Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelles
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Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelles
{ Comptes rendus Samir Kassir Histoire de Beyrouth Paris: Fayard, 2003, 732 p. la ville a sombré. En effet, les images de la capitale libanaise en proie à la folie guerrière paraissent difficiles à dépasser. Et c’est semble-t-il à cette tâche que l’ouvrage s’attelle en se focalisant sur les deux Avec le présent volume, les Éditions 128 derniers siècles (XIXe et XXe) dans la Fayard se sont refait une virginité auprès mesure où ceux-ci sont au principe de de celles et ceux qui sont impliqués dans la définition contemporaine que l’auteur la recherche sur le Liban. En effet, le pré- donne de Beyrouth: «Une métropole arabe cédent ouvrage consacré à ce pays et signé méditerranéenne occidentalisée» (p. 38). par Denise Ammoun 1 n’avait pour lui que l’imposant de la reliure Fayard. La dis- L’ouvrage s’organise en cinq sections, tance entre ce dernier et l’actuel opus de chacune d’une centaine de pages, précé- Samir Kassir paraît abyssale tant la nature dées par deux chapitres rassemblés sous du travail mais également la posture des un titre évocateur, «Beyrouth avant Bey- auteurs divergent: là où l’assurance d’un routh». On relèvera ici le courage de l’au- patronyme célèbre faisait sombrer le texte teur qui, par cette coupure entre la ville dans le ridicule à force d’erreurs et d’omis- du passé et celle qui, depuis la question sions, on découvre ici un travail dense et d’Orient, a engendré l’actuelle cité, s’ex- précis, soucieux d’exactitude et écrit avec pose à un grand nombre de critiques, à une plume enlevée. commencer par celles de ses concitoyens: comment ose-t-il reléguer au second plan Déjà plus modeste dans la définition de le rôle de la première école de droit de l’é- son objet – l’histoire de Beyrouth – poque romaine? Pourquoi ne développe- Samir Kassir propose moins un récit argu- t-il pas l’importance des échelles du menté qu’une réflexion sur la ville, sur sa Levant? Et surtout, pourquoi laisse-t-il ville. Dans le liminaire, son questionne- pareillement dans l’ombre l’époque phé- ment sur le regard que l’on peut porter sur nicienne? Au Liban comme souvent au Beyrouth a valeur d’avertissement: «Il faut Moyen-Orient, l’écriture de l’histoire est avoir maintenu une distance pour mieux très couramment dévoyée à des fins poli- se laisser griser par les yeux de l’esprit» tiques pour justifier un pouvoir sur une (p. 16). Formule allusive à double sens: s’il terre ou sur un groupe. Le dilemme de faut avoir été loin pour voir le beau, il faut l’historien au pays des Cèdres n’est donc également être proche, être dedans, pour pas seulement théorique et nécessite une 1 Cf. Denise Ammoun, L’histoire du Liban contemporain, Paris: Fayard, 1998. a contrario pouvoir penser, sans déconstruction des mythes – notam- nostalgie, cette ment celui d’un exceptionnalisme liba- beauté à l’aune du nais – et une acceptation du caractère désastre dans lequel non linéaire de l’histoire. Vol. 2, No 1, 2004 Comptes rendus } Avec Samir Kassir, on est bien loin de signes d’une réussite économique envia- toute essentialisation, a fortiori lorsque, ble. Pourtant, elle souffrait d’une dissen- dans la deuxième section, le développe- sion persistante autour de la question de ment du littoral est-méditerranéen est l’appartenance nationale, oscillant entre présenté comme «une grande transforma- le pôle arabe et le pôle occidental. Ce tion» liée aux jeux des grandes puissances déchirement, qu’il aurait été facile de de l’époque et à la déliquescence de l’Em- caricaturer, est habilement restitué par pire ottoman. Cette «vitrine de la moder- l’auteur lorsqu’il donne à voir la densité nité ottomane» est alors animée d’un des groupes identitaires en jeu, notam- moment culturel capital, celui de la ment face à la question palestinienne, dès renaissance arabe (Nahda). On y apprend la fin des années 60. Ou lorsqu’il s’attarde l’influence de l’Occident sur les lettrés ara- sur une anecdote révélatrice du trauma- bes, la difficile naissance du théâtre face tisme identitaire libanais, comme l’élec- aux censures des Jésuites, le développe- tion d’une Miss Monde libanaise à l’été ment de sociétés savantes et l’émergence 1971, qu’il commente ainsi: «Une soif de d’une presse rapidement contrainte à l’exil reconnaissance […] fit de cette soirée plus ou encore la mutation des missions reli- qu’un moment d’ivresse, quelque chose gieuses en universités. Autant de média- comme l’incarnation d’un rêve universa- tions qui viennent ajouter à l’indécision liste, fût-elle cantonnée au registre de la identitaire dans laquelle la population de frivolité organisée» (p. 444). la ville se trouvait à l’orée du XXe siècle. L’ultime chapitre traite brièvement du En effet: était-on arabe, ottoman ou conflit et ouvre sur une postface en forme libanais? Fallait-il refuser la tutelle fran- d’épitaphe, au vu de l’adieu que l’auteur çaise – comme une majorité de musul- semble adresser à la ville. Un adieu car le mans le firent, quoique pacifiquement – Beyrouth de l’après-guerre serait celui des ou au contraire, profiter du mandat (1920- ratages successifs de la reconstruction, 1943) pour vivre à l’heure de Paris, suivre signe que la ville ne serait toujours pas la mode et les manières parisiennes, pen- sortie de l’ombre du conflit. Aussi, les ser avec Paris? Quatre chapitres suffisent ultimes pages décrivant le paysage urbain à peine pour dire combien la domination d’aujourd’hui sont-elles rédigées d’une française fut déterminante dans l’affir- plume froide et distante: l’heure est à mation identitaire des chrétiens maroni- l’oubli, sans que les coupables aient eu à tes et conséquemment dans l’approfon- rendre des comptes, regrette-t-il. dissement de la division communautaire que le pays connaissait déjà. La métro- Or, précisément, cet ouvrage est un pole cosmopolite, une fois l’indépen- travail de mémoire. On en veut pour dance acquise, présenta rapidement les preuve, en plus du propos, les nombreu- Vol. 2, No 1, 2004 a contrario 129 { Comptes rendus ses illustrations qui le parsèment. Photos teurs (de Goffman à Gurvitch, en passant d’époques, reproductions d’œuvres pic- par Jack Goody, Margaret Mead, ou Pierre turales ou d’affiches, toutes viennent Bourdieu). Par une sélection rigoureuse conforter l’idée de Samir Kassir selon des textes et comme s’appliquant à lui- laquelle, Beyrouth est loin de se réduire même sa vision dynamique de l’histoire au «théâtre de la mort en direct», ni et des sociétés, l’auteur s’attache par «les même à la reconstruction actuelle. C’est jalons textuaires dont ce livre ordonne la d’abord une ville de culture qui, pour un sélection [à] révél[er] les étapes de [son] temps, s’est affranchie des frontières. parcours, ses continuités et ses ruptures, a ses engagements et ses désenchante- 130 Daniel Meier ments» (p. 11). Ainsi, sans jamais être hagiographique, Balandier nous fait voir les imbrications entre cheminement per- Georges Balandier sonnel, engagement politique, et savoir: Civilisé, dit-on «L’intellectuel est ce point anthropolo- Paris: PUF, 2003, 400 p. gique où l’histoire d’une vie et la vie de l’histoire croisent leurs trajectoires en produisant du sens» (p. 29). La dernière publication de Georges Balandier est avant tout à lire, selon ses En premier lieu, cet ouvrage se pré- propres termes, comme une suite de sente comme «un sanctuaire» où l’on repères sur ce que fut son parcours intel- croise les figures qui ont exercé une lectuel et personnel: tous deux sont indis- influence décisive sur l’auteur: d’abord, sociables sans pourtant se confondre, l’ethnologue Michel Leiris qui poussa nous prévient-il d’emblée (p. 9). À l’image Balandier à porter son attention sur le de l’anthropologue lui-même, ces deux continent africain; Sartre ensuite, qui niveaux de lecture semblent ne jamais se scella sa propension à percevoir le social fixer complètement pour entrer dans un comme une production continue plutôt jeu de miroir démultipliant à chaque fois que comme une suite de reproductions. les modes d’interprétation. Sa rencontre enfin avec certains des prin- À travers des contributions diverses (arti- cipaux artisans de la libération africaine cles, entretiens, etc.) et d’extraits d’ouvra- (Diop, Senghor, Lumumba, ou encore ges antérieurs, on le (re)découvre, tour à Fanon) le conduisit à adopter à l’égard de tour, africaniste, défenseur de la décolo- l’Afrique «une distance de liberté qui nisation et des indépendances africaines, permettait d’être solidaire sans subor- tenant d’une anthropologie nouvelle, donner, et d’avoir la possibilité de contri- explorateur de notre modernité, ou buer au décryptage de ce qui est en voie encore lecteur attentif d’une variété d’au- de se faire» (p. 29). a contrario Vol. 2, No 1, 2004 Comptes rendus } Logiquement, ce recueil s’avère être et de la colonisation d’espaces sociaux par également un double hommage à ce les technologues, constituent des terrains continent, notamment à sa richesse vierges à défricher à l’aide des concepts sociale et politique qui lui permet de déjà établis (ce qu’il fit dans son dernier rompre aussi bien avec «le fétichisme de ouvrage, Le grand système). la tradition», qu’avec une image d’elle par trop figée. L’on rencontre ici un Balandier Aussi cet ouvrage est-il au final celui particulièrement impliqué dans la lutte des perspectives. S’aventurant dans une pour l’émancipation africaine (et pour sa zone périlleuse où il est notamment fait compréhension). Résolument tourné vers constat d’une société (la nôtre) en mouve- ce terrain, il y puisera les fondements ment perpétuel et en manque de repère d’une anthropologie nouvelle en rupture identitaire nourri par une incertitude avec le courant structuraliste et dévelop- croissante et un bouleversement des systè- pera ensuite l’essentiel des notions de son mes de représentation (p. 296), Balandier anthropologie dynamique: la créativité, évite la plupart des écueils (messianisme l’inachèvement permanent du social, et la technophobe ou technophile, théorie du rencontre, le métissage. désordre généralisé, etc.). Le morcellement observé n’est jamais posé comme Il nous explique alors tout le sens qu’a postulat, mais plutôt considéré comme un pu avoir cette rencontre avec l’Afrique, qui objet faisant problème et comme un nou- se caractérise par un va-et-vient compara- veau défi pour les sciences humaines. tif et vigilant: «J’ai appris à la fois de Ainsi, au terme de «postmodernité», il l’Afrique et par l’Afrique. […] Toute une oppose celui de «surmodernité» plus à expérience qui, à terme m’a mené à porter même de prendre en compte à la fois les un certain regard sur l’Afrique […] et qui spécificités de la période présente, et son au-delà m’a permis de porter sur mon pro- inscription dans un processus historique pre monde de la modernité en expansion sans fin. Dès lors, davantage qu’à la com- un autre regard beaucoup plus critique» plaisance, il préfère s’en tenir à la (p. 102). Balandier retire de l’autre et de prudence: «Au sein d’une société centrée l’ailleurs une connaissance de son propre sur l’instant, l’immédiat, l’éphémère, la espace social. Par là même, il se donne les performance, la temporalité des images et moyens de répondre à la question de l’ave- la mobilité à grande vitesse, etc., il devient nir de l’anthropologie (comment connaî- urgent de «donner du temps au temps». tre un «après» avec un «avant») en déga- D’autant que l’expérience a montré qu’on geant de la période actuelle de nouveaux ne force le temps qu’au détriment des rela- terrains d’investigation. Ce qu’il nomme tions sociales. Gaston Bachelard l’a les nouveaux Nouveaux Mondes. Ces der- rappelé: le temps est constitutif du lien niers, issus de l’expansion technologique entre les hommes» (p. 327). Ainsi, la Vol. 2, No 1, 2004 a contrario 131 { Comptes rendus conclusion de l’ouvrage résonne-t-elle plus Les deux tiers du volume sont compo- comme la désignation «d’un nouveau sés d’articles théoriques très divers dont commencement» nécessaire que par l’ap- le mérite principal est de redonner toutes position d’un point final. En ce sens, leurs nuances aux concepts et de contras- G. Balandier reste fidèle à lui-même et à sa ter des positions théoriques souvent quête perpétuelle de sens par l’exploration confondues dans la nébuleuse du holisme de l’inédit. théorique. Les travaux de Davidson, a Dewey, Durkheim, Pierce, Quine, Ryle, Yannis Papadaniel Tarde, Turner et Wittgenstein sont traités par leurs plus éminents spécialistes 132 (Christiane Chauviré pour Wittgenstein, Christiane Chauviré Sandra Laugier pour Quine, Bruno Kar- et Albert Ogien (dir.) senti pour Durkheim, Guillaume Garreta La régularité. Habitude, disposition et savoir-faire dans l’explication de l’action pour Dewey). La lecture s’achève avec Paris: Éditions de l’EHESS, 2002, 353 p. quatre articles qui développent des perspectives empiriques sur la façon dont les acteurs mobilisent leur savoir pratique et ordonnent la réalité pour la rendre intelligible ou résoudre des problèmes. À la question fondamentale des déter- Le détour par l’introduction d’Albert minants de l’action, de la primauté des Ogien est indispensable, elle permet d’évi- causes ou des raisons, les travaux qui ter quelques malentendus terminologiques composent cet ouvrage collectif appor- et trace les lignes de cohérence nécessaires tent une brillante contribution. Prenant au bon usage de cet ensemble foisonnant. le parti théorique de considérer la régula- Les ennemis communs sont l’intellectua- rité de l’action comme résultant de déter- lisme – c’est-à-dire la doctrine selon minations pratiques, les auteurs tentent laquelle l’action est le résultat d’une activité également de réconcilier les démarches de représentation de la part de l’individu – explicatives et compréhensives pour et l’approche mécaniste qui explique les dresser un bilan des perspectives cen- régularités observables par des détermina- trées sur le savoir non propositionnel. tions causales. Les contributions de cet On trouve ainsi dans ces pages un vérita- ouvrage défendent une conception de la ble état des lieux de la question; cela au régularité comme résultant de l’activité travers d’une suite d’analyses partageant ordonnatrice de l’individu, cette activité le même souci de théoriser les conduites n’étant pas le produit d’une obéissance comme le produit du sens pratique ou de aveugle (mécanisme), ni celui de procédu- la connaissance incorporée. res de définition de la situation (intellec- a contrario Vol. 2, No 1, 2004 Comptes rendus } tualisme). Les développements empiriques prise à l’intellect pour une éventuelle s’appuient sur des démarches analytiques modification volontariste. comme l’ethnométhodologie ou celles issues de la sociologie des sciences afin de Même s’ils se déclinent dans des regis- rendre compte de la plasticité et de la régu- tres différents, les autres articles n’ont larité des conduites et d’éclairer les procé- rien à envier à ce morceau de bravoure dures selon lesquelles l’acteur reconnaît et analytique. Sandra Laugier, spécialiste de utilise des critères de jugement. philosophie du langage, s’est attardée sur Quine et l’importance du béhaviorisme Dans ce vaste panorama, on accordera dans ses réflexions sur la traduction radi- une attention particulière à la contribu- cale. En effet, la compréhension étant tion de Christiane Chauviré qui livre une indéterminée par les seules données du analyse clarifiant la position du second comportement, la traduction radicale Wittgenstein des «investigations philo- doit faire appel à des critères «moraux» sophiques». Si le légendaire philosophe de la part du linguiste (nous nous accor- du langage peut être classé parmi les dons dans le langage et c’est cet accord théoriciens pragmatiques, il est selon qui donne sens aux mots). Le béhavio- Chauviré anti-dispositionnaliste en risme normatif de Quine est un renverse- matière de philosophie de l’esprit. Son ment de perspective qui fait passer l’ap- approche grammaticale de l’action l’a- prentissage des normes par le langage. mène à critiquer le concept de disposi- L’auteure peut ainsi rapprocher cette tion comme relevant de la causalité notion d’assentiment à celle d’«accord mécanique, c’est-à-dire d’impliquer une dans le langage» de Wittgenstein qui conception du futur comme étant déjà implique le normatif et exclut donc la contenu dans le présent. Pour éviter cette possibilité de naturaliser la philosophie aporie, Wittgenstein recourt à la notion de l’esprit. Cette critique des conceptions de capacité pratique qui implique l’ac- matérialistes de l’esprit constitue le cœur quisition de techniques. Cette notion est des différents courants représentés ici. normative au sens où elle ne sert pas à décrire la récurrence des actions, mais la On l’a compris, ce livre s’adresse en rectitude d’une performance. Cependant, premier lieu aux spécialistes d’épistémo- si Wittgenstein critique les théories logie, sous le feu nourri desquels il semble dispositionnalistes pour leur penchant toujours autant risqué de sortir des abris mécaniste, sa position farouchement théoriques. En effet, on peut se demander, anti-intellectualiste en matière de philo- à la suite d’Emmanuel Bourdieu, si le sophie sociale rejoint celles, pragma- savoir non propositionnel ne défie pas tiques, défendues par Bourdieu et Pierce. toute explication? Son article, en tout cas, Les jeux de langage n’offrent ici aucune met à mal l’idée d’une étude empirique du Vol. 2, No 1, 2004 a contrario 133 { Comptes rendus social. Le jeu s’impose à nous: asserter ses Bernard Lahire nier le sens de nos pratiques. De plus, Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelles comment rendre compte de l’objectivité Paris: Nathan, 2002, 431 p. règles, c’est déjà trop car cela implique que nous puissions les nier, c’est-à-dire des dispositions si, à suivre le même auteur, attribuer à quelqu’un une disposiCet ouvrage de Bernard Lahire part tion n’implique pas qu’il l’actualise? non d’une question sociale spécifique, mais d’une problématique très large: L’imposant dispositif conceptuel qui 134 domine l’ouvrage donne parfois le vertige la pluralité individuelle. Pour la mettre à à qui n’est pas rompu à ce type d’exercice. l’épreuve, son équipe de recherche a pro- Souvent, les textes prennent l’allure de cédé à de longs entretiens avec huit per- grande valse des étiquettes, ce qui peut sonnes à six reprises, sur le modèle de gêner tant le profane qui ne s’y retrouve l’entretien «compréhensif» de Jean- plus que le spécialiste allergique aux rou- Claude Kaufmann. Afin de favoriser la leaux compresseurs didactiques. Les usa- comparaison interpersonnelle, les ges terminologiques ne sont pas harmo- mêmes thèmes ont été abordés avec cha- nisés entre les textes, ce qui peut cune d’entre elles: rapports au travail, à ironiquement illustrer l’angle mort de l’école, à la famille, à la sociabilité, aux l’approche pragmatique de la coordina- tâches domestiques, au corps, aux pra- tion: comment rendre compte des mal- tiques culturelles et aux loisirs. Le choix entendus entre acteurs? On peut enfin des huit enquêtés répond à la volonté regretter une certaine hétérogénéité dans d’un balayage social relativement large l’objectif de l’opération qui réunit des en termes de sexe, d’âge, de catégorie exégètes, friands de discussions termino- socioprofessionnelle, mais limité à des logiques, et des praticiens cherchant à se adultes «actifs». L’ouvrage est structuré doter d’outils conceptuels cohérents. très simplement en dix parties: une a introduction et une conclusion théoAlexandre Pollien riques, séparées par huit chapitres consacrés à chacun des enquêtés. Ces entretiens sont découpés et présentés par thèmes, précédés des conditions de leur élaboration, parsemés de commentaires et d’extraits d’interviews intégrés dans le texte ou distingués par une police inférieure; le tout couronné par un bilan théorique provisoire. a contrario Vol. 2, No 1, 2004 Comptes rendus } L’ambition de ces Portraits trouve son tions de leur coexistence. L’objectif qu’il origine dans plusieurs travaux antérieurs s’assigne est de renouveler et d’affiner sa de l’auteur. Lahire avait assis les prémis- sociologie dispositionnelle de sorte à ce ses théoriques de sa critique de Bourdieu qu’elle puisse mieux orienter la recherche dans L’homme pluriel (Paris: Nathan, 1998) empirique des ressorts de l’action indivi- en abordant certains de ses thèmes les duelle. Sont alors distinguées les simples plus chers comme la pluralité disposi- compétences des dispositions, dans ce tionnelle et l’importance du contexte. qu’elles ont de plus profond et de plus Avec le Travail sociologique de Pierre Bour- récurrent. Enfin, l’auteur marque son dieu (Paris: La Découverte, 1999), il opposition à une conception homogène accomplissait un pas de plus grâce à une de l’habitus en refusant la notion de sys- critique rigoureuse du concept de tème de dispositions au profit de celle de «champ» et la formulation d’un pro- «stock» ou de «patrimoine», qu’il juge gramme de «sociologie psychologique». moins ambitieux. Si cette appellation a été abandonnée dans le présent volume, il en reste toute Lahire ne donne pas de définition pré- la substance dans l’usage de cet appa- cise ni de critères de repérage rigoureux reillage théorique pour sa recherche de la notion de disposition. Il s’en tient empirique. aux «manières plus ou moins durables, c’est-à-dire propensions, inclinations, Dans l’introduction, Lahire reprend sa penchants, habitudes, tendances, à voir, critique de la sociologie subjectiviste sentir, agir, penser, parler». L’impréci- – celle de Luc Boltanski, par exemple – sion et la généralité de cette notion, l’ab- dont le respect dogmatique de l’acteur sence de critères réglés et sa réitération interdirait au sociologue de juger, d’in- tout au long d’un ouvrage prétendant terpréter et de comprendre ses actes. repérer, comprendre et expliquer des Fondée sur le principe de non-conscience dispositions à partir d’entretiens sont de l’acteur, la démarche de Lahire remarquables. L’idée de décréter des consiste au contraire à réduire l’échelle dispositions à voir, agir, penser chez des d’analyse pour appréhender la pluralité acteurs uniquement sur la base d’entre- des dispositions individuelles (et non tiens, sans jamais les observer agir, ni leur homogénéité issue d’un champ rapporter leurs discours à des faits, est imputé à l’acteur). Il accorde ainsi une plus déroutante encore que la structura- grande importance à la spécificité du tion hypothético-déductive de l’ouvrage. contexte d’action et d’interaction dans En outre, l’auteur revendique une rup- lequel situer la formation des disposi- ture par rapport aux discours des acteurs tions individuelles, leur mobilisation, sans pour autant se donner les moyens de leur actualisation, ainsi que les condi- cette rupture. Il refuse en effet de Vol. 2, No 1, 2004 a contrario 135 { Comptes rendus 136 confronter les représentations aux faits, individu et à un contexte, de sorte à mon- tout en postulant l’inanité d’une analyse trer l’éclatement et la pluralité des disposi- de discours. Pour forcer la cohérence, il tions au sein de chaque individu. Il plaide ne prend pas les discours à la lettre. Or, sa alors pour une sociologie de la singularité prétention à développer une rigueur individuelle qui semble cependant irréali- inductive ne convainc guère: le corpus de sable en l’absence d’un concept transversal données – ou plutôt son mode de rigoureusement construit. L’ouvrage se recueil – est bien faible par rapport à distingue ainsi difficilement d’une simple l’ambition de déceler des «dispositions à juxtaposition commentée de récits de vie voir-agir-penser». Et la volonté de com- singuliers impossibles à mettre en relation prendre les ressorts dispositionnels sem- entre eux, même au moyen des macro- ble surdimensionnée par rapport à la fai- processus sociaux. En somme, tout se blesse des critères de repérage proposés. passe comme si l’auteur avait voulu poursuivre sans le dire le programme de socio- Lahire propose dans cet ouvrage beau- logie psychologique, annoncé dans Le tra- coup de descripteurs intéressants: remise vail sociologique de Pierre Bourdieu, et n’avait de soi/leadership, hédonisme/ascétisme, pas pu ou su se donner les moyens de son spontanéisme/planificatisme, engage- entreprise. Et c’est bien regrettable, tant ment physique, formalisme… Mais ce ne les prémisses théoriques et critiques sem- sont que des descripteurs. En l’absence de blaient pertinentes et prometteuses. a critère réglé, de protocole de repérage, Vincent Romani rien ne peut logiquement permettre à l’auteur de les ériger en dispositions comme il le fait. À défaut, le risque est de parler de choses différentes avec les mêmes John Gerring notions, au gré des entretiens avec les Social Science Methodology: A Criterial Framework diverses personnes composant l’échantillon, réalisés et traités par des enquê- Cambridge University Press, 2001, 300 p. teurs différents. De plus, à force de multiplier les précautions et limiter la portée du caractère généralisateur de la notion de Si, à une certaine époque, le clivage «disposition», Lahire s’expose à une idéologique déterminait le contrôle des impasse: il plaide pour une sociologie champs en sciences sociales, cette nomothétique permettant d’émettre des époque est révolue. Le conflit s’est «lois» dispositionnelles dotées d’un mini- déplacé vers les méthodes. À la clé, le mum de généralité à fins d’explication. contrôle du champ et du marché des Mais, pour ce faire, il découple «disposi- sciences sociales: qui dominera les tion» de «champ» pour l’attribuer à un revues les plus cotées, les modes intellec- a contrario Vol. 2, No 1, 2004 Comptes rendus } tuelles, les programmes de formation, et aux régularités mathématiques (p. 13). l’expertise rémunérée et les conseils au Les sciences sociales ne sont en effet ni prince? (p. xvii) une version imparfaite de la physique, ni une version torturée de l’herméneutique. Dans cet ouvrage consacré aux métho- Leur place est spécifique, entre les scien- des en sciences sociales, John Gerring, pro- ces naturelles et les Lettres. Et l’objet de fesseur associé de science politique à l’Uni- cet ouvrage est de faire une proposition versité de Boston, a pour ambition de «concise, précise, compréhensive et poser une série de questions qui dérangent compréhensible» (p. 18) pour préciser et d’y répondre par une proposition cette spécificité. 137 concrète. Le bon vieux complexe des sciences sociales lui sert de point de départ. Au Le premier pas est un appel à l’unité début du XXe siècle, l’espoir d’édifier des des sciences sociales. Ayant défini qu’el- sciences sociales approchant la précision, les consistent en l’étude scientifique (sys- la consistance et le progrès des sciences de tématique, rigoureuse, démontrable, la nature était vif (Durkheim, Freud, Mali- généralisable, non subjective et cumula- nowski, Marshall). Où en sommes-nous tive) de l’action sociale, Gerring constate aujourd’hui? D’après l’auteur, les cher- avec anxiété les fractionnements des dis- cheurs s’auto-représentent aujourd’hui ciplines, sous-disciplines, théories et avec humilité, trop conscients des limites méthodes. La spécialisation et le plura- de leur art, de la faiblesse de leurs métho- lisme sont certes souhaitables, mais pour des, du peu de cumulativité de leurs théo- pouvoir choisir sous quel angle appro- ries. Bien que l’exigence de rigueur soit cher les faits sociaux, il doit bien exister plus que jamais à l’ordre du jour, les des critères communs qui permettraient acteurs concernés semblent presque s’ex- d’évaluer et de comparer toute réflexion cuser d’emprunter le terme de «science» en sciences sociales. Cette «méthodolo- pour parler de notre activité. Les scep- gie», puisque c’est de cela qu’il s’agit, tiques, relativistes, postmodernes, décons- sera nécessairement normative, devant tructionnistes, constructivistes et cri- permettre d’effectuer des choix (qu’est-ce tiques ont, hélas, dévasté nos frêles que du bon travail en sciences sociales, certitudes, et ce malgré les efforts de cer- utile et convaincant?). tains des nôtres pour quantifier et modéliser. Où sont les Newton, les Darwin et les Einstein des sciences sociales? (p. xiii) Le second élément est la proposition d’un «criterial framework» synthétique et tirant parti de la littérature existante. En Mais faut-il vraiment en être surpris? résumé, la méthodologie des sciences L’homme en société n’est pas une chose sociales peut se diviser en trois tâches inanimée qui se prête à l’expérimentation interdépendantes: la conceptualisation, la Vol. 2, No 1, 2004 a contrario { Comptes rendus formulation de propositions et la concep- question, d’une théorie. Elle concerne tion de la recherche. À chacune de ces trois avant tout la qualité des procédures et des tâches correspond une série de critères. résultats en sciences sociales. L’ouvrage est divisé en trois parties qui reprennent une par une ces tâches et élaborent les critères qui leur correspondent. Vient la question que l’on est en droit de se poser: ce livre propose-t-il une percée méthodologique majeure? En fait, À titre d’illustration, la conceptualisa- 138 comme le précise l’auteur lui-même, cet tion est dotée de huit critères (cohérence, ensemble de préceptes peut apparaître opérationnalisation, validité, utilité comme une série de recettes relevant du comparée, résonance, portée, parcimo- bon sens. Il s’appuie essentiellement sur nie, utilité empirique/analytique). Cha- une revue extensive de la littérature, son cun d’eux est discuté à l’appui d’exem- mérite principal étant de l’avoir systéma- ples. La cohérence, par exemple, suppose tisée avec un objectif explicite. Novatrice qu’il soit possible de différencier de ou non, l’approche mérite d’être testée à manière non équivoque un groupe d’ob- partir de divers travaux en cours afin d’é- jets par rapport à un autre, que l’on valuer sa validité et sa pertinence du puisse tracer une frontière claire à un point de vue heuristique. concept. Le Sud des États-Unis (États qui ont une histoire commune lors de la Cet ouvrage, paru en 2001, est déjà un Guerre de Sécession) est un ensemble classique. Dans un nombre impression- plus cohérent que l’Ouest (aux États très nant de plans de cours que l’on trouve sur diversifiés). S’ensuit une discussion le Net, il apparaît comme une référence générale empruntant à la linguistique auprès du King, Keohane & Verba 1. Magie autant qu’à la philosophie des sciences. de l’Amérique et de sa domination intel- Il en va de même pour chaque tâche. lectuelle: sur 33 pages de bibliographie, pas une seule référence en langue étran- Il ne s’agit en somme pas de promou- gère. Au point de se demander si cette voir une recette unique, il n’y a pas de quête d’unité des sciences sociales ne point d’entrée et de chemin à parcourir butte pas sur une forme d’ethnocen- (comme l’affirmait Pierce: «There is only trisme et donc de particularisme… a one place from which we ever can start, and that is from where we 1 Gary King, Robert O. Keohane et Sidney Verba, Designing Social Inquiry: Scientific Inference in Qualitative Research, Princeton University Press, 1994. a contrario are»), la logique du criterial framework est itérative, on peut y entrer à partir d’une intuition, d’une Vol. 2, No 1, 2004 Marc Hufty