L`errancepermanentedelasidérurgieenFrance
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L`errancepermanentedelasidérurgieenFrance
14 0123 Mardi 12 février 2013 ÉCO & ENTREPRISE HISTOIRE L’errance permanente de la sidérurgie en France Laproduction de fonte et d’acier s’est déplacée au cours des siècles – et les emploisavec – au gré de la demandeet des innovations techniques, au rythme des vains plans «acier» desdernières décennies Dates Hubert Bonin L e drame humain et social de l’usine de Florange (Moselle) culpabiliseles décideursde l’entrepriseet dela puissancepublique, alors que des ministres français, wallon et luxembourgeois doivent être reçus le 12 février par la Commission européenne pour évoquer le dossier ArcelorMittal. Wolfgang Eder, directeur général de l’autrichien Voestalpine, déclarait à la fin de janvier que les capacités de production de la sidérurgie européenne devraient « être diminuées d’au moins 20 % avant que le secteur puisse renouer avec de saines conditions d’activité». Mais seul Vulcain, le dieu des forges, pourrait bloquer le processus historique de restructuration de la géographie productive de lasidérurgie!Eneffet,toutaulongdel’Histoire, les hauts-fourneaux se sont « baladés » dans l’espace au gré du remodelage du système productif (minerai, énergie, débouchés) et de la pression concurrentielle. La carte des « pays noirs» a sans cesse été redessinée. L’archéologie industrielle nous laisse des vestiges de ce que furent les principales régions sidérurgiques au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe siècle, au temps de la proto-industrialisation et du démarrage de la première révolution industrielle. A cette époque, le Périgord, la Bourgogne, l’Ardèche, des recoins de Lorraine, des Ardennes et de Champagne sont les leaders, grâce à leurs petites mines de fer et au charbon de bois fourni par les forêts. Lasidérurgiedite« moderne» (hauts-fourneaux pour la fonte, fours pour le fer « puddlé», acier Bessemer, acier Martin) bouleverse cette carte, dans les années 1830-1870. Les maîtres de forge mobilisent les mines de charbon, avec du fer local ou venu d’autres régions. Le Forez (qui correspond aujourd’hui au centre du département de la Loire), le Nord, la Bourgogne (Le Creusot), la Nièvre deviennent ainsi les phares de l’investissement en grosses usines intégrées, tandis que se multiplient dans beaucoup de « vallées industrielles» (grâce à des turbines hydrauliques pour l’énergie, puis aussi au charbon) des fonderies et des forges, pour la transformationaval,auplusprèsdesmarchés.Lestravailleurs des régions délaissées se reconvertissentdanscetaval(commedanslafonderie de Fumel), reviennent à l’agriculture, ou « bougent » : le XIXe siècle vit une intense mobilité de la main-d’œuvre, au gré des besoins d’embauche, soit définitivement, soit pour quelques années ou lustres, avant unretourdanssonterroir.Laplasticitéindustrielle est donc incessante. La deuxième révolutionindustrielle,celle de l’acier (Martin, Thomas-Gilchrist, aciers spéciaux), change à nouveau la donne : des pays noirs se structurent autour des énormes mines de fer et de charbon lorraines; le Nord charbonnier importe ce fer. D’énormes usines intégrées (cokeries, hauts-fourneaux, aciéries, laminoirs) se dressent dans les vallées de la Lorraine française et allemande et en Nord-Pas-de-Calais (Valencien- 1785 Mise en service Presse à gabarier de 3 000 tonnes, dans une usine du Creusot (Saône-et-Loire), en 1911. JACQUES BOYER/ROGER-VIOLLET au Creusot (Saône-etLoire) du premier hautfourneau au coke. 1836 Les Schneider, Boigues et Seillière rachètent les forges du Creusot. Création de la société Schneider. 1948 Création d’Usinor. 18avril 1951 Signature, à Paris, du traité de la Communauté économique du charbon et de l’acier. 1963 L’usine sidérurgique littorale à Dunkerque (Nord) opérationnelle. 11 décembre 1969 La construction de l’usine sidérurgique de Fos-surMer (Bouches-du-Rhône) est décidée en conseil interministériel. nois, etc.). Les maîtres de forge du Centre-Est transfèrent leurs investissements vers le Nord-Est (comme Marine-Homécourt). Ces « cathédrales industrielles» forgent l’image de marque de la puissance du pays à la Belle Epoque, pendant la reconstruction des années 1920 (avec du charbon fourni par la Ruhr dans le cadre des réparations),ou encore dans les batailles de la production des années 1945-1954. Il faut mobiliser les ressources de main-d’œuvre locales, accélérer l’exode rural au profit de ces régions industrielles et importer des salariés – mais la crise des années 1930 bloque cet élan, des usines ferment, le chômage se diffuse. Le processus d’adaptation est permanent: des usines d’envergure s’ouvrent pour suivre le progrès technique (laminoirs géants au tournant des années 1950, etc.), d’autres ferment,sans pourtantfaire la « une» de l’actualité. La Communauté européenne du charbon et de l’acier fournit des aides aux investissementsultramodernes,afindefavoriser la compétitivité de l’Europe des Six face au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, et la concentration de la filière sidérurgique. La croissance est telle que les salariés rendus au marché de l’emploi par la fermeturedes sites obsolètes retrouvent aisément un emploi. Cette harmonie industrielle est éphémère. Les plans sidérurgiques sont décidés en 1964 (plan Jeanneney) et 1969 (plan Bettencourt) : dans le cadre des Ve et VIe Plans, on organise le déclin des pays noirs et le redéploiement vers des sites neufs (Dunkerque dans le Nord, Fos-sur-Mer dans les Bouchesdu-Rhône), alimentés par des bateaux minéraliers important du fer et du charbon à bas prix. La fermeture en 1977 de la puissante et moderne usine de Louvroil (Nord), par Usinor, est un coup de tonnerre ! La crise des groupeshistoriquess’expliqueparleursituation financière : leurs investissements – pour mettre leurs sites historiques au niveaudu progrès technique– ont débouché sur leur surendettement; leur assise en capital est trop faible et aggravée par la fragmentationde ce secteur – tout comme en Allemagne, où des firmes comme Krupp chutent. Ces « cathédrales industrielles » forgent l’image de marque de la puissance du pays Des groupes ont essayé de contourner ces contraintes en multipliant, comme dans la chimie lourde, des usines communes, dans latransformationmédianeouaval.L’étouffement financier conduit à des fusions (avec grosso modo deux groupes, Usinor et Sacilor), à des recentrages (vers l’aval à meilleure valeur ajoutée, comme autour de CreusotLoire en 1970, ou autour de Saint-Gobain à Pont-à-Mousson en Meurthe-et-Moselle en 1964, et surtout autour de Vallourec, roi des tubes d’acier) et, enfin, à une nationalisation, menée par la droite giscardienne-barriste en 1978… avant que la gauche impose l’union de Sacilor et d’Usinor et doive déplorer la chute deCreusot-Loireetsamiseenrèglementjudiciaire en juin1984. Tandis que les maîtres de forge sont balayés de la scène patronale – les Wendel gérant désormais un fonds d’investissement –, les plans de licenciement se succèdent à partir du milieu des années 1960, et sansralentissement.Uneénormemanifestation rassemble les sidérurgistes montés à Paris, le 23 mars 1979, à l’apogée de l’expression (parfois violente) de l’exaspération sociale. Si François Mitterrand fait campagneenLorraineen1981enpromettantl’ancêtre du redressement productif, l’usine flambantneuve de Neuves-Maisons(Meurthe-etMoselle) ne s’ouvre pas, malgré les débats au sein du gouvernement et l’indignation des syndicats, car elle ne pèse que 1 million de tonnes au lieu des quatre à cinq nécessaires désormais. Le déclin des pays noirs est inéluctable, en France comme dans les pays voisins ou dans les Appalaches (dans l’est de l’Amérique du Nord). L’on ne peut financer, comme en Ukraine, Russie ou Chine, des combinats industriels à fonds perdus. L’abandon des débats nationaux dans le cadre de la planification souple à la française a sapé les bases d’une « démocratie industrielle » ouverte auxlumièresdesexpertsetdeséconomistes, tandis que certains groupes transnationaux comme ArcelorMittal fonctionnent de façon opaque. Cela suggère non une gauche nationalisatrice, mais une gauche de larges et profonds débats publics sur le destin de l’industrie française: quelles bases de valeur ajoutée encourager ? Comment requalifier la main-d’œuvreàreclasser?Commentredévelopper les ex-pays noirs? p Hubert Bonin est professeur d’histoire économique à Sciences Po Bordeaux et à l’UMR GREThA - université Montesquieu-Bordeaux-IV. 1976 La production de fonte et d’acier est arrêtée à Valenciennes (Nord) et à Thionville (Moselle). Septembre1978 L’Etat détient 63,8% d’Usinor et 76,9% de Sacilor, ce qui les sauve. Mars1979 Imposante manifestation de sidérurgistes à Paris, suivie de heurts violents. Juillet1980 Fermeture du dernier haut-fourneau à Denain (Nord). Octobre 1986 Le site de Pompey (Meurthe-etMoselle) est fermé. 1999 La sidérurgie emploie 40 000personnes contre 44 000 en 1997 et 140000 en 1976. 27 janvier 2006 L’indien Mittal annonce une OPA sur Arcelor né de la fusion d’Usinor, du luxembourgeois Arbed et de l’espagnol Aceralia. En 2008, fermeture du site ArcelorMittal de Gandrange (Moselle). Dans les archives du «Monde» | L’agonie des aciéries de Longwy Robert Linhart, philosophe, auteur de L’Etabli (Les Editions de Minuit, 1978) raconte la déliquescence du site de Longwy (Meurthe-et-Moselle). Un bateau pour Longwy ! Longwy, aciérie de la Chiers, mars1979. Collée à la ville, au fond de la vallée, l’usine est mangée par la rouille et la poussière. Elle est condamnée: on ne l’entretient plus. Pourtant, pour quelque temps encore, les hommes sont là, en bleu de travail et casque, et ils continuent de faire de l’acier. Epars, dans les vastes bâtiments de fer, jour et nuit au milieu des convertisseurs usés, des protections à l’abandon, des lingotières qu’on décape au marteau-piqueur, le nez dans la poussière et les éclats. La salle de contrôle, elle, avec son circuit de télévision intérieur, est moderne. Comme est moderne, un peu plus loin, le train à poutrelles d’Usinor, un des meilleurs d’Europe, dit-on. Condamné aussi. Il sombrera avec le reste, installa- Y tions neuves et vieilles mêlées, dans la crasse et les débris: on n’entretient plus. En pays sidérurgique, quand on abandonne, on abandonne. Plouf, d’un coup. Plus un sou, plus un regard. Ici, à Longwy, il y a comme un symbole: l’aciérie de la Chiers se dévore elle-même. C’est simple: pour faire de l’acier, il faut de la ferraille, et cette ferraille, désormais, on la prend sur l’usine – des morceaux de bâtiments ici, une installation d’agglomération là, des machines ailleurs. Les ouvriers de la Chiers font de l’acier en détruisant leur usine (…). Dupés, grugés, abandonnés par un patronat qui possédait tout, et qui ne s’est servi de la manne des « plans de restructuration» successifs depuis quinze ans que pour dégager ses capitaux, investir dans la banque ou le nucléaire – ou à l’étranger – pendant qu’ici, en Lorraine (et maintenant dans le Nord), de « plan professionnel» en plan Dherse et de plan Dherse en plan Davignon, le pays s’effondrait par pans entiers. Ces patrons de l’acier et du fer, ils avaient tout dans la région: le sous- sol, le sol, le ciel. Mines. Usines et villes. Eglises. Depuis quinze ans, par rafales, ils ferment tout. Alors, ces ouvriers à qui l’on fait mettre à mort leur aciérie, ces mineurs à qui l’on fait saccager leur mine, ces cités que l’on laisse s’effondrer après plus d’un siècle de bons et loyaux services, c’est la « noblesse du cash-flow» ? Pour quelques poignées de bénéficiaires de ces chambardements, peut-être. Pour la sidérurgie, sûrement pas. A chaque plan, c’est la valse des milliards. Engloutis on ne sait où. Les syndicalistes sortent les dossiers, démontent les déclarations dont on les a abreuvés en comités d’entreprise, les petites ruses et les petits trucages. L’argent reçu de l’Etat pour faire ici une aciérie à oxygène qu’on ne verra jamais, là une installation d’enrichissement du minerai qui restera à l’état de projet. Et les modernisations successives fondent comme peau de chagrin, ne touchant qu’un bout d’usine ici, quelques machines là. Mosaïque incohérente d’installations disparates, certaines vieilles de cent ans, d’autres toutes neuves, et dont l’imbrication ne s’explique que par les combinaisons financières et les négociations laborieuses à l’occasion des divers « plans», les fusions, les rachats, les finalisations, les détournements de crédits et la fuite des capitaux vers d’autres secteurs. Vous pouvez crever dans votre coin Aujourd’hui encore, en 1979, on dit « modernisation». Et une fois de plus, c’est une foire d’empoigne qui ne mène à rien (…). Mais voilà que ces gens si calmes de Lorraine et du Nord sont devenus comme fous, qu’ils ont attaqué des commissariats, envahi des bureaux et des administrations, occupé des stations de radio, bloqué des trains et des routes. Voilà qu’ils prétendent ameuter la France entière. Et si ce cri, pour une fois, était entendu, répercuté, amplifié? Si l’on se mettait à dire partout que l’argent doit servir à faire marcher les usines, et non à les fermer? Si l’on commençait à trouver intolérable que depuis quelques années un nombre croissant d’hommes et de femmes oubliés dans le pourrissoir du chômage se suicident, s’immolent parfois de façon atroce, par le feu ou en tuant leur famille? Ce qui est au point, il faut le reconnaître, dans le capitalisme, c’est la dilution des responsabilités. Vous pouvez crever dans votre coin, vous briser la tête contre les murs, atterrir à l’asile ou sombrer corps et biens, il y a peu de chances qu’on affiche quelque part le portrait du tortionnaire. C’est la faute de personne. A Mme Rentabilité. A M.Taux de croissance. A Mme Concurrence internationale. Ce totalitarisme-là ne fait pas recette, en ce moment, dans la production quotidienne de campagnes d’indignation que nous propose le monde des idées, de la culture et de l’information. Longwy n’est qu’à 350 kilomètres de Paris. C’est trop près, je sais, pour qu’il soit de mise de parler des droits de l’homme. Quand même, si l’on faisait une entorse à la bienséance? Un bateau pour Longwy! p Robert Linhart Le Monde du 24 mars 1979 (extraits)