Compte-rendu de « The Nature of Selection » (Elliott Sober
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Compte-rendu de « The Nature of Selection » (Elliott Sober
Boris Saulnier – Mai 2003 Compte-rendu de « The Nature of Selection » (Elliott Sober, University of Chicago Press, 1983) Le livre de Sober propose un panorama de nature philosophique du concept de sélection et de son rôle en biologie évolutionnaire. Il vise à dissiper les « mirages » qui nous empêchent d’atteindre une vue claire de la théorie de l’évolution (p.2). La première partie aborde les concepts d’adaptation (fitness, ou adaptation) et de sélection. Sober y présente l’évolution comme une « théorie de forces », explique pourquoi selon lui la théorie (de l’évolution) n’est pas une tautologie, examine la différence entre explication et causalité, et fait la distinction entre sélection d’un objet ou d’une propriété. Pour cela il s’appuie sur des exemples issus de la biologie, ou bien des expériences de pensée, et replace les débats dans leur contexte historique. Au-delà de la biologie ce sont des thèmes traditionnels de la philosophie qui sont abordés, comme la causalité, les probabilités et l’explication. Quant aux aspects propres à la biologie, ils sont abordés d’un point de vue philosophique, avec beaucoup de soin dans la définition et l’usage des concepts, et une grande précision dans l’examen des débats. Dans une deuxième partie Sober traite la question des niveaux de sélection. Il étend alors la théorie élaborée dans la première partie et montre qu’elle peut rendre compte de différentes théories de l’évolution proposées dans un cadre unificateur. Cette partie aborde en particulier les questions de la « sélection de groupe », et la théorie des équilibres ponctués. Sober ne donne pas une réponse à ces questions, qu’il considère d’ailleurs comme des problèmes empiriques plutôt que philosophiques, mais fournit un cadre conceptuel dans lequel les replacer. Réussissant à s’adresser aussi bien au philosophe qu’au biologiste, Sober réussit en 368 pages très denses, à donner au lecteur un aperçu complet et des bases très solides pour penser les questions posées par la biologie de l’évolution. Nous commencerons par examiner la théorie historique de Darwin. Nous verrons que la notion de cause n’y est pas claire, ce qui peut amener à considérer la théorie comme une tautologie. Cela amènera à considérer une théorie des forces, ce qui nécessitera de préciser la notion d’adaptation, et en particulier de voir l’adaptation comme une propriété survenante. Nous verrons de même que la probabilité peut-être vue comme une propriété survenante, ce qui éclaire de façon nouvelle la notion de hasard. Puis nous exposerons les notions de loi source et loi conséquence, pourquoi l’adaptation est « causalement inerte », et pourquoi c’est la sélection qui joue un rôle causal majeur. Cela nous conduira à examiner la notion d’ « explication ». Puis nous aborderons quelques aspects de la querelle des niveaux, et proposerons pour conclure de voir la biologie comme une dialectique entre structure et fonction. La théorie de Darwin Dans sa « longue explication » Darwin montre comment à la fois l’hypothèse de l’évolution, et l’hypothèse de sélection naturelle sont confirmées du fait de leur pouvoir explicatif. Le concept est très simple, mais a un grand pouvoir explicatif : si des organismes dans une population ont des capacités de survie et de reproduction différentes et si les caractéristiques qui affectent ces capacités sont transmises par les parents alors la population évolue. L’exposé Darwinien de 1859 est une articulation complexe dont on peut résumer les moments principaux de la façon suivante1 : 1. Les organismes vivants présentent des variations individuelles, 2. Il existe donc une capacité naturelle indéfinie de variation (leur variabilité), 3. L’élevage et le tri permettent de stabiliser héréditairement des « traits » avantageux, par accumulation de petites variations concourant à les accentuer, 4. De la sélection (artificielle) on déduit une « sélectionnabilité » (de même que la variabilité s’induit du fait de la variation), ce qui pose la question de savoir qui est l’agent d’une sélection « naturelle », 5. Il existe une capacité naturelle d’occupation totale de toute étendue physique, si les individus se reproduisent sans obstacle, 6. Cependant on constate dans la nature des équilibres pluralistes qui paraissent en constant réajustement au sein de leur environnement, 7. L’expansion numérique et territoriale des populations et la tendance à une prolifération illimitée sont limitées par une régulation éliminatoire, la « lutte pour l’existence » (Struggle for life), favorisant les individus les mieux adaptés, ce qui pose la question de savoir ce qui détermine la meilleure adaptation, 8. Une réponse unique et unificatrice est apportée aux questions n°4 et n°8 : il existe une sélection naturelle qui à travers la lutte effectue le tri des variations avantageuses pour les organismes eux-mêmes dans un contexte donné, assurant ainsi le triomphe vital, transmissible héréditairement dans des conditions stables de milieu, des individus qui en seraient porteurs : « C’est à cette conservation des favorables, et à la destruction de celles qui sont nuisibles, que j’ai appliqué le nom de sélection naturelle, ou de survivance du plus apte ». (L’évolution des espèces, chapitre IV). Si Darwin n’est pas le premier à parler d’évolution, il est bien le premier à faire de la sélection naturelle la cause première et principale de l’évolution. Mais comme le note Sober (p.23) les hypothèses de Darwin (variabilité, la variation induit différentes capacités de survie, ces capacités sont fonction de « traits » transmis héréditairement, aucune autre force potentielle n’influence les populations) apparaissent comme un ensemble de conjectures très loin d’être trivial. En particulier la notion de cause dans la théorie de l’évolution est à éclaircir, et Sober s’y emploie à de multiples reprises, et sous des angles différents. La notion de cause en théorie de l’évolution Prenons un exemple : si les gènes responsables de la construction de la mâchoire et du menton sont les mêmes, alors la sélection de la mâchoire entraînera la sélection du menton, qui se trouve alors comme un « passager clandestin » (free rider) de la sélection naturelle2. Sober souligne donc qu’on ne peut pas considérer que les corrélations de traits phénotypiques sont « gravées dans la pierre ». De même les 1 Tort P., Dictionnaire du Darwinisme et de l’évolution, Paris, PUF, 1996 2 Darwin ignorait les bases génétiques de ce processus, aujourd’hui qualifié de « pléiotropique », mais en avait cependant imaginé la possibilité. Cette idée l’amenait à voir les capacités de calcul de l’être humain comme corrélatives d’aptitudes plus simples de raisonnement et communication, avantageuses, elles, à la survie. Et il était sur ce point en désaccord avec Wallace, qui ne voyait pas dans les capacités cognitives supérieures le résultat possible d’une sélection naturelle. 2 poids du corps et du cerveau sont étroitement corrélés chez un grand nombre d’espèces : on en conclut que ce sont des traits liés, et que ce serait une erreur de les voir comme résultat de deux processus sélectifs indépendants. Cependant, la sélection pourrait couper les liens qui unissent les deux caractéristiques, la question est de savoir si c’est le cas. L’enjeu est donc, une fois un effet observé, d’en trouver la cause. Chez Darwin la caractérisation de l’action de la force de la sélection naturelle est très simple : si les organismes qui possèdent une caractéristique F sont plus capables de survivre et de se reproduire que ceux possédant la caractéristique alternative (non F) alors leur proportion va augmenter. Mais ce raisonnement « si…alors …», n’est valable que « toutes choses égales par ailleurs » (ceteris paribus). Or la variation d’adaptation héréditaire pourrait justement voir ses effets annulés par d’autres forces. Et précisément la théorie standard de l’évolution liste des forces qui pourraient modifier la composition d’une population, comme les mutations, ou la migration, dont les biologistes pensent aujourd’hui que ce sont des causes essentielles d’évolution. Pour Sober ces différentes alternatives sont des « hypothèses historiques » (historical hypotheses, p.27), c’est-à-dire qu’elles prétendent expliquer les causes des changements de la vie qui sont apparus sur la Terre. Et pour Sober un but central de la théorie de l’évolution a été de déterminer laquelle de ces hypothèses est correcte (mais ne devrait-on pas plutôt demander « lesquelles » sont correctes ?). Sober remarque que la formulation de Darwin est typique de la formulation des lois scientifiques, car elle décrit ce qui se passerait pour un système s’il possédait certaines caractéristiques (si… alors…). Or on sait que Darwin avait pris connaissance des conceptions de la science de Whewell et Herschel, pour qui une hypothèse scientifique doit donner la vera causa, c’est-à-dire la « cause vraie et non fictive », qui doit d’abord être suggérée à partir de données empiriques, puis confirmée par les phénomènes indépendants qu’elle explique. Très consciemment Darwin s’est efforcé d’imiter le style « newtonien » exposé dans les ouvrages de méthodologie scientifique de l’époque. Mais pour certains commentateurs le principe général de Darwin, apparaît comme non falsifiable empiriquement. C’est le « problème de la tautologie ». Une théorie tautologique ? En effet, dire que « le plus adapté survit » résulte directement de la définition de l’adaptation. Or si l’adaptation est définie comme une capacité de survie, la théorie Darwinienne se présente bien comme une tautologie… et en conséquence la théorie évolutionniste n’est pas testable ! L’attaque est dure pour les biologistes et les philosophes de la biologie, ce qui explique que la question a été largement débattue, même si pour Sober elle ne mérite pas l’importance qu’on lui a accordée, car pour lui la théorie de l’évolution va bien au-delà de la définition de l’adaptation. Tout d’abord la forme logique, au sens technique, de la proposition « le plus adapté survit » ne suffit pas à caractériser sa vérité universelle et donc à la qualifier de tautologie3. Par ailleurs définir l’adaptation comme les chances de survie et de reproduction est peutêtre plus de la part des biologistes le résultat d’une observation qu’une pensée à priori. A propos de l’a priori, Sober note qu’il fut un temps où les physiciens auraient été en peine d’imaginer une expérience montrant que la somme des angles d’un triangle peut différer de deux droits : la conclusion n’est certainement pas que la géométrie euclidienne est à priori, mais plutôt que pendant les capacités 3 De même que « X est de l’eau » n’est pas une conclusion logique de « X est fait de H2O ». 3 d’imagination des scientifiques furent limitées. De même en biologie des efforts d’imagination doivent être faits pour dépasser le concept Darwinien d’adaptation. Remarquons qu’une question identique se pose en physique à propos de « F = m.a » : s’agit-il d’un énoncé empirique, ou bien d’une simple définition de la notion de force ? Pour Quine4 il s’agit d’un énoncé empirique, car pour lui une théorie des forces teste ses lois source et conséquence ensemble : si un objet viole les prédictions de la théorie il faut soit trouver une nouvelle source soit modifier l’expression de la loi conséquence, et c’est par ce procédé empirique que nous ajustons nos lois. Quine, après Duhem, remarque également que la testabilité d’une hypothèse théorique requière également d’autres hypothèses. Par exemple pour voir les conséquences observationnelles de la géométrie euclidienne il ne fait pas s’arrêter à la géométrie, mais considérer des hypothèses physiques supplémentaires. La proposition à tester ne peut être considérée seule : tous les contextes théoriques pertinents doivent être pris en considération, et tant que ce n’est pas fait on devrait selon Sober être prudent quant à l’affirmation du caractère « à priori » de la proposition en question. Dire que le plus adapté survit est certes une tautologie, mais l’objet réel de la théorie est une probabilité : la théorie évolutionniste n’identifie pas l’adaptation d’un organisme avec réel succès reproductif. Ainsi si la solubilité était probabiliste on pourrait dire, sans y voir de tautologie, que le sucre se dissoudrait probablement si on le plongeait dans l’eau. Enfin Sober distingue « expliquer pourquoi », et « expliquer comment ». Par exemple l’énergie cinétique d’une gaz permet d’expliquer ce que signifie pour ce gaz avoir la température T : mais cela n’explique pas pourquoi le gaz a la température T au temps considéré. Il s’agit ici du rapport entre une propriété dispositionnelle et sa base physique, que nous retrouverons à propos de la notion d’adaptation, et de la notion de probabilité. Or la théorie évolutionniste n’explique pas seulement les différentes adaptations des zèbres en fonction de la structure de leur pattes, mais explique précisément comment la structure des pattes induits des différences d’adaptation. Considérant que c’est bien le flou de la théorie de l’évolution par rapport à la notion de cause qui permet de voir la théorie de l’évolution comme une tautologie, Sober propose pour éclaircir le paysage une « théorie des forces ». La sélection comme une « théorie des forces » Sober propose d’exposer la théorie comme une « théorie des forces », car selon lui les distinctes théories évolutionnaires dépendent des types particuliers de forces qu’on considère : il faudrait donc plutôt voir la théorie de l’évolution comme un « type » de théorie (kind of theory, p.31), ce qui permet de comprendre la structure de la théorie, voir comment différents modèles peuvent être réunis, et comment ces modèles entrent en contact avec la réalité du monde vivant. Pour établir une théorie des forces, il faut commencer par préciser l’évolution du système soumis à aucune force. Puis en ajoutant les différentes forces auxquelles peut être soumis le système on accroît la complexité, et le réalisme de la théorie. En théorie de l’évolution la loi de Hardy-Weinberg5 de génétique des populations 4 Quine W. V. O., Two dogmas of empiricism. In from a Logical Point of View, Cambridge, Harvard university Press, 1980, p.20-46. Référence citée par Sober p.72. 5 Supposons qu’on a deux allèles A et a sur un locus de deux chromosomes homologues. On obtient alors trois génotypes diploïdes possibles : AA, aa, et Aa. Les deux premiers sont dits homozygotes, et leur dernier hétérozygote. Lorsqu’un organisme produit des gamètes, les chromosomes, en règle générale, les chromosoment 4 explique comment la fréquence des traits dans les gamètes est liée à la fréquence des traits dans les organismes dont sont issus ces gamètes, et ce indépendamment de toute force extérieure. Si les fréquences du génotype quittent l’équilibre de HardyWeinberg c’est qu’une force a agi. Par exemple la sélection, une mutation, ou une migration, peut avoir provoqué une changement des fréquences des gènes entre les allèles des gamètes et le stage adulte. Mais la loi de Hardy-Weinberg ne permet pas de prédictions dans « l’autre sens » : ce n’est pas parce qu’une population reste à l’équilibre de Hardy-Weinberg qu’elle n’a pas subi de forces. En effet il est tout à fait possible que des forces contradictoires aient agi simultanément en s’annulant. Par exemple on peut imaginer qu’un gène A mute en a plus rapidement que a en A, mais que A ait un avantage sélectif sur a. Pour mieux comprendre, Sober donne l’exemple d’une boule de billard animée d’un mouvement uniforme et subissant au même moment deux forces opposées, de telle façon que la trajectoire ne révèle pas l’action de ces forces. Une fois posée la loi d’évolution avec force nulle, on peut s’intéresser aux effets d’une unique force, la sélection naturelle, non encombrée par d’autres forces évolutives. Sober considère l’exemple classique de populations (d’Afrique, du Moyen-orient et du bassin méditerranéen) dont les individus sont dotés de génotypes SS, AA, et SA. Il se trouve que les individus SS souffrent d’anémie falciforme, souvent fatale durant la petite enfance. Or les études empiriques ont montré que les hétérozygotes résistent mieux à la malaria que les homozygotes AA. Et donc dans les régions avec malaria, le génotype hétérozygote est le plus adapté, ce qui explique le génotype SS n’a pas été supprimé par sélection naturelle. Et la théorie de l’évolution rend compte du phénomène par un modèle quantitatif simple. On calcule les fréquences de chaque génotype avant sélection, on se donne des valeurs d’adaptation pour chaque génotype (en quelque sorte les chances de survie du génotype considéré), et on obtient les fréquences après sélection. AA AS SS 2 P 2pq q2 Adaptation w1 w2 w3 Fréquence sélection 2 2pq w2/w q2 w3/w Fréquence sélection avant après p w1/w w= p2w1+2pq w2+ q2 w3 (normalisation) et p+q=1 Un modèle quantitatif simple de la théorie de l’évolution Et la théorie permet d’obtenir la fréquence P d’équilibre de A : P = (w3-w2)/[( w1-w2)+( w3-w2)] Le modèle montre par exemple que si la malaria est éradiquée, les hétérozygotes ne sont plus avantagés, donc w1= w2, et ces deux adaptations sont supérieures à w3, ce qui fait que P=1, et donc l’allèle S disparaît. Cette approche de l’adaptation est limitée de nombreuses façons. Tout d’abord, on voit clairement dans ce modèle que les valeurs d’adaptation phénotypique sont les se divisent et chaque gamète reçoit l’un ou l’autre des homologues. La reproduction réunit deux gamètes haploïdes pour produire le zygote (l’œuf fertilisé). Si une génération de la population produit le gène A avec la fréquence p au niveau des gamètes, et le gène a avec la fréquence q (avec p+q=1) alors les fréquences de AA, aa et Aa seront p2, q2, et 2pq. Ainsi exprimée la loi n’est que l’expression d’une recombinaison aléatoire des gènes. Si aucune force évolutionnaire n’agit les fréquences dans les gamètes seront les mêmes que dans les organismes de la génération précédente. 5 seuls paramètres qui affectent les fréquences des gènes, ce qui signifie qu’une seule « force » est prise en considération. Par ailleurs les valeurs d’adaptation (w1, w2, et w3) sont estimés à partir des taux de survie constatés des individus, mais en réalité ce sont des probabilités de survie et l’estimation empirique de cette probabilité est problématique car les populations considérées sont de taille finie, et parfois faible. Il nous faut donc mieux comprendre la notion d’adaptation. Différence entre capacité adaptative et capacité adaptée Le terme « adaptation » peut désigner à la fois un processus, et le résultat d’un processus. Sober remarque p. 198 que si un trait est une adaptation seulement il a été sélectionné, mais le contraire n’est pas vrai : un trait peut s’imposer du fait d’une sélection mais sans être considéré comme une adaptation. Par exemple l’avantage du mimétisme tend à disparaître lorsque cette capacité devient commune à de nombreuses espèces. Puis Sober raffine encore l’examen de cette question et interprète (p.203) un argument de Williams : si une instruction « faire X » est le résultat d’une évolution de l’instruction « faire X si Y » alors la première instruction n’est pas une adaptation. Elle peut bien avoir émergé par sélection naturelle, mais il faut alors distinguer adaptation évolutionnaire et ontogénétique : par exemple le fait de suer sous le soleil nous permet bien de nous « adapter », mais cela n’induit pas de modification au même instant de notre fréquence génétique. Par contre la capacité de sudation est, elle, bien le résultat d’une évolution adaptative. Sober en vient à distinguer deux sortes d’adaptation : la première (adaptation), tournée vers le passé reflète le type d’histoire qu’un trait a eu, tandis que la seconde (fitness) indique la probabilité de survie et de reproduction d’un organisme dans le futur. La première peut devenir désavantageuse en cas de changement d’environnement. En conséquence une caractéristique peut être adaptative à un moment donné sans être adaptée à ce même moment, ou bien être adaptée sans être adaptative. Dire qu’une caractéristique est adaptative c’est toujours souligner la cause de sa présence, et commenter ses conséquences pour la survie et la reproduction. L’adaptation comme propriété dispositionnelle, et survenante Sober remarque également que l’adaptation, en tant que probabilité, est une propriété dispositionnelle, c’est-à-dire spécifiant ce qui se passe si une certaine condition déclenchante est réalisée6, de façon nécessaire, ou probable. Si un objet possède une propriété dispositionnelle on voudrait comprendre la raison de son comportement. Par exemple si une pièce a une chance sur trois de tomber du côté face c’est peut-être qu’elle n’est pas symétrique, ou bien qu’elle est lancée d’une certaine façon. De façon générale, pour Sober, les propriétés dispositionnelles peuvent toujours être décrites en termes de comportement associé, et dans les termes d’une « base physique » (physical basis). Dans le cas de l’adaptation, l’aspect comportement est lié à la probabilité de survie ou de reproduction de l’organisme considéré. Dans le cas du génotype associé à l’anémie c’est la base physique de l’adaptation qui est considérée. Mais il ne semble pas possible de trouver une propriété physique dont la variation entraîne, dans tous les cas, une 6 Par exemple la solubilité du sucre est une propriété dispositionnelle : un morceau de sucre disposé dans de l’eau va se dissoudre. 6 variation de l’adaptation : l’adaptation est « survenante » (supervenient)7. Sober donne (p.48) une définition simple et efficace de la célèbre notion proposée par Kim. Une propriété est survenante par rapport à un ensemble de propriétés physiques si elle satisfait deux conditions : 1. Des objets physiquement différents peuvent partager une même propriété survenante (la propriété physique n’est pas nécessairement physique), 2. Deux systèmes physiques identiques doivent ou bien partager ou bien ne pas avoir la propriété survenante en question. Sober souligne ici un aspect essentiel : contrairement à la biologie moléculaire, ou à la biochimie, la biologie évolutionniste manipule essentiellement des propriétés survenantes : en effet les théories de l’interaction entre un prédateur et une proie, les modèles de stabilité/diversité, les théories relatives aux origines de la sexualité n’accordent que très peu d’attention aux propriétés physiques. Pour Sober, ces théories pourraient s’appliquer sans difficulté à des robots d’une planète lointaine. La survenance permet à ces théories de s’opposer au vitalisme, sans être pour autant réductibles aux théories physiques. Et la physique n’a plus à expliquer ce qu’est l’adaptation, car l’adaptation n’est pas une propriété physique ! On peut ici comparer l’argumentation de Sober avec celle de Smart en 19638. Smart considère les rapports entre la physique et la biologie. Son propos est clair : il n’y a pas en biologie de lois ou propriétés émergentes, tout simplement parce qu’il n’y a pas en biologie de lois, de même qu’il n’y a pas de lois de l’ingénierie. Malheureusement Smart ne précise pas exactement ce qu’il entend par « émergence » et la comparaison fine avec la survenance de Kim est difficile. Toujours est-il que la survenance paraît essentielle pour comprendre la différence entre la physique et la biologie : la physique ne connaît que quatre types de force, ce qui est loin d’être le cas de la biologie de l’évolution, car du fait de la survenance les bases physiques de l’adaptation varient dans chaque cas particulier. Mais une alternative existe entre l’ « enfer » (des théories évolutives ad hoc pour chaque population particulière) et le « paradis » (une loi source universelle), car des théories générales permettent de connecter la propriété d’adaptation avec d’autres propriétés survenantes : cela va nous amener à faire la différence entre loi source et loi conséquence. Mais avant de « quitter » la notion de survenance on examine la notion de « hasard », précisément parce que la survenance y joue un rôle. Hasard et sélection naturelle La théorie de l’évolution dit que les variations sur lesquelles agit la sélection sont dues à des mutations aléatoires du matériel génétique, et d’autre part la théorie de la sélection naturelle est un point d’entrée historique des statistiques en sciences naturelles (et plus généralement les évolutionnistes ont largement participé au développement des outils statistiques à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle). Ainsi une prévision statistique des smutations est possible : certains environnements (par exemple un environnement radioactif) permettent de prédire l’apparition de certaines mutations. 7 Kim J., dans Supervenience and nomological incomensurables, American Philosophical Quaterly 15 :149-156. La survenance intéresse notamment les philosophes de la psychologie : des organismes physiquement différents peuvent partager des caractéristiques mentales communes. 8 Smart J. C., Philosophy and Scientific Realism, NY, The humanities Press, 1963. 7 Un point clé pour comprendre le rôle du hasard en théorie de l’évolution est de bien prendre en compte que les populations sont toujours finies, c’est ce qui permet l’effet du hasard et par exemple l’ « effet du fondateur », énoncé par Mayr en 19639 : une barrière géographique surgit (par exemple une rivière détournée) et sépare un groupe en deux sous-groupes isolés. Une erreur d’ « échantillonnage » peut faire que les deux sous-groupes ont des fréquences génotypiques différentes, et cet événement peut se traduire à terme par la naissance d’une nouvelle espèce. Par ailleurs Sober revisite l’idée de Laplace (et son fameux démon), pour qui le hasard est lié à notre ignorance, et à notre incapacité à connaître les états initiaux et les lois d’évolution qui en théorie nous permettraient dans un univers parfaitement déterministe de prévoir de façon sûre les événements futurs. Sur ce point Sober fait valoir la différence entre explication et prédiction : pour expliquer un événement on peut écarter certains événements pertinents en probabilité. Par ailleurs il n’y a pas non plus d’obligation de calculer la probabilité relativement au dernier événement sur la chaîne causale conduisant à l’événement qu’on veut expliquer. Mais l’aspect qui semble le plus neuf dans le traitement de la notion de hasard par Sober est son idée que la probabilité est survenante et possède à ce titre une vertu explicative, comme l’adaptation : c’est un propriété qui permet de révéler ce que deux systèmes ont en commun même si leurs mécanismes physiques et leurs comportements sont différents. Et la survenance permet également de voir la question du réductionnisme sous un angle particulier : peut-être en effet le démon de Laplace, équipé des équations d’une physique des particules déterministe (à inventer ?...) pourrait-il parfaitement prévoir et expliquer tous les événements. Mais sa vision de la structure des événements, sur les similarités et les différences qu’on peut trouver entre événements isolés, serait sans doute réduite : le démon ne verrait donc pas tout, et pour Sober c’est bien un des buts de la science de dégager ainsi des analogies et des généralisations. Cela nous mène, comme annoncé, à la notion de loi source et loi conséquence. Lois source et lois conséquence Sober fait en effet la différence, dans la théorie de l’évolution vue comme une théorie des forces, entre des lois source, et des lois conséquence. Une loi source décrit les circonstances qui produisent une force (par exemple la loi de la gravitation donne la force agissant sur une masse en fonction de sa distance à une autre masse), tandis qu’une loi conséquence décrit les changements d’un système soumis à des forces (par exemple F = m.a est une loi conséquence10). Ici Sober donne pour exemple l’explication de Fisher, datant de 1930, du ratio sexuel 1:1, c’est-à-dire le fait que dans de nombreux cas le nombre de mâles d’un groupe donné est égal au nombre de femelles. L’explication n’est effectivement pas évidente : une analyse grossière conduirait à penser qu’il suffirait du nombre minimal de mâles nécessaire pour fertiliser toutes les femelles du groupe. Le critère d’adaptation Darwinien ne répond pas à la question car un parent qui produit cinq filles et cinq garçons, ou bien dix filles, ne présente pas de différence d’adaptation (sa capacité de survie ou de reproduction sont identiques dans les deux cas). Et on comprend alors qu’il faut considérer trois générations successives, au lieu de deux. 9 Mayr E., Animal species and evolution, Cambridge, Harvard University Press, 1963. Cité par Sober p.112. 10 Pour certains philosophes et physiciens la relation F = m.a fait de la force uniquement une connexion définitionnelle entre masse et accélération, ce qui lui ôte toute « vie conceptuelle propre » (p.59), mais Sober ne partage pas ce point de vue. 8 Si m mâles et f femelles ont une descendance de N individus, la contribution des mâles sera de N/m, et celle des femelles de N/f, donc le sexe minoritairement représenté aura une contribution reproductive plus importante. Partant d’une génération I, l’intérêt est de produire une descendance en minorité sexuelle, afin que les capacités reproductives de cette génération II soit avantagée. Et le seul cas dans lequel il n’y a pas d’intérêt à s’éloigner du ratio sexuel de la population à laquelle appartient un individu est 1:1 : ce ratio est un point d’équilibre. Le « choix » d’un autre ratio entraînerait des fluctuations permanentes11. L’exemple de Fisher ne mentionne aucun mécanisme physique, et il est compatible pour différentes populations déterminant leur ratio sexuel de façons très différentes. Comme le dit Sober (p.57), l’argument de Fisher s’éloigne d’un mécanisme « prochain » (au sens des causes prochaines de Mayr, au profit d’une cause plus « lointaine » 12. Pour autant l’explication physique n’est pas totalement exclue car il y a un éclairage respectif des approches physique et évolutionniste : une propriété physique peut avoir une explication évolutionniste, tandis que cette même explication évolutionniste présuppose d’autres propriétés physiques ayant agi dans le passé. Il montre par ailleurs qu’une généralisation est possible, sans utiliser les lois physiques universelles. Enfin l’exemple de Fisher montre pour Sober qu’un travail essentiel de la biologie évolutionniste est de spécifier les lois source. De l’adaptation nous sommes passés à la notion de loi et de cause : nous pouvons aborder l’idée de Sober, à priori surprenante, que l’adaptation est causalement inerte. L’adaptation est causalement inerte Pour comprendre cette idée de causalité inerte, considérons un des exemples de Sober : Holmes et Watson sont sur les traces de Moriarty pour le supprimer, soit par balles, soit à l’aide d’un poison. Moriarty s’il porte un gilet pare-balles a une probabilité de 0,8 de survivre à l’attaque par balles, 0,7 de survivre au poison s’il a bu l’antidote, la probabilité de l’attaque par balles est de 0,5, et la probabilité de l’attaque par poison est de 0,4. Avec le gilet et l’antidote la probabilité de survie de Moriarty est de 0,56 (soit 0,7 x 0,8). Watson apparaît et tire. Holmes a laissé le poison à la maison. Moriarty survit, grâce à son gilet : dans ce cas la probabilité globale de survie n’a joué aucun rôle dans sa survie. Ce n’est pas sa probabilité de survie qui fait survivre Moriarty. Sober propose un exemple déterministe plus convaincant : on considère une substance X dont la température de fusion est la même que l’eau. On met un cube, dont la matière est de la glace ou bien X, dans une pièce chaude. Le cube fond, mais on ne peut pas dire que c’est « parce que le cube était fait d’eau ou de X », ce que Sober résumé ainsi : « la disjonction n’est pas causalement efficace ». C’est là la différence entre influence causale possible, et influence causale actuelle. La limite de la notion d’adaptation est qu’elle décrit une force « nette » de sélection, et non pas ses composantes. 11 La présentation ici faite de l’explication de Fisher est trop simple, car elle ne tient pas compte de différence de mortalité entre mâles et femelles, aspect bien pris en compte par Fisher. 12 Mayr E., Cause and effect in biology, Science 134 : 1501-1506. Dans cet article examine les causes de la migration de la fauvette. Si on considère qu’elle migre parce que son organisme réagit à la diminution de la durée des jours, ou à la baisse de température, on se concentre sur les causes « prochaines » de la migration. Mais les causes lointaines sont que l’évolution a programmé la fauvette pour répondre à des stimuli particuliers de son environnement (température, photopériodicité), et que l’animal risquerait de mourir de faim durant l’hiver s’il ne migrait pas. 9 La cause est dans la sélection (d’une propriété) Mais Sober propose un concept causal pour remplir le rôle que ne peut tenir l’adaptation : il s’agit de faire la différence entre sélection d’un objet, et sélection d’une propriété (en anglais selection of, et selection for). L’exemple que donne Sober est particulièrement clair : c’est un jouet, la « machine sélectionniste », constituée d’un tube rempli de grosses billes vertes et de petites billes bleues, et de deux grilles placées perpendiculairement à l’axe du tube. Une grille est percée de trous de la taille des billes vertes, et l’autre grille de trous de la taille des billes bleus. Au départ les billes sont mélangées, puis en secouant le jouet en position verticale on finit par trier les billes vertes et les billes bleues (les plus petites tombent en bas du tube, tandis que les plus grosses restent bloquées, à condition bien sûr de tenir le tube dans le bon sens). On comprend clairement dans cet exemple que la sélection agit certes sur des objets, les billes, mais avant tout sur une propriété, la taille, et non pas la couleur. Il y a bien un processus de sélection : la sélection des objets est son effet, tandis que la sélection des propriétés est sa cause. Pour Sober la sélection d’une propriété est un concept causal « par excellence » (par excellence causal concept, p.100) : c’est bien la sélection de propriétés qui est la cause de différences chances de survie et de reproduction, tandis que l’adaptation globale est causalement inerte. En corollaire, la sélection apparaît également un principe explicatif fort, ce qui nous amène à considérer la notion d’explication. Qu’est-ce qu’une explication ? Sober commence par examiner des éléments philosophiques généraux relatifs à la notion d’explication et creuse le filon mis à jour par Hempel et Oppenheim en 194813, cherchant à comprendre quelle information doit fournir l’explanans, et la relation entre explanans et explanandum. Sober fait la remarque suivante : « Dire quelle est la cause c’est comme savoir où le trésor est enterré » (p.141). Dans un certain contexte, savoir que le trésor est au Nord-Est de l’île est un succès, alors que dans un autre contexte cette information sera considérée comme insuffisante. Par exemple une explication causale, insistant sur la trajectoire particulière d’une population, ou bien une explication en termes d’équilibre (comme dans l’explication de Fisher du ratio sexuel) expliquent un événement en l’enracinant dans une structure causale, mais ne mettent pas l’accent sur les mêmes aspects. Pour Sober la thèse de la symétrie, qui confond explication et prédiction, est clairement fausse car des propositions qui permettent la prédiction d’un événement peuvent ne l’explique en rien. Quant à l’implication inverse, elle ne semble pas plus assurée, puisque un événement peut-être expliqué par un ensemble de propositions affirmant que l’événement en question est très peu probable. On peut prendre pour exemple une population monomorphique pour l’allèle A, dans laquelle le gène mutant a est introduit. Il est alors très probable que par dérive génétique la population va retourner dans la configuration où A est universel. Mais il existe une possibilité que le gène a parvienne à être fixé (atteindre une fréquence de 100%).14 Puis Sober s’emploie à montrer que la théorie évolutionniste n’est pas seulement une nouvelle explication de l’évolution, mais un nouveau type d’explication : le paradigme 13 Hempel, C. G., et Oppenhein P., Studies in the logic of explanation, Philosophy of science 15, NY : Free Press. Cité par Sober p.135. 14 De même pourrait-on peut-être expliquer qu’un singe devant une machine à écrire puisse taper le texte de la bible, alors que cet événement infiniment peu probable semble imprévisible ? 10 variationnel peut être compris comme une forme d’explication très générale et très abstraite. Une de ses versions est l’idée Darwinienne de sélection individuelle. Mais la dérive génétique, ou bien la sélection parmi des populations entrent dans le même moule. L’explication est anti-réductionniste : un changement parmi un ensemble d’objets n’est pas vu en tant que changement de ces objets. Cet aspect nous conduit à distinguer les raisonnements essentialistes ou en termes de population, tels que différenciés par Mayr en 1963, dans le fameux article Cause and effect in biology déjà cité. Le concept de variabilité, à la fois au sein d’une espèce, ou bien entre espèces, a en effet avec la théorie de l’évolution été reconnu comme requérant une explication. Et c’est un concept caractéristique du mode de pensée « essentialiste » (ou « typologique ») : la variation y est vue comme le résultat de l’interaction de forces, agissant sur un « état naturel » (état au repos). Le raisonnement en termes de populations (population thinking) accepte pour sa part la variation comme jouant un rôle causal et explicatif, aussi bien qu’un concept pouvant être expliqué. Comme le dit Mayr (p.27-28) : « Pour le typologiste le type (eidos) est réel et la variation une illusion, tandis que pour le « populationniste », le type (moyen) est une abstraction et seule la variation est réelle ». Et Mayr conclut que deux façons de voir la nature ne pourraient être plus différentes. Le traitement des propriétés de population comme objets d’enquête autonomes est aujourd’hui caractéristique des modèles évolutionnistes. Sober donne ainsi l’exemple de Fischer, qui toute sa vie vit les fréquences de gènes dans une population mendélienne comme les particules en mouvement dans un gaz, et constatait le détail de la « vie » des organismes ou des molécules n’affectait pas matériellement la macro-description de la population ou du gaz. Plutôt qu’un remplacement de la perspective réductionniste, c’est d’une vision complémentaire dont il est question : adaptation, mutation, migration, sont bien des propriétés des organismes, mais c’est leur rôle dans la dynamique des populations qui constitue leur intelligibilité. En quelque sorte le « populationniste » revendique sa position à un niveau particulier de l’organisation biologique et la pertinence de son explication à ce niveau. Cela nous mène à la querelle des niveaux de sélection. La querelle des niveaux de sélection L’origine du débat est la suivante : si la sélection agit au niveau des organismes individuels, aussi comment peut-elle expliquer les phénomènes d’altruisme qu’on rencontre dans la nature, phénomènes où on voit des organismes se sacrifier au profit de la survie et de la reproduction d’autres organismes ? La sélection Darwinienne, ne « travaillant » pas pour le bien des groupes ou des espèces, ne semble pas pouvoir expliquer l’altruisme. D’où l’idée de prendre comme unité de sélection non pas l’organisme, mais le groupe. En réalité la structure de la théorie Darwinienne ne dit pas à quel niveau elle se situe, et un grand choix d’unités de sélection se présente : macro-molécules, gènes, cellules, organismes, populations, espèces. Face à la question de la moralité, Darwin avait envisagé la possibilité d’une sélection de groupe, et à nouveau avec Wallace, face à la question des hybrides, si fréquemment stériles : si les hybrides étaient « condamnés » à la stérilité la sélection individuelle devrait conduire les organismes à éviter de se reproduire pour un si faible intérêt reproductif. Sober examine les prises de position de Darwin, Wallace, Fischer, puis Wright, Haldane, Wynne-Edwards, qui publie en 1962 Animal dispersion in relation to social behavior, un ouvrage qui systématise et consolide l’idée que la sélection Darwinienne individuelle ne suffit pas pour rendre compte des adaptations 11 observées dans la nature. Pour Sober la réaction de Wynne-Edwards est historiquement significative de trois façons : d’une part comme on l’a dit, il suscite une attention accrue pour la question de la sélection de groupe, d’autre part comme d’autres naturalistes il réagit contre les modèles jugés simplificateurs et faux de la génétique des populations, enfin son livre constitue la cible principale du libre de Williams, Adaptation and natural selection, et ce sans modèle mathématique irréaliste. Pour Williams c’est au niveau du gène que se trouve l’unité de sélection recherchée. Mais cette hypothèse semble délicate, car comme on l’a indiqué la sélection agit au niveau du phénotype, c’est-à-dire que la sélection ne peut pas « voir » les gènes, un argument repris entre autres contre Williams par Gould ou Mayr (argument qualifié de directness objection par Sober). De plus Gould fait remarquer qu’un gène n’a pas de valeur adaptative, puisqu’un même gène peut conférer un haut niveau d’adaptation dans un certain contexte génétique et être mortel dans un autre contexte. C’est ce que Sober appelle l’objection de la dépendance contextuelle. Mais l’argument de « transitivité » répond à cette objection : les gènes causent le phénotype, le phénotype détermine la survie et le succès reproductif, et si la causalité est transitive alors les gènes conditionnent la survie et la reproduction. Ainsi les gènes, les phénotypes, et l’évolution sont différents maillons d’une même chaîne causale. Et pour Williams même si la relation entre génotype et phénotype est complexe, cela n’empêche pas de voir le gène comme unité de sélection. Après Williams c’est Dawkins dans The Selfish Gene qui défend la sélection génique. Un autre argument de Williams et Dawkins est que leur description leur apparaît comme plus parcimonieuse, car les explications adaptationnistes doivent être fournies seulement si des hypothèses physicalistes ne suffisent pas, et les explications relatives aux niveaux bas d’organisation sont préférables, mais Sober s’avoue peu convaincu par l’argument. Il rejette également, le qualifiant de « creux », l’argument selon lequel les processus évolutionnaires peuvent être « représentés » dans le langage de la fréquence des gènes : pour Sober la question des unités de sélection n’est pas qu’un problème de définition, l’enjeu empirique est réel. Les deux partisans du gène présentent l’argument selon lequel les gènes sont des unités de réplication, et veulent présenter ce caractère comme nécessaire pour une unité de sélection, mais là aussi pour Sober l’aspect empirique est laissé de côté. Williams montre comment les taureaux d’un troupeau peuvent se regrouper en cercle pour protéger les femelles et les petits, mais en réalité uniquement leurs propres petits, faisant de l’altruisme de leur comportement un artefact résultant uniquement d’un comportement de sauvegarde individualiste. Mais Sober rappelle que Williams lui-même reconnaît que dans certains cas il nous faut admettre un comportement réellement altruiste (p.262, cas de la souris Mus Musculus). Il semble bien que dans de nombreux cas les chances de survie et de reproduction d’un organisme sont fortement influencées par le sort du groupe dans lequel il vit. Cela conduit à formuler l’hypothèse selon laquelle : « la sélection de groupe existe exactement quand les groupes ont des adaptations variées, et que l’adaptation d’un organisme dépend du sort du groupe dans lequel il vit » (p.266). Sober montre que cette idée est convenable à condition de donner à « dépend » dans la formulation précédente une interprétation causale suffisamment riche. Pour s’expliquer Sober recourt à l’analyse de varaiance, qui permet de discerner les contributions de divers facteurs causaux dans la production d’un effet. Mais comme le note Sober ce type d’analyse ne nous protège pas complètement contre de « fausses corrélations », et l’analyse de variance selon Sober ignore la causalité. 12 Il semble que deux points importants sont invoqués par Sober à l’encontre de la sélection au niveau du gène. D’une part le phénomène de pléiotropie fait qu’un même gène peut « coder » différents aspects phénotypiques. D’autre part il faut compter avec des effets « polygéniques », ce qui signifie qu’un caractère phénotypique peut être le résultat d’une interaction entre un ensemble de gènes. Cet aspect, le rappport « many to many » entre différents niveaux d’organisation, nous semble essentiel pour la question du réductionnisme et nous encourage à dire quelques mots des rapports entre structure et fonction. La biologie : une dialectique entre structure et fonction ? Considérons pour commencer le fait que l’exposé de la loi de Hardy-Weinberg utilise le langage des gènes et des fréquences de génotype. Pourtant l’adaptation, au moins au sens Darwinien du terme, est une propriété des organismes, propriété possédée en vertu de caractéristiques phénotypiques (morphologiques, comportementaux, etc…). Si l’évolution est un changement dans les fréquences de gènes, alors les causes de ce changement devraient être décrites en termes d’effets sur ces fréquences. Comme le dit Sober (p.37), si les causes de l’évolution sont formulées en termes phénotypiques tandis que les effets sont formulés en termes de fréquences de gènes, un « manuel de traduction » doit être fourni pour passer de l’un à l’autre de ces deux modes de description. Il faut compléter notre connaissance de lois nouvelles, exprimant comment traduire des propriétés génotypiques en propriétés phénotypiques (T1), puis comment évoluent les propriétés phénotypiques durant la vie de l’organisme (T2), puis comment les propriétés phénotypiques se traduisent en termes génotypiques (T3) et enfin décrire la formation des gamètes (T4, qui inclut la loi de Hardy-Weinberg). L’ensemble de toutes ces lois permet de passer, dans les deux sens, de l’espace génotypique à l’espace phénotypique (voir le schéma que propose Sober p.38). Voici comment Rosenberg15 (chapitre 2, p.27) voit la question : pour lui, un mécanisme qui sélectionne les effets ne peut pas faire de différence entre différentes structures aux effets identiques. Rosenberg donne l’exemple (p.29) de la redondance du code génétique, une propriété dite de « dégénérescence », qui est une absence de différence sélective soit entre les séquences du code elles-mêmes, soit entre organismes. Au niveau de l’ARN la situation est la même puisque des ARN messagers de structure différente peuvent réaliser la même fonction (p.30). La dégénérescence est ainsi un argument clé des opposants au réductionnisme. De plus Rosenberg note (p.31) que la direction de la « causalité méréologique » semble renverser l’ordre de causalité réductionniste usuel : au lieu que la structure de l’ADN détermine le caractère de ce qui est produit par les gènes, c’est la structure moléculaire du matériel génétique qui est expliquée par l’organisation et la fonction de cette production. Pour Rosenberg la sélection peut différencier de très subtiles variations d’efficacité fonctionnelle des configurations moléculaires, ce qui encourage la diversité structurelle entre systèmes qui réalisent les mêmes fonctions. Un système physique peut avoir un nombre « infini » d’effets sur son environnement, mais seul un sous-ensemble de ces effets sont des fonctions, c’est-à-dire des propriétés sélectionnées par l’environnement du système. Rosenberg note que la nature sélectionne différents systèmes plutôt en fonction de leur similarité structurelle que de leur identité structurelle. 15 Rosenberg A., Instrumental biology or the disunity of science, The Univeristy of Chicago Press, 1994. 13 Déjà Mayr, dans Cause and effect in biology16, distinguait deux approches différentes en biologie (p.360). D’un côté, le « biologiste fonctionnel » s’intéresse aux interactions d’éléments structuraux, depuis les molécules, et jusqu’aux organes et individus. Sa question est « Comment ? ». Il essaye d’éliminer les variables de contrôle et répète ses expériences sont des conditions constantes ou variées. Comme pour le physicien l’expérimentation est essentielle à son travail. Le « biologiste évolutionniste », lui, pose la question « pourquoi ? », ou plûtot « comment se fait-il que ? », et il attend une réponse historique. Le physicien Delbrück avait ainsi remarqué en 1949 que le physicien ne pouvait qu’être frappé de l’absence de phénomène « absolu » en biologie : l’animal ou la plante sur lequel travaille le biologiste n’est qu’un lien sur une chaîne évolutionnaire de formes changeantes. Si on prend la métaphore du programme, on peut dire que la biologie fonctionnelle s’intéresse au décodage du programme (cause prochaine), tandis que la biologie évolutionnaire s’intéresse à l’histoire de sa rédaction (cause utlime). On retrouve également chez Canguilhem17 ce point de séparation entre structure et fonction. Il note (p.85) : « on peut remarquer que la théorie biologique se révèle à travers son histoire comme une pensée divisée et oscillante. Mécanisme et Vitalisme s’affrontent sur le problème des structures et des fonctions ; Discontinuité et Continuité, sur le problème de la succession des formes ; Préformation et Epigénèse, sur le problème du développement de l’être ; Atomicité et Totalité, sur le problème de l’individualité. […] on peut considérer cette oscillation théorique comme l’expression d’une dialectique méconnue, le retour à la même position n’ayant de sens que par l’erreur d’optique qui fait confondre un point dans l’espace toujours différemment situé sur une même verticale, avec sa projection identique sur un même plan ». De fait la liste qu’établit Canguilhem des points d’affrontement du mécanisme et du vitalisme sont des éléments clés du débat sur le réductionnisme. Et il semble que c’est en essayant de concilier ces différentes oppositions que tente de s’établir une pensée qu’on pourrait qualifier d’ « organismique », en réutilisant le terme employé par Nagel18 pour qualifier une position à la fois antivitaliste et antimécaniste. Dans ce texte Nagel cherche à savoir si le « tout » est plus que « la somme des parties ». Sa conclusion semble être qu’en l’état des connaissances de son époque la question n’est pas décidable (et en conséquence la possibilité de principe d’une réduction de la biologie à la physique n’est pas infirmée). Car c’est bien là un point essentiel de la position organismique : l’activité du tout ne peut être expliquée en termes de l’activité des parties isolées par l’analyse, aucune partie d’un organisme complexe ne peut être pleinement comprise isolée de la structure et des activités de l’organisme vu comme un tout. Il semble bien que, quarante ans après Nagel, nous ne disposons toujours pas de théorie organismique satisfaisante. Mais Sober esquisse (p.320) une piste très attrayante. Il s’agit d’une vision à caractère morphodynamique19 de la sélection, comme processus agissant simultanément sur différents loci, et présentant une 16 La pagination réfère ici à Mayr E., Evolution and the diversity of life. Selected Essays, Harvard University Press, 1976. 17 Canguilhem G., La connaissance de la vie, Vrin, 1952. 18 Nagel E., The Structure of science, chapitre 22, The standpoint of oganismic biology, NY, Harcourt Brace and World, 1961. 19 La présentation de Sober est trop succinte, et telle qu’elle ne semble pas permettre d’analogie profonde avec les travaux de René Thom. 14 topographie adaptative constituée de nombreux pics et vallées. Comme dans la théorie des bifurcations, où des perturbations aléatoires externes permettent de quitter les puits de potentiel, on peut voir la dérive génétique comme l’opportunité pour une population d’explorer la topographie adaptative. Conclusion L’ouvrage de Sober cherche à comprendre ce qui relie les différentes théories de l’évolution, et à garder ce qui serait commun à toutes, de même que le programme d’Erlanger visait à consolider les différentes branches de la géométrie en regardant comment leurs théorèmes étaient affectés par divers ensembles de transformations. On peut être étonné par l’ampleur du débat, sa précision, le grand nombre de notions conceptuelles spécifiques à la biologie ou générales en philosophie des sciences convoquées par la théorie de la sélection naturelle, et plus étonné encore par le fait que beaucoup de ces questions avaient déjà été abordées par les pères de la théorie. C’est la raison pour laquelle Stephen Jay Gould, évoquant précisément le dialogue Wallace-Darwin, y voit une signification exemplaire pour l’histoire des sciences : « Les questions essentielles d’une discipline sont généralement formulées par les premiers penseurs compétents qui s’y engagent. L’activité professionnelle intense des siècles ultérieurs apparaît alors comme des variations sur cet ensemble de thèmes. La flèche de l’histoire spécifie une succession de contextes changeants dans lesquels les mêmes questions anciennes sont incessamment débattues »20. Or on peut justement à la lecture du livre de Sober s’étonner que la théorie initialement énoncée par Darwin continue à susciter autant de controverses, comme si cent cinquante ans n’avaient pas suffi à établir définitivement la théorie. Darwin lui-même finit en 1872 par se retirer du débat sur l’évolution, après avoir été conduit à revoir profondément le fond de L’origine des Espèces pour tenir compte des multiples objections qui lui étaient régulièrement adressées. Après Darwin pendant près de 70 ans les débats ont porté sur l’existence même de la sélection naturelle : que faut-il entendre par « différences individuelles » ? Ces différences sont-elles héritables et comment ? Comment les mesurer ? Répondre à ces questions conduisit à fonder des disciplines nouvelles, comme la biologie des populations, la biométrie ou la science de l’hérédité, dotés d’appareils méthodologiques raisonnablement prédictifs et permettant à la sélection naturelle d’exister. Puis l’aventure de la Synthèse évolutive marqua la conquête effective des disciplines naturalistes par le paradigme Darwinien. En ce qui concerne l’état présente de la théorie de l’évolution, Jean Gayon21 affirme : « si l’hypothèse » de Darwin est aujourd’hui devenue l’un des plus importants de tous les phénomènes biologiques, il faut reconnaître que des fissures sont apparues dans l’édifice théorique et il n’est plus aussi évident que la sélection naturelle soit un principe explicatif et suffisant de toutes les « grandes classes de faits indépendants » que lui imputaient Darwin ». Aussi, selon Gayon : « Le biologiste moderne se trouve ainsi dans une situation théorique à peu près inverse de ses collègues contemporains de Darwin : d’hypothèse fragile dans sa base empirique directe, mais puissamment corroborée par ses conséquences lointaines, la sélection naturelle est 20 Gould S.J., Eternal metaphors of paleonthology, in Hallam A. Ed., Patterns of evolution as illustrated by the fossil records, NY, Elsiver, 1977, cité par Gayon J., Dictionnaire d’Histoire et Philosophie des Sciences, PUF, article « sélection ». 21 Gayon J., article « Sélection », Dictionnaire d’Histoire et de Philosophie des Sciences, PUF 15 devenue un phénomène ubiquiste et aisément observable, dont l’importance est immense, mais qui ne se suffit certainement pas à épuiser l’intelligibilité globale du processus évolutif ». Il faut bien admettre qu’il est difficile de refermer The Nature of Selection avec la vision unifiée que prétend construire l’auteur, sans qu’on sache s’il faut voir là une limitation du lecteur, ou bien un effet de l’ubiquité toujours renouvelée de la sélection naturelle, un phénomène dont on ne peut être que convaincu à la lecture du livre de Sober. Bibliographie • Sous la direction de Lecourt D., Dictionnaire d’Histoire et de Philosophie des Sciences, PUF • Tort P., Dictionnaire du Darwinisme et de l’évolution, Paris, PUF, 1996 • Kim J., Supervenience and nomological Philosophical Quaterly 15 :149-156. • Smart J. C., Philosophy and Scientific Realism, NY, The humanities Press, 1963. • Mayr E., Evolution and the diversity of life. Selected Essays, Harvard University Press, 1976 (article Cause and effect in biology). • Canguilhem G., La connaissance de la vie, Vrin, 1952. • Nagel E., The Structure of science, chapitre 22, The standpoint of oganismic biology, NY, Harcourt Brace and World, 1961. • Gould S. J., L’éventail du vivant, Seuil, 1997. incomensurables, American 16