés » à un exercice
transcendant. Or qu’est-ce que l’exercice transcendant d’une
faculté, sinon l’usage « supérieur » que Deleuze lui confère à
travers la « doctrine » qu’il élabore dans le chapitre 3 de
Différence et répétition. Cette « doctrine des facultés » – « pièce
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tout à fait nécessaire dans le système de la philosophie »26 – est
d’autant plus fondamentale que la consistance même de ce que
Deleuze nomme « empirisme transcendantal » (ou supérieur) en
dépend. Nous ne reprendrons évidemment pas en détail
l’analyse d’une pareille doctrine et de son insistance au sein de
l’œuvre deleuzienne. Deux remarques, seulement, à son propos,
et au jeu entre facultés qui survient en elle. D’abord, qu’elle
pose les « exigences » d’un usage des facultés par-delà toute
forme du « sens commun », c’est-à-dire par-delà toute collaboration réglée des facultés entre elles (comme cela advient par
exemple dans la Critique de la raison pure avec l’entendement,
ou dans la Critique de la raison pratique avec la raison, facultés
« fondamentales »27 à tous égards). L’autre remarque a trait,
plus positivement, a l’exigence d’un exercice aux limites des
facultés, là où chacune « atteint au point extrême de son dérèglement », qui est aussi bien « sa manière de naître » à ellemême28. Et en se déréglant, chaque faculté – de la sensibilité à la
pensée – contraint l’autre à s’exercer de telle sorte qu’elles
s’enchaînent toutes (car « enchaînement » il y a) jusqu’à
produire un « accord discordant »29. Dans tous les cas, et quel
que soit l’ordre de cet enchaînement entre facultés, nous
pouvons dire que nous avons affaire à un usage qui échappe
fondamentalement au « modèle de la récognition ».
Ce qui est en jeu dans la doctrine des facultés – on peut le
pressentir à travers ces deux remarques –, c’est la persistance
d’une exigence génétique qui enveloppe l’ensemble des développements que Deleuze consacre à la bêtise, et qui croise pour
cette raison même la problématique des facultés au sein de ce
chapitre 3. Et si la bêtise comme « faculté royale » opère une
genèse de la pensée, cette opération a lieu suivant un principe de
communication qui affecte les autres facultés – depuis la faculté
de sentir, qui a le privilège, en droit, au sein de la doctrine
deleuzienne, d’être « contrainte » la première30. Cette communication facultaire, qui est de nature « discordante », nous l’avons
dit, apparaît d’ailleurs dans la suite de la citation, où Deleuze
souligne ce que permet, en termes d’usage « transcendantal »,
–––––
26. DR, p. 186.
27. Sur cette expression, en tant qu’elle suppose « une faculté dominante ou
déterminante [...] qui [impose] sa règle aux autres », voir Critique et Clinique, Paris,
Minuit, 1993, p. 47.
28. DR, p. 186.
29. Ibid., p. 190.
30. Sur ce point, voir notamment DR, p. 182 : « L’objet de la rencontre [...] fait
réellement naître la sensibilité dans le sens [...] La sensibilité, en présence de ce qui ne
peut être que senti [...] se trouve dans une limite propre – le signe – et s’élève à un
exercice transcendant. »
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cette « faculté royale » : « Alors [après la « réconciliation »] les
facteurs d’individuation intensive se prennent pour objets, de
manière à constituer l’élément le plus haut d’une sensibilité
transcendante, le sentiendum ; et, de faculté en faculté, le fond se
trouve porté dans la pensée, toujours comme non-pensé et nonpensant, mais ce non-pensé est devenu la forme empirique
nécessaire sous laquelle la pensée [...] pense enfin le cogitandum, c’est-à-dire l’élément transcendant qui ne peut être que
pensé (“le fait que nous ne pensons pas encore” ou Qu’est-ce
que la bêtise ?) »31. Deleuze l’affirme bien : « le fond se trouve
porté dans la pensée », et c’est en ce sens qu’il faut entendre
« l’adéquation » de l’indéterminé et de la détermination, ou
encore la « réconciliation » de la bêtise et de la pensée. En
reprenant une expression de Logique de sens, qui convient assez
bien au présent développement, dans la mesure où elle est
extraite d’une « série » (la 15e, consacrée aux « singularités »)
au sein de laquelle Deleuze étudie les rapports de la philosophie
à « l’abîme indifférenciée » (autre expression déjà rencontrée),
nous pouvons dire, grâce à l’adéquation et à la réconciliation
déjà décrites, que « la philosophie [en faisant ainsi] parler le
Sans-fond [...] [a trouvé] le langage de son informité, de son
aveuglement »32.
« Trouver le langage » du fond « digestif et légumineux »,
parvenir à dire l’informité de ce fond libre et universel, telle est
peut-être la tâche de la philosophie qui fait de la bêtise une
« faculté royale », et nous autorise à comprendre de quelle
manière la différence, même si elle est absolument adéquate à la
bêtise comme faculté, s’en distingue pourtant de façon « unilatérale », permettant par là de produire un commencement de
pensée, celui-là même qu’appelle de ses vœux la doctrine
deleuzienne des facultés. Citons pour terminer un passage de la
recension que fait Foucault de Différence et répétition, qui
participe de ce mouvement argumentatif, déjà évoqué, où
surgissent Bouvard et Pécuchet, ces « êtres a-catégoriques » ;
passage qui résume admirablement le mécanisme de la bêtise
que nous avons cherché à décrire chez Deleuze lecteur de
Flaubert. Il importe au philosophe de « demeurer en face de la
bêtise », de « la contempler sans geste, jusqu’à la stupéfaction,
pour bien s’en approcher et la mimer, pour la laisser lentement
monter en soi [...], et attendre, au terme jamais fixé de cette
préparation soigneuse, le choc de la différence : la catatonie joue
le théâtre de la pensée, une fois que le paradoxe a bouleversé le
–––––
31. DR, p. 198.
32. Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 130.
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tableau de la représentation »33. Ainsi s’affirme – peut-être
moins imperceptiblement que chez Rancière, en tout cas loin de
la résignation qui semble accompagner Sartre –, le double
mouvement de la bêtise transfigurée en « faculté royale ».
–––––
33. Voir « Theatrum philosophicum », art. cité, p. 93-94.
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