La Vie de Marianne - Universiteit Gent

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La Vie de Marianne - Universiteit Gent
Universiteit Gent
Faculteit der Letteren en Wijsbegeerte
L’art du portrait féminin dans
La Vie de Marianne de Marivaux
Promotor : Dr. C. De Mulder
Co-promotor: Dr. L. Roveda
Verhandeling voorgelegd tot het behalen van de graad van
Licentiaat in de Taal- en Letterkunde : Romaanse Talen,
door Amélie Van Damme
Academiejaar 2006-2007
Remerciements
En préambule à ce mémoire, je souhaite adresser ici tous mes remerciements aux personnes
qui m'ont apporté leur aide et qui ont ainsi contribué à l'élaboration de ce mémoire.
Tout d'abord à Madame Lyndia Roveda et à Madame Caroline De Mulder, promoteurs de ce
mémoire, pour l'aide et le temps qu'elles ont bien voulu me consacrer.
J'adresse mes plus sincères remerciements à tous mes proches et amis qui m'ont toujours
soutenue et encouragée au cours de la réalisation de ce mémoire.
Enfin, j’exprime plus spécifiquement ma gratitude à mon père, pour avoir lu et relu ce
mémoire, à mon ami, pour m’avoir supporté pendant le long procès d’écriture, et à ma
maman, qui veille sur moi depuis le paradis depuis tant d’années, et j’espère qu’elle est fière
de moi.
2
Introduction
« Marivaux est un homme ; il fait parler une femme, je m’interroge : comment un
écrivain de la première moitié du dix-huitième siècle, et en particulier comment Marivaux se
représente-t-il la féminité ? comment inscrit-il dans son texte les marques de cette féminité,
comment la fait-il parler ? ». Ces multiples questions posées par Béatrice Didier se trouveront
au coeur de notre mémoire.
Nous analyserons comment l’auteur essaie de d’accorder une certaine dose de féminité
à ses personnages féminins.
Nous nous pencherons plus particulièrement sur ses
représentations, ses portraits de femmes. Il y en a beaucoup dans La Vie de Marianne, et nous
essaierons de les examiner tous.
En outre, nous prouverons comment le portrait de Marianne constitue un miroir de
ceux des autres femmes, comment c’est le reflet d’une femme typique de cette époque,
comment les deux Marianne – jeune et mûre – s’entremêlent dans son portrait et comment le
portrait de Marianne est en réalité un portrait de Marivaux lui-même.
Nous étendrons la problématique au roman entier. Nous nous demanderons si nous
pouvons appeler La Vie de Marianne un roman au féminin, et si le style utilisé par Marivaux
est un style féminin.
Il n’est pas notre objectif d’analyser mot à mot les portraits féminins. Nous les
évoquerons et en observerons les traits les plus saillants, ceux qui contribuent à notre projet
général.
Nous nous poserons tout d’abord des questions pertinentes, telles que : qu’est-ce qu’un
portrait littéraire ? qu’est-ce que la féminité ? Nous essaierons de trouver des réponses à ces
questions, et nous les développerons dans nos deux premiers chapitres.
Après cette étude poussée, nous nous vouerons dans notre troisième chapitre aux
portraits féminins.
Par le biais d’une analyse détaillée des portraits essentiels, nous
étudierons des effets de miroir multiples parmi les portraits différents. Nous nous attarderons
également quelques pages sur le portrait de Marianne, le portrait essentiel du roman entier,
qui englobe tous les autres.
3
1.
Le portrait
1.1.
Définition et caractéristiques
Nous essaierons de cerner la notion de ‘portrait’ à l’aide de dictionnaires,
d’encyclopédies, et d’informations trouvées dans des ouvrages ou dans d’autres sources qui
traitent du portrait. Les dictionnaires sur lesquels nous nous sommes penchée ressortissent de
deux catégories, dictionnaires anciens, à savoir le Furetière et le dictionnaire de l’Académie
française, et modernes, tels que le Trésor de la langue française, le Littré et le Robert. Quant
aux encyclopédies, remarquons qu’il y en a très peu où l’on trouve quelque chose d’utile, à
savoir des informations relatives au portrait en littérature et non à celui des arts plastiques.
Les trois encyclopédies consultées sont La Grande Encyclopédie, le Dictionnaire des termes
littéraires et le Dictionnaire universel des lettres.
1.1.1. Tentatives de définition
En parcourant les définitions que nous fournissent nos sources, nous avons trouvé
quelques éléments qui reviennent à chaque fois.
Une première ressemblance entre les définitions, est le fait qu’on mentionne les deux
‘pôles’ du portrait : un portrait décrit l’extérieur, les traits, d’une personne, mais aussi le
caractère. Cette remarque porte exclusivement sur le portrait littéraire. Les portraits des arts
plastiques n’ont pas cette possibilité de ‘peindre’ le caractère, ou le moral, des personnes
représentées. C’est la raison pour laquelle, en analysant cette caractéristique, nous ne nous
pencherons que sur les définitions qui traitent de la littérature.
Commençons par Le
1
Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière, publié en 1690 . Si on élimine les définitions
portant sur les arts plastiques, il ne reste qu’une définition : « se dit aussi de la description qui
se fait par le discours, ou par écrit d’une personne, dont on décrit si bien les traits et le
caractere, qu’on la peut aisément reconnoistre ». Un deuxième dictionnaire de l’époque
s’intitule le Dictionnaire de l’Académie française et sa première édition date de 1694 2. Si on
laisse de côté les définitions apparentées au champ des arts, on lit : « la description qu’on fait
d’une personne tant pour le corps que pour l’esprit ». Là aussi, la dualité du portrait réside
1
Antoine Furetière, Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, Arnout & Reinier Leers, 1690.
Dictionnaire de l’Académie française : http://www.lib.uchicago.edu/efts/ARTFL/projects/dicos. Nous avons
seulement utilisé la première édition (1694).
2
4
dans le fait qu’on décrit le corps et l’esprit. ». Dans le Trésor de la langue française 3, nous
trouvons (en limitant les résultats aux portraits d’ordre verbal) : « description des qualités
physiques et morales d’un personnage réel ou fictif ». Le TLF est le premier dictionnaire
contemporain que nous avons consulté, et sur ce point il ne diffère donc en rien des
dictionnaires anciens. Continuons pour constater si nous trouvons les mêmes résultats dans
les autres dictionnaires contemporains.
Le Dictionnaire de la langue française d’Emile
Littré 4 est le second dictionnaire moderne consulté.
Nous y trouvons, entre autres, la
définition que voici : « description qu’on fait de l’extérieur, du caractère d’une personne ».
Cette entrée lexicale ne confirme que notre point de vue. D’ailleurs, il semble que les
encyclopédies partagent cet avis. Dans La Grande Encyclopédie 5, nous trouvons comme
description du portrait littéraire : « on donne en littérature le nom de portrait aux descriptions
qui peuvent être faites de la figure, du caractère ou de la tournure d’esprit d’un personnage ».
On ne se limite pas au physique et au caractère, mais cette encyclopédie évoque aussi « la
tournure d’esprit ». D’une manière générale, nous pouvons classer ce trait sous les aspects du
caractère, car la vision du monde d’une personne est inhérente et tributaire à son caractère.
Le Dictionnaire International des Termes Littéraires 6 constitue notre seconde source
encyclopédique où, encore une fois, nous retrouvons une claire distinction entre les beaux-arts
et la littérature. On trouve la définition que voici : « description physique ou morale d’une
personne réelle ou fictive au moyen de la parole ». La définition que nous fournit Franz De
Voghel 7 ne confirme que cette tendance à décrire les deux ‘côtés’ d’une personne : « un
portrait existe donc dès qu’une évocation de l’homme est réalisée par des traits de son
apparence et de son caractère à la fois »8. Il ajoute que la description caractérielle peut
également se faire par le biais d’une anecdote ou d’une histoire, et non pas seulement en
termes qualificatifs.
Nous pouvons continuer à accumuler les illustrations, mais ce serait un peu trop
poussé. Nous n’évoquerons que quelques commentaires sur ce point. Hélène Dufour signale
une donnée nouvelle et originale : elle lie le caractère à l’extérieur d’une personne, en
prétendant que la physionomie est « une des clés de la connaissance de la personne » 9. Cette
3
Nous avons consulté le Trésor de la langue française informatisé: http://atilf.atilf.fr/tlf.htm.
Emile Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, Pauvert, 1962.
5
La Grande Encyclopédie. Inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts par une société de savants et
de gens de lettres, Paris, H. Lemirault et Cie puis Société anonyme de la Grande Encyclopédie, 1885-1902, t. 27.
6
Dictionnaire international des termes littéraires : http://www.ditl.info.
7
Franz De Voghel, Le Portrait dans la littérature [texte imprimé] : textes de Commynes, Retz, La Bruyère,
Bossuet,..., Bruxelles, De Rache, 1978.
8
Ibid., p. 264.
9
Hélène Dufour, op. cit., p. 179.
4
5
prise de position est un des concepts de base de la physiognomonie 10, dont nous reparlerons
un peu plus loin. En outre, Hendrik Kars développe, dans une sous-partie du premier chapitre
de son ouvrage 11, les emplois métaphoriques et non-métaphoriques du terme ‘portrait’. Nous
n’expliquerons pas ces catégories ici, car cela nous mènerait trop loin. Ce qui importe sont
les conclusions tirées par Kars. Dans un premier temps, il affirme la supériorité du portrait
qui présente les deux aspects d’une personne : le physique et le moral. Il souligne aussi une
catégorie de portraits nettement supérieurs : ceux qui montrent des qualités morales à travers
la description du physique. De plus, il signale l’existence de portraits qui ne comportent
qu’un des deux aspects.
Le portrait comme genre littéraire est le second élément important de la définition.
Nous ne comptons que quelques sources qui signalent cette mode littéraire. Le Dictionnaire
de l’Académie française en est une d’entre elles. Après avoir donné une définition générale
(cf. supra), ce dictionnaire poursuit : « c’estoit la grande mode, il y a quelque temps, de faire
les portraits de tout le monde ». C’est la première allusion à cette mode de salon, où l’on
dressait, en tant que jeu ou causerie, le portrait de personnes. Le Littré évoque aussi cette
époque où le portrait jouissait d’une grande popularité : « composition littéraire très en usage
dans le courant du XVIIe siècle, et qu’on employait à décrire les personnes éminentes de la
société ». Le Grand Robert 12 l’appelle même un ‘genre’ : « le portrait, genre littéraire du
XVIIe siècle ». La Grande Encyclopédie signale aussi la mode, chez les penseurs de salons et
de ruelles du XVIIe siècle, de dresser les portraits de personnes connues. Nous consacrerons
beaucoup d’attention à ce courant et genre littéraire dans la partie sur les origines et l’histoire
du portrait.
Troisièmement, le modèle du portrait peut être réel ou fictif. Les dictionnaires anciens
mentionnent seulement qu’une ‘personne’ peut constituer le sujet d’un portrait.
Ils
n’affirment rien du tout sur le portrait d’un personnage fictif.
Le Trésor de la langue française définit le portrait (dans son sens général) de la manière
suivante : « représentation, d’après un modèle réel, d’un être (surtout d’un être animé) par un
artiste qui s’attache à en reproduire ou à en interpréter les traits et expressions
10
Entrée lexicale dans le Petit Robert de 2003 : « science qui a pour objet la connaissance du caractère d’une
personne d’après sa physionomie » (morphopsychologie).
11
Chapitre I: Le métadiscours du descripteur / 2ième sous-partie: L’étiquetage: l’emploi du terme ‘portrait’.
12
Le Grand Robert de la langue française: dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française,
deuxième édition revue et enrichie par Alain Rey, Paris, Le Robert, 1985.
6
caractéristiques ». La particularité de cette définition est qu’elle évoque l’habitude de faire
des portraits en littérature. Avant, on signalait seulement les portraits de personnes existantes,
mais dans ce dictionnaire-ci on ajoute que des personnages fictifs peuvent bel et bien former
le sujet d’un portrait. Une autre source – électronique – est moins connue mais cela ne
l’empêche pas d’être utile. C’est une page du site de l’Université de Montréal 13. Elle définit
le portrait de cette manière : « un texte donnant des renseignements sur l’être du personnage,
réel ou fictif ». Il mentionne la possibilité qu’un personnage fictif constitue le sujet d’un
portrait. Ajoutons que le Dictionnaire des termes littéraires, tout comme ces deux sources-ci,
intègre aussi cette possibilité dans sa définition du portrait (cf. supra).
Quelques critiques littéraires, comme Franck De Voghel mettent l’accent sur l’avantage
de la langue vis-à-vis de l’image dans le domaine du portrait. Il considère le portrait fictif et
le portrait identifié (cf. supra) en prétendant que le verbe, ou le mot, est supérieur aux moyens
des arts plastiques. Cette supériorité se traduit sur deux plans : primo, le verbe sait « évoquer
non pas seulement l’aspect physique, mais aussi le caractère » 14 (cf. supra). Deuxièmement,
le verbe étend l’évocation « dans le temps » 15. Ce ‘dans le temps’ constitue une véritable
dimension, inconnue du peintre et signifie qu’un portrait littéraire tient compte de l’évolution
d’un personnage, et il peut rendre compte des changements ayant lieu durant sa vie.
Francine Dugast-Portes 16 partage l’avis de De Voghel. Son article présente un essai
de définition et une tentative de cerner les caractéristiques essentielles du portrait. Il fait
partie d’un recueil d’une trentaine d’articles dédiés au portrait littéraire.
Cette oeuvre
s’intitule Le portrait littéraire 17. Dugast-Portes prétend qu’un portrait est établi tout au long
d’un roman, le lecteur ne cessant d’accumuler de nouveaux traits et détails. Le temps du
portrait forme ainsi une exploration, une connaissance progressivement acquise, une mise au
point lente.
Un autre problème relatif à l’établissement d’une définition, est l’incluant.
Premièrement, le site pédagogique de la Bibliothèque Nationale de France 18 nous procure la
définition suivante du portrait : « une forme particulière de la description, qui permet à
13
Le site de l’université de Montréal : www.cafe.umontreal.ca/genres/n-portra.html.
Franck De Voghel, op. cit., p. 263.
15
Ibid.
16
Francine Dugast-Portes, « Le temps du portrait », in : Kazimierz Kupisz, Gabriel-André Pérouse, Jean-Yves
Debreuille, Le Portrait littéraire, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1988, p. 235-250.
17
Kazimierz Kupisz, Gabriel-André Pérouse, Jean-Yves Debreuille, Le Portrait littéraire, Lyon, Presses
universitaires de Lyon, 1988.
18
Le site pédagogique de la BNF : http://classes.bnf.fr/portrait.
14
7
l’écrivain de montrer le personnage représenté ». On utilise donc le terme de ‘description’
comme incluant.
Hendrik Kars s’est penché sur cet incluant.
définitions de dictionnaires.
Il procède en évoquant quelques
Il se penche sur la définition du Dictionnaire Universel
d’Antoine Furetière, comme nous l’avons fait il y a quelques pages. En analysant cette
définition, il en tire le terme central de ‘description’: « signifie aussi une peinture, une
représentation d’une chose au naturel par des figures, par les discours [...] »19. Il continue
avec ‘peinture’, qui ne se trouve pas dans le dictionnaire, mais il a trouvé ‘peindre’ : « se dit
figurément en choses morales, & signifie, faire par les discours des représentations, des
descriptions de quelque chose »20.
On ne peut que constater qu’il y a là des renvois
21
synonymiques en « circularité » , ce qui est une des caractéristiques à éviter dans un
dictionnaire.
L’auteur prétend d’ailleurs qu’il a fait les mêmes constatations pour les
dictionnaires de Richelet et de l’Académie française (il s’est seulement servi de dictionnaires
anciens).
Il conclut cette partie consacrée à la définition du portrait en affirmant que « le
traitement de ces termes fait preuve au moins d’un certain manque de rigueur et de
coordination » 22. En revanche, ces dictionnaires n’ont pas voulu être ‘scientifiques’, au sens
où nous l’entendons aujourd’hui, leurs desseins étant didactiques. Par conséquent, il est
pardonnable que la précision et l’abstraction fassent défaut. En outre, Kars signale qu’il nous
est impossible de rétablir la « définition marivaudienne » 23 du portrait. Marivaux nous a
laissé quelques indications là-dessus, mais elles se sont avérées trop fragmentaires et trop peu
systématiques.
Nous reparlerons de cette question quand nous analyserons le statut du
portrait chez Marivaux.
1.1.2. Critères secondaires
Après avoir commenté les définitions proposées par nos sources, nous nous
pencherons maintenant sur les traits secondaires retrouvés dans les oeuvres, dictionnaires,
encyclopédies et sources électroniques à notre disposition.
19
Hendrik Kars, op. cit., p. 79.
Ibid.
21
Ibid.
22
Ibid., p. 80.
23
Ibid.
20
8
Nous nous pencherons tout d’abord sur les formes que peut revêtir un portrait. Seules
nos sources électroniques nous fournissent des informations à ce sujet. Le texte consacré au
portrait sur le site pédagogique de la Bibliothèque Nationale de France nous offre une vue
d’ensemble des formes sous lesquelles peut se présenter un portrait : sous forme
argumentative, positive, négative, purement narrative, purement documentaire, imaginaire,
réaliste,... . Le site de l’Université de Montréal évoque également les différentes formes du
portrait. Cependant, il le fait mieux que le site de la BNF, car il nous renseigne sur les formes
à proprement parler, tandis que le site de la BNF ne donne que les tonalités possibles en
prétendant que le portrait peut être positif, narratif, ... (cf. supra). Le site de l’Université de
Montréal, par contre, évoque la prosopographie, l’éthopée, le dialogue, le monologue, le récit
d’action, ... , soit de vraies formes au lieu de tonalités.
En deuxième lieu, nous aimerions analyser les fonctions que peut remplir un portrait.
Le site pédagogique de la BNF prétend qu’il y en a quatre, et il les énumère toutes. Elles sont
différentes selon l’objectif du romancier et un même portrait peut remplir plusieurs fonctions
à la fois. La première, référentielle, consiste à aider le lecteur à visualiser le personnage. Il
rend le lecteur capable de créer une représentation ou une image précises. La fonction
narrative, la seconde, sert à mettre en valeur le personnage en question. Un tel portrait
intervient à un moment précis de l’histoire. Troisièmement, la fonction symbolique permet
d’évoquer l’importance d’un personnage, qu’il s’agisse de sa portée sociale, psychologique ou
morale. Lorsqu’un portrait remplit la fonction esthétique, la dernière, l’auteur ne veut que
signaler la beauté (ou la laideur) du personnage déterminé.
Une autre source, à savoir l’oeuvre d’Hélène Dufour, décrit également les fonctions du
portrait, sa fonction première étant l’ornement. Le portrait, ajouté au texte, constitue une fin
en soi, un plaisir. Sa fonction essentielle, est de « provoquer à la lecture des oeuvres des
modèles »24. En dressant des portraits, l’écrivain veut présenter des modèles aux gens.
Il est clair que, quant aux fonctions, ces deux sources adoptent deux approches tout à
fait différentes. Nous sommes disposée à privilégier l’approche de Dufour, car elle explique
beaucoup plus sa démarche, et reste une autorité plus fiable que le site.
Troisièmement, certains dictionnaires et encyclopédies incluent une condition au portrait :
par le biais du portrait, on doit être capable de reconnaître la personne (ou le personnage) en
question. Un de ces dictionnaires est celui d’Antoine Furetière. Nous avons déjà repris sa
24
Hélène Dufour, op. cit., p. 223.
9
définition (cf. supra), et ce qui frappe sans doute le plus, c’est le critère limitatif qui y est
intégré : à partir du portrait, on devrait être capable de « aisément reconnoistre » la personne
en question. Cependant, il n’est pas clair ce que Furetière a voulu dire en ajoutant cette
spécification, comme le signale Hendrik Kars 25. Peut-être cette expression-là ne s’applique-telle qu’aux descriptions de personnes réelles, comme dans les textes d’histoire ou dans les
recueils de portraits, excluant en même temps les descriptions de personnages fictifs de
romans et de théâtre. Kars n’ose pas trancher, puisqu’il y a des arguments pour et contre.
Sur le site de l’Université de Montréal, l’aperçu du portrait se termine par une nouvelle
définition, plus longue cette fois 26 : « un lieu du texte ou [...] un texte caractérisé par une
densité telle de renseignements que le lecteur peut se faire une idée complète d’un
personnage ». Il semble qu’on ait voulu ajouter qu’il y a bien des renseignements et que la
fonction du portrait réside dans la représentation correcte et complète du personnage par les
lecteurs. Cette addition rappelle celle d’Antoine Furetière dans son Dictionnaire Universel,
car lui aussi met l’accent sur l’importance de la reconnaissance. Cette reconnaissance est
peut-être seulement applicable aux personnes réelles mais elle est très proche de cette « idée
complète » dont parle ce site de l’Université de Montréal.
Il faut que la personne qui fait l’objet du portrait soit représentée telle qu’elle est. C’est la
quatrième observation qui porte sur la définition du portrait. Antoine Furetière est un des
premiers à signaler ce trait dans sa définition générale : « représentation faite d’une personne
telle qu’elle est au naturel ». Furetière et son équipe mettent l’accent sur le caractère naturel
de la personne décrite. Cette notion de naturel est, cependant, difficile à capter. Il est
probable que Furetière a voulu dire que la personne est décrite dans son entourage quotidien,
ne faisant rien d’autre que ce qu’elle fait normalement.
Dans son quatrième chapitre (appelé « Tel qu’en lui-même » : la recherche de l’identité),
Hélène Dufour met l’accent sur les points importants à respecter lorsqu’on dresse le portrait
de quelqu’un. Le portraitiste cherche toujours des ressemblances 27, il veut toujours peindre
l’homme « d’après nature »28.
L’auteur met également en garde contre les dangers du
portrait, que sont la déformation, l’idéalisation et la simplification.
25
Hendrik Kars, op. cit., p. 79-80.
La première définition est reprise à la page 3.
27
« Le portraitiste est un chercheur de ressemblances », citation de Pierre Véron, reprise par Hélène Dufour, op.
cit., p. 174.
28
Ibid.
26
10
Quand on dresse le portrait de quelqu’un, il y a toujours une grande partie d’interprétation
qui intervient. Le Dictionnaire des termes littéraires fait d’ailleurs observer la force d’imiter
d’un portrait. Il ne consiste pas tant à imiter fidèlement ou à copier exactement son sujet, qu’à
le doter d’une interprétation, d’un point de vue unique. Cette affirmation souligne surtout la
prépondérance du regard de l’auteur (ou du narrateur) : le portrait est une description
« médiatisée » par le portraitiste.
De Voghel s’est aussi penché sur cette question d’interprétation, car il termine son
épilogue en se demandant s’il est nécessaire qu’un portrait soit fidèle. Avant de trancher cette
question, il évoque la difficulté du portrait : « il suppose précisément non pas seulement
l’analyse, mais aussi la synthèse à base d’abstraction. L’artiste doit choisir parmi tous les
aspects d’une réalité humaine, qui sont toujours nombreux, ceux qui lui paraissent le mieux
définir la personne complexe qui est son problème » 29. Il conclut que la vérité est utopique,
qu’un portrait est toujours ‘coloré’ d’une manière ou d’une autre. Par conséquent, il propose
de n’apprécier que la valeur artistique du portrait, et non pas la valeur historique.
A côté de tous ces critères plus ou moins importants, nous ajouterons encore quelques
éléments mineurs, qui ont néanmoins une certaine valeur.
La Grande Encyclopédie, par exemple, termine son commentaire sur le portrait en posant
que « il ne saurait y avoir de règles précises pour la composition des portraits » et que « c’est
affaire de goût, de tact, de mesure, et là, plus que partout ailleurs, apparaissent le talent ou
même le génie ».
Hélène Dufour analyse les propriétés du portrait écrit. Elle pose d’abord que le portrait, à
l’époque des salons, est une oeuvre de plaisir qui fait partie de la causerie. Par conséquent, le
portrait écrit constitue une sorte de dialogue avec le lecteur. Ainsi, le portrait est caractérisé
par sa proximité et sa dimension orale et intersubjective. Kars partage l’avis de Dufour. Il
s’arrête également quelques instants sur le fait que les énonciateurs de portraits sont toujours
des personnages (quand il s’agit d’un roman, bien entendu) et que, par conséquent, leur
langage est celui de la conversation.
Dugast-Portes s’attarde sur la place que tient un portrait dans la narration. Elle pose
que le portrait constitue toujours un arrêt dans la narration et qu’il se trouve toujours entouré
de citations et de dialogues. Elle rappelle aussi l’existence du portrait comme exercice de
rhétorique au collège. En outre, Dugast-Portes découvre un paradoxe inhérent au portrait
29
Franck De Voghel, op. cit., p. 265.
11
littéraire : le portrait entraîne toujours une interruption dans le temps de l’histoire mais en
même temps il contient en germe les événements de l’histoire. Ainsi, il se présente souvent
comme une justification ou comme un déclencheur de l’action. Le site pédagogique de la
BNF confirme cette assertion : « ce type de description est souvent associé à une pause
narrative et le portrait offre en fait une image d’un personnage pris à un moment précis ». La
notion de ‘pause narrative’ reprend en fait celle d’arrêt dans la narration de Francine DugastPortes.
Enfin, nous terminerons cette partie en évoquant une phrase importante du site de la
BNF : « le portrait a toujours un objectif et une fonction, il est la traduction des intentions de
l’auteur ou du personnage qui l’emploient et il est indispensable pour bien comprendre le récit
qui l’utilise et dans lequel il est inséré ».
1.1.3. Conclusions
En guise de conclusion, nous aimerions reprendre les points importants de tout ce que
nous avons évoqué.
D’abord, nous proposons comme définition pour le portrait écrit : « représentation
d’une personne ou d’un personnage fictif, qui décrit ses traits physiques ainsi que son
caractère. C’est aussi un genre littéraire populaire et inventé au XVIIe siècle ».
Puis, nous aimerions rappeler quelques caractéristiques essentielles.
Le portrait
littéraire est une forme particulière de la description et un phénomène de prose. Il est inséré
dans la narration ou dans l’action, créant ainsi une pause narrative à un moment précis dans le
récit. L’auteur dresse le portrait d’un personnage en décrivant soit son physique (ce que l’on
appelle ‘prosopographie’), soit son caractère (appelé ‘éthopée’), soit les deux à la fois, ce qui
est bien préférable. Le portrait est fait d’une telle façon que l’on peut aisément reconnaître le
personnage en question. En revanche, le portrait ne peut être réduit à des règles, à des critères
ou à des fonctions.
Enfin, le portrait représente une image médiatisée par l’art. Il ne constitue jamais une
imitation tout court, l’auteur interprète toujours d’une manière ou d’une autre. Considérons
seulement la valeur artistique et non pas les données historiques.
12
1.2.
Origines, histoire et évolution du portrait
Dans cette partie-ci, nous parcourrons l’histoire du portrait dans la littérature, en
commençant par l’Antiquité et en terminant par le portrait au jour d’aujourd’hui. Nous avons
divisé cette histoire en sept étapes, chaque étape présentant ses propres caractéristiques.
Ainsi, on exposera l’évolution du portrait écrit 30.
Avant cela, nous proposons de faire une remarque sur l’emploi du terme ‘portrait
écrit’, ‘portrait littéraire’ ou encore ‘portrait romanesque’. Dans les ouvrages consultés, les
termes ne sont pas distingués de façon claire et univoque. Les auteurs utilisent à plusieurs
reprises le terme de ‘portrait littéraire’ au sens de ‘portrait romanesque’. Cependant, dans
l’étude d’Hélène Dufour 31, il y a une explication précise des termes. Elle présente le ‘portrait
écrit’ comme dénominateur général. Puis elle distingue le ‘portrait romanesque’ et le ‘portrait
littéraire’. Sous ce premier terme, elle entend le portrait en littérature : celui d’un personnage
littéraire, d’un personnage fictionnel (ou non fictionnel s’il est fondé sur une personne réelle),
d’un personnage romanesque quelconque issu d’un roman, d’une pièce de théâtre ou d’un
autre genre littéraire. En revanche, un ‘portrait littéraire’ est le portrait d’un écrivain, d’un
homme de lettres. Sainte-Beuve en a écrit beaucoup, recueillis dans ses Portraits Littéraires.
La plupart du temps, ces portraits écrits se basent sur un véritable portrait de peinture de
l’auteur en question.
Il nous reste à signaler que, bien que les deux types de portraits aient un avenir
différent, ils possèdent les mêmes origines. Ce fait constitue notre argument principal pour
renoncer à la nomenclature de Dufour. Nous utiliserons le terme de ‘portrait’ tout court,
englobant tous les types possibles (sauf le portrait des arts plastiques, bien entendu).
1.2.1. L’Antiquité
Le portrait, en tant qu’une peinture parlante, existe depuis l’Antiquité. Chez les Grecs
et les Romains anciens, il fait partie du discours historique, d’un côté, et du discours oratoire
d’un autre 32. Dans le discours oratoire, on veut présenter quelqu’un à l’auditoire, on veut
faire connaître une personne. Les orateurs le faisaient dans beaucoup de genres oratoires
30
Nous avons suivi la même division que www.cafe.umontreal.ca/genres/n-portra.html. En outre, nous avons
adopté la plupart des informations trouvées sur ce site.
31
Hélène Dufour, op. cit.
32
Cette distinction est faite par www.cafe.umontreal.ca/genres/n-portra.html.
13
différents : dans la louange, dans le blâme, dans le panégyrique 33, dans l’oraison funèbre,
dans le genre délibératif 34, dans les plaidoyers, ... . Dans le discours historique, on compte
beaucoup de portraits d’hommes illustres. A côté des textes historiques à proprement parler,
le portrait apparaît également dans des textes à intentions morales. On dresse, par exemple, le
portrait des moralités.
A l’intérieur de la catégorie de portraits se trouvant dans l’historiographie, nous
retrouvons aussi bon nombre d’historiographes proposant des modèles de portrait, tels que
Théophraste, Tacite, Tite-Live, Polybe, Salluste ou encore Suétone. De Voghel 35 mentionne
même des « portraits disséminés, presque cachés » 36 dans les oeuvres classiques grecques et
romaines. L’hagiographie constitue une catégorie spécifique de l’historiographie ; le portraitexemplum est parsemé dans ce type de textes.
Thucydide (471 av. J-C - vers 400 av. J-C) est un des historiographes grecs les plus
connus. Il a écrit Histoire de la Guerre du Péloponnèse, qui traite de la guerre entre Athènes
et Sparte. Thucydide dresse, par exemple, un portrait moral de Thémistocle (525 av. J-C 460 av. J-C), qui est un homme d’état et un stratège athénien. Par le biais de ce portrait, il
veut démontrer que c’est à Thémistocle que les Athéniens sont redevables de leur victoire sur
les Perses. Ici, le portrait a une fonction didactique et éthique, indiquant le sens et la valeur de
l’histoire simultanément.
Plutarque (vers 48-125) est un autre historien et biographe important. Il a composé
une oeuvre intitulée Vies parallèles des hommes illustres, où il esquisse la biographie et
dresse le portrait de, entre autres, Romulus, César et Alexandre le Grand. Après, il les
compare, en opposant un Grec à un Romain, par exemple Démosthène à Cicéron. Il a
également écrit un texte sur Thémistocle, procédant de la manière suivante : il commence en
décrivant ses origines et sa jeunesse, il continue en évoquant ses caractéristiques, telles que sa
fermeté, son ambition, sa passion pour la gloire, ... . De plus, il décrit ses batailles et ses
victoires, en terminant par la description de ses enfants et de son tombeau magnifique à
Magnésie.
33
Entrée lexicale du Petit Robert de 2003: 1 (didact) discours à la louange d’une personne illustre, d’une nation,
d’une cité / (spécialt) sermon qui a pour sujet l‘éloge d’un saint, 2 parole, écrite à la louange de quelqu’un.
34
Entrée lexicale du Petit Robert de 2003: “qui a qualité pour voter, décider dans une délibération”.
35
Franz De Voghel, op. cit.
36
Ibid., p. 4.
14
A côté des portraits historiographiques et oratoires, existent également des portraits
romanesques dans la littérature ancienne, comme le signale Alain Niderst 37. Il remarque que
ces portraits sont toujours en deçà ou au delà du caractère.
Les vertus des personnes
représentées sont toujours parfaites, et elles transcendent à chaque fois la personne en
question. Niderst appelle cette façon de représenter les personnes la manière, ou l’éloge,
épique. Afin d’illustrer cette ‘manière épique’, l’auteur évoque les dits ‘portraits’ de Vénus et
d’Agamemnon dans l’Iliade d’Homère, ainsi que celui d’Enée par Virgile dans l’Enéide. Ce
n’est que la première phase dans l’évolution aboutissant au portrait lui-même. Les autres
étapes se situant à d’autres époques, nous en reparlerons aux endroits appropriés.
Dugast-Portes 38 généralise tous ces types de précurseurs de portraits en prétendant que
les moralistes antiques, comme terme englobant les historiens, les orateurs, et d’autres,
constituent la première étape de la formation évolutive du portrait. Elle propose comme
exemple les descriptions faites par Théophraste, qui ont d’ailleurs été reprises par Jean de la
Bruyère dans ses Caractères.
Ces descriptions ne forment pas des portraits ou des
représentations de personnes, mais, en tant que moraliste, Théophraste décrit les moeurs, la
nature, etcetera. A titre d’illustration, nous énumérons quelques portraits : Sur la piété, De la
folie, Des passions, Des questions de physique, De la tyrannie, De la nature, ... . Bien que les
textes de Théophraste ne soient pas de descriptions de personnes, Dugast-Portes pose qu’ils
constituent la première étape en route vers le portrait véritable.
1.2.2. Le Moyen Age
Dugast-Portes considère que les chroniqueurs du Moyen Age marquent la seconde
étape de l’évolution vers le portrait. Ces chroniqueurs ont dressé les portraits de grandes
figures historiques, comme les rois et les religieux. Parmi les chroniqueurs les plus connus,
on compte Jean Froissart (vers 1337-après 1404), avec ses Chroniques, et Philippe de
Commynes (1447-1511), qui a écrit Mémoire des faits du feu roy Louis onziesme. Les
Chroniques du premier ont été reconnues comme l’expression majeure de la renaissance
chevaleresque dans l’Angleterre et la France du XIVe siècle. Philippe de Commynes était un
homme d’état, un diplomate et un historiographe à la fois. Selon De Voghel, il est le premier
à avoir tracé des portraits « à la fois d’une consciencieuse honnêteté d’historiographe et d’un
37
Alain Niderst, « Madeleine de Scudéry, construction et dépassement du portrait romanesque », in : Kazimierz
Kupisz, Gabriel-André Pérouse, Jean-Yves Debreuille, Le Portrait littéraire, Lyon, Presses Universitaires de
Lyon, 1988, p. 107-112.
38
Francine Dugast-Portes, op. cit.
15
réalisme effrayant »39. Il réfère aux portraits des deux ‘maîtres’ de Philippe de Commynes, à
savoir Charles le Téméraire et Louis XI.
Bien qu’il y ait déjà des portraits de héros anciens, il est admis que ce n’est qu’au
Moyen Age qu’est né, en littérature, le véritable portrait ‘romanesque’.
On en trouve
beaucoup dans, par exemple, les lais médiévaux de Marie de France, ou encore, dans les
comptes amoureux de Jeanne Flore. Ces deux oeuvres ont d’ailleurs été commentées de façon
poussée par Malgorzata Kallaur 40 et Kazimierz Kupisz 41, respectivement. Ils sont surtout
riches en portraits féminins (la dame au lit, l’amazone, la baigneuse,...). Nous en reparlerons
quand nous nous pencherons sur les portraits féminins.
En évoquant la littérature médiévale, nous pouvons déjà employer le terme de
‘portrait’, à condition que nous fassions quelques remarques.
Il nous faut préciser que
l’esthétique d’un tel portrait est soumise aux perspectives philosophiques de l’écrivain. En
conséquence, il se constitue d’une quantité de conventions, d’expressions figées et de
formules à double entendre. Une des conventions les plus frappantes est que le poète ou le
prosateur était toujours obligé de suivre l’ordre naturel en décrivant une personne. Cette
obligation constitue une conséquence logique de leur prise de position que l’art soit
l’imitation de la nature. Cet ordre naturel suit donc leur croyance que Dieu avait créé
l’homme en commençant par la tête : ils entament leurs descriptions et portraits en décrivant
d’abord la tête, puis le torse et enfin les jambes. Si on veut être complet, on ajoute encore une
description des vêtements. Bien que les descriptions soient brèves et schématiques, ils sont
capables d’évoquer des réalités tout entières. Ils ne décrivent point ces réalités, mais, par le
biais de formules figées véhiculant un large champ de connotation, ils les évoquèrent. Une
autre convention est la tradition rhétorique héritée de l’Antiquité. Les rhétoriciens, se basant
sur De inventione de Cicéron et Ars poetica d’Horace, adoptent en même temps l’habitude
ancienne de classer les être humains en catégories.
Avant 1100, le portrait est dans une grande mesure la victime de la monotonie : le
sujet est dépourvu de traits personnels et individuels. Il ne représente que des types dont les
traits physiques et moraux sont à chaque fois les mêmes. A partir du XIIe siècle, les portraits
romanesques représentent non pas un type humain, ce qui fut le cas avant, mais un vrai
39
Franz De Voghel, op. cit., p. 3.
Malgorzata Kallaur, “Une réconsidération du portrait dans les lais médiévaux”, in : Kazimierz Kupisz,
Gabriel-André Pérouse, Jean-Yves Debreuille, Le Portrait littéraire, Lyon, Presses Universitaires de Lyon,
1988, p. 14-24.
41
Kazimierz Kupisz, “Ce don troublant de la beauté (autour du portrait féminin dans les Comptes amoureux)”,
in : Kazimierz Kupisz, Gabriel-André Pérouse, Jean-Yves Debreuille, Le Portrait littéraire, Lyon, Presses
Universitaires de Lyon, 1988, p. 51-68.
40
16
individu. L’individu, en devenant l’objet principal de la description, se transforme en objet
autonome. En fait, le Moyen Age équivaut à une tendance à l’individualisation, tant en réalité
qu’en littérature.
Afin de faire le pont entre le Moyen Age et le XVIe siècle, nous signalerons les
tournants décisifs dans l’histoire du portrait au XVe siècle. L’historiographie espagnole joue
un rôle important dans l’évolution du portrait à cette époque. Fernan Peréz de Guzman a écrit
sa Generaciones y semblanzas en 1455. La semblanza est la description physique ou morale
d’une personne, et elle peut être accompagnée d’une brève biographie. Son oeuvre propose
une galerie de ce genre de portraits courts des principales figures de l’aristocratie et du clergé.
Néanmoins, il n’offre pas de grandes différences vis-à-vis des premiers siècles du Moyen
Age : on retrouve à chaque fois le même schéma rhétorique et conceptuel. En revanche, la
littérature espagnole offre aussi un portrait littéraire plus individualisé et plus pictural : le
portrait littéraire arabe.
1.2.3. Le XVIe siècle
Au XVIe siècle, le portrait gagne peu à peu en autonomie : il évolue d’un ornement de
littérature à un micro-genre littéraire. Montaigne et les moralistes forment ses premiers pas
vers l’autonomie, selon Hélène Dufour 42.
Michel de Montaigne (1633-1592) dresse le
portrait de son ami Etienne de la Boétie, ainsi qu’un portrait de lui-même. Un autre facteur
est la création de romans dans lesquels de longues descriptions de personnages sont intégrées.
Cependant, on doit attendre jusqu’au XVIIe siècle avant de pouvoir parler d’une vraie
autonomie du portrait romanesque.
Alain Niderst 43 de son côté, prétend que les phases intermédiaires, qui se situent entre
l’éloge épique (l’Antiquité) et le portrait lui-même (le XVIIe siècle), sont l’hypotypose et les
notations. L’hypotypose est une description animée et frappante. A cette époque-là on en
trouve beaucoup, chacune étant touchante et colorée à la fois. Ici réside une différence
gigantesque avec la description médiévale : elle est unidimensionnelle, schématique et
monotone. L’hypotypose est une des formes de représentation de personnes qui se maintint
quand le portrait apparut. Ce que Niderst appelle notations, ce sont des explications en termes
littéraires ou des descriptions explicatives et romanesques.
42
43
Hélène Dufour, op. cit.
Alain Niderst, op. cit.
17
De plus, nous avons repéré deux manifestations du portrait un peu particulières, à
savoir le blason et le portrait funéraire. Ayant pour origine le dit médiéval, on peut définir le
blason comme la description détaillée d’une personne ou d’un objet dont on fait l’éloge ou la
satire. Il connaît son apogée avec le succès des oeuvres des poètes lyonnais tels qu’Antoine
Héroët (Blason de l’oeil) et Maurice Scève (Blason du Sourcil). Après, il s’altère : Clément
Marot, un autre poète lyonnais, lance le contre-blason (Du laid tétin) et Rémi de Belleau créa
l’hymne-blason. Le portrait funéraire, par contre, se trouve à la limite du portrait, à cause du
manque de systématisation. On ne peint pas les éléments ‘typiques’ d’un portrait (comme les
yeux, les cheveux, le nez, les vêtements, etcetera), mais l’écrivain d’un portrait funéraire ne
veut que souligner certains traits choisis consciencieusement, les traits qui pourraient le mieux
caractériser la personne décrite.
Enfin, l’historiographie espagnole a contribué à la mise en place du portrait au XVIe
siècle. On retiendra surtout les portraits de princes, comme ceux faits par Alonso de Santa
Cruz, un historien espagnol qui est le chroniqueur des ultimes années de l’empire des Rois
Catholiques en Espagne et qui a écrit Crónica del emperador Carlos V.
Ces portraits
témoignent de deux courants opposés : il y a des brefs portraits physiques ainsi que de
portraits moraux plus étoffés. Tous les deux procèdent de la manière dite classique : d’abord,
jugeant le corps tout entier, puis s’intéressant au visage (les yeux, la couleur, les cheveux, le
nez, la bouche, ...) avant de descendre aux membres inférieurs.
1.2.4. Le XVIIe siècle
Le XVIIe siècle forme sans aucun doute l’époque cruciale de l’histoire du portrait
littéraire.
Selon Dugast-Portes 44, les portraits du XVIIe siècle constituent le point
d’aboutissement de l’évolution du portrait littéraire.
Sous l’influence du succès des salons des ‘précieuses’, le portrait devient un vrai genre
littéraire indépendant, son apogée se situant en 1658-1659. Le portrait littéraire constitue une
oeuvre de plaisir, un jeu de cour, qui fait partie de la ‘causerie’ ou de la conversation. Ainsi
l’auteur (ou le locuteur) attache beaucoup d’importance à la dimension orale et intersubjective
du portrait.
Il met l’accent sur la proximité et le dialogue avec son lecteur ou son
interlocuteur. La Grande Mademoiselle lance la mode d’écrire son portrait ou celui de ses
amis pour se divertir en société. D’ailleurs, ses portraits sont rassemblés dans un recueil
44
Francine Dugast-Portes, op. cit.
18
intitulé Divers Portraits. Elle constitue un des facteurs majeurs contribuant à l’autonomie du
portrait littéraire, les autres facteurs étant les romans à clés, comme ceux de Madeleine de
Scudéry (Le Grand Cyrus 45), et la floraison de l’art romanesque en général, où il se trouve de
longues descriptions de personnages. Beaucoup d’autres suivent son exemple : ils dressent
les portraits de personnes éminentes, pour que les gens puissent deviner de qui il s’agissait.
Mademoiselle de Montpensier fut l’une d’entre eux : elle a dressé son propre portrait. Elle est
imitée par la plupart des femmes de la cour. Quant à la structure même du portrait, on a
l’habitude de suivre l’ordre traditionnel (de haut en bas et du général au particulier) et d’y
intégrer bon nombre de recherches rhétoriques, telles que l’anaphore, la symétrie et
l’opposition. D’ailleurs, les prosateurs du XIXe siècle se baseront sur ce type de portrait
apparemment objectif pour décrire leurs personnages.
Selon quelques sources 46, Madeleine de Scudéry est l’inventrice du portrait en prose
en France. Selon d’autres, comme Franz De Voghel 47, cette mode n’est qu’un affadissement
du portrait en tant que genre littéraire.
Ruth Thomas 48 affirme que le portrait acquit son statut de genre littéraire indépendant
au milieu du XVIIe siècle. Elle signale également cette mode de salon, mais elle ajoute qu’
« on s’habitue à chercher derrière les personnages historiques ou fictifs d’un roman ou d’une
autre oeuvre la réalité d’un contemporain » 49, en reprenant les mots de René Bray. C’est une
nouvelle donnée dans l’histoire du portrait, qui sera tout à fait exploitée dans La Vie de
Marianne. Thomas continue en esquissant de façon succincte les traits principaux du portrait
à cette époque. Il n’y a point d’individualisation, les portraits furent toujours uniformes quant
à leur style et à leur ton, ils insistent à chaque fois sur les mêmes qualités, ils restent vagues.
Bref, ce fut une forme littéraire conventionnelle et très stylisée. L’auteur cite les mots de
Gustave Lanson : « [le portrait] n’est pas une peinture, c’est une dissertation »50. Lanson
explique son opinion, en affirmant que le but d’un portrait n’est pas de « faire voir la
personne » 51 mais de « mêler si intimement l’exercice de l’esprit du peintre à la description
45
Dans Le Grand Cyrus, nous retrouvons les deux portraits les plus célèbres de l’époque, à savoir celui de Julie
d’Angennes et de Mademoiselle de Scudéry elle-même.
46
Le site situé à www.cafe.umontreal.ca/genres/n-portra.html est une de ces sources.
47
Franz De Voghel, op. cit.
48
Ruth P. Thomas, « The art of the portrait in the Novels of Marivaux », in : The French Review (Baltimore), 42,
1968-1969, p. 23-31.
49
René Bray, La préciosité et les précieux de Thibaut de Champagne à Jean Giraudoux, Paris, Albin Michel,
1948, p. 189-190.
50
Gustave Lanson, L’art de la prose, Paris, Librairie des Annales, 1911, p. 127-128.
51
Ibid.
19
des caractères du modèle, que l’on ne sache pas ce qui intéresse ou amuse le plus, le modèle
étudié, ou le tour donné à cette étude » 52.
Franz De Voghel 53 voit les choses encore différemment. Il est convaincu du fait que
les premiers portraits magnifiques, mis à part les portraits fictifs de Mlle de Scudéry, et
intentionnels en même temps, sont ceux du moraliste Cardinal de Retz (1613-1679). Selon
lui, ce sont les premiers qui visent à définir une personne dans ses aspects caractériels aussi
bien que corporels. D’ailleurs, il nomme le Cardinal de Retz et Philippe de Commynes d’un
trait, se référant aux seules personnes, jusqu’à cette époque, qui aient tracé des portraits « à la
fois d’une consciencieuse honnêteté d’historiographe et d’un réalisme effrayant »54.
Le
Cardinal de Retz, de son vrai nom Jean-François Paul de Gondi, distingue deux types de
portraits : « les tableaux de personnages » 55 où les figures paraissent « dans leur étendue »56
ainsi que les portraits « de profil » 57, qui sont plus brefs. Nous détectons une distinction
similaire chez Saint-Simon, un autre moraliste de grande importance du XVIIIe siècle. Après
Philippe de Commynes et le Cardinal de Retz, Jean de la Bruyère (1645-1696) est un autre à
avoir tracé à merveille des portraits dans ses Caracteres. Cependant, on constate déjà une
différence : le portrait n’est plus un objectif en lui-même, mais seulement une insertion
presque accidentelle.
Enfin, une de nos sources électroniques 58 mentionne les portraits des historiens,
comme ce est le cas aux siècles précédents. La règle est de peindre uniquement les personnes
dont le caractère, les fonctions, les rapports avec les faits intéressants pouvaient le mériter.
1.2.5. Le XVIIIe siècle
Bien que le phénomène de portrait de salon est une mode temporaire, de 1641 à 1681,
elle réussit à survivre jusqu’au XVIIIe siècle, mais ce ne sont que quelques restants faibles.
Le XVIIIe siècle est synonyme de la déchéance du portrait littéraire. Il s’affadit, perdant
beaucoup de son flair, de son succès ainsi que son autonomie : il devient un élément descriptif
parmi les autres et s’intègre aux mémoires.
52
Ibid.
Franz De Voghel, op. cit.
54
Ibid., p. 3.
55
Ibid., p. 4.
56
Ibid.
57
Ibid.
58
A savoir le site de l’université de Montréal : www.cafe.umontreal.ca/genres/n-portra.html.
53
20
Le portrait à proprement parler dévie vers le type ou vers la peinture moraliste, selon
Hélène Dufour 59. Néanmoins, selon Franz De Voghel 60, cette peinture réaliste reste un vrai
portrait. Il avance Saint-Simon, ou Claude Henri de Saint-Simon (1760-1825), comme le
moraliste par excellence qui a écrit des portraits « avec une maîtrise inégalée »61. De Voghel
pose également que, après Retz, Saint-Simon sera le créateur du genre du portrait. SaintSimon distingue parmi trois types de portraits, d’après De Voghel : les portraits eux-mêmes,
les ‘crayons’ et les ‘traits’. Il précise la première catégorie en fournissant comme exemple les
portraits de Louis XIV et du Duc de Bourgogne. Les ‘crayons’ sont des portraits courts,
tandis que les ‘traits’ ne sont que des esquisses incomplètes de personnes. Les exemples de
ces deux dernières catégories témoignent de l’esprit, de la pertinence, de la partialité et de la
passion avec lesquelles Saint-Simon est capable de peindre l’homme en quelques phrases.
Cependant, le mérite de Saint-Simon est surtout d’avoir établi une galerie de portraits, ainsi
créant le portrait collectif d’une société à une époque. De cette façon le roi, la famille royale,
les seigneurs, les magistrats, les grandes dames, les abbesses, ... tous forment le sujet d’un
portrait quelconque.
Bien que le portrait au XVIIIe siècle ne vaille pas le détour, c’est exactement à cette
époque que Marivaux renouvelle le genre tout entier et lui donne une seconde vie. Il utilise le
portrait comme le moyen de caractérisation par excellence, à l’encontre des portraits typiques
de son temps. Nous reviendrons à cette donnée capitale lorsque nous analysons les propriétés
du portrait chez Marivaux.
1.2.6. Le XIXe siècle
Au XIXe siècle, le portrait se transforme en un genre littéraire incontournable dans les
romans de, entre autres, Rousseau et Chateaubriand. Les écrivains s’en servent pour définir
les personnages, selon trois critères fondamentaux 62 : critères physiques (tels que les traits du
visage, l’allure et le corps), critères psychologiques et moraux (comme les sentiments, le
caractère et les pensées) et les critères sociaux (les vêtements, le langage, le métier, par
exemple). Certains écrivains vont même plus loin en examinant le caractère d’après le
physique des individus. A cette époque, le portrait possède toujours une fonction et un
objectif. Il devient indispensable pour bien comprendre le récit. En revanche, De Voghel
59
Hélène Dufour, op. cit.
Franz De Voghel, op. cit.
61
Ibid., p. 3.
62
Ces critères sont cités abondamment sur http://classes.bnf.fr/portrait/litterature/texte1.htm.
60
21
opine que le portrait au XIXe siècle n’est qu’un genre mineur, sans grands représentants :
« Sans être un genre consacré, le portrait continue cependant en littérature » 63.
Le portrait romanesque réaliste fait apparition.
Le détail réclame une attention
importante en devenant un vrai indice : au lieu de décrire la psychologie ou le caractère du
personnage, l’écrivain évoqua son habit, son habitat, ses habitudes. Ainsi, le portrait est
remplaçable par une description du milieu.
Il s’agit de chercher un sens, une vérité
fondamentale derrière le réel des apparences trompeuses.
Alain Niderst 64 pose que le portrait a atteint sa forme définitive à l’époque de
l’épanouissement du roman, en affirmant que pour que l’on puisse parler d’un portrait
littéraire véritable, il doit y avoir une individualité de la personne décrite. En outre, le
physique, les sentiments et l’esprit du personnage doivent s’accorder. Ces deux conditions ne
sont pas toujours remplies, mais néanmoins, prétendre que le portrait véritable n’existe que
dans le roman est plutôt exagéré. Nous renvoyons à l’individualité croissante du portrait
médiéval, entre autres.
En revanche, Ruth Thomas 65 signale également le manque
d’individualisation des portraits au XVIIe siècle.
Par conséquent, il nous faut avouer qu’il
n’y a pas d’exemples suffisants témoignant de la présence simultanée de ces deux conditions.
Au XIXe siècle, beaucoup d’écrivains se mettent à composer des portraits d’autres
écrivains, en suivant les voies battues par Charles Augustin Sainte-Beuve (1804-1869) avec
ses Portraits littéraires.
Ce changement dans l’art du portrait est possible grâce au
développement de la physiognomonie. Sainte-Beuve a l’habitude de tracer le portrait de
littéraires, en se basant sur leur oeuvre, puisque selon lui, l’oeuvre d’un écrivain est avant tout
le reflet de sa propre vie. Cette méthode critique se fonde sur la recherche de l'intention
poétique de l'auteur (intentionnisme) et sur ses qualités personnelles (biographisme). Cette
méthode a été critiquée par la suite par, entre autres, Marcel Proust (Contre Sainte-Beuve).
Néanmoins, on l’a largement imité, de façon à créer des rassemblements de portraits, appelés
‘galeries’ ou ‘panthéons’. Ces portraits jouissent d’une grande popularité en presse, aussi
bien dans les journaux que dans les revues. A ce moment-là, le portrait n’entretient plus
aucun lien avec les portraits de salons, puisqu’il devient une affaire de journaliste.
Par la suite, ces portraits ‘littéraires’ 66 engendrent les portraits politiques, se trouvant
ordinairement en biographies.
63
Franz De Voghel, op. cit., p. 3.
Alain Niderst, op. cit.
65
Ruth P. Thomas, art. cit.
66
Nous appliquons ici la terminologie d’Hélène Dufour (cf. supra) et de Sainte-Beuve lui-même, le portrait
« littéraire » étant le portrait d’un écrivain.
64
22
1.2.7. Le portrait aujourd’hui 67
Dans les romans modernes, les portraits ne se trouvent plus à un endroit précis : il est
devenu impossible de les détacher du reste du roman, leurs éléments sont dispersés. En outre,
ils évoluent dans deux directions différentes : il peut se construire de l’intérieur, en suivant le
cours de la subjectivité du discours, ou bien il peut prendre une distance maximale par rapport
au réel en exploitant un répertoire de signes figés, dont il énonce l’aspect conventionnel et
arbitraire. Le personnage dont on dresse le portrait se réduit « aux mots qui le connotent ».
Une autre caractéristique propre au portrait moderne, est qu’il doit refléter l’individu luimême, ce qui n’était pas le cas au Moyen Age et dans la Renaissance. Les traits du visage
doivent permettre d’observer les reflets de la pensée et des sentiments.
Une dernière
nouveauté de l’époque moderne, est qu’on trouve quasi exclusivement des personnages
instables : ils peuvent avoir des noms différents et des apparences différentes. Nous trouvons
de tels portraits modernes chez Alain Robbe-Grillet (1922-....), Marcel Proust (1871-1922),
François Mauriac (1885-1970) et Sidonie-Gabrielle Colette (1873-1954), pour n’en nommer
que quelques-uns.
1.2.8. Conclusions
Le portrait a existé depuis toujours, sous une forme ou une autre. On ne l’a pas
toujours désigné par ce terme, mais, d’une manière générale, les traits ont été les mêmes. Le
XVIIe siècle est le tournant décisif dans son histoire. C’est l’époque où la mode des salons de
dresser le portrait de personnes éminentes jouit d’un succès extraordinaire. Cette vogue est le
début l’évolution du portrait vers plus d’individualité et plus de réalisme. Au XIXe siècle, les
portraits sont populaires dans les romans, et ils ne cessent d’être exploités jusqu’à nos jours.
1.3.
Le portrait chez Marivaux
Marivaux est un des écrivains incontournables dans l’histoire du portrait. Il n’y a
presque aucun autre auteur qui l’ait utilisé à tant de reprises, et qui l’ait tant changé et
approprié à ses propres besoins. A cet endroit de notre travail, nous allons regarder de plus
67
La seule source qui évoque le portrait du XXe siècle et le portrait contemporain :
http://www.cafe.umontreal.ca/genres/n-portra.html
23
près ce que le portrait est exactement pour Marivaux. Nous évoquerons les changements qu’il
a réalisés, avant d’énumérer les caractéristiques essentielles du portrait marivaudien. Nous
terminerons en considérant la problématique de l’étiquette du portrait chez Marivaux.
1.3.1. Quelques nouveautés
Marivaux est un des novateurs les plus importants dans le domaine du portrait. Le
XVIIIe siècle est synonyme du déclin du portrait ; il se situe entre le XVIIe siècle, où il
connaît son apogée, et le XIXe siècle, la période où il retrouve son succès de jadis. Par
conséquent, Marivaux, en tant que représentant du XVIIIe siècle, se trouve coincé entre ces
deux périodes de succès de l’art du portrait. Néanmoins, il réussit à transformer le portrait en
un moyen de caractérisation extraordinaire lorsque ce genre était en voie de disparition.
Ruth Thomas 68 décrit tous les changements qu’a opérés Marivaux.
Elle affirme
d’abord que, avant Marivaux, le portrait est en voie de déchéance. Il est monotone, tant sur le
plan du style que du contenu. Il ne possède pas l’individualisation caractéristique du portrait.
Bref, ce ne sont que des formes littéraires conventionnelles très stylisées, selon Thomas :
« They are merely highly stylized, conventional literary forms »69. Ensuite, elle passe à
Marivaux, à son influence gigantesque sur le portrait au XVIIIe siècle. Il le convertit en un
moyen de caractériser, comme nous l’avons déjà dit.
Le facteur essentiel dans cette
transformation est sa propre personnalité : « It was Marivaux who took the portrait in its
primitive state, imposed his own personality upon it, and made it an actual device of
characterization » 70 et « He has taken a conventional, highly stylized, almost meaningless
literary form, and made it an actual representation of fictional and real personages » 71. Elle
explique cette affirmation en prétendant que Marivaux ne s’adapte point à des règles
quelconques, mais qu’il peint un personnage en suivant l’impression du narrateur. « The
length, the nature and form, the tone, the very presence or absence of the portrait in the novel,
all reflect the narrator’s own personality and his attitude towards the person before him 72 ».
Elle ajoute que le portrait forme ainsi un moyen de révéler la psychologie des protagonistes,
68
Ruth P. Thomas, art. cit.
Ibid., p. 24.
70
Ibid.
71
Ibid., p. 31.
72
Ibid., p. 25.
69
24
et que la manière dont le narrateur ‘peint’ un personnage dépend de lui-même, et que par
conséquent elle diffère d’un roman à un autre.
Thomas poursuit par une analyse de La Vie de Marianne et Le Paysan Parvenu. Elle
en conclut que, au moyen de portraits, les personnages se font plus humains, vivants et vitaux.
En outre, elle souligne la présence de caricatures dans les deux romans. Les narrateurs ne les
utilisent que dans le but de présenter des personnages sous un mauvais jour. En sélectionnant
quelques traits physiques, ils veulent révéler leur caractère. C’est un procédé répandu à
l’époque, que de considérer l’extérieur comme un miroir de l’intérieur : « the physique reveals
much about the inner nature »73.
Le but de Marivaux consiste à faire voir les personnages comme le narrateur les voit.
En même temps, l’auteur veut susciter l’intérêt chez le lecteur pour le personnage en question.
De plus, Marivaux comprend que le portrait doit comporter un point de vue clair et
moralement développé, afin de pouvoir être crédible et convaincant, ou pour citer Ruth
Thomas : « In addition, Marivaux has understood that the portrait must have a clearly
definable, not morally simplistic, point of view »74.
1.3.2. Caractéristiques générales
Nous avons déjà signalé les nouveautés du portrait marivaudien. Dans cette partie-ci
nous aimerions nous pencher sur ses caractéristiques générales. Evidemment, la différence
entre les deux n’est pas toujours claire et univoque.
Une première caractéristique est observée par Hendrik Kars 75, qui signale que les
énonciateurs de portraits sont en même temps des personnages dans le roman.
En
conséquence, doués d’une certaine spontanéité, ils emploient le langage de la conversation,
puisqu’ils se trouvent à chaque fois dans des situations de dialogue. Ils « se permettront tout
naturellement certaines ‘libertés’ avec le langage » 76. Un auteur ou un narrateur, par contre,
produirait des portraits plus objectifs et plus réglés par une norme quelconque (comme la
tradition romanesque, évoquée par Kars).
En deuxième lieu, nous attirons l’attention sur la structure rhétorique. Le portrait
marivaudien « a [...] une tendance à remonter du particulier au général » 77. En réalité, cela
73
Ibid., p. 30.
Ibid., p. 31.
75
Hendrik Kars, op. cit.
76
Ibid., p. 33.
77
Ibid., p. 61.
74
25
signifie que l’auteur essaie toujours de chercher une classe, en essayant à chaque fois de
comparer un individu à un groupe, en cherchant un phénomène plus général pour expliquer un
trait de caractère spécifique. Kars attribue cette inclination à la dimension moraliste, voire
philosophe, de Marivaux. Il pose même que les nombreuses réflexions au coeur de ses
romans sont dues à cet aspect de l’écriture marivaudienne.
Quant à ce penchant
philosophique, Kars l’explicite en citant les mots de Coulet : « Il ne veut pas faire un tableau
en forme, il ne nous renvoie à aucun système, il est même probable qu’il n’avait en tête aucun
ouvrage théorique, sauf ceux de Descartes et de Malebranche »78. De cette façon Kars établit
que, bien que Marivaux montre une inclination pour la philosophie, il n’est l’adepte d’aucun
système philosophique particulier.
Le caractère interruptif du portrait constitue une troisième caractéristique. A chaque
fois, Marivaux présente une sorte d’excuse pour les interruptions que constituent les portraits.
Les remarques de Marivaux, telles que « je serais trop longue », « je n’en dirai pas de lui
davantage », constituent en réalité une sorte de justification, une excuse. C’est parce qu’il ne
suit pas la norme qu’il se sent obligé de justifier son usage du portrait, comme l’explique très
bien Hendrik Kars. Néanmoins, Marivaux ajoute parfois une remarque plus positive, lorsque
le portrait est présenté comme une obligation, une nécessité. « [Le portrait est] nécessaire
pour que le lecteur comprenne mieux l’action du personnage 79 ». D’une manière générale, les
deux genres de remarques interrompent le récit, ce qui est une propriété assez particulière du
portrait.
Ruth Thomas 80 évoque encore quelques traits mineurs du portrait marivaudien. Elle
signale cette tradition du ‘portrait à clef’ qui est omniprésente chez Marivaux. Le portrait de
Mme Dorsin qui, en réalité, incarne Mme De Tencin est un exemple bien célèbre. Cette
tradition remontant au XVIIe siècle, Marivaux ne l’adopte pas telle quelle, mais il transforme
le procédé. Comme nous l’avons déjà signalé, il préfère une approche plus personnelle à
l’extrême stylisation courante à cette époque. Les portraits sont liés à la personnalité du
personnage qui les dresse. Ainsi, le portrait à clef constitue un élément essentiel du roman
psychologique : « the ‘portrait à clef’ becomes an integral part of the psychological novel » 81.
Enfin, l’ultime trait du portrait marivaudien est la relation entre le physique et le
moral. Cependant, cette caractéristique n’est pas réductible à Marivaux. C’est une vraie
tendance dans tous les portraits de l’époque. Pour achever cette partie, nous citons les mots
78
Ibid., p. 61.
Ibid., p. 67.
80
Ruth P. Thomas, art. cit.
81
Ibid., p. 28.
79
26
de Ruth Thomas à propos de cette propriété : « Following the tradition of the seventeenth
century which linked the physical and the moral, and which in the nineteenth century will
become a scientific study, Marivaux makes the exterior the sign of the nature within 82 ».
1.3.3. Le refus de l’étiquette
Bien que Marivaux ait été très important dans le développement du portrait
romanesque, il ne l’est pas consciemment. Chez Marivaux, il n’existe pas de conception du
portrait en soi, comme le signale très bien Hendrik Kars 83. Il appelle toutes les descriptions
des ‘portraits’, que ce soient des descriptions morales, physiques ou les deux à la fois (bien
que les portraits moraux soient numériquement plus représentés dans son oeuvre). En outre,
Kars attire l’attention sur le « métalangage négatif » 84 propre à Marivaux.
Après avoir
parcouru l’oeuvre marivaudienne, il constate que l’auteur refuse, à plusieurs reprises,
d’appliquer le terme de ‘portrait’ à quelques descriptions. Dans la plupart des cas, ses
portraits ne sont même pas désignés. Kars appelle ce phénomène « le refus de l’étiquette »85
de Marivaux. Pour lui, le terme de ‘portrait’ n’a pas de valeur spécifique, il constitue
seulement une variation au niveau du style.
Lorsque Marivaux, dans ses oeuvres, utilise le terme de ‘portrait’, il distingue parmi
deux niveaux de signification, selon Hendrik Kars.
Le premier recouvre les portraits
objectifs, techniques, ou les « descriptions plus ou moins détaillées du physique et/ou du
caractère d’une personne, constituant des ensembles textuels aux contours plus ou moins
nets »86. Le second niveau est tout à fait différent : ces portraits impliquent une plaisanterie,
un jeu. Il l’utilise afin d’éviter la sécheresse et la monotonie, afin de rendre vivant ses pages.
82
Ibid., p. 27.
Hendrik Kars, op. cit., p. 29.
84
Ibid.
85
Ibid.
86
Ibid., p. 34.
83
27
2.
Le féminin
2.1.
Définition et caractéristiques
Afin de pouvoir établir une image qui soit véridique et claire à la fois, nous
analyserons les éléments caractéristiques de la représentation d’une femme, que ce soit en
littérature, en peinture ou dans la réalité. Néanmoins, nous nous vouerons particulièrement
au domaine littéraire, puisque le mot écrit constitue une autre dimension et apporte nombre
d’éléments absents des autres formes d’art. Nous entamerons notre analyse en scrutant les
dictionnaires modernes, et nous la terminerons en reprenant les caractéristiques essentielles
signalées par les anciens.
Le premier dictionnaire, le Trésor de la Langue française 87, distingue, pour le terme
de ‘féminin’, entre le sens propre et le sens linguistique. A l’intérieur de cette première
catégorie, on trouve encore une distinction, et nous nous inclinerons sur la spécification que
voici : « qui appartient en propre à la femme, qui est considéré comme spécifique de la
femme, que l’on rencontre habituellement chez la femme ». Ensuite, le dictionnaire spécifie
les caractères physiques et psychologiques propres à la femme, ce qui constitue notre objet
d’étude. Il évoque la chair, l’odeur, la voix, le costume, la toilette, la charme, la grâce. Il
ajoute encore le visage et la beauté. Par le biais de ces traits, on peut déjà se forger une idée
de ce que c’est que le féminin ou la féminité. Nous sommes également capable de nous
imaginer comment les femmes étaient et sont représentées en littérature, ou dans les arts en
général. Le TLF nous procure aussi des traits du féminin sur le plan psychologique : esprit,
intelligence, intuition, nature, âme, coeur, sensibilité, sentiment, douceur, tendresse,
délicatesse, faiblesse, duplicité, le passif, ... . Les propriétés telles que ‘esprit’ ou ‘âme’ sont
des termes généraux ; il semble qu’on ait voulu dire que les femmes possèdent une âme
exceptionnelle d’une façon ou d’une autre, et qu’elles ont un esprit spécial ou extraordinaire.
Le dictionnaire est beaucoup plus précis quant à la sensibilité, la douceur ou encore la
faiblesse inhérentes à la féminité. Dans ce même dictionnaire, nous avons également cherché
le terme de ‘féminité’: « ensemble des caractères spécifiques - ou considérés comme tels - de
la femme ». Cependant, pour ‘féminité’, il n’y a pas de traits spécifiques, comme ce fut le
cas pour ‘féminin’.
87
Trésor de la langue française informatisé : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm.
28
Le grand Robert de la langue française 88 est le second dictionnaire que nous avons
consulté. Là encore, les deux termes, ‘féminité’ et ‘féminin’, apparaissent conjointement.
Pour ‘féminité’, nous trouvons « caractère féminin ; ensemble des caractères propres à la
femme ». Encore une fois, cette entrée lexicale ne nous offre rien qui puisse contribuer à
notre étude. En revanche, pour ‘féminin’ il y a sept explications. Seul la première nous
intéresse : « relatif à la femme, de la femme ». Les exemples proposés attirent aussi notre
attention : corps, organisme, anatomie, forme voix, sexe, grâce. En outre, nous retrouvons
des caractéristiques intellectuelles, affectives et morales : douceur, intuition, sensibilité,
fragilité, intelligence. On ajoute même que ces caractéristiques ne sont que des « clichés
culturels. »
Le dernier dictionnaire moderne est celui d’Emile Littré 89. Il définit le terme de
‘féminité’ par : « ensemble des attributs qui caractérisent le sexe femelle, et qui expriment au
dedans et au dehors les différences du féminin et du masculin ». Pour ‘féminin’ on trouve des
définitions différentes mais pas d’exemples de ce qui est ‘féminin’, sauf le visage.
Quant aux dictionnaires anciens, nous avons consulté celui d’Antoine Furetière, celui
de Pierre Richelet et celui de Jean-François Féraud.
Dans le Dictionnaire Universel 90, nous devons nous contenter d’une définition
succincte : « ce qui appartient à la femme. La crainte est une faiblesse du sexe féminin ». Une
seconde entrée précise : « se dit aussi de ce qui ressemble à la femme. Cet homme a le visage
féminin. Les chastrez ont la voix féminine. »
Dans le dictionnaire de Richelet 91, on ne trouve même pas le terme de ‘féminin’ dans
un autre sens que le sens linguistique (« terme de grammaire »).
Le troisième dictionnaire ancien que nous avons consulté est celui de Jean-François
Féraud 92. Il définit ‘féminin’ de la manière suivante : « qui est propre et particulier à la
femme » avec les exemples que voici : le sexe féminin, le visage féminin, la voix féminine, des
manières féminines et la démarche féminine.
88
Le Grand Robert de la langue française : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française,
deuxième édition revue et enrichie par Alain Rey, Paris, Le Robert, 1985, t. 4.
89
Emile Littré, op. cit., t. 3.
90
Antoine Furetière, op. cit., t. 2.
91
Pierre Richelet, Dictionnaire français, Genève, Jean Herman Widerhold, 1670, t. 1.
92
Jean-François Féraud, Dictionnaire critique de la langue française, Marseille, Mossy, 1787-1788. Nous avons
consulté la version informatisée sur cette adresse: http://www.lib.uchicago.edu/efts/ARTFL/projects/dicos.
29
Le dictionnaire de l’Académie française est un cas un peu à part. Nous avons des
éditions différentes 93 à notre disposition, recouvrant la période de 1694 (première édition)
jusqu’à 1935 (huitième édition), et nous en ferons une synthèse. Par conséquent, il est
impossible de le mettre dans une des catégories, ancienne ou contemporaine.
La définition générale que l’on peut tirer de ce dictionnaire comporte deux volets.
D’abord on affirme que ‘féminin’ est ce « qui appartient à la femme, qui est propre et
particulier à la femme. » Cette définition se trouve déjà dans la première édition de 1694.
Cependant, dans la huitième édition, on laisse tomber une partie : il n’y a que « qui est propre
et particulier à la femme. » En parcourant les éditions multiples, nous constatons que les
exemples de cette première définition ont changé pendant les années : dans la première
édition on ne trouve qu’un exemple : le sexe féminin. Puis, dans la sixième édition, nous
voyons apparaître les ruses féminines, pour en finir avec, en 1935 (la huitième édition), la
grâce féminine et le costume féminin.
Secundo, le dictionnaire de l’Académie fournit une autre définition : « qui ressemble à
la femme, qui tient de la femme. » Il est tout à fait logique de faire la distinction entre ce qui
ressemble à la femme et ce qui est particulier à la femme. Les exemples de cette seconde
explication seront les exemples les plus utiles pour notre étude. On trouve, en accumulant les
exemples tirés des éditions différentes, le visage, la voix, le geste (qu’on élimina dès la
quatrième édition), la marche (disparue dans la huitième édition) et les manières.
Il nous faut encore faire une remarque sur la huitième édition du dictionnaire de
l’Académie française, car il contient une explication du mot ‘féminin’ s’il est employé comme
un substantif. Au sens propre, ‘le féminin’ est un terme linguistique, signifiant le genre
féminin d’un mot. Cette définition est d’ailleurs déjà incorporée au dictionnaire depuis la
sixième édition. Cependant, la huitième édition est la seule à signaler l’emploi du mot
‘féminin’ au sens figuré, et elle l’illustre avec l’éternel féminin (les traits permanents de la
nature féminine).
Après avoir parcouru tous ces dictionnaires, nous pouvons établir une définition
reprenant toutes les autres.
Cette définition est assez simple, puisque nos sources
étymologiques sont toutes d’accord sur ce sujet. Nous trouvons, entre autres, propre à,
particulier à, relatif à, spécifique de, et tient de la femme.
93
Sur http://www.lib.uchicago.edu/efts/ARTFL/projects/dicos nous avons consulté la première (1694), la
quatrième (1762), la cinquième (1798), la sixième (1832-1835) et la huitième édition (1932-1935).
30
Cependant, nous pouvons faire deux remarques quant aux définitions. Primo, le Littré
est un des seuls à nous fournir une définition plus longue et colorée. Plus longue, car il
affirme que le féminin porte sur l’intérieur et sur l’extérieur à la fois. Les autres dictionnaires
ne le disent pas si explicitement, bien qu’ils énumèrent des exemples des deux domaines. En
outre, Emile Littré et son équipe ont voulu polariser le féminin vis-à-vis du masculin, en
affirmant que la féminité se compose d’éléments qui expriment les différences entre l’homme
et la femme. Une autre remarque se rapporte au caractère profondément culturel ou habituel
du féminin. Le TLF signale déjà que la féminité a surtout trait aux caractéristiques qui sont
considérées comme féminines. Le Robert pose même que les traits moraux qu’il évoque
constituent des clichés culturels. La féminité est donc avant tout une construction, culturelle
et historique, ayant un caractère artificiel.
Quant aux propriétés considérées comme féminines, il y en a (comme toujours) de
deux types : les physiques et les morales. Ces deux catégories comportent à peu près le même
nombre d’éléments. Au niveau des exemples, nous constatons un grand écart entre les
dictionnaires anciens et modernes. Les anciens ne nomment que la voix, le sexe et le visage
comme traits extérieurs, tandis que les contemporains en ajoutent encore beaucoup d’autres,
tels que la grâce, le costume, la beauté, le corps et la forme. Sur le plan moral, les anciens
évoquent seulement les manières, les ruses et la démarche féminines. Les modernes signalent
également les manières, ainsi que l’intelligence, l’intuition, la sensibilité, la douceur et la
fragilité, pour ne nommer que quelques exemples.
Une autre remarque à propos des exemples porte sur l’exemple du Littré qui témoigne
de misogynie: « la crainte est une faiblesse du sexe féminin ». C’est une prise de position que
nous ne pouvons plus imaginer aujourd’hui. Il y a donc bel et bien un écart énorme entre les
deux types de dictionnaires, anciens et modernes.
En dernier lieu, au niveau des termes mêmes de ‘féminin’ et de ‘féminité’, nous avons
été confrontée à une différence majeure. Le dictionnaire le plus ancien, celui de Richelet de
1670, ne contient pas de définition de ‘féminin’, sauf linguistique. Celui de Furetière (1690),
le second dans la chronologie, comprend une définition telle que nous la connaissons
aujourd’hui. Le dictionnaire le plus récent des anciens, celui de Féraud (1787), est le seul à
présenter une définition et des illustrations satisfaisantes. Les dictionnaires modernes sont
tous assez comparables entre eux, et, à l’encontre des anciens, ils comportent tous une lemme
pour le terme de ‘féminité’.
31
2.2.
Le féminin en littérature
La femme a depuis toujours été présente dans la littérature. Au début, elle n’a qu’un
rôle mineur, mais de plus en plus, elle vient au premier plan. A l’époque de Marivaux, elle
occupe déjà une place considérable parmi les héros romanesques : Nadia, Julie, la Princesse
de Clèves, pour n’en nommer que quelques-unes. Dans cette partie, nous essaierons de cerner
la façon dont la femme est représentée en littérature. Nous évoquerons les traits spécifiques,
les valeurs qu’on leur attribue, etcetera. Cependant, nous n’analyserons que les oeuvres
écrites avant l’époque de Marivaux, car il a beaucoup influencé ses contemporains et ses
successeurs à la fois. Nous nous pencherons successivement sur la féminité avant l’époque de
Marivaux, sur deux exemples de la féminité et sur deux auteurs connus pour leurs portraits.
2.2.1. Les siècles avant Marivaux à vol d’oiseau
Les écrivains décrivent les femmes de façons divergentes pendant les siècles. Dans la
majorité des cas, elle est peinte négativement 94. Au moyen âge, elles sont l’objet des satires
cruelles et des fabliaux acharnés. Au XVIe siècle, les écrivains les traitent guère d’une
manière différente : les moralistes et les prédicateurs satiriques accusèrent la femme d’être
l’indomitum animal, un terme prêté à Caton 95. Montaigne, lui aussi, n’a qu’une estime
extrêmement relative de la femme en général.
Le XVIIe siècle constitue un tournant dans les idées sur la femme. Ce siècle est connu
pour l’apparition et le succès de la littérature précieuse, dans laquelle on est très favorable aux
femmes. A l’époque de Marivaux, au XVIIIe siècle, l’importance de la femme sur le plan
social culmine : elle forme le centre de la vie mondaine, l’âme du siècle 96. Les femmes sont
louées grâce à leur intelligence, à leur éloquence et à leur intuition. On attribue également des
caractéristiques plutôt masculines aux femmes : elles sont à peu près des ‘hommes’ d’état,
elles témoignent d’un amour pour la gloire, et elles possèdent une habilité diplomatique.
Néanmoins, la femme ne tient qu’un rôle social mineur, sauf dans les salons. C’était le lieu
par excellence où les écrivains et les gens du monde se rencontrent et s’entretiennent des
affaires littéraires, politiques, philosophiques, etcetera. Tous y manifestent leur intelligence
94
Käthy Lüthi, Les Femmes dans l’oeuvre de Marivaux, thèse de Berne, Bienne (Suisse), Les éditions du
Chandelier, 1943.
95
Caton craint la turbulence et l’intempérance des femmes, bien qu’elles soient des êtres inférieurs.
96
Käthy Lüthi, “Le rôle social des femmes à l’époque de Marivaux”, in: Les Femmes dans l’oeuvre de
Marivaux, thèse de Berne, Bienne (Suisse), Les éditions du Chandelier, 1943, p. 7-10.
32
par la conversation. Les salons de Mme de Rambouillet et de Mme de Lambert sont les salons
les plus fréquentés par Marivaux lui-même.
Il y a quelques moralistes et auteurs dramatiques, tels que Racine et Corneille, qui
continuent dans cette direction. Cependant, ils réduisent les femmes à des êtres de sentiments.
Elles sont esclaves de leurs sens et de leur coeur. Lüthi affirme cette prise de position de cette
façon : « Presque tous les écrivains du XVIIe siècle ne s’occupent des femmes qu’au point de
vue des sentiments, et les remarques que les plus grands moralistes font sur elles, relèvent de
la psychologie amoureuse »97 . A l’encontre de ce courant plutôt positif, beaucoup d’auteurs
classiques étaient imprégnés de la doctrine de l’infériorité féminine. Il suffit de nommer
Boileau, qui voit dans la femme l’origine du mal.
En guise de conclusion, nous pouvons affirmer que, d’une manière générale, la femme
a toujours été représentée de façon négative en littérature. Il existe quelques exceptions, mais
les écrivains et moralistes ne nient jamais l’infériorité féminine. On accuse la femme de se
laisser guider par ses émotions, et à l’époque, on considéra ceci comme une défaillance, une
infériorité. Marivaux, par contre, sera un des premiers à défendre les femmes. Il n’accepte
pas qu’elles sont mises dans une condition inférieure par la loi, tandis qu’elles sont d’une telle
importance littéraire, sociale et politique. Il n’est pas totalement injustifié de se demander s’il
est un des inventeurs du féminisme...
2.2.2
Deux exemples : les « Lais » et les « Comptes amoureux »
Afin de pouvoir situer Marivaux dans la longue lignée de portraits féminins, ou de
descriptions de femme, nous avons parcouru l’histoire du féminin dans son sens général. A
titre d’illustration, nous aimerions, dans cette partie-ci, considérer deux oeuvres littéraires, qui
sont pénétrées du féminin. Nous analyserons d’abord l’aspect féminin dans Les Lais de Marie
de France (fin XIIe siècle) 98 et nous continuerons notre analyse en examinant de plus près les
descriptions du féminin dans les Comptes amoureux de Jeanne Flore (1574) 99.
Il faut d’abord signaler que les portraits dans Les Lais de Marie de France ne sont que
des représentations picturales ou visuelles. Il n’y a pas d’éléments moraux dans ces portraits.
En outre, puisque le genre littéraire du lai n’est qu’un genre bref, il manque une certaine
97
Ibid., p.129.
Malgorzata Kallaur, op. cit.
99
Kazimierz Kupisz, op. cit.
98
33
individualisation des personnages, et les portraits présentent des contenus stéréotypés. De
cette façon, nous découvrons des catégories différentes : celle de l’Amazone, de la Dame au
lit, de la Baigneuse, du Cavalier, etcetera. Dans ces catégories déjà, nous voyons une majorité
de femmes. Ceci s’explique par la tendance à décrire l’extérieur et la beauté extérieure, et
celle-ci est presque exclusivement décrite chez la femme. Les écrivains de l’époque veulent
faire une représentation de la femme en décrivant sa beauté générale et ses habits. Ils
décrivent également la beauté chez les hommes, mais sans insister.
Afin d’illustrer ces prises de position, on se concentrera maintenant sur deux types de
portraits féminins bien déterminés : celui de l’Amazone et celui de la Dame au lit.
L’Amazone est ‘peinte’ comme une beauté générale, idéale et éternelle. Son corps est décrit
de haut en bas, ce qui est une habitude ancienne. Le corps ‘gent’ (qui a beaucoup de grâce et
de charme), les cheveux blonds et les yeux ‘vairs’ (qui sont vifs, en tenant une couleur claire
et un éclat merveilleux) sont les traits les plus saillants. L’auteur considère aussi le visage de
l’Amazone : elle a le teint blanc, le nez bien formé, des sourcils bruns, un beau front et une
petite bouche. Ensuite, il évalue ses agréments. Nous pouvons nous demander s’ils ne font
pas partie du plan moral plutôt que physique, ou s’ils flottent entre les deux. La Dame au lit
est tout à fait comparable à l’Amazone. On décrit son physique en lui attribuant les mêmes
traits de beauté supérieure que l’Amazone. L’auteur met l’accent sur l’harmonie et l’équilibre
des formes. La délicatesse et la fragilité occupent une place importante dans cette description,
ainsi que la blancheur ; les bras sont longs, les mains et les doigts minces sont blancs. Nous
retrouvons également un des topoi littéraires récurrents dans la description de femmes : la
comparaison de la femme avec la fleur. Toutes les deux possèdent une fraîcheur et une beauté
exquises. La blancheur de la chair fait allusion au lys, la couleur vermeille des joues à la rose.
Dans les Comptes amoureux, il y a aussi beaucoup de portraits féminins. Ici, plus
qu’ailleurs, le portrait constitue vraiment un ornement textuel, il n’est pas indépendant. En
analysant les termes et les images utilisés, nous remarquons une esthétique du dessin, un
tableau décoratif.
Le portrait procède encore une fois de haut en bas : les cheveux blonds, le front plus
blanc que le lys, les sourcils noirs, les yeux verts et lumineux, le nez droit et mince, les rondes
joues vermeilles, la petite bouche, les lèvres toujours invitant au baiser, le menton et la gorge
blancs, les petits seins, les bras fermes, les mains délicates et blanches, et ainsi de suite.
L’auteur nous fournit aussi quelques généralités du corps et du visage : l’élégance, la
34
simplicité, le corps jeune et svelte aux contours arrondis, la chair blanche et ferme, le visage
lis et blanc comme l’ivoire, etcetera.
A côté du physique de la femme, on trouve aussi un peu d’information sur ses habits :
sa dimension féminine, la brillance de l’étoffe, la blancheur miroitante de la robe, le
miroitement des pierres précieuses, le parfum enivrant de fleurs de la femme, tout y est décrit.
L’auteur évoque aussi la vocation de la femme, qui est d’être bonne et pure. Ceci appartient
plutôt au plan moral, à l’encontre de toutes les autres données.
En tant que conclusion nous pouvons poser que ces premières représentations de la
femme ne constituent pas de vrais portraits, puisque, pour être des portraits véritables, il doit y
avoir des éléments physiques et moraux. Par ailleurs, l’élément moral est inexistant ou fort
mineur. Les traits stéréotypés de la femme dans les Lais et dans les Comptes amoureux, sont
la blancheur de la peau, la clarté des yeux, la blondeur de la chevelure et l’élégance.
2.2.3. Deux auteurs : Saint-Simon et Sainte-Beuve
Selon De Voghel 100, Saint-Simon est le plus grand portraitiste de la littérature
française de tous les temps. Ajoutons cependant une remarque à cette prise de position : De
Voghel ne considère que les auteurs ayant écrit des portraits de personnes réelles, et non pas
de personnages fictifs. Comme nous l’avons déjà dit, il est l’un des seuls à avoir dressé une
galerie de portraits, un portrait collectif devenant le portrait d’une société. En même temps,
Saint-Simon juge les gens qu’il peint et le lecteur connaît très bien l’opinion de l’auteur sur
les personnes qu’il décrit. Enfin, De Voghel affirme que les portraits de Saint-Simon sont
toujours éclatants de vie, un trait qui ne va pas de soi.
Afin d’illustrer ces affirmations, nous analyserons quelques portraits féminins 101.
Avant que De Voghel entame son aperçu des portraits féminins de Saint-Simon, il signale la
difficulté de les classer. A l’encontre des portraits masculins, ils ne sont pas classables selon
l’ordre des rangs et des fonctions.
Le premier portrait est celui de la princesse d’Harcourt.
La princesse d’Harcourt qui avait été belle et galante, mais dont les « grâces et la
beauté s’étaient tournées en gratte-cul » était « une grande et grosse créature, fort
100
Franz De Voghel, op. cit.
Nous reprenons les mots de Franz De Voghel dans cette citation. Les mots en italique constituent ceux de
Saint-Simon lui-même.
101
35
allante, couleur de soupe au lait, avec de grosses et vilaines lippes et des cheveux de
filasse toujours sortants et traînants, comme tout son habillement, sale, malpropre...
une harpie ». Elle en avait non seulement la gourmandise, mais aussi « la promptitude
à s’en soulager », de telle sorte qu’au sortir de table, souvent elle salissait le chemin
d’une effroyable traînée et ne s’embarrassait pas le moins du monde. Elle trichait
effrontément au jeu, mais pour mettre sa conscience en sûreté, elle était aussi « grande
dévote de profession » 102.
Dans ce portrait, Saint-Simon dit tout ce qu’il veut : il la juge, il l’accuse même, c’est une
critique ouverte à son adresse. Il décrit son physique en des termes redoutables (vilaines,
tournées en gratte-cul, par exemple). Plus spécifiquement, le portraitiste évalue ses grâces et
sa beauté, son corps en général, sa couleur, ses lippes (lèvres), ses cheveux, son habillement,
et encore quelques caractéristiques morales (sa gourmandise, sa tricherie). Ce portrait forme
un excellent exemple de l’habilité de Saint-Simon à juger. En quelques lignes, il réussit à
condamner une personne, à la peindre de façon si négative, que tout le monde ne retiendra que
cela de la personne en question.
Un autre portrait de la main de Saint-Simon est celui de Madame de Castries.
« Un quart de femme, une espèce de biscuit manqué, extrêmement petite, mais bien
prise et aurait passé dans un médiocre anneau : ni derrière, ni gorge, ni menton ; fort
laide... avec cela une physionomie qui éclatait d’esprit et qui tenait encore plus
parole. Elle savait tout : histoire, philosophie, mathématiques, langues savantes, et
jamais il ne paraissait qu’elle sût mieux que parler français... de ce rare chrême des
Mortemart ». Poupée manquée peut-être, mais tellement d’esprit et de hauteur
naturelle qu’elle pouvait être cruellement méchante quand il lui plaisait et humilier
« avec le plus grand air du monde, le plus majestueux, le plus imposant » ; le plus
souvent cependant, elle était aimable, amusante, gaie. 103
Il est clair que ce portrait est déjà plus positif. Il s’agit d’un jugement, comme c’est toujours
le cas chez Saint-Simon, mais il y a plus de nuances.
L’auteur évalue sa taille et sa
physionomie, avant de passer à son intelligence, à son esprit et à son caractère.
Le dernier portrait que nous voulons présenter, est celui de la maréchale d’Estrées. Il
est tout à fait positif :
« C’était une grande et assez grosse femme, de bonne mine... une physionomie haute,
audacieuse, résolue et pleine d’esprit... brusque et pourtant avec politesse... jouant
gros jeu nettement, et avec jugement. On la craignait fort... elle passait pour
méchante : elle ne l’était que par dire franchement et très librement son avis de tout,
souvent très plaisamment... et de n’être pas d’humeur à rien souffrir. Dangereuse
102
103
Franz De Voghel, op. cit., p. 121.
Ibid., p. 127-128.
36
alors à se lâcher en peu de mots d’une manière solide et cruelle et à parler en face
aux gens à les faire rentrer sous terre... Elle était avare à l’excès et en riait la
première, avec cela brocanteuse... » 104.
L’auteur peint (et juge) son corps, sa mine et sa physionomie et termine par quelques traits
moraux. Pour ce qui est de ses traits moraux, on note une particularité : d’abord, il la décrit
telle qu’elle est sans doute, mais il essaie ensuite de l’excuser ; il explique qu’elle n’est pas
méchante mais qu’elle n’est que franche, et aussi qu’elle est avare mais qu’elle en rie. SaintSimon veut dresser un portrait positif d’elle, peut-être la peint-il meilleure qu’elle ne l’est.
Sainte-Beuve est le second auteur qui a dressé beaucoup de portraits de femmes. Il
prétend que leurs destinées sont beaucoup plus mystérieuses et émouvantes que celles des
hommes. Comme nous l’avons fait pour Saint-Simon, nous illustrerons également la façon de
procéder de Sainte-Beuve par quelques portraits féminins.
Le premier portrait dont nous aimerions analyser les traits est le portrait de Madame de
Sévigné :
Mme de Sévigné était « une blonde, rieuse, nullement sensuelle, fort enjouée et
badine ; les éclairs de son esprit passaient et reluisaient dans ses prunelles
changeantes et, comme elle le dit elle-même, dans ses paupières bigarrées ». Jeune
veuve, elle alla dans le monde, aimée, recherchée, courtisée, semant autour d’elle des
passions malheureuses auxquelles elle ne prenait pas trop garde, conservant
généreusement pour amis ceux mêmes dont elle ne voulait pas pour amants... « Riche
et forte nature, saine et florissante, où la gaieté est plutôt dans le tour et le sérieux au
fond... ». Sa passion, elle ne la porta sur personne jusqu’au jour « où les trésors
accumulés de tendresse éclatèrent sur la tête de sa fille... qui hérita de toutes les
épargnes de ce coeur si riche et si sensible ».
En parlant de Mme de Sévigné, on a à parler de la grâce elle-même, « grâce vive,
abondante, pleine de sens et de sel... il y avait de la joie en elle. Elle vérifiait de sa
personne le mot de Ninon. La joie de l’esprit en marqua la force » 105.
Cette représentation de Mme de Sévigné présente des anecdotes de sa vie pour illustrer ou
vérifier son caractère. On y mentionne l’amour pour sa fille, son succès auprès des hommes,
... . Les traits physiques sont disséminés par ci et par là : sa chevelure, ses yeux et paupières.
L’importance du portrait réside dans l’évocation de ses traits moraux, son esprit, sa nature, sa
gaieté, son coeur, sa passion, sa grâce, bref, son caractère tout entier.
104
105
Ibid., p. 122-123.
Ibid., p. 250.
37
Le portrait de la reine Marie-Antoinette constitue le second portrait de Sainte-Beuve
que nous analyserons. Comme c’est un long portrait, nous n’en reprenons que les parties
essentielles :
La reine Marie-Antoinette était « belle, noble, gracieuse, avec ses faiblesses, ses
frivolités, ses fragilités peut-être, mais avec les qualités essentielles conservées dans
leur intégrité de femme, de mère et par instant de reine... et finalement avec les
mérites de résignation, de courage... qui couronnent les grandes infortunes ».
[...] Sa beauté fut fort célébrée... « Ce n’était pas une beauté à prendre chaque trait en
détail ; les yeux expressifs n’étaient pas très beaux : « je ne suis pas sûr que son nez
(très aquilin de race) fut celui de son visage », a dit un témoin spirituel, sa lèvre
inférieure un peu forte et sa taille un peu lourde. Mais l’ensemble était d’une
souveraine noblesse... Ajoutez un teint d’une éblouissante fraîcheur, une parole
appropriée... elle pouvait jouer la bergère... il lui suffisait de se lever et de reprendre
en un rien son air de tête : elle était reine ».
[...] « L’adversité lui rendit des vertus, l’élévation du coeur et la dignité du caractère
se dessinèrent, avec d’autant plus d’éclat qu’elles n’étaient point portées par un esprit
tout à fait à la hauteur des circonstances » 106.
Ce portrait est une excellente illustration de l’interaction entre l’extérieur et l’intérieur.
Sainte-Beuve évoque certains traits afin de pouvoir affirmer qu’elle fut reine, comme si ces
traits-là étaient royaux. Il assimile sa beauté, son coeur et sa dignité au fait d’être reine. On
retrouve également quelques éléments biographiques, tel que son infortune.
Quant aux
éléments physiques, ils ont trait à ses yeux, son nez, sa lèvre, sa taille et son teint. Les
éléments moraux sont beaucoup plus nombreux : sa noblesse, ses mérites, sa parole, sa
dignité, ... .
Le dernier portrait féminin de Sainte-Beuve est celui de Madame de Staël. Cependant,
De Voghel avertit qu’il ne s’agit pas d’un véritable portrait. Il dit que Sainte-Beuve s’est
contenté de souligner certains caractères.
Elle est belle, cheveux épars, lèvres entrouvertes, le teint animé par le sentiment, le
cou et les bras nus, le sein respirant à pleine haleine, mais elle est belle surtout, par ses
yeux, « ses yeux superbes, dans lesquels une âme non seulement étincelle, mais jette
feux et flammes ».
Dans le domaine de l’esprit, ce qui distingue son génie, plus éminemment qu’aucun
autre, « c’est l’universalité d’intelligence, le besoin de renouvellement, la capacité des
affections... une curiosité impérieuse » ; elle aspirait à un empire croissant
d’intelligence et d’affection.
Un autre trait de son caractère sur lequel Sainte-Beuve insiste, c’est le génie particulier
qu’elle avait de la conversation, et « la parole improvisée, soudaine, au moment où
elle jaillissait toute divine de la source perpétuelle de son âme... Quand vous vous
106
Ibid., p. 257.
38
émouvez aux pages spirituelles ou brûlantes, quelqu’un toujours peut dire, comme du
grand orateur athénien : que serait-ce donc si vous l’aviez entendue elle-même ? » 107
C’est un portrait moral. Les traits physiques sont réduits au minimum. Cependant, nous ne
pouvons pas analyser ce portrait comme les précédents, puisque De Voghel n’a sélectionné
que quelques traits spécifiques (son génie et sa conversation, par exemple).
Nous pouvons conclure que ces deux auteurs diffèrent sur plusieurs points. Cet écart
ne se situe pas vraiment au niveau des descriptions elles-mêmes, mais les portraits sont
différents chez chaque auteur : chez Saint-Simon, les portraits constituent surtout un
jugement, tandis que chez Sainte-Beuve, les portraits sont des éloges, ou des défenses (on ne
trouve que très rarement des portraits négatifs). En revanche, quelques portraits de SaintSimon sont positifs eux aussi, et sont élogieux (le portrait de la maréchale d’Estrées, par
exemple), mais ils ne constituent que des exceptions.
2.3.
Le féminin chez Marivaux
2.3.1. Marivaux : un caractère efféminé
Dans l’ouvrage de Lüthi 108, nous trouvons une affirmation très claire sur le caractère
ambivalent de Marivaux : elle prétend qu’il y a à la fois une femme et un homme dans
Marivaux.
Elle ajoute même que sa personnalité présente plus de féminité que de
masculinité. Après avoir établi ceci, nous nous pencherons sur les traits féminins inhérents à
la personnalité de Marivaux.
Selon Lüthi, Marivaux ressemble très fort à son héroïne. Il est aussi prompt aux
larmes qu’elles, il a une sensibilité délicate égale à la leur et se caractérise par une adoration
de la vie intuitive. Lui aussi, il est vain et coquet, et son amour-propre vaut celui de ses
héroïnes. Une autre caractéristique typiquement féminine, est qu’il est bavard. Il est, pour
ainsi dire, adonné aux commentaires, il veut toujours et partout tout dire et tout expliquer.
A l’époque, les femmes sont toujours accusées d’être les esclaves de leurs sentiments.
Les hommes, par contre, sont par excellence des modèles de la raison et de l’esprit. Vu que
107
108
Ibid., p. 258.
Käthy Lüthi, op. cit.
39
Marivaux est pour partie femme et pour partie homme, nous observons chez lui une lutte
intérieure entre les forces rationnelles et les forces sentimentales, tout comme chez son
personnage Marianne.
Cependant, à partir du XVIIIe siècle, les sentiments gagnent en
importance, tout comme les femmes elles-mêmes. Il n’est donc pas certain que cette présence
et prépondérance des sentiments dans l’oeuvre de Marivaux soit propre à l’auteur. Elle
pourrait seulement être une conséquence de la société changeante. Lüthi elle-même confirme
que Marivaux « est un miroir de son siècle qui exige en même temps la glorification de la
raison et le culte du sentiment »109. Nous y reviendrons en analysant les caractéristiques
générales de la féminité chez Marivaux.
Comme il a un caractère efféminé, il n’est pas difficile pour lui de se déplacer dans un
psyché féminin, de décrire leurs manières, leurs habitudes, leurs sentiments et leurs pensées.
D’ailleurs, comme notre étude porte sur le portrait féminin dans La Vie de Marianne, nous
démontrerons (cf. infra) que Marianne ressemble beaucoup à Marivaux, que le roman
constitue en fait un miroir de l’écrivain lui-même. C’est comme si Marianne était un alter ego
de son créateur.
2.3.2. Caractéristiques générales
Dans Les femmes dans l’oeuvre de Marivaux de Lüthi, il y a aussi un chapitre tout
entier consacré à Marivaux en tant que psychologue, et plus spécifiquement en tant que
psychologue de la femme. Marivaux aime peindre la vie intérieure et il est très adroit à
analyser le désordre de cette vie. Il montre un intérêt particulier à peindre les conflits de
l’âme, et surtout ceux de l’âme féminine.
Dans un autre chapitre, intitulé Marivaux, peintre de femmes, Lüthi prétend même que
la principale valeur de l’oeuvre de Marivaux réside dans l’étude approfondie des caractères
féminins. Son principal objet est de « bien connaître les femmes, de déchiffrer ces énigmes,
de pénétrer le secret de leurs sentiments et de leurs pensées les mieux dissimulés »110.
Marivaux s’intéresse à la femme, à ses parures, à ses pensées, à sa coquetterie, à ses toilettes,
à ses coiffures, à ses modes, à ses manières, etcetera. La multitude des détails qu’il aborde
dans ses portraits contribue au réalisme de ceux-ci: « ses héroïnes sont dotées de traits
accessoires dont la complexité donne l’illusion de la réalité » 111, comme le dit très bien Lüthi.
109
Ibid., p. 161.
Ibid., p. 28.
111
Ibid.
110
40
Cependant, les femmes peintes par Marivaux présentent également des traits assez masculins.
Elle possèdent beaucoup de charmes, il est vrai, mais elles y joignent la vaillance d’un vrai
héros. Elles savent ce qu’elles veulent, et elles agissent de la même façon. A l’encontre de
l’opinion commune à l’époque selon laquelle les femmes ne sont que des esclaves de leurs
propres sentiments, Lüthi prétend qu’ « elles sont maîtresses d’elles-mêmes, dans la pleine
indépendance de leurs sentiments et responsables de leurs actions » 112. Elles ont un caractère
fort, et sont pleines de hardiesse et de courage. Bref, nous détectons une masculinisation par
rapport aux siècles précédents. Cependant, Marivaux ne pousse pas trop loin cet élément
masculin présent chez la femme : les femmes restent féminines, elles ne sont pas des femmes
viriles, comme c’est le cas chez un Voltaire.
Nous avons déjà commenté la tendance, au XVIIIe siècle, à accorder beaucoup
d’importance aux sentiments, à la sensibilité, et ceci surtout chez les femmes. Lüthi y ajoute
même que les sentiments, et dans une moindre mesure l’intelligence, dominent la femme. En
outre, elle prétend que la femme est toujours victime de sa sensibilité. Cette affirmation peut
être considérée de deux façons : d’une part, les femmes sont, encore une fois, vues comme des
pantins de leurs propres sentiments, mais d’autre part, nous pouvons considérer ce fait d’être
‘victime’ comme un avantage, bien que ce terme soit mal choisi. La femme ne s’abandonnera
jamais à ses désirs ou à des exaltations aveugles, puisqu’elle aura toujours des résistances
morales. C’est donc plutôt une vertu, bien que Lüthi elle-même y voie une faiblesse. En
revanche, elle pose qu’une femme est un mélange de vertus et de faiblesses, mais elle ne
précise pas ce qui est, selon elle, une vertu et ce qui est une faiblesse. Elle affirme aussi que
« Marianne enfin est la personnification même de la vertu persévérante » 113, et nous savons
tous que Marianne est la ‘victime’ d’énormément de résistances morales et de sa sensibilité.
Ce que Lüthi a voulu dire lorsqu’elle prétend que la femme est toujours victime de sa
sensibilité n’est pas du tout clair, car ensuite elle ne fait qu’accumuler les ambiguïtés.
Sandrine Aragon 114 attire elle aussi l’attention sur la force des sentiments inhérente à
la femme. Elle indique que l’opposition du coeur et de l’esprit, « la distinction entre la
connaissance intuitive et la raison »115, se trouve déjà dans la préface des Effets surprenants
de la sympathie. Par la suite, ce contraste sera repris dans La Vie de Marianne par Marivaux.
112
Ibid., p. 32.
Ibid., p. 41.
114
Sandrine Aragon, « Le jeune Marivaux et ses représentations de lectrices : auteur séducteur ou féministe ? »,
in : Franck Salaün, Marivaux subversif ?, Paris, Éditions Desjonquères, 2003.
115
Ibid., p. 145.
113
41
Un autre auteur qui a analysé les caractéristiques féminines dans La Vie de Marianne (en fait
chez Marivaux en général), est Franck Salaün 116. Avant d’entamer son analyse, il affirme que
la construction de la féminité occupe une place importante chez Marivaux. Il réfléchit, dans
ses romans, à la place de la femme, établissant de cette façon une vraie recherche sur
l’identité féminine. Ses romans forment un discours en miroir, car Marivaux, l’auteur, est un
homme.
Salaün signale d’abord qu’on compte énormément de réflexions dans le roman.
Marivaux écrit même, dans l’Avertissement de La Vie de Marianne, que la destinataire de
Marianne « aimait à penser. » Ainsi, il établit de prime abord l’intelligence féminine. Ses
Lettres sur les habitants de Paris s’adressaient également à une destinataire intelligente, qui a
le goût de la réflexion. L’intelligence est donc le premier trait de la femme que Salaün
souligne. Nous le notons dans le roman entier, puisque à peu près tous les personnages
féminins sont intelligents et beaux à la fois.
Ainsi, nous pouvons faire le pont entre la première et la seconde caractéristique, qui
est la beauté. C’est le trait le plus commun chez les femmes de fiction. Etre belle est une
donnée évidente qui n’a pas besoin d’autres preuves. Dire qu’un personnage féminin est
beau, forme même une tautologie, selon Salaün. C’est presque l’essence des héroïnes de
roman d’être belles. Cependant, Salaün minimise l’importance de la beauté en affirmant que
« être belle n’est pas une qualité suffisante pour une jeune femme, encore faut-il trouver une
place dans la société » 117.
De cette façon, nous arrivons au troisième trait important chez la femme : la naissance.
La naissance est étroitement liée à la beauté, selon Salaün : « le personnage féminin est défini
par sa beauté, son destin est déterminé par sa beauté » 118. En revanche, cette naissance
constitue une propriété beaucoup plus importante que la beauté, puisque celle-ci est évidente
chez les femmes de fiction. Par naissance, nous entendons le nom, la fortune, les bonnes
manières et la réputation. Pour les jeunes femmes, trouver un état est leur destin général,
encore selon Salaün.
Puis, l’auteur procède à une illustration des ces trois caractéristiques (intelligence,
beauté et naissance), en analysant le cas de Marianne et, dans une moindre mesure, celui de
Tervire. Marianne a une naissance inconnue, ce qui peut se révéler être un inconvénient ou
116
Franck Salaün, “Marivaux et le devenir-femme: la généalogie des qualités féminines dans La Vie de
Marianne”, in: Suzan Van Dijk, Madeleine Van Strien-Chardonneau, Féminités et masculinités dans le texte
narratif avant 1800, Louvain-la-Neuve, Peeters XI, 2003, p. 55-71.
117
Ibid., p. 56.
118
Ibid.
42
un avantage. On peut accepter le préjugé qu’elle soit noble ou pas, et on agira d’une manière
adéquate. En outre, nous savons que Marianne est très belle, pas seulement parce qu’ellemême et les autres personnages l’affirment à maintes reprises, mais aussi à cause du fait que
toutes les femmes de fiction sont a priori belles (cf. supra). Par la suite, Franck Salaün
conclut que Marianne est, au début, un personnage sans qualité(s), « puisque la beauté est
d’abord un code romanesque et que le statut d’enfant trouvée constitue plus un énigme qu’une
qualité »119. Tervire, par contre, ou la ‘belle Tervire’ comme on l’appelle, a la qualité de sa
naissance, ainsi que la beauté stéréotypée.
Elle « présente un cas de figure plus
traditionnel »120, d’après l’auteur.
2.3.3. La coquetterie comme trait féminin par excellence
La coquetterie féminine (et parfois masculine) court comme un fil rouge à travers
l’oeuvre marivaudienne. Marivaux lui-même était très vain et coquet, et avait beaucoup
d’amour-propre. Ce sont toutes des caractéristiques plutôt féminines à l’époque, et il les a
toutes intégrées dans le caractère de ses héroïnes. Toutes les femmes qu’il a peintes furent
des coquettes au plus haut degré. Lüthi l’accuse même d’abuser de la coquetterie. Elle se
mêle, selon Lüthi, à tous leurs sentiments. Les femmes font tout afin de plaire aux hommes.
Aujourd’hui, nous n’apprécions plus la coquetterie, mais Marivaux en est un des plus grands
admirateurs : « Si Marivaux était (sic) plus critique, il aurait montré chez les femmes de son
temps l’égoïsme de la coquetterie. Mais il est lui-même un de leurs admirateurs » 121.
Un point de vue intéressant sur la coquetterie est celui de Catherine Gallouët 122.
Comme nous pouvons déduire du titre de son article, elle associe la coquetterie des femmes à
celle de l’auteur, à sa fausseté, en démontrant qu’il y a un élément de ruse dans ces deux
phénomènes. Elle pousse à bout ce parallélisme entre femmes et auteurs : « peut-on comparer
les efforts que fait une femme pour séduire et ceux d’un auteur pour plaire à son public ? »123
Marivaux, dans la sixième feuille du Spectateur français, est convaincu de la coquetterie des
femmes en racontant une anecdote : deux femmes vantent le mérite d’une troisième, mais
Marivaux ne considère pas que leurs mots soient le reflet de leurs vraies pensées. Leur
119
Ibid., p. 57.
Ibid.
121
Käthy Lüthi, op. cit., p. 43.
122
Catherine Gallouët, « Ruses de femmes, coquetterie d’auteur. Ruses textuelles dans la fiction
marivaudienne », in : Elzbieta Grodek, Ecriture de la ruse, Actes du colloque de la SATOR, Amsterdam/Atlanta,
Rodopi, 2000, p. 227-239.
123
Ibid., p. 227.
120
43
discours prouve surtout qu’elles s’estiment supérieures à cette autre femme. Marivaux y
ajoute que l’amour-propre est même l’apanage des femmes. Afin d’illustrer la coquetterie et
la ruse féminines, le Spectateur raconte une autre anecdote, biographique cette fois-ci. Il
décrit son amour pour une jeune actrice de théâtre, qui s’appelle Silvia. Remarquons que cet
amour a beaucoup deçu Marivaux. Gallouët, après avoir lu cette anecdote, condamne la fille.
Elle l’appelle une « jeune coquette »124 qui « ruse avec le réel et le manipule pour en faire,
dans le miroir, ce reflet de jeune fille naturelle qui avait charmé le narrateur » 125. Elle
effectue un vrai jeu de séduction, « par son image menteuse, par sa coquetterie » 126.
Catherine Gallouët continue en considérant la coquetterie dans La Vie de Marianne.
Elle commence par évoquer la définition de Diderot de la coquetterie : « dans une femme le
dessein de paraître aimable à plusieurs hommes ; l’art de les engager et de leur faire espérer
un bonheur qu’elle n’a pas résolu de leur accorder »127. De cette définition, elle conclut que
la coquetterie n’est qu’une autre manifestation de l’art du suspens. Elle explique ce terme de
‘suspens’ en proposant un exemple tiré de La Vie de Marianne : celui de la scène de l’église
de la deuxième partie.
Elle termine son exposé en prétendant que les nombreuses pages consacrées aux
réflexions et aux sentiments de Marianne sont caractéristiques de son style naturel et que sa
coquetterie narrative est le reflet authentique de sa vraie nature.
124
Ibid., p. 232.
Ibid.
126
Ibid., p. 233.
127
Denis Diderot, Oeuvres complètes, Paris, Garnier Frères, 1876, p. 229.
125
44
3.
Les portraits féminins dans La Vie de Marianne
3.1.
Un style/roman au féminin ?
Nous avons déjà établi la notion générale de ‘féminité’ chez Marivaux (v. 2.3.). Nous
avons évoqué son caractère plutôt féminin, la coquetterie et les caractéristiques générales,
telles que la sensibilité, la vertu, la beauté et la naissance.
Par la suite, nous nous
intéresserons au style du roman. Nous l’examinerons en nous demandant s’il s’agit d’un style
caractéristique du féminin.
En même temps, nous considérerons le ton du roman, en
déterminant s’il est féminin, neutre ou masculin.
Le style de Marianne (et de Marivaux donc) en est un qui montre assez de
particularités. C’est un style oral et digressif, qui n’appartient à aucun genre déterminé. Elle
se sert de digressions pour analyser ses sentiments et ses pensées, pour se regarder. Ces
analyses sont caractéristiques de la femme, selon Catherine Gallouët : « Ainsi si elle digresse,
c’est parce qu’elle est femme ; elle n’y peut rien ; la digression est son style naturel »128.
Käthy Lüthi partage l’avis de Gallouët, en posant que « la manière dont Marianne analyse ses
sentiments et ses pensées, est sans doute naturelle et instinctive » 129.
En conséquence,
Marivaux utilise la féminité comme justification de la digression systématique : « en
chargeant une femme de la narration, Marivaux se donnait du même coup toute licence de
suivre la plus grande souplesse dans son récit »130. L’oralité du style est très nette. Quand
elle digresse, c’est comme si Marianne causait avec son amie, comme si ce n’était qu’une
conversation quotidienne. Cette causerie se trouve d’ailleurs très proche du bavardage, un
trait féminin par excellence, comme le signale Béatrice Didier : « le proverbial bavardage :
Marivaux aime analyser et subtiliser, certes, mais, il se laisse beaucoup plus aller à cette
tendance lorsqu’il prend pour porte-parole une femme [...] et la parole de la femme prolixe, et
(cause ou conséquence) privée de tout impact de commandement direct » 131. Didier évoque
également les nombreuses exclamations et les interrogations multiples comme éléments qui
créent un style oral.
Bref, le style est digressif, oral, lent et prolixe. Marivaux lui-même était convaincu
qu’un tel style était féminin. Il croyait qu’un style avait toujours un genre : « Marivaux
128
Catherine Gallouët, op. cit., p. 238.
Käthy Lüthi, op. cit., p. 110.
130
Béatrice Didier, La Voix de Marianne, Paris, Librairie José Corti, 1987, p. 20.
131
Ibid., p. 152.
129
45
croyait, dit-on, que le style avait un sexe, et qu’on reconnaissait les femmes à une phrase.
Cette opposition fondamentale qu’il établit entre les deux sexes dans le domaine de la
sensibilité, de l’éthique, de la connaissance, du style même, pourquoi ne l’étendrait-il pas à la
composition littéraire ? »132. Cependant, ces traits considérés comme caractéristiques d’un
style féminin par les hommes, ne le sont que parce qu’ils sont traditionnellement attribués à la
nature féminine 133. Nous approfondirons plus loin cet aspect de tradition ou de cliché.
Cependant, ce style dit féminin reste une notion relative. Certains se sont même
demandés si ce style de femmes existe vraiment. Christine Gaudry-Hudson analyse le roman
d’une tout autre manière. Elle accuse Béatrice Didier, puisque, dans son étude, elle tire des
conclusions sur le soi-disant ‘style des femmes’ en considérant le mode de narration de
Marianne. Gaudry-Hudson prétend même que c’est un faux problème, comme l’affirme
Simone de Beauvoir. De Beauvoir élève le problème à un niveau plus haut : « Y a-t-il même
des femmes ? »134. Gaudry-Hudson continue par observer qu’il y a deux absences essentielles
auprès des femmes dans l’oeuvre marivaudienne. Elle prétend qu’il manque une identité
féminine et un style.
Afin de prouver que le style fait défaut, elle énumère quelques
caractéristiques du récit : les narratrices rejettent toute contrainte, la forme est très libre, les
narratrices ne se soucient guère des conventions romanesques, le récit n’appartient à aucun
genre, ... . Elle ajoute que Marianne elle-même avoue n’avoir aucun style d’écriture : « Au
reste, je parlais tout à l’heure de style, je ne sais seulement ce que c’est. Comment fait-on
pour en avoir un ? »135 et « Il est vrai que l’histoire en est particulière, mais je la gâterai, si je
l’écris ; car où voulez-vous que je trouve un style ? » 136.
S’il n’y a pas de style, comment le style peut-il être féminin ? En réalité, ce que
prétend Gaudry-Hudson n’est pas tout à fait exact. Elle a raison en posant que les normes de
jadis ne sont pas respectées dans La Vie de Marianne, mais cela n’implique pas qu’il n’y ait
pas de style du tout. C’est plutôt la lente apparition d’un style tout à fait nouveau, comme elle
le dit d’ailleurs à la fin de son article : « le fait que Marivaux ait fait coïncider l’écriture
féminine avec la rupture de certaines normes est la preuve de sa modernité »137.
132
Frédéric Deloffre, « De Marianne à Jacob. Les deux sexes du roman chez Marivaux », L’Information
littéraire (Paris), 11, 1959-1960, p. 185-192, p. 186.
133
Madeleine Therrien, « La problématique de la féminité dans La Vie de Marianne », Stanford French Review
(Saragota), t. 11, 1, 1987, p. 51-61, p. 51.
134
Christine Gaudry-Hudson, « L’absence au féminin ou le statut de la femme marivaudienne », Etudes
françaises (Montréal), t. 27, 2, 1991, p. 35-41, p. 35.
135
Ibid., p. 39.
136
Ibid.
137
Ibid., p. 41.
46
Après cette brève analyse du style, nous pouvons étendre la question au roman même.
La Vie de Marianne, est-ce un récit de femmes ? Un roman de femmes ?
Certes, les
personnages importants sont tous des femmes. Le roman comprend deux vies de femmes,
deux voix de femmes. Uniquement les sentiments de femmes sont décrits, et les portraits
portent presque seulement sur des femmes. Les hommes sont réduits au décor, pour ainsi
dire. Ils ne sont que les « catalyseurs de l’action » 138, et les femmes sont celles qui agissent.
Cependant, il n’est pas sûr que tous ces traits suffisent à affirmer qu’il s’agit d’un roman au
féminin.
Au niveau du contenu, il est clair qu’on réfléchit sur le statut et l’essence de la femme.
On se demande quelle est sa place dans la société, quelles sont ses qualités essentielles, etc.
Ces qualités reviennent à chaque fois : la coquetterie, la beauté, la naissance, la sentimentalité,
et ainsi de suite.
Une problématique importante relativement à la féminité, est la
reconnaissance : Marianne veut être reconnue comme quelqu’un de noble. Selon Franck
Salaün, la reconnaissance est un des facteurs cruciaux dans le statut de la femme. Dans son
article, Marivaux et le devenir-femme, il prétend que le roman entier illustre et définit le statut
de la femme : « la tension que nous avons relevée entre la logique du sang, de l’hérédité, et la
logique du mérite, voire entre essentialisme et nominalisme, recoupe ici la question du statut
de la femme. La remarque de la narratrice selon laquelle « le bon sens est de tout sexe » (I,
22) est illustrée par tout le roman » 139. Il conclut par « elle [Marianne] exhibe par contraste
les normes dominantes et permet une réflexion originale sur le statut des femmes et sur
l’individualité »140. Le coeur ou la sentimentalité est un second trait spécifique de la femme.
Frédéric Deloffre ose même appeler La Vie de Marianne un « roman sentimental »141 tout
court. Dans le prologue de son édition du roman, il fait observer les néologismes auxquels
Marivaux a dû avoir recours 142. Quelques exemples en sont ‘fictivement’, ‘amicalement’ et
‘finesse de sentiment’. A l’époque, on lui a reproché ces notions, mais aujourd’hui nous
savons qu’il exprimait des termes proches de la ‘sentimentalité’.
Le statut et les qualités de la femme sont toujours déterminés par rapport aux hommes.
La femme n’est définie qu’en relation avec l’homme, ou par opposition à lui. La femme est
138
Ibid., p. 37.
Franck Salaün, « Marivaux et le devenir-femme: la généalogie des qualités féminines dans La Vie de
Marianne », in: Suzan Van Dijk, Madeleine Van Strien-Chardonneau, Féminités et masculinités dans le texte
narratif avant 1800, Louvain-la-Neuve, Peeters XI, 2003, p. 55-71, p. 70.
140
Ibid., p. 71.
141
Fréderic Deloffre, art. cit., p. 186.
142
Frédéric Deloffre, La Vie de Marianne – texte établi, avec introduction, chronologie, bibliographie, notes et
glossaire, Paris, Classiques Garnier, 1957, p. 61.
139
47
un être de coeur, l’homme un être d’esprit. La femme sait influencer l’homme, mais l’homme
détient le pouvoir social et économique, il incarne l’autorité 143. Gaudry-Hudson prétend
même que les femmes n’ont pas d’identité, ou seulement une identité en relation avec autre
chose. Il y a de nombreuses femmes sans nom dans La Vie de Marianne. Si elles sont
nommées, elles ne le sont que par rapport à leur mari (p. ex. Mme de Miran, Mme Dutour).
Parfois même, elles ne sont nommées que par le biais d’un homme qu’elles connaissent, ou
par un lien de parenté avec un homme (p. ex. la soeur du curé, la parente de M. de Climal).
Béatrice Didier commente également cette absence de nomenclature 144. On ne donne pas de
nom à tous les personnages. Marivaux préfère les points de suspension au lieu de nous
fournir leur nom, même dans le sous-titre du roman : ou les Aventures de Madame la
comtesse de ***.
Franck Salaün ne pousse pas les choses aussi loin que Gaudry-Hudson, qui conclut à
une absence d’identité féminine, mais il affirme néanmoins l’importance de l’homme dans la
conception de la féminité : « la féminité se construit donc à la fois par rapport aux autres
femmes et par rapport aux règles masculines auxquelles celles-ci sont soumises »145. La
vision masculine (ou « la chimère masculine »146) est donc de première importance.
Madeleine Therrien confirme ce fait d’une manière excellente : « toutefois il reste, à son insu,
prisonnier de certains fantasmes masculins.
Nombre des caractéristiques qui définissent
Marianne ressortissent aux stéréotypes traditionnels de la vision masculine de la femme » 147.
Le contraste féminin/masculin est adéquatement illustré par la dichotomie coeur/esprit,
qui domine le récit tout entier. Selon Deloffre, la raison est même inutile dans La Vie de
Marianne : « Or, ce sont des thèmes fondamentaux de La Vie de Marianne que l’inutilité de la
raison raisonnante, principe masculin par excellence, pour la connaissance du coeur
humain »148.
Deloffre compare l’opposition de féminin/masculin et coeur/esprit avec le
contraste entre deux genres littéraires : le roman et le théâtre. Il le formule ainsi : « Le théâtre
est fait pour la satisfaction de l’esprit, tandis que le roman suivant un mot de Marivaux luimême, présentant au public sa première oeuvre, n’est fait que pour le coeur »149.
Toutes ces caractéristiques ne résolvent pas la question. Il reste à savoir s’il existe
quelque chose comme un roman féminin, ou une écriture féminine, et si nous avons affaire à
143
Madeleine Therrien, art. cit., p. 52.
Béatrice Didier, op. cit., p. 84-85.
145
Franck Salaün, art. cit., p. 69.
146
Madeleine Therrien, art. cit., p. 61.
147
Ibid., p. 51.
148
Frédéric Deloffre, art. cit., p. 186.
149
Ibid., p. 192.
144
48
un tel récit.
Frédéric Deloffre est convaincu qu’il existe, chez Marivaux, trois types
d’oeuvres: oeuvres masculines, oeuvres féminines et oeuvres mixtes.
Les féminines se
caractériseraient par une omniprésence de femmes, en tant qu’êtres de goût, de sensibilité, de
spontanéité, et par une place importante accordée aux réflexions. Il ajoute, en utilisant un
terme inconnu jusque là, que La Vie de Marianne est un « roman de la femme, oeuvre écrite à
la gloire du génie féminin »150.
Beaucoup de nos sources suivent Deloffre dans cette
direction. Therrien prétend que « le modèle d’écriture dans La Vie de Marianne est sans
doute féminin »151, et Christine Gaudry-Hudson ne fait que confirmer cette thèse. Madeleine
Therrien avoue que le modèle d’écriture est féminin, mais nous rappelle que Marivaux reste
présent derrière notre héroïne. Elle est une création masculine, correspondant dans une large
mesure à sa vision masculine de ce que sont la féminité et le style féminin.
Il est vrai que Marivaux a une conception nouvelle de la femme, mais cela n’implique
pas qu’il se soit complètement libéré de ses idées préconçues par rapport à son sujet. Franck
Salaün le formule de cette façon : « cela ne signifie pas pour autant que Marivaux se soit
complètement affranchi de préjugés à l’égard des femmes, mais la perspective du roman
traduit chez lui une évolution »152. Gaudry-Hudson, elle aussi, nous met en garde contre des
conclusions prématurées.
Elle admet l’importance de Marivaux pour la femme dans la
littérature, mais « il n’a malheureusement pas été assez loin dans sa redéfinition de la
condition de la femme, et le statut des héroïnes de ses romans est par conséquent ambigu » 153.
A côté des ces opinions modérées, il y en a une plus radicale : celle de Christine
Gaudry-Hudson. Elle essaie de contester le féminisme de Marivaux, féminisme que lui ont
attribué bien des critiques littéraires. Elle évoque deux critiques, Ruth Thomas et Alfred
Cismaru, qui ont, eux aussi, contesté le féminisme marivaudien. Thomas prétend que les
remarques de Marianne dénigrent la femme, et Cismaru, se concentrant sur la vie personnelle
de l’auteur, affirme que Marivaux ne respectait pas les femmes de son entourage. GaudryHudson opine que les portraits féminins dans le roman constituent d’ailleurs « une galerie de
portraits peu flatteurs » 154, en l’illustrant par le portrait de mères jalouses, veuves égoïstes et
femmes calculatrices. Elle développe sa théorie en signalant les deux absences centrales du
roman (cf. supra). Cependant, en fin de compte, elle nuancera son avis, et accordera un léger
féminisme à Marivaux.
150
Ibid., p. 186.
Madeleine Therrien, art. cit., p. 61.
152
Franck Salaün, art. cit., p. 70.
153
Christine Gaudry-Hudson, art. cit., p. 41.
154
Ibid., p. 37.
151
49
En guise de conclusion, nous aimerions évoquer l’opinion de Béatrice Didier sur cette
problématique, car elle reste une des autorités incontournables sur Marivaux. Elle récapitule
très bien les points notés antérieurement : « Cette voix de femme, cette écriture de femme est
fictive, écrite par un homme qui est forcément tributaire d’une certaine image de la féminité
liée à une époque et à un ordre social »155. Elle termine son ouvrage en rappelant les
questions essentielles qu’elle s’est posées : « Marivaux est un homme ; il fait parler une
femme, je m’interroge : comment un écrivain de la première moitié du dix-huitième siècle, et
en particulier, comment Marivaux se représente-t-il la féminité ? comment inscrit-il dans son
texte les marques de cette féminité, comment la fait-il parler ? »156. Les questions restent
toujours difficiles à répondre. D’ailleurs, elle conclut en se demandant si une écriture propre
à la femme existe vraiment.
3.2.
L’importance de l’observation
On a accordé à Marivaux une grande influence sur l’art du théâtre. Il a développé son
propre style, que l’on a appelé le marivaudage. De plus, il a eu une influence considérable sur
la prose, qui s’étendait même jusqu’en Angleterre : Sterne, Fielding et Richardson
admettaient tous qu’ils admiraient Marivaux. Edward Chauncey Baldwin 157 confère une
place importante à Marivaux dans le développement et l’évolution du roman moderne, qui a
vu le jour en Angleterre. Il considère Pamela de Richardson comme le premier roman
moderne, et Richardson lui-même comme le premier grand romancier anglais. Il prétend que
le ton de ce roman a été donné par Marivaux. A la fin de son article, il admet que l’influence
était réciproque, les Français influençant les Anglais et vice versa. Ioan Williams remarque
également l’importance de Marivaux dans l’histoire de la littérature en général : « He may be
said to have introduced a new idea of the novel as such and to have taken a fundamental step
forward, in itself the basis of a great achievement and of great historical significance » 158.
En quoi existe donc l’importance de Marivaux dans l’histoire du roman ? Nos deux
sources principales se sont mises d’accord là-dessus : Marivaux a introduit une mentalité
psychologique et analytique tout à fait nouvelle, ainsi contribuant à l’art du portrait. Les titres
155
Béatrice Didier, op. cit., p. 9.
Ibid., p. 162.
157
Edward Chauncey Baldwin, « Marivaux’s place in the development of character portrayal », Transactions of
the Modern Language Association of America, t. 27, 2, 1912, p. 168-187.
158
Ioan Williams, « La Vie de Marianne : the novel as portrait », The Idea of the Novel in Europe 1600-1800,
New York, New York University Press, 1979, p. 162-174, p. 163.
156
50
ne mentent pas : Marivaux’s place in the development of character portrayal 159 et La Vie de
Marianne : the novel as portrait 160. Ce que Marivaux a changé à l’art du portrait par rapport
à ses prédécesseurs, est bien exprimé par Baldwin : « l’innovation, [apparaît] dans
l’introduction dans les portraits de caractère d’une analyse minutieuse et sentimentale de
sentiments humains »161. Williams suit Baldwin dans son argumentation, en posant que la
nouveauté de La Vie de Marianne, et de Marivaux en général, se situe au niveau de « la
représentation soigneuse du caractère humain et de la situation » 162. La force marivaudienne,
pour ainsi dire, est donc l’analyse détaillée des sentiments et des personnages. A l’époque, le
sentiment était vraiment en vogue, c’était « a fashion »163 et
Marivaux était un des
responsables de cette mode. Il comptait beaucoup d’imitateurs, parmi eux les auteurs anglais
(cf. supra), comme Sterne.
Son influence sur Sterne était claire : il avait tendance à
« disséquer d’une manière sentimentale les sentiments de ses créations »164.
Cependant, afin de pouvoir analyser, on doit d’abord savoir regarder, observer.
Marivaux se considère lui-même comme « un homme âgé qui a voyagé beaucoup et qui a
cultivé sa faculté d’observation, et son habitude de réticence » 165.
Il est d’ailleurs très
conscient du fait que l’observation doit toujours être subtile et que le caractère d’une personne
n’est pas fixe. Ce sont deux conceptions nouvelles et propres à Marivaux. Cela implique
qu’une description, un portrait, se sert plus des sentiments que de la raison. Il faut qu’un
portrait soit sentimental, pour qu’il soit véridique, puisqu’un procès rationnel ne produit
qu’une description conventionnelle. Williams 166 signale toutes ces nouveautés présentes chez
Marivaux. Par la suite, il prétend que cette conception du caractère est l’élément essentiel de
La Vie de Marianne : « le roman dans son intégralité élabore et développe la conception du
caractère »167.
L’importance de l’observation, la nouvelle mode d’analyse et la conception
innovatrice du caractère ont incité certains à nommer La Vie de Marianne « ni histoire, ni
159
Edward Chauncey Baldwin, art. cit.
Ioan Williams, op. cit.
161
Edward Chauncey Baldwin, art. cit., p. 169: « the innovation, in the introduction into the portrayals of
character of a minute and sentimental analysis of human feelings ».
162
Ioan Williams, op. cit., p. 164: « the accurate representation of human character and circumstance ».
163
Edward Chauncey Baldwin, art. cit., p. 186.
164
Ibid.: « to dissect in a sentimental way the feelings of his creations ».
165
Ibid., p. 171: « an elderly man who has travelled much, and who has cultivated his faculty of observation, and
his habit of reticence ».
166
Ioan Williams, op. cit., p. 165.
167
Ibid.: « the novel as a whole expands and develops the conception of character ».
160
51
roman » 168 mais « nouveau type de fiction » 169. Cette fiction se caractériserait par sa propre
vérité, résidant dans la représentation, les portraits de personnes et de situations.
Edward Chauncey Baldwin rappelle également l’importance de Marivaux à la fin de
son article : « l’analyse minutieuse et sentimentale du sentiment » 170. Il exige aussi une place
plus importante pour Marivaux dans l’histoire de la littérature, puisque sa contribution a été
essentielle pour la fiction : « The importance of this contribution seems to warrant a fuller
recognition of Marivaux’s place in the history of fiction than literary historians have hitherto
accorded him »171.
3.3.
Les jeux/effets de miroir multiples
D’une façon générale, le roman entier forme une série d’effets de miroir. Si nous
recherchons ce terme dans le Dictionnaire International des Termes Littéraires 172, nous ne
trouvons que le sens d’une ressemblance entre la réalité et l’art (métaphore du miroir), et la
relation d’un fragment avec l’oeuvre complète (effet de miroir, mise en abîme). Cependant,
nous entendons le terme d’une autre façon. Selon nous, les portraits de femmes présents dans
le roman, sont tous liés les uns aux autres, d’une façon assez particulière. C’est une séquence
de portraits de femmes mais en même temps, on peut considérer le livre dans son entièreté
comme le portrait de Marianne. Elle décrit, par-ci et par-là, ses propres traits physiques (ou
ce que les autres en pensent), ses caractéristiques morales, son caractère, ses vêtements, sa
chevelure, etcetera. Par ces descriptions mêmes, nous pouvons déjà nous imaginer la fille et
femme qu’est Marianne. Néanmoins, ce sont surtout ses descriptions des autres femmes, ses
actions, ses pensées et ses sentiments largement décrits qui créent un portrait fidèle à la
personne de Marianne.
De cette façon, le livre entier et certains passages spécifiques
constituent l’autoportrait très complet de notre héroïne.
Marianne examine les autres femmes en louant leurs qualités qu’elle apprécie, et en
condamnant celles qu’elle déteste. Elle essaie d’imiter les beaux traits des autres femmes
(comme ceux de Mme Dorsin, par exemple) et elle évite d’adopter les caractéristiques
grossières (d’une Mme Dutour, par exemple). De cette façon, nous aimerions considérer le
portrait de Marianne comme un miroir, un reflet, voire une imitation des autres portraits
168
Ibid., p. 164: « neither history, nor novel ».
Ibid.: « a new kind of fiction ».
170
Edward Chauncey Baldwin, art. cit., p. 187: « the minute and sentimental analysis of feeling ».
171
Ibid.
172
Le site du Dictionnaire International des Termes Littéraires: http://www.ditl.info.
169
52
féminins. Franck Salaün est une des sources qui nous suit dans cette réflexion : « Marianne
cherche très logiquement des appuis et des exemples du côté des femmes »173. Il opine
également que Marianne essaie de se conformer à ses modèles, qui sont Mme de Miran, la
soeur du curé, Mlle de Fare, ... . Il écrit : « Il est d’ailleurs significatif de constater que les
récits de Marianne et de Tervire sont l’occasion d’un large tableau de parcours de femmes qui
les ont plus ou moins marquées. La narratrice se fonde sur son expérience, c’est-à-dire,
principalement – d’après le texte dans son inachèvement – sur les synthèses des vies de
plusieurs femmes »174. Ce premier effet de miroir est donc double : le roman se compose de
portraits féminins, et le roman est le portrait de Marianne.
Nous constatons un second effet de miroir dans la ressemblance, et l’opposition à la
fois, entre la jeune Marianne et la Marianne mûre, la narratrice. Nous ne savons presque rien
de la situation actuelle de cette dernière. Nous ne savons qu’elle est devenue comtesse, et
qu’elle écrit l’histoire de sa jeunesse à son amie. De la jeune Marianne, par contre, nous
savons presque tout : ses amours, ses peurs, bref, l’histoire de sa vie. Cependant, il n’est pas
tout à fait clair jusqu’à quel degré la Marianne mûre transforme les pensées et les sentiments
de la jeune Marianne. Jean Rousset opine que la Marianne narratrice intervient tout le temps
dans le récit : « La Marianne du présent a pour la Marianne du passé le regard d’un autre pour
un personnage dont il connaît la destinée et qui lui est à demi-étranger ; narratrice d’ellemême, mais d’une elle-même éloignée, elle intervient constamment dans le récit »175. Nous
devons à chaque fois nous rappeler qu’il y a toujours la personne plus âgée derrière, et que ce
que nous lisons ne traite pas seulement d’une personne : « Il y a en elle deux femmes, très
distinctes, quoique constamment confondues : la jeune fille et la femme mûre. On est frappé
par son étourderie et sa sagesse. Elle est en même temps naïve et rusée, vaniteuse et honnête.
Avant tout elle est franche » 176. Catherine Gallouët, en revanche, minimise la différence entre
les deux Marianne. Elle essaie de démontrer la ressemblance entre les deux, en développant
tout un raisonnement qui établit un rapport entre la coquetterie de l’auteur (ou de la Marianne
mûre, dans ce cas-là) et les ruses de femmes 177 : « En fin de compte, Marianne, la coquette
qui se représente dans l’église est-elle si différente de Marianne, la femme mûre vivant retirée
du monde et qui se représente dans son texte débridé ? La narratrice nous l’assure, et ce sont
173
Franck Salaün, art. cit., p. 67.
Ibid.
175
Citation de Jean Rousset dans Marivaux ou la structure du double registre. Reprise par Henri Mittérand,
Littérature : textes et documents (XVIIIe siècle), Paris, Nathan, 1987, p. 67.
176
Käthy Lüthi, op. cit., p. 101.
177
Catherine Gallouët, art. cit.
174
53
les bases du « double-registre » si finement relevé par Jean Rousset »178 (cf. supra). Gallouët
pose donc que la narratrice est convaincue du fait que les deux Mariannes sont très
différentes, mais en même temps elle-même trouve qu’elles sont similaires. Par conséquent,
le jeu de miroir entre les deux Marianne est assez ambigu : d’une part, elles sont la même
personne, et elles sont toutes les deux présentes à chaque endroit du texte, mais d’autre part,
elles sont différentes, elle voient les choses d’une tout autre manière. La difficulté est donc de
savoir où une Marianne termine et l’autre commence. Nous ne trancherons pas ici, car cela
nous mènerait trop loin.
Nous avons déjà mentionné que Marianne essaie d’adopter toutes les bonnes qualités
des autres femmes qu’elle décrit. Nous osons même affirmer que Marivaux tente d’esquisser
une image fidèle de la femme idéale et caractéristique de l’époque.
Cela constitue le
troisième effet de miroir : la ressemblance entre Marianne et la femme du XVIIIe siècle.
Käthy Lüthi exprime les mêmes idées : « Marianne est de son pays et de son temps : c’est une
vraie Française du XVIIIe siècle »179. Elle explique que Marianne possède la beauté si
estimée à l’époque, et que sa coquetterie et sa coiffure n’ajoutent qu’à cette beauté.
Cependant, Marianne est plus qu’une femme stéréotypée de l’époque, elle est le modèle,
l’idéal marivaudien. Ce sont ses sentiments instinctifs d’orgueil, de retenue et d’intégrité qui
la rendent idéale : « Marianne n’a pour toute sauvegarde que les principes religieux qu’elle a
reçus dans son enfance, que la pudeur propre à son sexe, qu’un sentiment instinctif de fierté,
que sa droiture naturelle. Mais elle ne succombe pas à la corruption qui l’entoure. Ainsi se
dessinait dans l’esprit de Marivaux le type idéal de la jeune Française » 180.
Béatrice Didier a étudié le nom même de ‘Marianne’. Selon elle, ce nom peut avoir trois
origines possibles. D’abord, c’est un nom assez habituel en littérature. Il est donc possible
que Marivaux ait seulement suivi la tradition littéraire. En deuxième lieu, Didier signale la
valeur symbolique du nom : « Marianne, c’est un diminutif de Marie, le prénom de fille le
plus fréquent, le plus commun, c’est le nom de tout le monde et de n’importe qui : c’est une
forme de désignation qui ne sort pas de l’anonymat »181. Par conséquent, Didier confirme
notre thèse que Marianne ressemble à, ou incarne, une Française typique et quelconque. Elle
a même trouvé un passage dans La Vie de Marianne qui suit ce raisonnement. Marianne ellemême pense que son nom, et sa situation sociale, ne conviennent pas à sa beauté (supérieure)
178
Ibid., p. 238-239.
Käthy Lüthi, op. cit., p. 110.
180
Ibid., p. 111.
181
Béatrice Didier, op. cit., p. 85.
179
54
et à son amour de Valville quand elle dit : « C’est que j’avais si peu l’air d’une Marianne »182.
Elle ajoute la troisième signification de ‘Marianne’ : Marivaux peut aussi avoir trouvé ce nom
dans sa propre vie. Comme l’absence de la mère (mais la présence de beaucoup de mères
succédanées) est une des caractéristiques essentielles du roman, il ne serait pas étonnant que
l’héroïne porte le prénom de la mère de Marivaux. C’est ce que prétend Béatrice Didier, en
établissant un lien entre ‘Marianne’ et le nom de la mère de l’auteur, ‘Marie-Anne’ 183.
Le dernier jeu de miroir est celui entre le personnage, Marianne, et son créateur,
Marivaux. Là aussi, nous remarquons une particularité du nom : il y a une ressemblance
phonétique entre les deux, comme le signale Didier 184. L’effet de miroir entre Marianne et
Marivaux est assez particulier. Les deux sont la même personne, puisque Marianne est une
création de Marivaux. En revanche, ils sont des contraires en même temps, puisque Marianne
est une femme fictive et Marivaux un homme réel. La limite entre les deux est par ailleurs
difficile à tracer : est-ce que Marivaux pense ce qu’il fait penser à Marianne, ou est-ce qu’il
pense qu’elle penserait cela (si elle était réelle) ? Ioan Williams opte pour la première
possibilité en affirmant que « Marianne réfléchit à sa propre position à un moment donné,
dans des mots qui sont assez spéciaux, mais qui nous donnent une bonne idée de la mentalité
de son propre créateur » 185. Franck Salaün, par contre, met l’accent sur l’écart entre Marianne
et Marivaux : « une réflexion sur la place des femmes et un discours en miroir, puisque
l’auteur, lui, est un homme »186. Quoi qu’il en soit, l’effet de miroir entre Marivaux et son
personnage est bel et bien visible, et nous sauterons les détails de cette ressemblance (et à la
fois de cette opposition).
3.4.
Le portrait de Marianne
Avant d’entamer l’analyse du portrait de Marianne, il faut faire quelques observations
importantes. Tout d’abord, son portrait se compose de quelques passages déterminés ainsi
que du roman entier. On trouve des traits de son caractère à chaque endroit du roman : quand
elle décrit ses sentiments, quand elle explique ses actions, quand elle dresse les portraits
d’autres femmes, ... (cf. supra). Béatrice Didier, ne considérant que les passages déterminés,
182
Ibid.
Ibid., p. 161.
184
Ibid.
185
Ioan Williams, op. cit., p. 169: « Marianne reflects on her own position at one time in words which read rather
quaintly but give us a good idea of her creator’s own attitudes ».
186
Franck Salaün, art. cit., p. 55.
183
55
se demande d’ailleurs si un portrait de notre héroïne est bel et bien possible : « Les quelques
éléments que le texte nous livre nous permettent-ils d’établir un portrait de cette
narrataire ? » 187. Cette problématique est inhérente à beaucoup de romans. Claude Labrosse
s’est penché sur cette difficulté dans Julie ou la nouvelle Héloïse de Jean-Jacques
Rousseau 188. Il signale d’abord que Rousseau n’a peut-être pas voulu dresser ou fournir un
portrait de Julie, une attitude assez comparable à celle de Marivaux : « or si, dans ce roman, la
figure de Julie est obsédante et omniprésente, il semble que l’auteur n’ait pas pu ou n’ait pas
voulu en faire réellement le portrait » 189. Par contre, comme c’est aussi le cas dans La Vie de
Marianne, le lecteur découvre à chaque page des éléments qui contribuent au portrait de
l’héroïne : « cependant, le lecteur peut surprendre ça et là les bribes ou les éléments dispersés
d’un portrait » 190. Labrosse reprend enfin notre idée essentielle, à savoir l’avis que le roman
constitue le portrait : « en avançant tout simplement que la figure de Julie n’est peut-être rien
d’autre que l’écriture de la Julie »191.
Une seconde difficulté est la franchise de Marianne. Nous pouvons nous demander si
la comtesse, qui écrit ses mémoires, ne transforme pas les choses, ne se peint pas comme elle
aurait voulu être.
Peut-être qu’elle déguise certains traits et qu’elle en omet d’autres.
D’ailleurs, par son écriture même, elle prend une attention spéciale pour elle-même, sa vanité
surgit par cet acte d’écrire lui-même. Catherine Gallouët nous fait également observer la
duplicité de Marianne sur ce point : « Les mémoires de Marianne ressemblent beaucoup plus
à sa représentation d’elle-même à l’église qu’à un portrait d’après nature »192.
Il est donc très difficile, voire impossible, de dresser un portrait complet et fini de
Marianne. Ce n’est donc pas notre objectif, et nous ne voulons qu’esquisser une image fidèle
de la personne de Marianne, en nous basant sur le portrait général que génère le roman et sur
les fragments spécifiques. Nous essaierons d’établir et de commenter le portrait de Marianne,
en analysant les traits considérés féminins par les dictionnaires (v. 2.1.). Nous remarquerons
qu’ils sont tous commentés dans le roman, et que l’héroïne les possède presque tous. Quant
aux portraits des autres personnages féminins (cf. infra), ils ne portent que sur les traits les
plus saillants chez une femme déterminée. Par conséquent, Marianne est la femme la plus
‘complète’, la plus ‘féminine’ du roman entier. Elle est une femme typique, stéréotypée, elle
187
Béatrice Didier, op. cit., p. 16.
Claude Labrosse, « La figure de Julie dans la Nouvelle Héloïse », in: Kazimierz Kupisz, Gabriel-André
Pérouse, Jean-Yves Debreuille, Le Portrait littéraire, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1988, p. 153-158.
189
Ibid., p. 153.
190
Ibid., p. 154.
191
Ibid., p. 153.
192
Catherine Gallouët, art. cit., p. 237.
188
56
est « furieusement femme »193. Dans les dictionnaires, on trouve à plusieurs reprises deux
séries de caractéristiques féminines : les unes physiques, les autres psychologiques. Nous
suivrons cette distinction dans notre analyse.
3.4.1. Traits physiques
Nous avons repéré beaucoup de propriétés féminines physiques et nous les avons
regroupées dans six catégories : le visage et la physionomie (la beauté en général) ; la voix ; la
toilette, la chevelure, la parure ; le costume, les vêtements ; la faiblesse, la fragilité, la
vulnérabilité ; les charmes, les grâces, le geste. Nous y trouvons des illustrations de chaque
catégorie, mais la voix et le costume constituent des catégories à part.
3.4.1.1. Le visage et la physionomie (la beauté en général)
Marianne décrit sa propre beauté à plusieurs occasions. Quand elle l’évoque, elle met
l’accent sur sa belle physionomie, sur son visage extraordinaire. Elle ne décrit que rarement
son corps, ou sa figure, ce qui est sans doute dû à la tendance moderne, où la physionomie est
l’essentiel de la beauté féminine : « Elle trouve l’âme et le charme de la beauté moderne : la
physionomie. La profondeur, la réflexion, le sourire viennent au regard, et l’oeil parle »194.
D’ailleurs, elle implore la beauté comme un trait qui la rendait plus ou moins célèbre dans les
parages, puisqu’elle était tellement exceptionnelle.
On venait me voir de tous les cantons voisins : on voulait savoir quelle physionomie
j’avais, elle était devenue un objet de curiosité ; on s’imaginait remarquer dans mes
traits quelque chose qui sentait mon aventure, on se prenait pour moi d’un goût
romanesque. J’étais jolie, j’avais l’air fin ; vous ne sauriez croire combien tout cela
me servait, combien cela rendait noble et délicat l’attendrissement qu’on sentait pour
moi. (p. 65) 195
Elle prétend aussi qu’elle a été belle dès un très jeune âge.
avec un visage qui promettait une belle physionomie ; et ce qu’il promettait, il l’a tenu.
(p. 66)
193
Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, La Vie de Marianne, édition présentée, établie et annotée par Jean
Dagen, Paris, Gallimard, coll. Folio Classique, 1997, p. 104.
194
Käthy Lüthi, op. cit., p. 111.
195
Nous avons utilisé la version folio du roman: Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, La Vie de Marianne,
édition présentée, établie et annotée par Jean Dagen, Paris, Gallimard, coll. Folio Classique, 1997.
57
Ce ne sont que deux exemples des nombreuses fois où Marianne loue sa propre beauté.
Nous avons déjà consacré certains paragraphes à l’importance et à la signification de
la beauté d’un personnage féminin (v. 2.3.2.). Aussi avons-nous déjà mentionné qu’une
femme romanesque est toujours belle, c’est une évidence qui précède son existence. Ceci est
encore plus vrai pour Marianne, puisque sa beauté lui permet de se comporter comme
quelqu’un de noble, sa beauté elle-même lui confère une certaine noblesse. Cependant,
Franck Salaün 196 signale que cette beauté ne suffit pas à lui donner une identité. Il met
l’accent sur l’importance de la ‘naissance’, de trouver un ‘état’ (cf. infra).
Par contre,
Marianne est en même temps une des rares personnes qui savent imposer leurs qualités
propres, comme la beauté, aux circonstances.
« La dignité et la vertu étant ses seules
richesses avec sa beauté, elle sent qu’il lui faut fuir les fonctions inférieures et défendre à tout
prix sa réputation 197 ». Jean Fleury évoque la beauté comme une des seules caractéristiques
de Marianne dont elle peut se servir pour se débrouiller : « La voilà donc jetée seule, sans
argent, sans expérience, et jolie, fort jolie, par-dessus le marché, dans ce grand Paris, qui lui
semble un désert » 198.
3.4.1.2. La voix
La voix constitue le second trait féminin. Cependant, il est assez difficile de trouver
des représentations, puisque nous avons affaire à un roman. Néanmoins, la voix de Marianne
est bel et bien présente, et nous pouvons en déduire quelques propriétés, en analysant les
passages où l’héroïne prend la parole. Il y a beaucoup d’exclamations, d’interrogations et de
cris. Il est clair que Marianne élève sa voix à chaque endroit, et qu’elle possède une voix
d’une tessiture élevée. Béatrice Didier compare ses cris à un chant, et le roman entier à un
« opéra pour voix de femmes »199.
3.4.1.3. La toilette, la chevelure et la parure
Marianne décrit souvent comment elle est coiffée, quels bijoux elle porte et comment
elle est maquillée. Elle nous procure des spécificités sur sa chevelure, comme sa couleur
196
Franck Salaün, art. cit., p. 63.
Ibid., p. 65.
198
Jean François Bonaventure Fleury, Marivaux et le marivaudage, suivi d’une comédie etc., Paris, Plon, 1881,
p. 170.
199
Béatrice Didier, op. cit., p. 9.
197
58
(châtain), ainsi que de longues descriptions qui prouvent toutes sa coquetterie (cf. infra) :
« Marivaux se plaira à montrer Marianne se parant : « Je me mis donc vite à me coiffer et à
m’habiller pour jouir de ma parure ; il me prenait des palpitations en songeant combien
j’allais être jolie » (p. 50). Mais c’est la psychologie de la femme qui choisit la couleur d’un
ruban »200. Ces descriptions sont toutes tributaires de la coquetterie, une caractéristique
psychologique que nous commenterons plus tard.
3.4.1.4. Le costume
L’habillement occupe une place particulière parmi les caractéristiques féminines
représentées dans La Vie de Marianne.
Marianne attache beaucoup d’importance à ses
vêtements, mais elle ne les décrit pas en détail. Elle ne les invoque que s’ils sont importants
pour l’histoire, quand elle enlève l’habillement offert par M. de Climal, par exemple.
Béatrice Didier affirme que « dans ce roman au féminin, on aurait pu s’attendre à ce que le
vêtement tienne une place importante »201, ce qui n’est donc pas le cas : « Mais Marivaux ne
perd pas son temps à décrire minutieusement ces vêtements »202. Marivaux ne décrit les
vêtements que lorsqu’ils sont pertinents pour le récit : au début, il jouera un rôle important en
tant que signe de reconnaissance (le lien entre la mère et la fille), ensuite il sera décisif en
l’appartenance à une classe, et enfin il deviendra le symbole du cadeau. En outre, lors de ces
rares moments où l’auteur fait une remarque sur l’habillement, il ne dit pas grand-chose et
reste extrêmement vague : « Ce qui frappe néanmoins, c’est à quel point Marivaux évite la
description proprement dite. Pas de couleur, à peine les formes. Il suffit d’un nom désignant
une partie du vêtement pour que le lecteur qui participe de la même culture, et du même
univers, opère un travail de représentation » 203.
3.4.1.5. La faiblesse, la fragilité, la vulnérabilité
La femme est physiquement plus faible que l’homme. Nous comptons deux épisodes
cruciaux qui illustrent magistralement la fragilité de l’héroïne dans La Vie de Marianne :
l’épisode où Marianne tombe malade, et celui du début du roman dans lequel elle se tord la
cheville.
Tous les deux entraînent des conséquences pour l’histoire.
Au moment où
200
Ibid., p. 87.
Ibid., p. 85.
202
Ibid., p. 86.
203
Ibid., p. 88.
201
59
Marianne tombe malade, Valville cherche à se rapprocher de Mlle Varthon. La blessure du
pied causera la rencontre avec Valville. Cette blessure la met dans une situation où elle est la
victime et où les hommes (le docteur et Valville) la ‘dominent’, pour ainsi dire. Ce fragment
a été analysé par Madeleine Therrien.
Elle met d’ailleurs cet épisode en rapport avec
l’épisode de la malade Mlle Varthon : « Deux filles très belles, souffrant, sont allongées dans
un état passif, offertes aux yeux et au désir de Valville »204. Cependant, elle étend la fragilité
de la femme à un niveau supérieur, car elle prétend qu’il y a une relation directe entre l’état
faible féminin et les rapports sexuels entre hommes et femmes : « L’allusion sexuelle est
particulièrement nette ; la femme est présentée comme un objet au désir de l’homme, dans
une position de faiblesse et d’abandon »205. Nous en reparlerons quand nous analyserons la
soumission de la femme.
3.4.1.6. Les charmes, les grâces, le geste
Les charmes, le geste et l’élégance de Marianne sont ses traits essentiels.
Leur
fonction est la même que celle de la beauté : ils doivent constituer une preuve de sa noblesse
de sang. Ce sont ses atouts physiques qui peuvent convaincre les gens de sa naissance noble.
D’ailleurs, elle confirme elle-même posséder des charmes, et du geste, et elle les met en
rapport avec ses origines aristocratiques.
Je vous avouerai aussi que j’avais des grâces et de petites façons qui n’étaient point
d’un enfant ordinaire ; j’avais de la douceur et de la gaieté, le geste fin [...]. (p. 66)
Elle affirme que ces grâces et sa beauté (« ma figure ») sont ses seules qualités physiques,
mais elles suffisent.
Je n’avais, en un mot, que les grâces que je n’avais pu m’ôter, c’est-à-dire celles de
mon âge et de ma figure, avec lesquelles je pourrai encore me soutenir [...]. (p. 250)
Madeleine Therrien signale l’importance des charmes de Marianne comme éléments qui
peuvent la servir : « Elle [Marianne] tire merveilleusement partie des charmes que lui a
accordés la nature » 206. Käthy Lüthi adopte le même point de vue, mais elle ajoute que notre
204
Madeleine Therrien, art. cit., p. 57.
Ibid.
206
Ibid., p. 59.
205
60
héroïne se rend également compte de ses faiblesses : « Elle [Marianne] n’ignore pas ses
charmes et ne fait point mystère de ses faiblesses devant nous » 207.
3.4.2. Traits psychologiques
3.4.2.1. L’intelligence, l’esprit, l’intuition
Dans La Vie de Marianne, Marivaux montre un intérêt pour « la question de
l’intelligence féminine » 208. Il veut découvrir la façon dont une femme pense. Son héroïne
réfléchit à sa propre vie et écrit ses réflexions à une amie qui, elle aussi, « aimait à
penser » 209. Elle est intelligente et son intuition joue un rôle de premier plan dans le roman.
Son esprit est souvent caractérisé dans le roman. A titre d’exemple, il est vif et raisonnable à
la fois.
[...] j’avais de la douceur et de la gaieté, le geste fin, l’esprit vif [...]. (p. 66)
Songez d’ailleurs aux motifs de consolation que vous avez : un caractère excellent, un
esprit raisonnable et une âme vertueuse valent bien des parents, Marianne. (p. 507)
Marianne possède un esprit, mais en même temps elle est sage, elle possède de la raison.
Allez, je l’aurais deviné, vous avez bien la mine de ce que vous êtes. Madame, vous ne
sauriez croire tout ce qu’on m’en vient de conter ; c’est qu’elle est sage, vertueuse,
remplie d’esprit [...]. (p. 216)
Eh quoi ! avec de la vertu, avec de la raison, avec un caractère et les sentiments qu’on
estime [...]. (p. 459)
Grâce à son esprit, elle sait déchiffrer les sentiments des hommes, et elle est égale à
son mari, voire supérieure : « elle possède du vrai esprit, de la sagacité qui lui permet de
pénétrer les différents caractères des hommes jusqu’aux coins les plus cachés de leur
coeur »210 et « son sexe, sa beauté et son esprit la rendent égale, sinon supérieure, à la
condition de son mari »211. Lüthi prétend même que Marianne est la personnification de la
supériorité spirituelle.
207
Käthy Lüthi, op. cit., p. 101.
Franck Salaün, art. cit., p. 55.
209
Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, op. cit., p. 57.
210
Käthy Küthi, op. cit., p. 108.
211
Ibid.
208
61
Son intuition, ou son instinct (une partie déterminée de son esprit), constituent son
guide par excellence, comme l’affirme Madeleine Therrien : « Marianne doit surmonter
nombre d’obstacles extérieurs, mais il n’y a aucune trace d’aliénation dans ce personnage qui
suit son instinct »212. Selon Ruth Thomas, nous pouvons apercevoir l’intuition de Marianne
dans la manière dont elle dresse les portraits d’autres personnes : « Marianne’s greater
emotional involvement is revealed in her different perspective on the persons she draws. She
approaches people indirectly through her intuition, rather than directly through her senses ;
she interprets rather than sees physically » 213. A première vue, on penserait que son instinct
est plutôt sentimental que mental, qu’elle suit ses sentiments, et qu’elle les préfère à son esprit
en tant que guide. Cependant, nous prouverons que tout est bel et bien ‘calculé’, et qu’elle ne
suit pas aveuglément ses sentiments (cf. 3.4.2.8.).
3.4.2.2. La sensibilité, le sentiment, la douceur, la tendresse
Quand on lit La Vie de Marianne pour la première fois, on a immédiatement
l’impression que Marianne est fort sentimentale. Elle pleure vraiment beaucoup, et elle reste
aimable et douce à chaque occasion, même vis-à-vis de personnes qui ne le méritent peut-être
pas, comme M. de Climal. Edward Chauncey Baldwin partage le même avis : « She has a
heart full of sensibility, « un coeur plein de sensibilité ». Tears fill her eyes on the slightest
provocation. She continually feels a « mélange affreux de sentimens (sic) », every one of
which she carefully dissects and analyzes. Such analyses of the female heart were not known
hitherto in fiction » 214. En même temps, Baldwin signale l’analyse des sentiments, une
nouveauté littéraire à l’époque. Pour cette raison, Frédéric Deloffre ose nommer La Vie de
Marianne un « roman sentimental »215. Il pose que Marianne a une « sensibilité contenue et
digne »216 et que « le crédit accordé au sentiment »217 est un des thèmes essentiels du roman.
La tendresse est une caractéristique sentimentale essentielle. Selon les clichés, la
tendresse est très importante pour une femme. Ceci vaut surtout pour Marianne, car elle
n’accepte pas l’amour de M. de Climal parce qu’il n’y a pas de tendresse dans ses sentiments.
Elle reçoit volontiers l’amour de Valville par contre, car il est pénétré de tendresse.
Madeleine Therrien opine que cette différence est due à la connaissance supérieure de la
212
Madeleine Therrien, art. cit., p. 58.
Ruth P. Thomas, art. cit., p. 28.
214
Edward Chauncey Baldwin, art. cit., p. 181.
215
Frédéric Deloffre, art. cit., p. 186.
216
Ibid.
217
Ibid., p. 187.
213
62
femme de Marivaux : « Marivaux analyse finement la psychologie féminine : la femme
consent à être objet de désir à la condition que la tendresse ennoblisse le rapport
physique »218.
Il faut signaler que la sentimentalité de Marianne est due à deux facteurs : son
caractère et la convention.
D’un côté, elle est un être sentimental, elle est sincère et
émotionnelle, mais d’un autre côté, le roman suit les conventions romanesques propres à
l’époque. Käthy Lüthi a également remarqué cette différence : « On ne peut nier qu’il y ait
dans ce roman, outre beaucoup de sentiment vrai et sincère, un peu de cette sensibilité
conventionnelle et de cet intellectualisme du XVIIIe siècle » 219.
3.4.2.3. La vertu, la dignité, l’âme, la réputation
Sur le plan psychologique, il y a deux traits qui caractérisent Marianne à merveille :
son âme vertueuse et sa coquetterie. Marianne se comporte conformément à la vertu et elle se
veut digne.
Dans le roman, nous comptons un nombre infini de références à son âme
vertueuse.
Songez d’ailleurs aux motifs de consolation que vous avez : un caractère excellent, un
esprit raisonnable et une âme vertueuse valent bien des parents, Marianne. (p. 507)
La vertu est inhérente à son âme, elle n’est pas seulement vertueuse parce qu’il est beau de
l’être.
« Marianne ne préserve pas seulement sa vertu extérieurement ; elle est même
intérieurement tout à fait vertueuse.
Sa conduite est toujours bien motivée
psychologiquement » 220.
Marivaux ne touche jamais à la dignité de notre héroïne. Dans l’épisode chez le
ministre, par exemple, elle ne perd rien de son air digne. Cette conception de Marianne
rattache le roman à la tradition romanesque et galante, comme le souligne Deloffre 221.
Encore selon Deloffre, la nécessité première d’une jeune fille est de garder sa vertu
(celle d’un jeune homme est de faire fortune). Marianne n’évoque jamais ses souvenirs
d’enfance, et il paraît que peu de son éducation a survécu à son enfance : elle a été élevée par
la soeur du curé, mais ses pratiques religieuses sont assez menues, elle ne va à l’église que
pour se montrer aux gens.
Elle n’avait pas d’identité, ni d’éducation scolaire.
Par
218
Madeleine Therrien, art. cit., p. 54.
Käthy Lüthi, op. cit., p. 110.
220
Ibid., p. 100-101.
221
Frédéric Deloffre, op. cit., p. 28.
219
63
conséquent, elle n’a que sa vertu qui lui est propre, qu’elle possède depuis son enfance :
« Seul son attachement authentique à la vertu paraît avoir survécu à son enfance » 222. Salaün
partage le même avis de Therrien : il prétend que sa beauté, sa dignité et sa vertu sont ses
seules richesses.
Marianne se rend compte de son ‘empire’ : elle sait séduire les hommes, elle sait les
manipuler (cf. infra). Cependant, comme le signale Therrien, « elle en use avec grande
habileté, tout en restant vertueuse » 223. Marianne continue à avancer vers son but, tout en
conservant une vertu qu’elle sait maintenir malgré les difficultés de la vie.
L’âme de Marianne est très importante pour son caractère. Elle soumet toute la
personnalité et domine toutes les autres facultés. Selon Deloffre, elle a même une âme
noble 224. Quoi qu’il en soit, elle possède une âme supérieure, car elle fait tout pour se
défendre : « This tendency to go any lengths in the defence of her reputation [...] is also
something which the more respectable characters respond to as indicating the possession of a
soul of a higher order » 225. L’âme et l’orgueil sont étroitement liés, toujours selon Williams.
En fait, il considère l’âme comme une version raffinée de l’orgueil. Il illustre cette prise de
position par un épisode du roman, quand elle enlève ses habits en présence de M. de Climal,
qui l’a insultée. Il explique que cette insulte, qui nuit à son orgueil, pousse Marianne à tout
faire pour rétablir sa réputation, son âme : « Passionate resentment of an affront to her pride
stimulates the soul to throw aside all considerations but those which will re-establish the
reputation » 226.
Ainsi, nous pouvons faire le pont entre l’âme et la dignité d’une part et la réputation
d’une autre. Marianne sait que sa réputation est son atout le plus précieux, et elle fait tout
pour la défendre. Elle se conforme aux demandes des gens, de la société. Marianne dit ellemême qu’elle essaie de mettre son comportement sur le même plan que celui que les gens lui
attribuent.
En un mot, je me proposai une conduite qui était fière, modeste, décente, digne de
cette Marianne dont on faisait tant de cas [...]. (p. 460)
222
Madeleine Therrien, art. cit., p. 52.
Ibid., p. 56.
224
Frédéric Deloffre, op. cit, p. 28.
225
Ioan Williams, op. cit., p. 169.
226
Ibid., p. 168.
223
64
3.4.2.4. L’amour-propre, l’orgueil, la vanité
« L’amour-propre est aussi l’apanage des femmes 227 ». Comme le formule Catherine
Gallouët, l’amour-propre est une propriété typiquement féminine. C’est une caractéristique
voisine de l’orgueil, également un trait stéréotypé de la femme.
[…] et il est vrai que, du côté de la vanité, je menaçais déjà d’être furieusement
femme. Un ruban de bon goût, ou un habit galant, quand j’en rencontrais, m’arrêtait
tout court, je n’étais plus de sang-froid [...]. (p. 104)
Il est possible que l’orgueil soit le trait qui domine tous les autres. Avant, nous avons
prétendu que la vertu était essentielle, mais nous y avons ajouté que Marianne ne se comporte
de façon vertueuse qu’afin de défendre sa réputation. Le souci de la réputation se trouve
d’ailleurs assez proche de l’orgueil et de la vanité, puisqu’ils ont tous le même but : se
présenter comme un être de goût et vertueux. Ioan Williams évoque les mots de Marianne à
ce sujet, et confirme qu’aucune autre caractéristique ne peut égaler l’orgueil : « She
[Marianne] says elsewhere that pride is previous in date and nearer to the centre of being than
virtue ; no matter how virtuous we are, virtue itself cannot rival pride, the instinct for selfconsideration as a motive of action » 228.
La vanité est le mobile des actions de Marianne : elle accepte des cadeaux trop chers
de M. de Climal, bien qu’elle connaisse sans doute son motif. Lüthi va même plus loin en
posant que non seulement les actions de Marianne sont guidées par sa vanité, mais que ses
sentiments et son amour sont influencés par l’orgueil : « l’orgueil est la source même de sa
passion »229. Elle explique que Marianne est déçue moins par l’infidélité même de Valville,
que parce qu’elle n’aura pas de mariage noble. Elle ajoute même qu’ « elle accepte Valville
pour la vie qu’il va lui ouvrir, pour le luxe et les coquetteries qu’il doit lui permettre » 230.
En un mot, son orgueil et son âme sont essentiels, l’orgueil ayant encore plus
d’importance. Quand elle apprend l’infidélité de Valville, par exemple, elle est vexée dans
son âme, mais c’est surtout son orgueil, ou sa vanité, qui ont été blessés : « elle ressent une
blessure de vanité, et non du désespoir »231.
227
Catherine Gallouët, art. cit., p. 228.
Ioan Williams, op. cit., p. 166.
229
Ibid., p. 109.
230
Ibid.
231
Madeleine Therrien, art. cit., p. 58.
228
65
3.4.2.5. La coquetterie
Selon Marivaux, qui dit coquetterie, dit féminité. Une femme ne sait pas être une
femme sans être coquette. Marivaux a d’ailleurs consacré un essai à ce sujet, et Baldwin en
reprend, en anglais, quelques phrases : « Women [...] have a sentiment of coquetry that never
leaves their minds. It is violent on occasions of excitement, sometimes quiescent, but always
present, always on the alert. In brief it is the unfailing impulse of their lives ; it is the sacred
fire that never goes out.... A woman who is no longer a coquette, is a woman that has ceased
to exist »232.
Nous avons déjà traité de la coquetterie dans l’oeuvre de Marivaux (v. 2.3.3.), et nous
approfondirons cette analyse en étudiant le cas de Marianne. Sa coquetterie culmine à la fin
de la première partie du roman ou lors de « la fameuse scène de l’église » 233. Elle n’y va que
pour se montrer aux gens, pour se vanter de ses atouts. Elle se met où tout le monde peut la
voir, et d’une telle façon qu’ils peuvent admirer ses traits les plus beaux. Elle emploie la
coquetterie pour séduire, et pour cacher sa personnalité. En fait, la coquetterie, elle aussi, fait
partie de son instinct, et elle est très consciente de cette industrie : « la coquetterie lui est une
seconde nature et ne trahit ni sa personnalité ni ses pulsions profondes »234.
Nous référons à notre analyse de la vanité et de l’amour-propre, qui, en réalité,
complète l’étude de la coquetterie, puisqu’il est difficile de distinguer la vanité de la
coquetterie d’une part, et l’amour-propre de la coquetterie d’une autre.
3.4.2.6. La passivité, la soumission
La soumission est un trait féminin qui était plus ou moins dépassé à l’époque de
Marivaux. Marianne se rapproche déjà beaucoup de la femme moderne. Elle est l’égale de
Valville, et elle ose se révolter contre la perfidie de M. de Climal. Marianne est une femme
résistante, elle est « active dans sa résistance, stoïque quelquefois »235. Elle ose dire non dans
des situations qui peuvent lui nuire.
La passivité de l’héroïne, par contre, est également bel et bien présente dans le roman.
Fréderic Deloffre classe La Vie de Marianne dans le genre romanesque ou galant à cause de
232
Edward Chauncey Baldwin, art. cit., p. 173.
Catherine Gallouët, art. cit., p. 236.
234
Madeleine Therrien, art. cit., p. 58.
235
Frédéric Deloffre, art. cit., p. 188.
233
66
cette passivité entre autres : « Si nous rattachons ce roman au genre romanesque ou galant, ce
n’est pas seulement parce qu’il en porte les caractères, passivité de l’héroïne, rôle du hasard,
conception de l’amour comme un sentiment noble, c’est aussi parce qu’il en procède
génétiquement » 236. Selon nous, Marianne n’est pas aussi passive que Deloffre le prétend.
Nous venons de souligner son activité dans sa défense, dans sa résistance. Il vaudrait mieux
affirmer la passivité apparente de Marianne, mais l’activité sous-jacente est bel et bien
présente à chaque page du roman.
3.4.2.7. La duplicité, la perfidie, les ruses
Nous avons déjà fait entendre que Marianne, par le biais de son amour-propre et de sa
coquetterie, sait séduire et cacher ses vrais sentiments. Elle joue un jeu subtil et elle ruse avec
les hommes, tout en se présentant comme une fille innocente et inoffensive, et elle joue la
modestie auprès des femmes. L’illustration par excellence de son jeu de fille naïve est sa
conduite envers M. de Climal : elle fait semblant de ne pas connaître ses motifs, mais en
réalité « elle décode aisément la signification du comportement masculin, mais feint
habilement de l’ignorer » 237. Quant à sa modestie simulée, elle est consciente du fait qu’elle
possède beaucoup de charme, mais « elle sait feindre l’ignorance de ses charmes et de ses
avantages devant ses amies ; elle est diplomate »238.
En réalité, par contre, elle sait « lire dans les coeurs des hommes » 239 et elle possède
« une connaissance extrêmement fine et profonde du coeur des hommes » 240. La plupart des
critiques littéraires l’accusent de tout faire par « calcul conscient » 241, en « calculant
froidement » 242. Là encore, elle feint habilement d’être innocente et joue « la jeune femme
prétendument incapable de calcul et de séduction » 243.
A l’encontre de toutes ces données, Marianne elle-même prétend qu’elle est une fille
tout à fait honnête.
Pour moi, j’avais le caractère trop vrai pour me conduire de cette manière-là ; je ne
voulais ni faire le mal, ni sembler le promettre : je haïssais la fourberie, de quelque
236
Frédéric Deloffre, op. cit., p. 6.
Madeleine Therrien, art. cit., p. 54.
238
Käthy Lüthi, op. cit., p. 102.
239
Ibid., p. 109.
240
Ibid., p. 106.
241
Ibid., p. 102.
242
Edward Chauncey Baldwin, art. cit., p. 181.
243
Franck Salaün, art. cit., p. 65.
237
67
espèce qu’elle fût, surtout celle-ci, dont le motif était d’une bassesse qui me faisait
horreur. (p. 104)
Sans doute Marianne veut-elle se présenter comme une fille honnête et sincère, mais elle est
très consciente de ses ruses et de sa coquetterie. La Marianne narratrice se rend d’ailleurs
compte du fait que, comme jeune fille, elle était vaine et perfide. Elle essaie de justifier son
comportement en soulignant son caractère honnête : « C’est d’ailleurs la plume d’une
comtesse souriante et sereine qui retrace ses souvenirs de jeunesse teintés d’indulgence et
d’ironie »244. Comme nous l’avons déjà signalé plus haut, elle use de l’écriture même pour se
justifier, pour déguiser certains traits et pour en mettre en valeur d’autres.
3.4.3. Conclusions
Les traits physiques sont évidemment secondaires dans ce roman sentimental, qui est
une analyse de l’âme féminine. En outre, la plupart de ces traits ne jouent qu’un rôle restreint
dans le récit.
Il semble que seuls la beauté et les charmes soient d’une importance
considérable. Elles sont essentielles pour Marianne, en tant que ‘preuves’ de sa noblesse. Les
autres propriétés – la voix, le costume et la toilette – sont purement fonctionnelles, afin de
souligner une caractéristique psychologique, comme la coquetterie.
Nous pouvons résumer les traits psychologiques de Marianne en quelques mots : la
vertu, l’orgueil et la fausseté. Si nous y ajoutons la sensibilité et l’intuition, nous pouvons
nous imaginer Marianne telle qu’elle est. En premier lieu, Marianne veut avant tout être
vertueuse. C’est son seul moyen de prouver sa noblesse de sang, qu’elle est convaincue de
posséder. Ses vertus ne sont pas feintes, elle les possède vraiment, tant pour son extérieur que
pour ses sentiments. Deuxièmement, l’orgueil, et la réputation, sont les moteurs essentiels de
l’action. Marianne se défend quand son orgueil a été affecté, elle veut à tout prix garder sa
réputation impeccable. En troisième lieu, la fausseté joue un rôle de premier plan dans La Vie
de Marianne. L’héroïne, avec sa coquetterie, son amour-propre, sa vanité et ses ruses, joue
l’innocence et la naïveté, bien qu’elle soit très consciente de ce qu’elle fait. Elle fait tout par
calcul, et elle essaie d’atteindre ses buts, même ci cela implique qu’elle doit compromettre sa
sincérité.
244
Madeleine Therrien, art. cit., p. 59.
68
3.5.
Les portraits féminins secondaires
En lisant La Vie de Marianne, le lecteur remarque immédiatement l’omniprésence de
filles et de femmes. Elles jouent des rôles de premier plan, tout le roman se concentre en
leurs actions et, surtout, leurs sentiments et pensées. Les hommes n’agissent ou ne parlent
que rarement. Ils sont là, mais, pour ainsi dire, seulement pour ‘remplir’ le roman, en tant que
‘décor’, seulement pour soutenir les femmes en leur donnant de la matière à parler ou agir.
Pour que le lecteur puisse s’imaginer les personnages, Marivaux lui fournit
énormément de portraits, ‘une galerie de portraits’. Ces portraits sont nombreux et parfois
assez longs, car ils peuvent même s’étendre à plus de dix pages, comme celui de Mme Dorsin.
Là encore, les portraits féminins sont fort plus nombreux que les masculins : Marianne dresse
le portrait de presque toutes les femmes qui jouent le moindre rôle dans le roman (Mlle
Toinon, par exemple), même celles qui ne sont pas nommées, tandis qu’elle ne fait jamais le
portrait de Valville, le personnage masculin principal. Elle n’omet presque personne, et elle
décrit des gens de toutes les classes de la société. Par conséquent, nous pouvons nous
demander si cette soi-disante autobiographie n’est pas un prétexte pour pouvoir présenter, par
le biais de portraits, toutes ces dames si importantes dans la vie de Marianne.
Nous avons divisé les portraits féminins en deux catégories : individuels et collectifs.
Les individuels constituent la classe la plus importante, et elle se compose des portraits de
Mme Dorsin, de Mme de Miran et de Tervire. Ce sont les portraits les plus longs du roman,
mais le cas de Tervire est une exception. C’est un portrait un peu à part, puisque, comme
c’est le cas pour celui de Marianne, son portrait comprend toute son histoire (les trois
dernières parties du roman). L’analyse de son portrait sera donc différente de celle des autres,
mais nous ne l’approfondirons pas autant que celle de Marianne. A cette classe de portraits
individuels, nous avons ajouté quelques portraits mineurs, comme ceux de la soeur du curé, de
Mlle de Fare et de Mlle Varthon.
Nous ne les analyserons pas en détail, mais nous
signalerons néanmoins leur importance. Les portraits collectifs, ensuite, seront analysés de
façon assez poussée. Nous rappellerons certains portraits individuels qui représentent la
classe en question (Mme Dutour comme représentante de la classe des marchandes, par
exemple). Nous terminerons l’analyse, enfin, en tirant quelques conclusions et en évoquant
quelques opinions de critiques littéraires.
69
3.5.1. Les portraits individuels
3.5.1.1. Mme Dorsin
Le portrait de Mme Dorsin est le portrait le plus long et le plus développé du roman
entier (et nous nous limiterons à quelques fragments), bien qu’elle ne joue qu’un rôle fort
mineur dans l’action. La raison de ce paradoxe est assez claire : comme ce portrait est un
portrait à clef de Mme de Tencin, Marivaux a voulu lui rendre hommage le plus possible, car
elle est une amie proche et personnelle de l’auteur. Par conséquent, c’est un point de vue
personnel, et Marivaux évite d’employer des expressions élogieuses toutes faites. Il veut
mettre l’accent sur ses vertus et déguiser ses défauts.
Comme c’est le cas pour la plupart des portraits, Marianne s’attarde d’abord quelques
instants sur sa physionomie, son visage. Elle ne sait la capter par des mots, et elle essaie de la
présenter en l’appelant la personnification de la beauté. Selon elle, c’est une beauté délicate,
vive, fière et spirituelle.
Mme Dorsin était beaucoup plus jeune que ma bienfaitrice. Il n’y a guère de
physionomie comme la sienne, et jamais aucun visage de femme n’a tant mérité que le
sien qu’on se servît de ce terme de physionomie pour le définir et pour exprimer tout
ce qu’on en pensait en bien. (p. 273)
Personnifions la beauté, et supposons qu’elle s’ennuie d’être si sérieusement belle,
qu’elle veuille essayer du seul plaisir de plaire, qu’elle tempère sa beauté sans la
perdre, et qu’elle se déguise en grâce ; c’est à Mme Dorsin à qui elle voudra
ressembler. Et voilà le portrait que vous devez vous faire de cette dame. (p. 273)
Ensuite, la narratrice se penche sur l’esprit extraordinaire de cette femme. Il est clair
que Mme Dorsin est femme d’esprit. Elle a son propre salon, et elle occupe donc une place
dans la vie intellectuelle.
Marianne veut mettre l’accent sur son esprit supérieur en le
comparant à celui de Mme de Miran (cf. infra). Son esprit n’est que médiocre, mais l’esprit
de Mme Dorsin est capable de comprendre tout, et sait pénétrer chacun.
Supposons la plus généreuse et la meilleure personne du monde, et avec cela la plus
spirituelle, et de l’esprit le plus délié. (p. 278)
[...] mais, comme vous avez été frappée du portrait que je vous ai fait de la meilleure
personne du monde, qui, du côté de l’esprit, n’était que médiocre, j’ai été bien aise de
vous disposer à voir sans prévention un autre portrait de la meilleure personne du
monde aussi, mais qui avait un esprit supérieur [...]. (p. 280-281)
70
Avec Mme Dorsin, ce n’était pas de même ; tout ce que vous n’osiez lui dire, son
esprit le pénétrait ; il en instruisait son cœur, il l’échauffait de ses lumières, et lui
donnait pour vous tous les degrés de bonté qui vous étaient nécessaires. (p. 281)
Elle est aussi bonne et généreuse que Mme de Miran. Elle ne se vante pas de sa bonté,
elle est plutôt modeste et désintéressée : « elle est aussi désintéressée et noble que son
amie » 245. Sa modestie est mise en valeur dans sa façon de se comporter quand elle parle avec
des gens qui ont moins d’esprit. Elle adapte immédiatement ses mots et son esprit à leur
niveau, parce qu’elle ne veut pas se montrer au-dessus d’eux. Elle laisse ces personnes étaler
et se vanter de leur propre esprit, tout en restant modeste et en les louant.
[...] et Mme Dorsin, qui avait bien plus d’esprit que ceux qui en ont beaucoup, ne
s’avisait point d’observer si vous en manquiez avec elle, et n’en désirait jamais plus
que vous n’en aviez ; et c’est qu’en effet elle n’en avait elle-même alors pas plus qu’il
vous en fallait.
Non pas qu’elle vous fît la grâce de régler son esprit sur le vôtre : il se trouvait d’abord
tout réglé, et elle n’avait point d’autre mérite à cela que celui d’être née avec un esprit
naturellement raisonnable et philosophe, qui ne s’amusait pas à dédaigner ridiculement
l’esprit de personne, et qui ne sentait rapidement le vôtre que pour s’y conformer sans
s’en apercevoir. (p. 283)
Après l’analyse de son esprit, la narratrice se consacre à l’âme de Mme Dorsin. Elle a
l’âme digne, vertueuse, courageuse et généreuse. Elle cache sa tristesse ou sa douleur pour ne
pas les mettre sur le dos des autres. Bref, elle reste digne dans toutes les circonstances.
Une âme qui ne vous demande rien pour les services qu’elle vous a rendus, sinon que
vous en preniez droit d’en exiger d’autres, qui ne veut rien que le plaisir de vous voir
abuser de la coutume qu’elle a de vous obliger, en vérité, une âme de ce caractère a
bien de la dignité. (p. 282)
Mme Dorsin, à cet excellent cœur que je lui ai donné, à cet esprit si distingué qu’elle
avait, joignait une âme forte, courageuse et résolue ; de ces âmes supérieures à tout
événement, dont la hauteur et la dignité ne plient sous aucun accident humain ; qui
retrouvent toutes leurs ressources où les autres les perdent ; qui peuvent être affligées,
jamais abattues ni troublées ; qu’on admire plus dans leurs afflictions qu’on ne songe à
les plaindre ; qui ont une tristesse froide et muette dans les plus grands chagrins, une
gaieté toujours décente dans les plus grands sujets de joie. (p. 286)
La coquetterie est la seule faiblesse qu’on puisse lui reprocher. Marianne décrit
d’abord le dégoût de cette femme de plaire aux autres, mais ensuite elle signale que Mme
Dorsin étale ce dégoût peut-être pour que l’on le remarque.
245
Elle avoue que c’est une
Käthy Lüthi, op. cit., p. 113.
71
faiblesse, mais que c’est la faiblesse la plus pardonnable. D’ailleurs, comme elle estime
beaucoup cette femme, elle n’ose même pas qualifier ce trait de ‘vice’, mais seulement de
‘faiblesse’.
A la vérité, ce dégoût qu’elle avait pour tous ces petits moyens de plaire, peut-être
était-elle bien aise qu’on le remarquât ; et c’était là le seul reproche qu’on pouvait
hasarder contre elle, la seule espèce de coquetterie dont on pouvait la soupçonner en la
chicanant. Et en tout cas, si c’est là une faiblesse, c’est du moins de toutes les
faiblesses la plus honnête, je dis même la plus digne d’une âme raisonnable, et la seule
qu’elle pourrait avouer sans conséquence. Il est naturel de souhaiter qu’on nous rende
justice ; la plus grande de toutes les âmes ne serait pas insensible au plaisir d’être
connue pour telle. (p. 275-276)
Le portrait de Mme Dorsin est exhaustif et long. Par conséquent, nous n’avons repris
que les passages qui nous semblent essentiels. D’ailleurs, ce portrait est l’occasion par
excellence pour la narratrice de commencer à philosopher et à digresser sur beaucoup de ses
traits. Elle évoque le caractère d’autres dames, et elle oppose ou compare Mme Dorsin à
chacune d’entre elles. Cependant, les propriétés commentées constituent bel et bien un
portrait véritable de cette femme.
En fin de compte, nous sommes convaincue de son
amabilité, de son esprit supérieur et de sa modestie. La narratrice l’appelle même « la
meilleure femme du monde » (cf. supra).
Enfin ses qualités et son caractère la rendaient si considérable et si importante, qu’il y
avait de la distinction à être de ses amis, de la vanité à la connaître, et du bon air à
parler d’elle équitablement ou non. (p. 287)
3.5.1.2. Mme de Miran
Le portrait de Mme de Miran est parsemé dans le roman. Cependant, Marianne
consacre quelques pages spécifiques à elle. Elle s’excuse même de la longueur de ce passage.
Telle était Mme de Miran, sur qui j’aurais encore bien des choses à dire ; mais à la fin,
je serais trop longue ; et si par hasard vous trouvez déjà que je l’aie été trop, songez
que c’est ma bienfaitrice, et que je suis bien excusable de m’être un peu oubliée dans
le plaisir que j’ai eu de parler d’elle. (p. 227)
Ajoutons à ce portrait les remarques sur elle dans le portrait de Mme Dorsin, où Marianne ne
cesse de comparer ces deux femmes, ainsi que ses actions à travers le roman entier, et nous
avons un portrait bel et bien complet de cette femme extraordinaire. En conséquence, c’est un
72
des « full-scale portraits » 246, ce qui est bien normal, vu l’importance de cette femme dans le
roman. Comme l’explique Käthy Lüthi, « il était nécessaire de nous faire bien connaître Mme
de Miran, puisque c’est d’elle que va dépendre en grande partie la destinée de Marianne » 247.
Tout comme le portrait de Mme Dorsin, c’est un portrait positif d’une femme mûre248.
Leurs qualité morales sont leurs traits les plus saillants ainsi que leur indulgence et la bonté de
leur caractère. Elles sont indépendantes financièrement et bien placées dans la société. Elles
mènent une vie mondaine et elle ne sont plus agitées, mais sereines.
Quant aux traits physiques de Mme de Miran, Marianne se limite à sa physionomie (sa
beauté) et sa taille, « et nous ne savons pas grand-chose finalement de son allure
générale » 249. Il semble que Marianne ne veuille pas trop insister sur le physique de sa
bienfaitrice, puisqu’elle lie immédiatement des traits de caractère à sa physionomie.
Ma bienfaitrice, que je ne vous ai pas encore nommée, s’appelait Mme de Miran, elle
pouvait avoir cinquante ans. Quoiqu’elle eût été belle femme, elle avait quelque chose
de si bon et de si raisonnable dans la physionomie, que cela avait pu nuire à ses
charmes, et les empêcher d’être aussi piquants qu’ils auraient dû l’être. (p. 223-224)
Or, à cette physionomie plus louable que séduisante, à ces yeux qui demandaient plus
d’amitié que d’amour, cette chère dame joignait une taille bien faite, et qui aurait été
galante, si Mme de Miran l’avait voulu, mais qui, faute de cela, n’avait jamais que des
mouvements naturels et nécessaires, et tels qu’ils pouvaient partir de l’âme du monde
de la meilleure foi. (p. 224)
Sa beauté est supplantée par sa bonté, et sa taille bien faite l’est par son manque de
coquetterie. Elle élabore l’effet nuisible de la bonté sur la beauté.
Quand on a l’air si bon, on en paraît moins belle ; un air de franchise et de bonté si
dominant est tout à fait contraire à la coquetterie ; il ne fait songer qu’au bon caractère
d’une femme, et non pas à ses grâces ; il rend la belle personne plus estimable, mais
son visage plus indifférent : de sorte qu’on est plus content d’être avec elle que curieux
de la regarder. Et voilà, je pense, comme on avait été avec Mme de Miran ; on ne
prenait pas garde qu’elle était belle femme, mais seulement la meilleure femme du
monde. (p. 224)
Par conséquent, la caractéristique qui définit le mieux son caractère, est la bonté, la véritable
et naturelle bonté. Elle veut aider Marianne à cause de cette vraie bonté, et non pas parce
qu’il paraît beau de l’être. Elle est une femme généreuse et très susceptible d’émotions. Elle
ne peut se passer d’aider cette jeune fille, et « elle se montre prompte à sacrifier tous les
246
Ruth P. Thomas, art. cit., p. 28.
Käthy Lüthi, op. cit., p. 112.
248
Madeleine Therrien, art. cit., p. 60.
249
Béatrice Didier, op. cit., p. 90.
247
73
préjugés du rang et tous les intérêts de la fortune » 250. Marianne ne cesse d’évoquer cette
bonté, et d’en commenter les spécificités. Elle souligne que c’est une vertu, et non pas une
bonté sotte ou aveugle.
Fût-il question des choses les plus indifférentes, Mme de Miran ne pensait rien, ne
disait rien qui ne se sentît de cette abondance de bonté qui faisait le fond de son
caractère. Et n’allez pas croire que ce fût une bonté sotte, aveugle, de ces bontés d’une
âme faible et pusillanime, et qui paraissent risibles même aux gens qui en profitent.
Non, la sienne était une vertu ; c’était le sentiment d’un cœur excellent ; c’était cette
bonté proprement dite qui tiendrait lieu de lumière, même aux personnes qui
n’auraient pas d’esprit, et qui, parce qu’elle est vraie bonté, veut avec scrupule être
juste et raisonnable, et n’a plus envie de faire un bien dès qu’il en arriverait un mal.
(p. 225)
Cette bonté provoque une attitude tolérante à l’égard d’autres personnes. Marianne évoque
des personnes peu estimables, telles que les grands parleurs, les ingrats, les fripons et les
menteurs, et elle loue l’attitude de Mme de Miran envers eux : elle est aimable envers chacun
d’entre eux.
Elle pardonnait aux grands parleurs, et riait bonnement en elle-même de l’ennui qu’ils
lui donnaient, et dont ils ne se doutaient pas.
Trouvait-elle des esprits bizarres, entêtés, qui n’entendaient pas raison ? elle prenait
patience, et n’en était pas moins leur amie ; eh bien ! c’étaient d’honnêtes gens qui
avaient leurs petits défauts, chacun n’avait-il pas les siens ? et voilà qui était fini. Tout
ce qui n’était que faute de jugement, que petitesses d’esprit, bagatelle que cela avec
elle ; son bon cœur ne l’abandonnait pour personne, ni pour les menteurs qui lui
faisaient pitié, ni pour les fripons qui la scandalisaient sans la rebuter, pas même pour
les ingrats qu’elle ne comprenait pas. (p. 226-227)
Cependant, elle ne tolère pas tout le monde. Elle déteste les personnes méchantes, comme les
coquettes trompeuses, parce que celles-là manquent de caractère et ont l’esprit corrompu.
Elle ne se refroidissait que pour les âmes malignes ; elle aurait pourtant servi les
personnes de cette espèce, mais à contrecœur et sans goût : c’était là ses vrais
méchants, les seuls qui étaient brouillés avec elle, et contre qui elle avait une rancune
secrète et naturelle qui l’éloignait d’eux sans retour.
Une coquette qui voulait plaire à tous les hommes était plus mal dans son esprit qu’une
femme qui en aurait aimé quelques-uns plus qu’il ne fallait ; c’est qu’à son gré il y
avait moins de mal à s’égarer qu’à vouloir égarer les autres ; et elle aimait mieux
qu’on manquât de sagesse que de caractère ; qu’on eût le cœur faible, que l’esprit
impertinent et corrompu. (p. 227)
250
Ibid.
74
Mme de Miran est plutôt une femme de coeur que d’esprit. Elle a l’esprit doux et
sensé, mais ce n’est pas un esprit extraordinaire. Son coeur, par contre, est très aimable,
comme l’illustre d’ailleurs sa bonté exceptionnelle. En comparant son esprit avec celui de
Mme Dorsin, Marianne le qualifie d’ordinaire et de médiocre.
Quant à l’esprit, je crois qu’on n’avait jamais songé à dire qu’elle en eût, mais qu’on
n’avait jamais dit qu’elle en manquât. C’était de ces esprits qui satisfont à tout sans se
faire remarquer en rien ; qui ne sont ni forts ni faibles, mais doux et sensés ; qu’on ne
critique ni qu’on ne loue, mais qu’on écoute. (p. 225)
Vous vous souvenez que, dans Mme de Miran, je vous ai peint une femme d’un esprit
ordinaire, de ces esprits qu’on ne loue ni qu’on ne méprise, et qui ont une raisonnable
médiocrité de bon sens et de lumière ; au lieu que je vais parler d’une femme qui avait
toute la finesse d’esprit possible. (p. 278)
Quand Marianne dresse le portrait de Mme Dorsin, elle critique néanmoins le coeur tant loué
de Mme de Miran. Bien que son coeur soit tellement grand et qu’elle ait une bonté sans
égale, son esprit limite ces qualités. Elle fait beaucoup pour d’autres personnes, mais elle ne
fait que ce qui lui est demandé.
Par exemple, Mme de Miran , avec tout le bon cœur qu’elle avait, ne faisait pour vous
que ce que vous la priiez de faire, ou ne vous rendait précisément que le service que
vous osiez lui demander ; je dis que vous osiez, car on a rarement le courage de dire
tout le service dont on a besoin, n’est-il pas vrai ? On y va d’ordinaire avec une
discrétion qui fait qu’on ne s’explique qu’imparfaitement.
Et avec Mme de Miran, vous y perdiez ; elle n’en voyait pas plus que vous lui en
disiez, et vous servait littéralement.
Voilà ce que produisait la médiocrité de ses lumières ; son esprit bornait la bonté de
son cœur. (p. 281)
Marianne dresse d’abord indépendamment le portrait de Mme de Miran. Elle la loue à
chaque occasion, et elle respecte surtout sa bonté. Cependant, quand elle décrit Mme Dorsin,
elle la compare avec cette femme et Mme de Miran ne paraît pas tant exceptionnelle. En un
mot, Marianne estime Mme Dorsin plus que Mme de Miran, et, en conséquence, elle est
discréditée.
3.5.1.3. Tervire
Comme nous l’avons déjà signalé, Tervire constitue un cas spécial. Il n’y a presque
pas de remarques sur elle qui peuvent contribuer à un portrait, mais, par le biais de ses
75
pensées et de ses actions, il est néanmoins possible d’en dresser un. La seule description
d’elle-même dans le roman traite de sa douceur, de sa docilité.
Il est vrai que j’étais née douce, et qu’avec le caractère que j’avais, rien ne m’aurait
plus inquiétée que de me sentir mal dans l’esprit de quelqu’un. (p. 577)
Il est clair que c’est un personnage passif qui veut plaire à tout le monde. Elle essaie de ne
vexer personne, mais dès lors, elle s’oublie elle-même. Elle ne sait pas se maintenir ou
s’imposer à la situation. Elle se laisse guider par n’importe qui et se laisse surprendre par
chaque situation. Elle ne fait rien pour changer les circonstances, et par lâcheté, elle se retire
dans un couvent. Madeleine Therrien la nomme même « un personnage négatif »251, « une
héroïne pathétique » 252.
La vie et le caractère de Tervire s’opposent à ceux de Marianne. Elle sont toutes les
deux à la merci du hasard et de la charité d’autrui, mais elles y réagissent différemment.
Marianne est active, elle essaie de s’imposer aux circonstances, et de faire croire qu’elle est
noble. Tervire, par contre, est plutôt passive, a peur de l’inconnu et ne fait rien, et accepte son
sort. Elle est la victime des circonstances. Elle est « moins séduisante et moins habile que
Marianne »253. Marianne a beaucoup d’espoir, tandis que Tervire est cynique. Toutes les
deux doivent se maintenir dans leur condition féminine, qui peut être dangereuse si on n’est
pas armé d’une dose suffisante de caractère et d’audace. Marianne saura réaliser son ‘projet’,
alors que Tervire se réfugiera dans le couvent, déçue et désespérée. Nous pensons d’ailleurs
que la seule valeur de Tervire est de constituer un contraire à Marianne. Marivaux veut
opposer les deux approches des femmes, les deux vies. Une analyse plus poussée du portrait
de Tervire serait dès lors inutile.
3.5.1.4. Les autres (mineurs)
Mlle de Fare
Mlle de Fare reçoit, dans La Vie de Marianne, « a full-scale portrait »254, un portrait
complet, bien qu’elle ne soit qu’un personnage mineur.
Marianne commence par nous
détailler son physique. Elle met surtout en valeur sa taille et sa façon de se bouger.
251
Madeleine Therrien, art. cit., p. 59.
Ibid.
253
Ibid.
254
Ruth P. Thomas, art. cit., p. 28.
252
76
Représentez-vous une taille haute, agile et dégagée. A la manière dont Mlle de Fare
allait et venait, se transportait d’un lieu à un autre, vous eussiez dit qu’elle ne pesait
rien. (p. 319)
Jusqu’ici, Marianne reste objective, mais par la suite, elle louera ses grâces, sa délicatesse et
son air noble.
Enfin c’était des grâces de tout caractère ; c’était du noble, de l’intéressant, mais de ce
noble aisé et naturel, qui est attaché à la personne, qui n’a pas besoin d’attention pour
se soutenir, qui est indépendant de toute contenance, que ni l’air folâtre ni l’air négligé
n’altèrent, et qui est comme un attribut de la figure ; c’était de cet intéressant qui fait
qu’une personne n’a pas un geste qui ne soit au gré de votre cœur. C’était de ces traits
délicats, mignons, et qui font une physionomie vive, rusée et non pas maligne.
Vous êtes une espiègle, lui disais-je quelquefois ; et il y avait en effet quelque chose de
ce que je dis là dans sa mine ; mais cela y était comme une grâce qu’on aimait à y voir,
et qui n’était qu’un signe de gaieté dans l’esprit. (p. 319)
Elle met l’accent sur le fait que ces grâces sont inhérentes à sa personne, elles ne sont pas
simulées. En outre, Marianne essaie de défendre Mlle de Fare contre une objection possible
de la destinataire : si elle voulait l’accuser de ruse ou de perfidie, Marianne saurait déjà quoi
répondre.
Elle abandonne donc son objectivité, et elle se laisse aller à décrire et à exagérer les
grâces de Mlle de Fare. Son opinion d’elle est présente dans chaque phrase, dans chaque
éloge. Nous observons que Marianne attache beaucoup d’importance aux grâces féminines,
sans doute parce qu’elle les possède elle-même (cf. supra).
Par la suite, elle analyse sa santé et son ‘embonpoint’.
Mlle de Fare n’était pas d’une forte santé, mais ses indispositions lui donnaient l’air
plus tendre que malade. Elle aurait souhaité plus d’embonpoint qu’elle n’en avait ;
mais je ne sais si elle y aurait tant gagné ; du moins, si jamais un visage a pu s’en
passer, c’était le sien ; l’embonpoint n’y aurait ajouté qu’un agrément, et lui en aurait
ôté plusieurs de plus piquants et de plus précieux. (p. 319)
Elle prétend donc que Mlle de Fare n’avait pas – ou peu – d’embonpoint. Chez Marivaux,
l’embonpoint est le signe d’une vie tranquille 255. Surtout les personnages religieux (cf. infra)
sont dotés d’embonpoint, et c’est un trait plutôt négatif, car Mlle de Fare aurait perdu certains
de ses traits précieux si elle en avait.
Après cette analyse plutôt longue de son physique, Marianne se penche sur son esprit.
Elle ne cesse de louer Mlle de Fare, elle fait l’éloge de sa finesse, sa franchise et son âme.
255
Béatrice Didier, op. cit., p. 90.
77
Mlle de Fare, avec la finesse et le feu qu’elle avait dans l’esprit, écoutait volontiers en
grande compagnie, y pensait beaucoup, y parlait peu ; et ceux qui y parlaient bien ou
mal n’y perdaient rien.
Je ne lui ai jamais rien entendu dire qui ne fût bien placé et dit de bon goût.
Etait-elle avec ses amis, elle avait dans sa façon de penser et de s’énoncer toute la
franchise du brusque, sans en avoir la dureté.
On lui voyait une sagacité de sentiment prompte, subite et naïve, une grande noblesse
dans les idées, avec une âme haute et généreuse. Mais ceci regarde le caractère, que
vous connaîtrez encore mieux par les choses que je dirai dans la suite. (p. 319-320)
Là encore, Marianne loue ce qu’elle possède elle-même : un esprit sans pareil et une âme
haute. Elle explique d’ailleurs que ces derniers traits font partie du caractère de la personne,
et qu’il vaut mieux analyser ses actions pour pouvoir se forger une image fidèle de cette
personne.
Ce portrait de Mlle de Fare est un des plus longs du roman. C’est un prototype du
portrait, car son extérieur aussi bien que son intérieur y sont décrits. En même temps, c’est un
portrait propre à Marianne, car elle y mêle ses propres sentiments et des données plus
objectives.
La soeur du curé
Le portrait de la soeur du curé n’est qu’un « brief sketch » 256, une courte esquisse.
Cela implique, selon Thomas, un aperçu subjectif qui est avant tout une impression globale,
les données visuelles restant vagues. On se rend facilement compte du point de vue de la
narratrice, comme c’est le cas pour chacun de ses portraits. Elle ne sait jamais cacher ses
sentiments, et ses portraits sont des jugements. Comme elle est impliquée elle-même, elle ne
peut pas réduire la soeur du curé à quelques traits. Elle veut nous fournir une image totale.
La soeur du curé est très charitable à l’égard de Marianne, et elle ne l’est que parce
qu’elle veut l’être.
Elle « semble ne considérer ses soins que comme une satisfaction
personnelle »257. Selon Lüthi, le coeur de la soeur du curé est un reflet de la délicatesse de
Marivaux lui-même. Elle est très émotionnelle et elle a beaucoup d’esprit. Marianne signale
aussi sa vertu, une caractéristique à laquelle elle tient beaucoup elle-même.
Mais cette fille-ci n’était pas de même : c’était une personne pleine de raison et de
politesse, qui joignait à cela beaucoup de vertu. Je me souviens que souvent, en me
regardant, les larmes lui coulaient des yeux au ressouvenir de mon aventure, et il est
vrai qu’à mon tour je l’aimais comme ma mère. (p. 66)
256
257
Ibid., p. 25.
Käthy Lüthi, op. cit., p. 112.
78
Marianne écrit que cette femme était comme une seconde mère pour elle, qu’elle l’aimait
beaucoup. N’oublions pas que cette femme l’a élevée et que sans elle personne ne sait ce que
Marianne serait devenue. Cependant, elle ne mentionne jamais son nom, comme si cela ne
valait pas la peine. Elle est évoquée par rapport à son frère, le curé, un homme donc. Nous
avons déjà fait observer cette bizarrerie de la part de Marivaux, de ne pas attacher beaucoup
d’importance aux noms des gens. Cela pourrait être la trace d’un Marivaux qui n’est pas aussi
féministe que l’on pensait.
La mère de Tervire
La mère de Tervire joue un rôle double dans le roman : elle est la femme hautaine du
début de l’histoire de Tervire, et elle est la femme malade et triste, qui s’appelle ‘Darneuil’, de
la fin de l’histoire. Il ne peut y avoir une plus grande différence entre ces deux moments de sa
vie : au début, elle est belle, chérie et heureuse. Elle est connue dans toute la province à cause
de sa beauté.
Je ne sais si je vous ai dit qu’elle était belle, et, ce qui vaut encore mieux, que c’était
une des plus aimables femmes de la province [...]. (p. 514-515)
Elle se marie et tombe enceinte de Tervire. Un peu plus tard, son mari se meurt, elle se
remarie et quitte Tervire. A la fin de sa vie, elle est veuve, malade et âgée, brouillée avec son
fils et abandonnée de tout le monde. Elle est pauvre et « elle n’est plus qu’un rebut »258.
Comparons cette femme à sa fille : elles sont toutes les deux des femmes-victimes et
passives. Elles ne font rien pour changer le destin de leur vie, tout se passe malgré elles.
L’une se réfugie dans la solitude à la campagne et l’autre dans un couvent.
Après avoir établi ce parallélisme, nous aimerions analyser le portrait exact que nous
donne Tervire (sans qu’elle sache qu’il se traite de sa mère).
Cette inconnue que nous prîmes en chemin était grande, bien faite ; je lui aurais donné
près de cinquante ans, cependant elle ne les avait pas ; on eût dit qu’elle relevait de
maladie, et cela était vrai. Malgré sa pâleur et son peu d’embonpoint, on lui voyait les
plus beaux traits du monde, avec un tour de visage admirable, et je ne sais quoi de fin,
qui faisait penser qu’elle était une femme de distinction. Toute sa figure avait un air
d’importance naturelle qui ne vient pas de fierté, mais de ce qu’on est accoutumé aux
attentions, et même aux respects de ceux avec qui l’on vit dans le grand monde.
(p. 628-629)
258
Madeleine Therrien, art. cit., p. 60.
79
Le portrait de cette femme n’est que la première impression de Tervire. Par conséquent, elle
ne décrit que son extérieur, mais, comme c’était l’habitude à l’époque, elle analyse sa mine
comme si c’était le signe de son caractère. Elle établit d’abord sa taille et son âge. Ensuite,
elle décrit son visage et ses traits et, enfin, elle analyse sa figure et son air, son attitude.
Mlle Varthon
Mlle Varthon est une fille qui jouit d’une grande admiration de la part de Marianne.
Elle la décrit en termes élogieux, mais en même temps, nous détectons un peu de jalousie
chez notre héroïne. Les descriptions de cette mademoiselle sont colorées des sentiments
personnels de Marianne : elle sait déjà le rôle qu’elle va jouer dans son histoire d’amour avec
Valville, et elle ne peut s’empêcher de faire des remarques ambiguës à ce sujet.
Ces
remarques sont telles que « il faut que j’en convienne », « il aurait été difficile de ne pas
l’aimer », ... . Marianne la décrit quand elle est malade.
Sa tête penchait sur le chevet ; un de ses bras pendait hors du lit, et l’autre était étendu
sur elle, tous deux (il faut que j’en convienne), tous deux d’une forme admirable.
Figurez-vous des yeux qui avaient une beauté particulière à être fermés.
Je n’ai rien vu de si touchant que ce visage-là, sur lequel cependant l’image de la mort
était peinte ; mais c’en était une image qui attendrissait, et qui n’effrayait pas. (p. 422)
Il aurait été difficile de ne pas l’aimer ; elle avait les manières simples, ingénues,
caressantes, et pour tout dire enfin le cœur comme les manières. (p. 428)
Elle loue son corps (ses bras), ce qui est inhabituel dans La Vie de Marianne. La plupart du
temps, Marivaux ne signale que la taille ou l’embonpoint. Elle évoque aussi la beauté de ses
yeux et de son visage. Puis, elle mentionne ses manières et son coeur, mais en peu de mots.
La raison de cette brièveté est, selon nous, aussi liée à sa relation perturbée avec Mlle
Varthon.
Mme de Saint-Hermières
C’est un portrait assez stéréotypé : d’abord l’âge et la mine, l’embonpoint, puis le
caractère.
Cette veuve pouvait avoir alors environ quarante ans, femme bien faite et de bonne
mine, et à qui sa fraîcheur et son embonpoint laissaient encore un assez grand air de
beauté ; ce qui, joint à la vie régulière qu’elle menait, à des moeurs qui paraissaient
austères, et à ses liaisons avec tous les dévots du pays, lui attiraient l’estime et la
vénération de tout le monde, d’autant plus qu’une belle femme édifie plus qu’une
80
autre, quand elle est pieuse, parce que ordinairement elle a besoin d’un plus grand
effort pour l’être. (p. 532)
Ce n’est pas une religieuse, mais l’étude de son portrait aboutit à l’observation qu’elle
possède les même propriétés qu’une religieuse : la narratrice évoque son ‘embonpoint’,
caractéristique religieuse par excellence chez Marivaux (cf. supra), ses moeurs et sa piété.
Comme nous l’affirmerons plus loin, les religieuses sont des êtres méprisables selon
Marivaux, et il n’essaie pas du tout de cacher son opinion là-dessus. De plus, un peu plus loin
dans le roman, la narratrice (et Marivaux) soulève un coin du voile.
Il y avait bien quelques personnes dans nos cantons qui n’étaient pas absolument sûres
de cette grande piété qu’on lui croyait. Parmi les dévots qui allaient souvent chez elle,
on remarquait qu’il y avait toujours eu quelques gens, soit séculiers, soit
ecclésiastiques ou abbés, et toujours bien faits.
Elle avait d’ailleurs de grands yeux assez tendres ; sa façon de se mettre ; quoique
simple et modeste, avait un peu trop bonne grâce, et les gens dont je viens de parler se
défiaient de tout cela ; mais à peine osaient-ils montrer leur défiance, dans la crainte de
passer pour de mauvais esprits. (p. 532-533)
Dans ce sens, le portrait de Mme de Saint-Hermières est comparable à celui de Mlle Varthon,
puisque Tervire fait aussi entendre son opinion de façon dissimulée (car par la suite elle se
brouillera avec Mme de Saint-Hermières).
Mlle Toinon
Mlle Toinon n’a qu’un rôle fort mineur dans le roman, mais néanmoins elle a droit à
un portrait, quoiqu’il soit assez bref.
Mlle Toinon, qui était une grande fille qui se redressait toujours, et qui maniait sa toile
avec tout le jugement et toute la décence possible ; elle y était tout entière, et son esprit
ne passait pas son aune. (p.87)
En lisant ce portrait, nous, en tant que lecteurs, savons déjà que Marianne n’estime pas trop
Mlle Toinon. Elle la réduit à sa profession, et elle opine qu’elle ne mérite pas de portrait
physique ou de portrait plus long.
Brunon
Ce portrait ne confirme que ce que nous avons déjà signalé : la subjectivité de la
narratrice, l’extérieur est révélateur du caractère, et l’ordre habituel de l’âge, de la mine et de
l’intérieur. Tervire intègre un commentaire aux vêtements, ce qui est nouveau.
81
L’autre était une femme très bien faite, d’environ trente-huit à quarante ans, qui devait
avoir été de la plus grande beauté, et à qui il en restait beaucoup, mais qui était pâle, et
dont l’abattement paraissait venir d’une tristesse ancienne et habituelle, au surplus
mise comme une femme qui n’aurait pu conserver qu’une vieille robe pour se parer.
(p. 593-594)
La parente de M. de Climal
Ce portrait illustre encore une fois le point de vue subjectif de Marianne. Elle sait déjà
ce qui va se passer après, et elle ne peut s’empêcher d’intégrer des commentaires négatifs
dans ce portrait. Elle fait entendre son opinion personnelle, comme elle le fait à chaque
occasion. Cette fois-ci, elle admet même sa subjectivité.
Telle était la femme dont je vous parle ; je ne jugeai pourtant pas d’elle alors comme
j’en juge à présent que je me la rappelle ; mes réflexions, quelque avancées qu’elles
fussent, n’allaient pas encore jusque-là ; mais je lui trouvai un caractère qui me déplut.
(p. 316)
Le procédé habituel est méticuleusement suivi : d’abord elle considère son âge, ensuite elle
décrit sa figure et son visage, et enfin elle procède à juger son âme.
La mère de la demoiselle pouvait en avoir cinquante ou cinquante-cinq ; petite femme
brune, assez ronde, très laide, qui avait le visage large et carré, avec de petits yeux
noirs, qui d’abord paraissaient vifs, mais qui n’étaient que curieux et inquiets ; de ces
yeux toujours remuants, toujours occupés à regarder, et qui cherchent de quoi fournir à
l’amusement d’une âme vide, oisive, et qui n’a rien à voir en elle-même. (p. 316)
Les jugements sont très clairs : elle est laide, elle a les yeux noirs, inquiets, et son âme est
vide et oisive. Marianne analyse de façon détaillée les yeux de cette parente de Mme de
Miran : elle ne considère pas seulement leur couleur et leur ‘air’, mais elle essaie aussi de
découvrir son caractère derrière les yeux. En décrivant cette personne de cette manière,
Marivaux ne suit que la tradition de l’extérieur comme le signe du caractère.
Pour terminer le portrait, Marianne compare l’esprit de cette femme à celui d’autres
gens, qu’elle n’estime pas du tout.
Car il y a de certaines gens dont l’esprit n’est en mouvement que par pure disette
d’idées ; c’est ce qui les rend si affamés d’objets étrangers, d’autant plus qu’il ne leur
reste rien, que tout passe en eux, que tout en sort ; gens toujours regardants, toujours
écoutants, jamais pensants. Je les compare à un homme qui passerait sa vie à se tenir à
sa fenêtre : voilà l’image que je me fais d’eux, et des fonctions de leur esprit. (p. 316)
82
La parente de Mme de Miran
Un portrait un peu atypique est celui d’une parente de Mme de Miran, qui vient rendre
visite à Marianne dans le couvent.
Je ne trouvai, au lieu d’elle, qu’une grande femme maigre et menue, dont le visage
étroit et long lui donnait une mine froide et sèche, avec de grands bras extrêmement
plats, au bout desquels étaient deux mains pâles et décharnées, dont les doigts ne
finissaient point. (p.353)
Ce qui n’est pas habituel, c’est que la narratrice décrit surtout le corps. Elle décrit les bras et
les mains de cette femme. Selon Therrien la main a « un caractère métonymique et quasi
fétichiste »259 chez Marivaux. Cependant, il y a bien des traits stéréotypés aussi, tels que la
subjectivité et le même ordre des choses.
3.5.2. Les portraits collectifs
3.5.2.1. Les religieuses
Marivaux ne respecte ni les religieuses, ni les personnages ecclésiastiques en général.
Cependant, les religieuses et le monde monacal occupent une place importante dans La Vie de
Marianne. Marianne et Tervire entrent dans un couvent à un moment donné de leur vie, et
entrent en contact avec beaucoup de religieuses. Pour Marianne, ce séjour n’est que de courte
durée, et elle n’y entre que parce que les circonstances l’y obligent. Tervire, par contre, réside
dans ce couvent presque toute sa vie. Elle prend le voile par ce qu’elle n’a plus d’autre choix,
et elle le fait contre son gré. Quand elle était plus jeune, elle avait d’ailleurs refusé d’entrer au
couvent.
Les religieuses que ces deux héroïnes rencontrent dans le roman sont toutes peintes de
la même façon, l’embonpoint étant leur trait essentiel. Marianne fait une digression sur cet
embonpoint à l’occasion du portrait de la prieure du couvent où elle veut entrer.
Cette prieure était une petite personne courte, ronde et blanche, à double menton, et
qui avait le teint frais et reposé. Il n’y a point de ces mines-là dans le monde ; c’est un
embonpoint tout différent de celui des autres, un embonpoint qui s’est formé plus à
l’aise et plus méthodiquement, c’est-à-dire où il entre plus d’art, plus de façon, plus
d’amour de soi-même que dans le nôtre.
D’ordinaire, c’est, ou le tempérament, ou la quantité de nourriture, ou l’inaction de la
mollesse qui nous acquièrent le nôtre, et cela est tout simple ; mais pour celui dont je
259
Madeleine Therrien, art. cit., p. 53.
83
parle, on sent qu’il faut, pour l’avoir acquis, s’en être saintement fait une tâche : il ne
peut être que l’ouvrage d’une délicate, d’une amoureuse et d’une dévote complaisance
qu’on a pour le bien et pour l’aise de son corps ; il est non seulement un témoignage
qu’on aime la vie et la vie saine, mais qu’on l’aime douce, oisive et friande : et qu’en
jouissant du plaisir de se porter bien, on s’accorde encore autant de douceurs et de
privilèges que si on était toujours convalescente.
Aussi cet embonpoint religieux n’a-t-il pas la forme du nôtre, qui a l’air plus profane ;
aussi grossit-il moins un visage qu’il ne le rend grave et décent ; aussi donne-t-il à la
physionomie non pas un air joyeux, mais tranquille et content. (p. 206-207)
Dans ce passage, Marianne accuse vraiment l’embonpoint des religieuses. Selon elle (et selon
Marivaux), c’est le signe d’une vie tranquille. Marivaux développe ici « une véritable – et
malicieuse – théorie de la graisse »260.
Marianne poursuit par une analyse de leur intérieur, en évoquant leur hypocrisie et leur
fausseté.
A voir ces bonnes filles, au reste, vous leur trouvez un extérieur affable, et pourtant un
intérieur indifférent. Ce n’est que leur mine, et non pas leur âme qui s’attendrit pour
vous : ce sont de belles images qui paraissent sensibles, et qui n’ont que des
superficies de sentiment et de bonté. Mais laissons cela, je ne parle ici que des
apparences, et ne décide point du reste. (p. 207)
A côté de ce portrait assez général des religieuses, nous comptons également quelques
représentantes individuelles de cette classe de femmes. Premièrement, nous trouvons le
portrait d’une des religieuses du couvent.
Entre les pensionnaires il y en avait une à peu près de mon âge, et qui était assez jolie
pour se croire belle, mais qui se la croyait tant (je dis belle), qu’elle en était sotte. On
ne la sentait occupée que de son visage, occupée avec réflexion ; elle ne songeait qu’à
lui ; elle ne pouvait pas s’y accoutumer, et on eût dit, quand elle vous regardait, que
c’était pour vous faire admirer ses grands yeux, qu’elle rendait fiers ou doux, suivant
qu’il lui prenait fantaisie de vous en imposer ou de vous plaire. Mais d’ordinaire elle
les adoucissait rarement ; elle aimait mieux qu’ils fussent imposants que gracieux ou
tendres, à cause qu’elle était fille de qualité et glorieuse. (p. 290-291)
C’est surtout la vanité de cette religieuse que Marianne veut accuser. Elle l’accuse d’amourpropre et de coquetterie, bien que Marianne elle-même soit coupable de ces deux ‘vices’. Elle
réduit cette femme à ce trait de caractère pour pouvoir l’accuser davantage. L’abbesse du
couvent où Marianne est enlevée est une seconde représentante.
260
Béatrice Didier, op. cit., p. 90.
84
Cette abbesse était âgée, d’une grande naissance, et me parut avoir été belle fille. Je
n’ai rien vu de si serein, de si posé, et en même temps de si grave que cette
physionomie-là.
Je viens de vous dire qu’elle était âgée ; mais on ne remarquait pas cela tout d’un
coup. C’était de ces visages qui ont l’air plus ancien que vieux ; on dirait que le temps
les ménage, que les années ne s’y sont point appesanties, qu’elle n’y ont fait que
glisser ; aussi n’y ont-elles laissé que des rides douces et légères.
Ajoutez à tout ce que je vous dis là je ne sais quel air de dignité ou de prud’homie
monacale, et vous pourrez vous représenter l’abbesse en question, qui était grande et
d’une propreté exquise. Imaginez-vous quelque chose de simple, mais d’extrêmement
net et d’arrangé, qui rejaillit sur l’âme, et qui est comme une image de sa pureté, de sa
paix, de sa satisfaction, et de la sagesse de ses pensées. (p. 362)
Nous pouvons considérer ce portrait comme une exception à la règle. Il semble que Marianne
loue sa physionomie et sa dignité, deux traits qu’elle estime beaucoup. Selon nous, il n’y a
pas de mots à double entendre ou accusant cette abbesse.
Dans l’histoire de Tervire, il y a un autre portrait d’une religieuse atypique : celui de la
fille dont l’abbé est amoureux.
Celle qui me parla alors était une personne de vingt-cinq à vingt-six ans, grande fille
d’une figure aimable et intéressante, mais qui m’avait toujours paru moins gaie, ou, si
vous le voulez, plus sérieuse que les autres ; elle avait quelquefois un air de mélancolie
sur le visage, que l’on croyait naturel, et qui ne rebutait point, qui devenait même
attendrissant par je ne sais quelle douceur qui s’y mêlait. Il me semble que je la vois
encore avec ses grands yeux languissants ; elle laissait volontiers parler les autres
quand nous étions toutes ensemble ; c’était la seule qui ne m’eût point donné de petits
noms, et qui se contentait de m’appeler mademoiselle, sans que cela m’empêchât de la
trouver aussi affable que ses compagnes. (p. 536-537)
Le portrait que dresse Tervire de cette fille est tout à fait innocent. La fille elle-même est une
religieuse malgré elle, et Tervire ne fait que décrire son air. Cependant, quand cette fille
raconte son histoire à Tervire, il devient clair que Marivaux veut, encore une fois, dénoncer
les religieuses. En décrivant l’amour de l’abbé pour cette religieuse, il réussit même à accuser
le monde ecclésiastique tout entier.
En guise de conclusion, nous affirmons que, dans La Vie de Marianne, Marivaux ne
cesse de dénoncer les religieuses. Il décrit leur soif de l’argent (Marianne n’est pas admise si
elle ne paie pas), leur fausseté (la prieure), leur hypocrisie (l’abbé), et leur embonpoint à
cause de leur paresse.
85
3.5.2.2. Les marchandes (Mme Dutour)
La première impression qu’a Marianne de Mme Dutour, est qu’elle est une bonne
jeune femme gaie, qui est assez belle.
Nous arrivâmes enfin chez la marchande, qui me parut une femme assez bien faite,
[...]. Elle s’appelait Mme Dutour ; c’était une veuve qui , je pense, n’avait pas plus de
trente ans ; une grosse réjouie qui, à vue d’œil, paraissait la meilleure femme du
monde ; aussi l’était-elle. (p. 84-85)
Elle signale d’emblée qu’elle est une marchande, une inventorisation qui entraîne beaucoup
d’autres traits. Elle essaie de se comporter de manière digne et fière (« Mme Dutour était
fière, parée, et qui plus est assez jolie »261), mais Marianne remarque que ce n’est pas sa
conduite habituelle. L’épisode du cocher lui fait d’ailleurs abandonner son rôle de femme
respectable, et la fait retomber dans ses habitudes de vraie marchande.
Mme Dutour, qui s’était maintenue jusque-là dans les bornes d’une assez digne fierté,
ne put résister à cette dernière brutalité du cocher : elle laissa là le rôle de femme
respectable qu’elle jouait, et qui ne lui rapportait rien, se mit à sa commodité, en revint
à la manière de quereller qui était à son usage, c’est-à-dire aux discours d’une
commère de comptoir subalterne ; elle ne s’y épargna pas. (p. 150)
Mme Dutour est d’ailleurs assez orgueilleuse. « Cette petite bourgeoise a une certaine
dose d’amour-propre.
autres
262
Elle est fière et tâche de faire la meilleure impression sur les
». Marianne commente l’amour-propre de Mme Dutour.
Quand l’amour-propre, chez les personnes comme elle, n’est qu’à demi fâché, il peut
encore avoir soin de sa gloire, se posséder, ne faire que l’important, et garder quelque
décence ; mais dès qu’il est poussé à bout, il ne s’amuse plus à ces fadeurs-là, il n’est
plus assez glorieux pour prendre garde à lui ; il n’a plus que le plaisir d’être bien
grossier et de se déshonorer tout à son aise qui le satisfasse. (p.150-151)
Dans ce fragment, Marianne compare l’amour-propre des marchandes, ou des gens du peuple,
à celui des femmes d’un certain état, comme elle-même. Elle prétend que ces dernières
savent se retenir quand leur amour-propre a été blessé, car elles sont plus glorieuses que « les
personnes comme elle [Mme Dutour] ».
Mme Dutour incarne en fait d’une manière ou d’une autre le contraire de Marianne,
comme l’illustrent leurs réactions sur le comportement de M. de Climal à l’égard de
Marianne. Marianne joue l’innocence et prétend ne pas comprendre le message qu’essaie de
261
262
Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, op. cit., p. 149.
Käthy Lüthi, op. cit., p. 114.
86
lui faire entendre M. de Climal, mais en réalité elle sait très bien ce qui se passe. Elle
raisonne et décide de garder les vêtements et les cadeaux. Mme Dutour, par contre, réagit de
façon beaucoup plus cynique à sa conduite. Elle pousse Marianne à garder tous les cadeaux,
et à continuer à en accepter d’autres, tout en restant sage. « L’auteur présente deux regards,
deux visions féminines, sur un même événement. Marianne et la Dutour révèlent deux
niveaux de langage, deux mentalités 263 ». L’attitude cynique de Mme Dutour est celle d’une
marchande, d’une commerçante dure et rusée, qui essaie de gagner dans chaque situation, de
retirer des bénéfices partout : « ces femmes si habiles, douées du génie parisien de la vente,
armées de ce babil et de ces cajoleries irrésistibles »264. Marianne, par contre, n’est qu’une
fille assez naïve (mais pas tant qu’elle prétend l’être) qui ne connaît pas les stratagèmes du
monde marchand.
Mme Dutour est peinte de manière naturelle et réaliste. Elle est franchement bonne, et
essaie d’être vertueuse et fière, comme le sont les femmes d’un état supérieur. « Cette
marchande de toile, d’une franchise brutale et d’une affabilité bruyante, est au fond une bonne
femme, serviable, de peu d’esprit à la vérité. Ses vertus ne sont que des copies de ce qu’elle a
vu faire aux autres. Une bonté de peuple, des larmes pour un rien, causées par contagion 265 ».
Elle a toutes les caractéristiques d’une vraie marchande, mais essaie de les cacher. Elle reste
une femme du peuple, commerçante par excellence.
3.5.3. Conclusions
Nous avons déjà discuté l’importance de Marivaux dans l’histoire du portrait en
général (v. 1.3.), mais après avoir effectué cette analyse, nous aimerions ajouter quelques
observations importantes qui ne portent que sur les portraits féminins dans La Vie de
Marianne.
Il est clair que, comme ces portraits constituent le miroir de celui de Marianne, la
narratrice cherche à décrire les traits qu’elle estime importants ou qu’elle possède elle-même
(la vertu ou la beauté, par exemple). En outre, Marianne est « emotionally involved with
those she describes »266. Ses portraits sont très subjectifs, et à cause de ce point de vue
personnel, le lecteur adopte la même attitude que Marianne envers la personne déterminée.
263
Madeleine Therrien, art. cit., p. 55.
Käthy Lüthi, op. cit., p. 113.
265
Ibid., p. 113-114.
266
Ruth P. Thomas, art. cit., p. 25.
264
87
Elle adopte à chaque fois le même procédé : elle décrit d’abord le physique et puis elle
analyse le caractère. Selon Béatrice Didier, Marianne classifie les personnes d’une manière
assez générale. Les catégories qu’elle emploie sont « l’âge, le lien de parenté, le sexe, la
classe sociale, l’idéologie, l’argent » 267. Cependant, à côté de cette classification, la narratrice
ajoute beaucoup d’autres traits, de sorte qu’on obtient une galerie de personnages fortement
individualisés.
Les portraits dans La Vie de Marianne ont bel et bien une fonction. Ils sont toujours
bien motivés, ils ne sont jamais gratuits. Le portrait est une explication, et le lecteur doit tirer
des conclusions quand il l’a lu.
Une dernière observation relativement aux portraits féminins dans le roman, est la
différence entre les personnages primaires et secondaires. Ces derniers semblent avoir des
portraits plus longs et plus détaillés. Béatrice Didier a tenté d’expliquer ce paradoxe : « En
effet, le personnage secondaire, faisant une apparition relativement rapide, il faut que le
lecteur puisse saisir vite à qui il a affaire ; tandis qu’il a tout le roman pour comprendre le
caractère des personnages fondamentaux »268. Cette argumentation nous mène directement au
coeur de notre analyse de l’art du portrait féminin dans La Vie de Marianne. Le portrait de
Marianne n’est pas donné, mais nous le détectons dans le roman entier, car tous les portraits
contribuent à dresser son propre portrait (cf. supra).
267
268
Béatrice Didier, op. cit., p. 66.
Béatrice Didier, op. cit., p. 90.
88
Conclusion
Nous avons découvert que Marivaux est un portraitiste excellent. Il analyse et décrit
les femmes de façon minutieuse, et il sait les présenter aux lecteurs en quelques lignes. Les
propriétés essentielles qu’il attribue aux femmes, et qu’il décrit dans beaucoup de ses
portraits, sont la coquetterie, la vertu, la beauté et l’âme. Comme il fait Marianne décrire ces
femmes, il met des jugements et un ton subjectif dans ses descriptions. Nous, en tant que
lecteurs, sommes enclins à adopter la même vision de ces femmes que la narratrice. En outre,
pour la plupart des portraits, Marivaux procède de la même façon : il décrit d’abord leur
extérieur, et ensuite leur esprit. Parfois il ajoute des remarques supplémentaires, qui lient
l’extérieur au caractère ou qui développent une certaine caractéristique.
Par le biais de cette analyse, nous avons essayé de démontrer qu’il y a un effet de
miroir entre la narratrice et les femmes décrites. Nous ne trouvons pas de portrait complet ou
univoque de l’héroïne, mais nous pouvons néanmoins nous la représenter à l’aide des portraits
d’autres femmes. Elle se dessine elle-même en décrivant les femmes, car elle apprécie les
traits qu’elle possède elle-même ou qu’elle essaie d’imiter. Par la façon dont elle décrit ces
femmes, nous retrouvons son propre caractère.
Nous avons remarqué que La Vie de Marianne est en réalité un roman au féminin.
Marivaux utilise un style féminin – beaucoup de sentimentalité et de réflexions – et ne traite
que des sujets propres à la femme : le couvent, la reconnaissance, le rapport avec l’homme,
etcetera. L’auteur adopte une vision tout à fait nouvelle de la femme : Marianne est une
femme révoltée, qui sait ce qu’elle veut et qui ne s’écarte jamais de son objectif.
Il reste encore beaucoup de questions possibles, auxquelles nous n’avons pu répondre.
Dans quelle mesure les portraits sont-ils traditionnels ? Quelle est la différence avec les
portraits masculins ? Les portraits féminins sont-ils semblables à ceux de cet autre roman de
Marivaux, Le Paysan parvenu ? Nous pouvons accumuler les questions, mais nous nous
sommes restreinte aux portraits féminins dans La Vie de Marianne.
89
Bibliographie
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93
Table
Remerciements
2
Introduction
3
1. Le portrait
4
1.1. Définition et caractéristiques
1.1.1. Tentatives de définition
1.1.2. Critères secondaires
1.1.3. Conclusions
4
4
8
12
1.2. Origines, histoire et évolution du portrait
1.2.1. L’Antiquité
1.2.2. Le Moyen Age
1.2.3. Le XVIe siècle
1.2.4. Le XVIIe siècle
1.2.5. Le XVIIIe siècle
1.2.6. Le XIXe siècle
1.2.7. Le portrait aujourd’hui
1.2.8. Conclusions
13
13
15
17
18
20
21
23
23
1.3. Le portrait chez Marivaux
1.3.1. Quelques nouveautés
1.3.2. Caractéristiques générales
1.3.3. Le refus de l’étiquette
23
24
25
27
2. Le féminin
28
2.1. Définition et caractéristiques
28
2.2. Le féminin en littérature
2.2.1. Les siècles avant Marivaux à vol d’oiseau
2.2.2. Deux exemples : les Lais et les Comptes Amoureux
2.2.3. Deux auteurs : Saint-Simon et Sainte-Beuve
32
32
33
35
2.3. Le féminin chez Marivaux
2.3.1. Marivaux : un caractère efféminé
2.3.2. Caractéristiques générales
2.3.3. La coquetterie comme trait féminin par excellence
39
39
40
43
3. Les portraits féminins dans La Vie de Marianne
44
3.1. Un style/roman au féminin ?
44
3.2. L’importance de l’observation
50
3.3. Les jeux/effets de miroir multiples
52
94
3.4. Le portrait de Marianne
3.4.1. Traits physiques
3.4.1.1. Le visage et la physionomie (la beauté en général)
3.4.1.2. La voix
3.4.1.3. La toilette, la chevelure et la parure
3.4.1.4. Le costume
3.4.1.5. La faiblesse, la fragilité, la vulnérabilité
3.4.1.6. Les charmes, les grâces, le geste
3.4.2. Traits psychologiques
3.4.2.1. L’intelligence, l’esprit, l’intuition
3.4.2.2. 3.4.2.2. La sensibilité, le sentiment, la douceur, la tendresse
3.4.2.3. 3.4.2.3. La vertu, la dignité, l’âme, la réputation
3.4.2.4. L’amour-propre, l’orgueil, la vanité
3.4.2.5. La coquetterie
3.4.2.6. La passivité, la soumission
3.4.2.7. La duplicité, la perfidie, les ruses
3.4.3. Conclusions
55
57
57
58
58
59
59
60
61
61
62
63
65
66
66
67
68
3.5. Les portraits féminins secondaires
3.5.1. Les portraits individuels
3.5.1.1. Mme Dorsin
3.5.1.2. Mme de Miran
3.5.1.3. Tervire
3.5.1.4. Les autres (mineurs)
3.5.2. Les portraits collectifs
3.5.2.1. Les religieuses
3.5.2.2. Les marchandes (Mme Dutour)
3.5.3. Conclusions
69
70
70
72
75
76
83
83
86
87
Conclusion
89
Bibliographie
90
Table
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95