Etats dangereux et troubles psychiques : images et réalités

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Etats dangereux et troubles psychiques : images et réalités
L’Encéphale (2010) Supplément 1 au N°3, 21-25
21
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
journal homepage: www.em-consulte.com/produit/ENCEP
Etats dangereux et troubles psychiques :
images et réalités
TASSONE-MONCHICOURT C. 1, DAUMERIE N. 1, CARIA A.1,2 , BENRADIA I. 1 et ROELANDT J-L1.
1.
2.
Centre collaborateur OMS (Lille, France), EPSM Lille Métropole
Centre hospitalier Sainte-Anne, Paris
MOTS CLÉS
Etats dangereux
Troubles psychiques
Représentations sociales
Stéréotypes
Recherche scientifique.
KEYWORDS
Dangerous states,
psychiatric disorders,
social representations,
stereotypes,
prejudices.
Résumé L’image de la folie est associée depuis toujours à la notion de « dangerosité ». L’enquête « Santé
Mentale en Population Générale : images et réalités (SMPG) » a permis de décrire les représentations sociales
du « fou » et du « malade mental » chez les français de plus de 18 ans. Les résultats de cette enquête avancent
que près des trois quarts des enquêtés associent « folie » et « maladie mentale » à « des actes criminels ou
violents », confirmant la persistance des préjugés liant trouble psychique et danger, en dépit de l’évolution de
la psychiatrie, des pratiques et du respect des droits des usagers en santé mentale.
Cet article présente une revue de la littérature mettant en évidence l’absence de consensus scientifique sur le
lien de causalité entre « trouble psychique» et « violence ». D’autre part, l’insuffisance et le manque de diffusion
des données quantitatives officielles sur la proportion dans la population générale des auteurs d’infractions
présentant un « état dangereux », entretiennent les représentations sociales liant dangerosité et trouble psychique. Ces stéréotypes sont renforcés par la médiatisation de faits divers associant « crime » et « maladie mentale
». Pourtant, moins d’un homicide sur 20 est commis par une personne atteinte de maladies mentales graves.
Les pistes de remédiation à cet amalgame consisteraient à rapprocher davantage les images des personnes
souffrant de troubles psychiques de la réalité des faits concernant leurs «états dangereux », avec le concours
primordial de la recherche scientifique.
Abstract Dangerous states andmental health disorders: perceptions and reality
Image of Madness was always strongly linked with the notion of « dangerousness », provoking fear and social
exclusion, despite the evolution of psychiatric practices and organisation, and the emphasis on user’s rights
respect. Mediatization and politicization of this issue through news item combining crime and mental illness,
reinforce and spread out this perception. This paper presents a review of the litterature on social perceptions
associating « dangerousness », « Insanity » and « mental illness », available data about the link between « dangerous states » and « psychiatric disorders », as well as the notion of « dangerousness » and the assessment of
« dangerous state » of people suffering or not from psychiatric disorders.
Mapping of social representations : The French Survey « Mental Health in General Population : Images and
Realities (MHGP) » was carried out between 1999 and 2003, on a representative sample of 36.000 individuals
over 18 years old. It aims at describing the social representations of the population about « insanity / insane »
and « mental illness / mentally ill ». The results show that about 75% of the people interviewed link « insanity
» or « mental illness » with « criminal or violent acts ». Young people and those with a high level of education
more frequently categorize violent and dangerous behaviours in the field of Mental illness rather than in that
of madness.
Correlation between dangerous state and psychiatric disorders : in the scientific litterature, all experts reject
the hypothesis of a direct link between violence and mental disorder. Besides, 2 tendencies appear in their
conclusions: on one hand, some studies establish a significative link between violence and severe mental
illness, compared with the general population. On the other hand, results show that 87 to 97% of des aggressors are not mentally ills. Therefore, the absence of scientific consensus feeds the confusion and reinforce the
link of causality between psychiatric disorders and violence.
Official figures by the Ministry of Justice : according to the French Ministry of Justice, there is a lack of significative data in general population, that would allow the accurate evaluation of the proportion of authors of
crimes and offences presenting a « dangerous state », either of criminological order or related to a psychiatric
disorder.
Tassone-Monchicourt Christelle,
CCOMS-EPSM Lille-Métropole. 145 av Lyautey. Résidence Europe.
59 Mons-en-Baroeul France
00-330(0)3 20 43 71 00
[email protected]
© L’Encéphale, Paris, 2010. Tous droits réservés.
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TASSONE-MONCHICOURT C. , DAUMERIE N. , CARIA A. , BENRADIA I. et ROELANDT J-L
From « dangerousness » to « dangerous state » : the vagueness of the notion of « dangerousness » aggravates the confusion and reinforce the negative social representations attached to subjects labelled as « mentally
ills ». A way to alleviate this stigmatisation would be to stop using the word « dangerous », and rather use
those of « dangerous states ».
Assessment of dangerous states is complex and needs to take into account several heterogeneous factors (circumstances of acting, social and family environment...). Besides, it is not a linear process for a given individual.
Those risk factors of « dangerous state » lead to the construction of evaluation or prediction scales, which limits
lay in the biaises of over or under predictive value.
The overestimation of dangerousness is harmful, not only to individuals wrongly considered as « dangerous »,
but also to the society which, driven by safety concerns, agrees on the implementation of inaccurate measures.
A few tracks for remediation : the representations linking « mental illness » and « dangerousness » are the
major vectors of stigma, and deeply anchored in the collective popular imagination. They are shared by all
population categories, with no distinction of age, gender, professional status or level of education.
To overcome those prejudices, one has to carefully study their basis, their criteria, document them with statistical data, look for consistency and scientific rigour, in the terminology as well as in the methodology. Moreover,
one has to encourage exchanges about this topic, between users, relatives, carers, local elected, politicians,
media and health professional.
Introduction
« Toute personne dangereuse n’est pas atteinte de troubles mentaux, tout malade mental n’est pas ipso facto
une personne dangereuse et, enfin,l’état de dangerosité
ne constitue pas nécessairement un état permanent »
Rapport d’information P. Goujon et C. Gautier, Sénat,
Session ordinaire 2005-2006
Depuis toujours, la folie inquiète et fascine. Une croyance pendant longtemps répandue fut celle d’une possession démoniaque du corps et de l’esprit ; aujourd’hui
encore, persistent des doutes et des con its autour des
définitions médicales de la « folie » et certains stéréotypes subsistent. L’histoire nous confirme que les représentations sociales du « fou » ont toujours été liées au danger, à l’étrangeté, l’imprévisibilité provoquant la peur, le
rejet, l’exclusion. En dépit de l’évolution de la psychiatrie
dans ses pratiques et son organisation et de la reconnaissance juridique des droits des patients atteints de
troubles psychiques, notamment au travers des récentes
lois1 , les représentations sociales liées au « fou » et au
« malade mental » demeurent marquées par le danger
et la criminalité. La médiatisation et la politisation de cette question à travers les faits divers mélangeant crime et
maladie mentale renforcent et relayent ces perceptions
[10], l’une in uençant l’autre dans les prises de décisions
des politiques [18]. L’évènement dramatique très médiatisé survenu fin 2004 au Centre Hospitalier Spécialisé de
Pau, qui a impliqué un ancien patient dans un crime de
sang, a conforté l’opinion publique dans le fait que « les
malades mentaux » pouvaient être tous « dangereux »
et « criminels ».
A l’Assemblée nationale, lors de la séance du 21 novembre 2006 consacrée au projet de loi de lutte contre la
délinquance, le Ministre de l’Intérieur déclarait « insupportable de se retrancher derrière des textes anciens
pour constater que des accidents mortels sont causés
par l’usage de la drogue, que des crimes sont commis
par des malades psychiatriques trop tôt sortis de l’hôpital ». Dit autrement : l’état dangereux des personnes
ayant des troubles psychiques est-il lié à la maladie ou à
d’autres facteurs ?
Parce que l’on peut penser que la stigmatisation et
l’exclusion sont nourries par la méconnaissance ou la
connaissance partielle, il s’agit de faciliter la production
et la communication de chiffres incontestables et d’informations pertinentes. De récents rapports [4, 21] soulignent le besoin de disposer de données scientifiques
indiscutables et appellent à la mise en œuvre de recherches dans ce domaine.
Cet article décrit les représentations sociales qui associent
1
« dangerosité », « folie » et « maladie mentale ». Dans un
second temps, nous faisons le point sur les données disponibles concernant le lien entre les « états dangereux »
observés et le comportement des personnes ayant des
troubles psychiques, et nous nous interrogeons sur la
notion de « dangerosité » et l’évaluation de l’ « état dangereux » des personnes souffrant ou non de troubles
psychiques.
Cartographie des représentations sociales liées au
« fou » et au « malade mental » : l’enquête « Santé
Mentale en Population Générale : images et réalités (SMPG) »
L’étude des représentations sociales permet d’observer la
connaissance courante (sociale, psychologique et culturelle) des objets du monde social et de prendre en considération les effets de la diffusion du savoir scientifique
sur cette connaissance. Un demi-siècle après l’instauration de la politique de secteur et de redéploiement des
hôpitaux vers la ville, quel regard porte la population sur
la personne souffrant de troubles psychiques? L’enquête « Santé mentale en population générale : images et
réalités (SMPG) » réalisée entre 1997 et 2004 auprès de
36 000 personnes en France, étudie les représentations
sociales du fou et du malade mental dans la population
générale [3].
A la question posée en début d’enquête « Selon vous,
qu’est-ce qu’un fou ? un malade mental ? », il apparaît
que les mots les plus spécifiques du discours spontané
sur le « fou » et le « malade mental » sont : danger, norme, acte, société, violent, anormal, comportement…
Le terme fou est plus fréquemment que ceux de malade
mental, associé à l’idée de meurtre. Ainsi, 45% des personnes interrogées pensent que commettre un meurtre
est associé au fait d’être fou, et 30% malade mental.
D’autres attitudes violentes comme le viol ou l’inceste
sont par contre liées à l’image du malade mental plus
que celle du fou : pour 46 % des personnes, quelqu’un
qui commet un viol ou un inceste est malade mental
et un peu moins de deux personnes sur cinq pensent
que ces actes violents sont attribuables à un fou. Les
comportements les plus violents (commettre un inceste,
un viol, battre un membre de sa famille…) sont, pour
les enquêtés, associés à la folie et à la maladie mentale
(cf. figure 1).
Plus un acte est jugé comme dangereux, plus il est
considéré comme anormal et attribué au fou et au malade mental. Les comportements attribués au fou ou au
malade mental sont très proches. Le malade mental,
s’il peut se rapprocher du fou par des comportements
Comme celle du 4 mars 2002 relative aux droits de malades et à la qualité du système de santé et celle de 2005 relative à la
reconnaissance du handicap psychique.
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Etats dangereux ettroubles psychiques : Images et Réalités
Figure 1 : Représentations selon divers comportements (%, échantillon national)
« Selon vous, quelqu’un qui …est fou ? malade mental ? Dépressif ?
Aucun des trois ? »
Source : Enquête SMPG – Ministère de la Santé et de la protection sociale,
Drees-Asep-CCOMS-EPSM-Lille-Métropole - Exploitation Drees.
violents, est plus souvent considéré comme ayant un
problème médical. Si, pour 46 % des personnes interrogées, commettre un viol ou un inceste est associé au fait
d’être malade mental, d’autres comportements plus liés
à des troubles mentaux comme le délire, les hallucinations, les déficiences intellectuelles lui sont aussi associés
pour près de la moitié des français métropolitains.
Les personnes jeunes et celles qui ont un niveau d’éducation et de revenu élevés catégorisent plus fréquemment les comportements violents et dangereux dans le
champ de la maladie mentale plutôt que dans celui de
la folie.
Corrélation entre état dangereux, troubles psychiques et violence : état actuel des recherches et de
leurs contradictions.
« Les troubles mentaux graves sont responsables de
0,16 cas d’homicides pour 100 000 habitants, c’est-àdire moins d’un homicide sur 20 »
Les malades mentaux sont-ils plus violents que les citoyens ordinaires ? JL Sénon et al 2007
Dans la littérature scientifique, ce n’est qu’à partir des
années 80 que « état dangereux » et « maladie mentale
» vont être considérés comme deux entités distinctes.
Les « malades mentaux » ne représenteraient en effet
plus, d’après les études, un groupe spécialement dangereux pour la sécurité publique [2]. Durant les quinze dernières années de nombreux chercheurs se sont
penchés sur le sujet : enquêtes épidémiologiques [20,
34], enquêtes prospectives de patients après leur sortie
d’hôpital [12, 14, 35] et investigations faites sur des populations homicides [9, 11]. Si tous les experts récusent
l’hypothèse d’un lien direct entre violence et trouble
mental, deux tendances se dégagent dans leurs conclusions et l’absence de consensus scientifique alimente
indubitablement la confusion. D’une part, certaines études [20, 34] ont établi un lien significatif entre violence
et troubles mentaux graves, par rapport à la population
générale. D’autre part, il a été montré [7] que 87 à 97%
des agresseurs ne sont pas des « malades mentaux »2.
Selon une vaste enquête dans la population générale,
menée auprès de 34 653 personnes, les malades atteints de schizophrénies, de troubles bipolaires ou de
dépression ne rapportent pas plus d’actes de violence
que les personnes sans troubles psychiques [8]. Le risque de passage à l’acte violent serait sensiblement identique dans la population présentant un trouble psychique et dans la population générale [14]. Ainsi, pour la
2
majorité des chercheurs, rien ne permettrait de conclure
à un lien de causalité entre « la maladie mentale » et la
violence [13, 14]. Le trouble psychique ne représenterait pas un facteur de risque du fait de commettre un
crime, par rapport à la population générale [25]. Senninger précise même qu’en présence de patients ayant
des antécédents de meurtre, l’existence de troubles psychotiques ne semble pas constituer un facteur prédictif
[30]. Enfin, la violence grave demeure un événement
rare d’un point de vue statistique [4]. Le risque le plus
élevé d’agression physique concernerait particulièrement un sous-groupe de patients [8, 22, 33] ayant l’une
ou l’autre des caractéristiques suivantes : antécédents
de violence [8, 38], non observance de la médication
et du suivi [24, 39], abus d’alcool et de drogue [35, 8,
15], pauvre intégration communautaire [24, 39], pensées ou fantasmes violents, symptomatologie aiguë et
lésions cérébrales [19, 6].
L’étude de Hodgins concernant les facteurs prédictifs de
la violence chez des personnes présentant des troubles
schizophréniques a notamment révélé qu’une consommation de produits toxiques excessive augmentait le
risque de passage à l’acte de 13 à 20% ; de même,
en rupture de soin, le risque chez un sujet souffrant de
trouble schizophrénique de commettre un acte violent
« grave »3 est 8 fois plus important que pour le reste de
la population générale [15]. Par ailleurs, les personnes
présentant des troubles psychotiques chroniques sont
davantage exposées à la précarisation (ce qui constitue
un risque supplémentaire d’addiction) et à la marginalisation. Il faut savoir également que la précarisation multiplie par 10 le risque de passage à l’acte violent [4].
Il est essentiel de rappeler que l’abus de substances psychoactives ou les antécédents de violence constituent
des facteurs prépondérants de passage à l’acte criminel, que la personne soit ou non atteinte de pathologie
mentale. Ces notions de facteurs de risque sont d’une
importance capitale et pourtant elles sont trop rarement
mises en exergue. Autre écueil, confondre troubles de
personnalité et « maladie mentale » [32]. Comme l’a
souligné Joyal, il semblerait qu’une minorité de patients
atteints de troubles schizophréniques soit responsable
d’une majorité d’actes violents [17], ce qui n’est pas
sans conséquence sur les représentations. Et pourtant,
tous les délinquants et criminels souffrant de troubles
psychiques ne présentent pas un état dangereux et, par
ailleurs, tous les individus dangereux ne sont pas atteints
de ces troubles [4].
Les chiffres officiels du Ministère de la Justice
Rappelons que la France fait partie des pays les moins
« dangereux » au monde, avec un taux d’homicides de
0,7 pour 100 000 habitants. Comparativement, le taux
d’homicide est de 1,2 pour 100 000 habitants en Suède
et en Allemagne, 6,2 aux Etats Unis, et 60,8 en Colombie [5]. Comme le souligne le rapport de la commission
Santé-Justice [4], nous manquons de données chiffrées
significatives permettant d’appréhender de manière
précise, dans la population générale, la proportion des
auteurs d’infractions présentant un « état dangereux »
que ce soit d’ordre criminologique ou lié à un trouble
psychique. Nous nous référerons ici aux chiffres publiés
par le ministère de la Justice4 . En 2003, sur 47 655 affaires terminées (jugement prononcé), quelle que soit la
nature de l’infraction (crime, délit, contravention), seules
233 personnes ont bénéficié d’un non lieu pour irresponsabilité pénale5 .
Notons bien la polysémie de ce terme générique
L’auteur ne précise pas le sens du mot « grave » ; deux niveaux de compréhension : gravité dans l’intention de commettre l’acte ou
gravité dans le résultat de l’acte
3
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TASSONE-MONCHICOURT C. , DAUMERIE N. , CARIA A. , BENRADIA I. et ROELANDT J-L
Entre 1984 et 2003, les condamnations criminelles et
correctionnelles ont connu un accroissement notable
[1]. Or, ces vingt dernières années, on constaterait une
chute du nombre de déclarations d’irresponsabilité pénale pour les troubles mentaux d’auteurs de crimes. «
Le nombre d’accusés jugés irresponsables au moment
des faits est passé de 17% au début des années 80 à
0,17% pour l’année 1997 ([27], page 42) ». Le rapport
de l’Igas/Igsj apporte d’autres données [28] sur l’évolution du nombre de dossiers jugés pour irresponsabilité
pénale (cf. tableau I).
Ces quelques chiffres, constituant actuellement l’essentiel des données quantitatives officiellement disponibles,
montrent clairement que les connaissances en matière
de corrélations entre « états dangereux » et « maladie
mentale » sont, à l’heure actuelle, notoirement insuffisantes pour permettre d’alimenter un débat sérieux.
De la « dangerosité » aux « états dangereux »
Le ou de la notion de « dangerosité » aggrave la confusion et renforce les représentations sociales négatives visà-vis des personnes étiquetées comme « malades mentales ». Przygodzki-Lionet et Dupuis-Gauthier rappellent
qu’une « manière d’atténuer cette stigmatisation de certains individus [comme les personnes souffrant de troubles psychiques] serait de ne plus utiliser le terme ‘dangereux’, et ce au profit d’autres expressions, telles que
‘comportements problématiques’ ou encore ‘manifestations socialement problématiques’ ([26], page 19) ».
L’évaluation de l’état dangereux d’une personne est une
préoccupation ancienne et complexe ; elle consisterait
à réaliser une analyse scientifique des facteurs de risque
de violence. Il faut attendre les années 80 pour voir
apparaître les premières recherches concernant l’étude
de la violence chez des personnes atteintes ou non de
troubles psychiques [22]. Lorsqu’on cherche à déterminer si un individu présente un « état dangereux » les
éléments suivants doivent être pris en compte : les circonstances du passage à l’acte, la nature de l’infraction,
les addictions éventuelles (alcool, drogues), les éventuelles psychopathologies, la personnalité de l’auteur,
l’environnement social et familial, l’impact de la sanction
sur son comportement, les facteurs individuels portant à
une récidive, l’attitude de l’auteur à l’égard de la victime,
etc. L’hétérogénéité de ces facteurs re ète la difficulté de
l’évaluation de l’état dangereux. Il est donc très difficile
de prédire la survenue d’un comportement violent chez
un individu, les facteurs étant trop nombreux et trop divers ; d’autant que l’état dangereux d’un même individu
ne présente pas un caractère permanent et linéaire.
Ces facteurs de risque de l’« état dangereux » ont amené
à la construction d’échelles, dites actuarielles [12], telles
l’échelle Historical/Clinical/Management (HCR-20) [37],
la START [38], l’OAS [40] ou encore l’Inventaire de dangerosité des patients psychiatriques [23].
Les limites de ces outils résident dans leur biais de sur
- ou sous-prédiction [29] :
- une sur-prédiction de la violence et de la dangerosité
: la « prévention » des actes potentiellement dangereux
4
va conduire à garder à l’hôpital « enfermées » des personnes dont les troubles sont guéris, amendés ou stabilisés. Des hospitalisations longues sont alors attribuées à
la peur de la récidive éventuelle et parfois au fait que les
experts nommés sont en désaccord, ce qui ne bénéficie
pas au patient.
- une sous-prédiction de la violence et de la dangerosité : la personne concernée et la société risquent un
danger. Quels que soit les outils utilisés « il est nécessaire
de ne pas laisser l’opinion publique dans l’illusion qu’il
est possible de déterminer avec certitude si un individu
est ou non un récidiviste en puissance ([4], page 14) ».
Le rapport Burgelin fait état de 60 à 80% d’individus
considérés et jugés dangereux à tort : il va de soi que
cette surestimation de la dangerosité est préjudiciable,
non seulement à ces individus, mais également à la société qui, dans un souci sécuritaire, approuve l’application de mesures inadaptées. La difficulté réside également dans le fait que le terme « dangerosité », utilisé à
la fois par les psychiatres et les criminologues, recouvre
une sémiologie différente. En effet, la « dangerosité », au
sens criminologique, est un phénomène psychosocial
caractérisé par une grande probabilité de commettre
une infraction contre les personnes ou les biens, et il
s’agit là d’un pronostic de la récidive ou de la réitération.
Tandis que pour les psychiatres, la « dangerosité » est caractérisée par un risque de passage à l’acte lié au trouble
mental (notamment au mécanisme et à la thématique
de l’activité délirante). Ainsi, utilisent-ils pour leur part le
terme d’« état dangereux ».
Conclusion
Les drames de Pau, Gaillac, Nanterre ou, plus récemment l’« affaire Valentin »…, sont des faits certes graves
mais relativement isolés. Pourtant, leur traitement spectaculaire par les médias possède un fort impact sur l’opinion publique et renforce les stéréotypes liant dangerosité/criminalité et maladie mentale. Alors que 95% des
crimes ne sont pas commis par des personnes ayant des
troubles psychiatriques. Comme le souligne Senon « notre société républicaine […] développe […] un discours
sécuritaire qui identifie le délinquant au malade mental
et le contraint au soin ([31])». Pourquoi cette tendance à
faire des heuristiques entre l’auteur de crime et le « fou »
ou le « malade mental » ? Comment lutter contre la stigmatisation « les schizophrènes sont dangereux… » (Le
Monde, 29 janvier 2005) et pour des soins adaptés ?
La représentation sociale est le vecteur essentiel du stigmate : la personne qui souffre de troubles psychiques,
qui a eu un contact avec les services de santé mentale,
le « malade mental » est appréhendé comme un criminel potentiel, un individu dangereux et violent. Ces
représentations sont très profondément ancrées dans
l’imaginaire populaire. Elles sont présentes dans toutes
les catégories de population sans distinction d’âge, de
sexe, de catégories socio-professionnelles ou de niveau
d’études. Elles sont entretenues par le manque de clarté
scientifique dans ce domaine, la désinformation médiatique, certaines décisions politiques et juridiques, l’organisation institutionnelle et l’hospitalo-centrisme des dispositifs de soins psychiatriques français et les professionnels
de la psychiatrie eux-mêmes. Les conséquences sont la
peur, le rejet, l’exclusion, le non accès aux soins, la discontinuité des soins, l’immixtion des affaires relevant du
ministère de l’Intérieur et de la Justice dans le domaine
de la santé.
Si l’on veut dépasser ces archaïsmes et ces préjugés il
disponibles sur le site www.justice.gouv.fr
(article 122-1 alinéa 1, du code pénal : Il s’agit d’individus, qui au moment des faits qui leurs sont reprochés, sont atteints d’un trouble
psychique ayant aboli leur discernement : ils sont alors déclarés pénalement irresponsables et ne sont pas jugés.
5
Etats dangereux ettroubles psychiques : Images et Réalités
faut en étudier sérieusement la base, les critères, les illustrer de faits statistiques, s’attacher à une cohérence et
une rigueur scientifique tant dans la terminologie que
dans la méthodologie. Il faut surtout faciliter les échanges entre les usagers, les politiques, les médias, les professionnels et les citoyens sur ces questions.
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