Dessous - Jean Tricot

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Dessous - Jean Tricot
Dessous
Les hommes sont pitoyables. Ils se croient forts et intelligents, ils n’aiment pas qu’on
se moque d’eux ou qu’on leur manque de respect. Ils sont adultes et se tiennent bien droit
en marchant dans la rue, avec leur attaché case à la main, leurs chaussures brillantes à
l’intérieur desquelles des chaussettes anthracite en fil d’écosse n’ont pas le moindre petit
trou. Ils vont peut-être au lycée ou à la faculté des sciences humaines donner un cours sur
la reproduction sexuée des végétaux ou la mort symbolique du père, à moins qu’ils ne se
hâtent vers un rendez vous chez le notaire en vue de modifier leurs dispositions
testamentaires, et pourtant…
Presque tous les hommes ont, tout au long de leur vie, un problème avec les
dessous féminins. Adolescent, le futur homme parcourait nonchalamment le catalogue de La
Redoute en s’arrêtant comme par hasard aux pages de papier glacé en quadrichromie d’où
l’appelaient silencieusement des femmes souriantes, discrètement belles, avec des formes
juste comme il convient, pas trop maigres, pas trop grosses, assez grandes quand même.
La couleur de leur peau était parfaite, un rose un peu réchauffé de jaune grâce au projecteur
adéquat et au talent du photographe. Elles n’étaient absolument pas impudiques, il faut bien
pour les vendre montrer ces soutien gorges charmants, avec un peu de dentelles au bord
des balconnets, ces culottes minimales bien tendues sur des fesses musclées et des
ventres parfaitement plats. Mais dés l’instant où le catalogue était refermé, les créatures
idéales disparaissaient, et personne n’avait été le témoin de ces bénéfiques séances
éducatives
C’est une autre paire de manches quand ces dessous sont exposés au rayon lingerie
des galeries Lafayette. Dans cet espace commercial, ils sont exposés sur des mannequins
inexpressifs en matière synthétique rose pâle ou, pire, parfois, sur des demi mannequins :
seulement le haut pour les soutien gorges, et une paire de jambes orphelines pour les
collants ou les culottes. Ils peuvent aussi être disposés sur des étalages ou des étagères
plus ou moins esthétiques, dans des boites en carton brillantes sur lesquelles on retrouve
les photos des modèles du catalogue de La Redoute. Mais là, on n’est plus seul ! Il y a les
vendeuses qui sont payées pour prononcer à voix haute et sans la moindre gêne les mots
nécessaires au commerce, comme tour de poitrine, culotte, string, décolleté, et les clientes
qui vont tôt ou tard porter ces petits morceaux de tissus, les poser directement sur leur peau
nue. Elles regardent ces marchandises sans se cacher, avec insistance même, elles parlent
distinctement de leur poitrine ou de leurs fesses avec la vendeuse ou peut-être même avec
une autre cliente, sourient, touchent le tissus, la dentelle, tendent le soutien gorge à bout de
bras pour mieux le voir, et ceci devant tout le monde, en plein jour.
Les hommes ne sont pas à leur place dans l’espace lingerie des grands magasins.
S’ils s’y égarent, de lourds regards ou des sourires moqueurs leurs font vite se souvenir que
le rayon bricolage se trouve au sous sol.
Mais tout ceci n’est rien. Le sommet de la malédiction de l’homme se trouve sur un
marché hebdomadaire en plein air dans un village de la France profonde un matin d’hiver.
Parmi les poules pondeuses vivantes et caquetantes et la charcuterie de montagne, la
clientèle a rarement l’élégance, l’aisance et les mensurations des citadines décomplexées.
La vendeuse est emmitouflée dans un anorak trop grand pour elle, et elle piétine et frappe
dans ses mains gantées de laine pour se réchauffer. Elle porte une chapka de l’armée rouge
et ses joues brillent de froid. De la vapeur sort de sa bouche. Des effluves d’encornés farcis
qui mijotent dans une poêle géante parfument l’atmosphère. Derrière elle des ficelles sont
tendues entre les montants de son stand. Et sur cet étalage sommaire, en plein froid, offerts
au regard de tous les passants, se déploient impunément des soutien gorge de toutes les
tailles. Ils sont blancs comme la neige qui n’est pas si loin, paraît-il. Certains sont à
proprement parler gigantesques, il y a des gaines pour ogresse, des culottes de toutes les
couleurs pour mère de famille nombreuse, des strings pour étudiante en communication. Il y
a même, disposés sur des simulacres de mannequins en fil de fer, des ensembles soutien
gorge - culotte - porte jarretelles mauves, noirs ou roses avec des paillettes, de la dentelle,
des froufrous, exposés là dans une intension explicitement érotique, tissus ajouré presque
transparent, étiquettes suggestives. Et de braves gens venus acheter des carottes ou des
pommes bios passent devant cette matrone innocente en essayant de ne pas vraiment
regarder, et il y a soudain un trou dans la conversation avec la voisine rencontrée là comme
chaque semaine parce que quand même, on aimerait dire, c’est incroyable les tailles, qui
peut porter des trucs pareils ! Mais c’est surtout l’incompatibilité radicale entre le froid
hivernal sur ce marché en plein air et la nudité que supposent ces dessous qui perturbe le
regard des hommes en le rendant oblique et les fait frissonner soudain.

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