Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelles

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Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelles
{ Comptes rendus
Samir Kassir
Histoire de Beyrouth
Paris: Fayard, 2003, 732 p.
la ville a sombré. En effet, les images de la
capitale libanaise en proie à la folie guerrière paraissent difficiles à dépasser.
Et c’est semble-t-il à cette tâche que l’ouvrage s’attelle en se focalisant sur les deux
Avec le présent volume, les Éditions
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derniers siècles (XIXe et XXe) dans la
Fayard se sont refait une virginité auprès
mesure où ceux-ci sont au principe de
de celles et ceux qui sont impliqués dans
la définition contemporaine que l’auteur
la recherche sur le Liban. En effet, le pré-
donne de Beyrouth: «Une métropole arabe
cédent ouvrage consacré à ce pays et signé
méditerranéenne occidentalisée» (p. 38).
par Denise Ammoun 1 n’avait pour lui que
l’imposant de la reliure Fayard. La dis-
L’ouvrage s’organise en cinq sections,
tance entre ce dernier et l’actuel opus de
chacune d’une centaine de pages, précé-
Samir Kassir paraît abyssale tant la nature
dées par deux chapitres rassemblés sous
du travail mais également la posture des
un titre évocateur, «Beyrouth avant Bey-
auteurs divergent: là où l’assurance d’un
routh». On relèvera ici le courage de l’au-
patronyme célèbre faisait sombrer le texte
teur qui, par cette coupure entre la ville
dans le ridicule à force d’erreurs et d’omis-
du passé et celle qui, depuis la question
sions, on découvre ici un travail dense et
d’Orient, a engendré l’actuelle cité, s’ex-
précis, soucieux d’exactitude et écrit avec
pose à un grand nombre de critiques, à
une plume enlevée.
commencer par celles de ses concitoyens:
comment ose-t-il reléguer au second plan
Déjà plus modeste dans la définition de
le rôle de la première école de droit de l’é-
son objet – l’histoire de Beyrouth –
poque romaine? Pourquoi ne développe-
Samir Kassir propose moins un récit argu-
t-il pas l’importance des échelles du
menté qu’une réflexion sur la ville, sur sa
Levant? Et surtout, pourquoi laisse-t-il
ville. Dans le liminaire, son questionne-
pareillement dans l’ombre l’époque phé-
ment sur le regard que l’on peut porter sur
nicienne? Au Liban comme souvent au
Beyrouth a valeur d’avertissement: «Il faut
Moyen-Orient, l’écriture de l’histoire est
avoir maintenu une distance pour mieux
très couramment dévoyée à des fins poli-
se laisser griser par les yeux de l’esprit»
tiques pour justifier un pouvoir sur une
(p. 16). Formule allusive à double sens: s’il
terre ou sur un groupe. Le dilemme de
faut avoir été loin pour voir le beau, il faut
l’historien au pays des Cèdres n’est donc
également être proche, être dedans, pour
pas seulement théorique et nécessite une
1
Cf. Denise Ammoun,
L’histoire du Liban
contemporain, Paris:
Fayard, 1998.
a contrario
pouvoir penser, sans
déconstruction des mythes – notam-
nostalgie, cette
ment celui d’un exceptionnalisme liba-
beauté à l’aune du
nais – et une acceptation du caractère
désastre dans lequel
non linéaire de l’histoire.
Vol. 2, No 1, 2004
Comptes rendus }
Avec Samir Kassir, on est bien loin de
signes d’une réussite économique envia-
toute essentialisation, a fortiori lorsque,
ble. Pourtant, elle souffrait d’une dissen-
dans la deuxième section, le développe-
sion persistante autour de la question de
ment du littoral est-méditerranéen est
l’appartenance nationale, oscillant entre
présenté comme «une grande transforma-
le pôle arabe et le pôle occidental. Ce
tion» liée aux jeux des grandes puissances
déchirement, qu’il aurait été facile de
de l’époque et à la déliquescence de l’Em-
caricaturer, est habilement restitué par
pire ottoman. Cette «vitrine de la moder-
l’auteur lorsqu’il donne à voir la densité
nité ottomane» est alors animée d’un
des groupes identitaires en jeu, notam-
moment culturel capital, celui de la
ment face à la question palestinienne, dès
renaissance arabe (Nahda). On y apprend
la fin des années 60. Ou lorsqu’il s’attarde
l’influence de l’Occident sur les lettrés ara-
sur une anecdote révélatrice du trauma-
bes, la difficile naissance du théâtre face
tisme identitaire libanais, comme l’élec-
aux censures des Jésuites, le développe-
tion d’une Miss Monde libanaise à l’été
ment de sociétés savantes et l’émergence
1971, qu’il commente ainsi: «Une soif de
d’une presse rapidement contrainte à l’exil
reconnaissance […] fit de cette soirée plus
ou encore la mutation des missions reli-
qu’un moment d’ivresse, quelque chose
gieuses en universités. Autant de média-
comme l’incarnation d’un rêve universa-
tions qui viennent ajouter à l’indécision
liste, fût-elle cantonnée au registre de la
identitaire dans laquelle la population de
frivolité organisée» (p. 444).
la ville se trouvait à l’orée du XXe siècle.
L’ultime chapitre traite brièvement du
En effet: était-on arabe, ottoman ou
conflit et ouvre sur une postface en forme
libanais? Fallait-il refuser la tutelle fran-
d’épitaphe, au vu de l’adieu que l’auteur
çaise – comme une majorité de musul-
semble adresser à la ville. Un adieu car le
mans le firent, quoique pacifiquement –
Beyrouth de l’après-guerre serait celui des
ou au contraire, profiter du mandat (1920-
ratages successifs de la reconstruction,
1943) pour vivre à l’heure de Paris, suivre
signe que la ville ne serait toujours pas
la mode et les manières parisiennes, pen-
sortie de l’ombre du conflit. Aussi, les
ser avec Paris? Quatre chapitres suffisent
ultimes pages décrivant le paysage urbain
à peine pour dire combien la domination
d’aujourd’hui sont-elles rédigées d’une
française fut déterminante dans l’affir-
plume froide et distante: l’heure est à
mation identitaire des chrétiens maroni-
l’oubli, sans que les coupables aient eu à
tes et conséquemment dans l’approfon-
rendre des comptes, regrette-t-il.
dissement de la division communautaire
que le pays connaissait déjà. La métro-
Or, précisément, cet ouvrage est un
pole cosmopolite, une fois l’indépen-
travail de mémoire. On en veut pour
dance acquise, présenta rapidement les
preuve, en plus du propos, les nombreu-
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a contrario
129
{ Comptes rendus
ses illustrations qui le parsèment. Photos
teurs (de Goffman à Gurvitch, en passant
d’époques, reproductions d’œuvres pic-
par Jack Goody, Margaret Mead, ou Pierre
turales ou d’affiches, toutes viennent
Bourdieu). Par une sélection rigoureuse
conforter l’idée de Samir Kassir selon
des textes et comme s’appliquant à lui-
laquelle, Beyrouth est loin de se réduire
même sa vision dynamique de l’histoire
au «théâtre de la mort en direct», ni
et des sociétés, l’auteur s’attache par «les
même à la reconstruction actuelle. C’est
jalons textuaires dont ce livre ordonne la
d’abord une ville de culture qui, pour un
sélection [à] révél[er] les étapes de [son]
temps, s’est affranchie des frontières.
parcours, ses continuités et ses ruptures,
a
ses engagements et ses désenchante-
130
Daniel Meier
ments» (p. 11). Ainsi, sans jamais être
hagiographique, Balandier nous fait voir
les imbrications entre cheminement per-
Georges Balandier
sonnel, engagement politique, et savoir:
Civilisé, dit-on
«L’intellectuel est ce point anthropolo-
Paris: PUF, 2003, 400 p.
gique où l’histoire d’une vie et la vie de
l’histoire croisent leurs trajectoires en
produisant du sens» (p. 29).
La dernière publication de Georges
Balandier est avant tout à lire, selon ses
En premier lieu, cet ouvrage se pré-
propres termes, comme une suite de
sente comme «un sanctuaire» où l’on
repères sur ce que fut son parcours intel-
croise les figures qui ont exercé une
lectuel et personnel: tous deux sont indis-
influence décisive sur l’auteur: d’abord,
sociables sans pourtant se confondre,
l’ethnologue Michel Leiris qui poussa
nous prévient-il d’emblée (p. 9). À l’image
Balandier à porter son attention sur le
de l’anthropologue lui-même, ces deux
continent africain; Sartre ensuite, qui
niveaux de lecture semblent ne jamais se
scella sa propension à percevoir le social
fixer complètement pour entrer dans un
comme une production continue plutôt
jeu de miroir démultipliant à chaque fois
que comme une suite de reproductions.
les modes d’interprétation.
Sa rencontre enfin avec certains des prin-
À travers des contributions diverses (arti-
cipaux artisans de la libération africaine
cles, entretiens, etc.) et d’extraits d’ouvra-
(Diop, Senghor, Lumumba, ou encore
ges antérieurs, on le (re)découvre, tour à
Fanon) le conduisit à adopter à l’égard de
tour, africaniste, défenseur de la décolo-
l’Afrique «une distance de liberté qui
nisation et des indépendances africaines,
permettait d’être solidaire sans subor-
tenant d’une anthropologie nouvelle,
donner, et d’avoir la possibilité de contri-
explorateur de notre modernité, ou
buer au décryptage de ce qui est en voie
encore lecteur attentif d’une variété d’au-
de se faire» (p. 29).
a contrario
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Comptes rendus }
Logiquement, ce recueil s’avère être
et de la colonisation d’espaces sociaux par
également un double hommage à ce
les technologues, constituent des terrains
continent, notamment à sa richesse
vierges à défricher à l’aide des concepts
sociale et politique qui lui permet de
déjà établis (ce qu’il fit dans son dernier
rompre aussi bien avec «le fétichisme de
ouvrage, Le grand système).
la tradition», qu’avec une image d’elle par
trop figée. L’on rencontre ici un Balandier
Aussi cet ouvrage est-il au final celui
particulièrement impliqué dans la lutte
des perspectives. S’aventurant dans une
pour l’émancipation africaine (et pour sa
zone périlleuse où il est notamment fait
compréhension). Résolument tourné vers
constat d’une société (la nôtre) en mouve-
ce terrain, il y puisera les fondements
ment perpétuel et en manque de repère
d’une anthropologie nouvelle en rupture
identitaire nourri par une incertitude
avec le courant structuraliste et dévelop-
croissante et un bouleversement des systè-
pera ensuite l’essentiel des notions de son
mes de représentation (p. 296), Balandier
anthropologie dynamique: la créativité,
évite la plupart des écueils (messianisme
l’inachèvement permanent du social, et la
technophobe ou technophile, théorie du
rencontre, le métissage.
désordre généralisé, etc.). Le morcellement observé n’est jamais posé comme
Il nous explique alors tout le sens qu’a
postulat, mais plutôt considéré comme un
pu avoir cette rencontre avec l’Afrique, qui
objet faisant problème et comme un nou-
se caractérise par un va-et-vient compara-
veau défi pour les sciences humaines.
tif et vigilant: «J’ai appris à la fois de
Ainsi, au terme de «postmodernité», il
l’Afrique et par l’Afrique. […] Toute une
oppose celui de «surmodernité» plus à
expérience qui, à terme m’a mené à porter
même de prendre en compte à la fois les
un certain regard sur l’Afrique […] et qui
spécificités de la période présente, et son
au-delà m’a permis de porter sur mon pro-
inscription dans un processus historique
pre monde de la modernité en expansion
sans fin. Dès lors, davantage qu’à la com-
un autre regard beaucoup plus critique»
plaisance, il préfère s’en tenir à la
(p. 102). Balandier retire de l’autre et de
prudence: «Au sein d’une société centrée
l’ailleurs une connaissance de son propre
sur l’instant, l’immédiat, l’éphémère, la
espace social. Par là même, il se donne les
performance, la temporalité des images et
moyens de répondre à la question de l’ave-
la mobilité à grande vitesse, etc., il devient
nir de l’anthropologie (comment connaî-
urgent de «donner du temps au temps».
tre un «après» avec un «avant») en déga-
D’autant que l’expérience a montré qu’on
geant de la période actuelle de nouveaux
ne force le temps qu’au détriment des rela-
terrains d’investigation. Ce qu’il nomme
tions sociales. Gaston Bachelard l’a
les nouveaux Nouveaux Mondes. Ces der-
rappelé: le temps est constitutif du lien
niers, issus de l’expansion technologique
entre les hommes» (p. 327). Ainsi, la
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{ Comptes rendus
conclusion de l’ouvrage résonne-t-elle plus
Les deux tiers du volume sont compo-
comme la désignation «d’un nouveau
sés d’articles théoriques très divers dont
commencement» nécessaire que par l’ap-
le mérite principal est de redonner toutes
position d’un point final. En ce sens,
leurs nuances aux concepts et de contras-
G. Balandier reste fidèle à lui-même et à sa
ter des positions théoriques souvent
quête perpétuelle de sens par l’exploration
confondues dans la nébuleuse du holisme
de l’inédit.
théorique. Les travaux de Davidson,
a
Dewey, Durkheim, Pierce, Quine, Ryle,
Yannis Papadaniel
Tarde, Turner et Wittgenstein sont traités
par leurs plus éminents spécialistes
132
(Christiane Chauviré pour Wittgenstein,
Christiane Chauviré
Sandra Laugier pour Quine, Bruno Kar-
et Albert Ogien (dir.)
senti pour Durkheim, Guillaume Garreta
La régularité. Habitude,
disposition et savoir-faire
dans l’explication de l’action
pour Dewey). La lecture s’achève avec
Paris: Éditions de l’EHESS, 2002, 353 p.
quatre articles qui développent des perspectives empiriques sur la façon dont les
acteurs mobilisent leur savoir pratique et
ordonnent la réalité pour la rendre intelligible ou résoudre des problèmes.
À la question fondamentale des déter-
Le détour par l’introduction d’Albert
minants de l’action, de la primauté des
Ogien est indispensable, elle permet d’évi-
causes ou des raisons, les travaux qui
ter quelques malentendus terminologiques
composent cet ouvrage collectif appor-
et trace les lignes de cohérence nécessaires
tent une brillante contribution. Prenant
au bon usage de cet ensemble foisonnant.
le parti théorique de considérer la régula-
Les ennemis communs sont l’intellectua-
rité de l’action comme résultant de déter-
lisme – c’est-à-dire la doctrine selon
minations pratiques, les auteurs tentent
laquelle l’action est le résultat d’une activité
également de réconcilier les démarches
de représentation de la part de l’individu –
explicatives et compréhensives pour
et l’approche mécaniste qui explique les
dresser un bilan des perspectives cen-
régularités observables par des détermina-
trées sur le savoir non propositionnel.
tions causales. Les contributions de cet
On trouve ainsi dans ces pages un vérita-
ouvrage défendent une conception de la
ble état des lieux de la question; cela au
régularité comme résultant de l’activité
travers d’une suite d’analyses partageant
ordonnatrice de l’individu, cette activité
le même souci de théoriser les conduites
n’étant pas le produit d’une obéissance
comme le produit du sens pratique ou de
aveugle (mécanisme), ni celui de procédu-
la connaissance incorporée.
res de définition de la situation (intellec-
a contrario
Vol. 2, No 1, 2004
Comptes rendus }
tualisme). Les développements empiriques
prise à l’intellect pour une éventuelle
s’appuient sur des démarches analytiques
modification volontariste.
comme l’ethnométhodologie ou celles
issues de la sociologie des sciences afin de
Même s’ils se déclinent dans des regis-
rendre compte de la plasticité et de la régu-
tres différents, les autres articles n’ont
larité des conduites et d’éclairer les procé-
rien à envier à ce morceau de bravoure
dures selon lesquelles l’acteur reconnaît et
analytique. Sandra Laugier, spécialiste de
utilise des critères de jugement.
philosophie du langage, s’est attardée sur
Quine et l’importance du béhaviorisme
Dans ce vaste panorama, on accordera
dans ses réflexions sur la traduction radi-
une attention particulière à la contribu-
cale. En effet, la compréhension étant
tion de Christiane Chauviré qui livre une
indéterminée par les seules données du
analyse clarifiant la position du second
comportement, la traduction radicale
Wittgenstein des «investigations philo-
doit faire appel à des critères «moraux»
sophiques». Si le légendaire philosophe
de la part du linguiste (nous nous accor-
du langage peut être classé parmi les
dons dans le langage et c’est cet accord
théoriciens pragmatiques, il est selon
qui donne sens aux mots). Le béhavio-
Chauviré anti-dispositionnaliste en
risme normatif de Quine est un renverse-
matière de philosophie de l’esprit. Son
ment de perspective qui fait passer l’ap-
approche grammaticale de l’action l’a-
prentissage des normes par le langage.
mène à critiquer le concept de disposi-
L’auteure peut ainsi rapprocher cette
tion comme relevant de la causalité
notion d’assentiment à celle d’«accord
mécanique, c’est-à-dire d’impliquer une
dans le langage» de Wittgenstein qui
conception du futur comme étant déjà
implique le normatif et exclut donc la
contenu dans le présent. Pour éviter cette
possibilité de naturaliser la philosophie
aporie, Wittgenstein recourt à la notion
de l’esprit. Cette critique des conceptions
de capacité pratique qui implique l’ac-
matérialistes de l’esprit constitue le cœur
quisition de techniques. Cette notion est
des différents courants représentés ici.
normative au sens où elle ne sert pas à
décrire la récurrence des actions, mais la
On l’a compris, ce livre s’adresse en
rectitude d’une performance. Cependant,
premier lieu aux spécialistes d’épistémo-
si Wittgenstein critique les théories
logie, sous le feu nourri desquels il semble
dispositionnalistes pour leur penchant
toujours autant risqué de sortir des abris
mécaniste, sa position farouchement
théoriques. En effet, on peut se demander,
anti-intellectualiste en matière de philo-
à la suite d’Emmanuel Bourdieu, si le
sophie sociale rejoint celles, pragma-
savoir non propositionnel ne défie pas
tiques, défendues par Bourdieu et Pierce.
toute explication? Son article, en tout cas,
Les jeux de langage n’offrent ici aucune
met à mal l’idée d’une étude empirique du
Vol. 2, No 1, 2004
a contrario
133
{ Comptes rendus
social. Le jeu s’impose à nous: asserter ses
Bernard Lahire
nier le sens de nos pratiques. De plus,
Portraits sociologiques.
Dispositions et variations
individuelles
comment rendre compte de l’objectivité
Paris: Nathan, 2002, 431 p.
règles, c’est déjà trop car cela implique
que nous puissions les nier, c’est-à-dire
des dispositions si, à suivre le même
auteur, attribuer à quelqu’un une disposiCet ouvrage de Bernard Lahire part
tion n’implique pas qu’il l’actualise?
non d’une question sociale spécifique,
mais d’une problématique très large:
L’imposant dispositif conceptuel qui
134
domine l’ouvrage donne parfois le vertige
la pluralité individuelle. Pour la mettre à
à qui n’est pas rompu à ce type d’exercice.
l’épreuve, son équipe de recherche a pro-
Souvent, les textes prennent l’allure de
cédé à de longs entretiens avec huit per-
grande valse des étiquettes, ce qui peut
sonnes à six reprises, sur le modèle de
gêner tant le profane qui ne s’y retrouve
l’entretien «compréhensif» de Jean-
plus que le spécialiste allergique aux rou-
Claude Kaufmann. Afin de favoriser la
leaux compresseurs didactiques. Les usa-
comparaison interpersonnelle, les
ges terminologiques ne sont pas harmo-
mêmes thèmes ont été abordés avec cha-
nisés entre les textes, ce qui peut
cune d’entre elles: rapports au travail, à
ironiquement illustrer l’angle mort de
l’école, à la famille, à la sociabilité, aux
l’approche pragmatique de la coordina-
tâches domestiques, au corps, aux pra-
tion: comment rendre compte des mal-
tiques culturelles et aux loisirs. Le choix
entendus entre acteurs? On peut enfin
des huit enquêtés répond à la volonté
regretter une certaine hétérogénéité dans
d’un balayage social relativement large
l’objectif de l’opération qui réunit des
en termes de sexe, d’âge, de catégorie
exégètes, friands de discussions termino-
socioprofessionnelle, mais limité à des
logiques, et des praticiens cherchant à se
adultes «actifs». L’ouvrage est structuré
doter d’outils conceptuels cohérents.
très simplement en dix parties: une
a
introduction et une conclusion théoAlexandre Pollien
riques, séparées par huit chapitres
consacrés à chacun des enquêtés. Ces
entretiens sont découpés et présentés par
thèmes, précédés des conditions de leur
élaboration, parsemés de commentaires
et d’extraits d’interviews intégrés dans le
texte ou distingués par une police inférieure; le tout couronné par un bilan
théorique provisoire.
a contrario
Vol. 2, No 1, 2004
Comptes rendus }
L’ambition de ces Portraits trouve son
tions de leur coexistence. L’objectif qu’il
origine dans plusieurs travaux antérieurs
s’assigne est de renouveler et d’affiner sa
de l’auteur. Lahire avait assis les prémis-
sociologie dispositionnelle de sorte à ce
ses théoriques de sa critique de Bourdieu
qu’elle puisse mieux orienter la recherche
dans L’homme pluriel (Paris: Nathan, 1998)
empirique des ressorts de l’action indivi-
en abordant certains de ses thèmes les
duelle. Sont alors distinguées les simples
plus chers comme la pluralité disposi-
compétences des dispositions, dans ce
tionnelle et l’importance du contexte.
qu’elles ont de plus profond et de plus
Avec le Travail sociologique de Pierre Bour-
récurrent. Enfin, l’auteur marque son
dieu (Paris: La Découverte, 1999), il
opposition à une conception homogène
accomplissait un pas de plus grâce à une
de l’habitus en refusant la notion de sys-
critique rigoureuse du concept de
tème de dispositions au profit de celle de
«champ» et la formulation d’un pro-
«stock» ou de «patrimoine», qu’il juge
gramme de «sociologie psychologique».
moins ambitieux.
Si cette appellation a été abandonnée
dans le présent volume, il en reste toute
Lahire ne donne pas de définition pré-
la substance dans l’usage de cet appa-
cise ni de critères de repérage rigoureux
reillage théorique pour sa recherche
de la notion de disposition. Il s’en tient
empirique.
aux «manières plus ou moins durables,
c’est-à-dire propensions, inclinations,
Dans l’introduction, Lahire reprend sa
penchants, habitudes, tendances, à voir,
critique de la sociologie subjectiviste
sentir, agir, penser, parler». L’impréci-
– celle de Luc Boltanski, par exemple –
sion et la généralité de cette notion, l’ab-
dont le respect dogmatique de l’acteur
sence de critères réglés et sa réitération
interdirait au sociologue de juger, d’in-
tout au long d’un ouvrage prétendant
terpréter et de comprendre ses actes.
repérer, comprendre et expliquer des
Fondée sur le principe de non-conscience
dispositions à partir d’entretiens sont
de l’acteur, la démarche de Lahire
remarquables. L’idée de décréter des
consiste au contraire à réduire l’échelle
dispositions à voir, agir, penser chez des
d’analyse pour appréhender la pluralité
acteurs uniquement sur la base d’entre-
des dispositions individuelles (et non
tiens, sans jamais les observer agir, ni
leur homogénéité issue d’un champ
rapporter leurs discours à des faits, est
imputé à l’acteur). Il accorde ainsi une
plus déroutante encore que la structura-
grande importance à la spécificité du
tion hypothético-déductive de l’ouvrage.
contexte d’action et d’interaction dans
En outre, l’auteur revendique une rup-
lequel situer la formation des disposi-
ture par rapport aux discours des acteurs
tions individuelles, leur mobilisation,
sans pour autant se donner les moyens de
leur actualisation, ainsi que les condi-
cette rupture. Il refuse en effet de
Vol. 2, No 1, 2004
a contrario
135
{ Comptes rendus
136
confronter les représentations aux faits,
individu et à un contexte, de sorte à mon-
tout en postulant l’inanité d’une analyse
trer l’éclatement et la pluralité des disposi-
de discours. Pour forcer la cohérence, il
tions au sein de chaque individu. Il plaide
ne prend pas les discours à la lettre. Or, sa
alors pour une sociologie de la singularité
prétention à développer une rigueur
individuelle qui semble cependant irréali-
inductive ne convainc guère: le corpus de
sable en l’absence d’un concept transversal
données – ou plutôt son mode de
rigoureusement construit. L’ouvrage se
recueil – est bien faible par rapport à
distingue ainsi difficilement d’une simple
l’ambition de déceler des «dispositions à
juxtaposition commentée de récits de vie
voir-agir-penser». Et la volonté de com-
singuliers impossibles à mettre en relation
prendre les ressorts dispositionnels sem-
entre eux, même au moyen des macro-
ble surdimensionnée par rapport à la fai-
processus sociaux. En somme, tout se
blesse des critères de repérage proposés.
passe comme si l’auteur avait voulu poursuivre sans le dire le programme de socio-
Lahire propose dans cet ouvrage beau-
logie psychologique, annoncé dans Le tra-
coup de descripteurs intéressants: remise
vail sociologique de Pierre Bourdieu, et n’avait
de soi/leadership, hédonisme/ascétisme,
pas pu ou su se donner les moyens de son
spontanéisme/planificatisme, engage-
entreprise. Et c’est bien regrettable, tant
ment physique, formalisme… Mais ce ne
les prémisses théoriques et critiques sem-
sont que des descripteurs. En l’absence de
blaient pertinentes et prometteuses.
a
critère réglé, de protocole de repérage,
Vincent Romani
rien ne peut logiquement permettre à l’auteur de les ériger en dispositions comme il
le fait. À défaut, le risque est de parler de
choses différentes avec les mêmes
John Gerring
notions, au gré des entretiens avec les
Social Science Methodology:
A Criterial Framework
diverses personnes composant l’échantillon, réalisés et traités par des enquê-
Cambridge University Press, 2001, 300 p.
teurs différents. De plus, à force de multiplier les précautions et limiter la portée du
caractère généralisateur de la notion de
Si, à une certaine époque, le clivage
«disposition», Lahire s’expose à une
idéologique déterminait le contrôle des
impasse: il plaide pour une sociologie
champs en sciences sociales, cette
nomothétique permettant d’émettre des
époque est révolue. Le conflit s’est
«lois» dispositionnelles dotées d’un mini-
déplacé vers les méthodes. À la clé, le
mum de généralité à fins d’explication.
contrôle du champ et du marché des
Mais, pour ce faire, il découple «disposi-
sciences sociales: qui dominera les
tion» de «champ» pour l’attribuer à un
revues les plus cotées, les modes intellec-
a contrario
Vol. 2, No 1, 2004
Comptes rendus }
tuelles, les programmes de formation,
et aux régularités mathématiques (p. 13).
l’expertise rémunérée et les conseils au
Les sciences sociales ne sont en effet ni
prince? (p. xvii)
une version imparfaite de la physique, ni
une version torturée de l’herméneutique.
Dans cet ouvrage consacré aux métho-
Leur place est spécifique, entre les scien-
des en sciences sociales, John Gerring, pro-
ces naturelles et les Lettres. Et l’objet de
fesseur associé de science politique à l’Uni-
cet ouvrage est de faire une proposition
versité de Boston, a pour ambition de
«concise, précise, compréhensive et
poser une série de questions qui dérangent
compréhensible» (p. 18) pour préciser
et d’y répondre par une proposition
cette spécificité.
137
concrète. Le bon vieux complexe des sciences sociales lui sert de point de départ. Au
Le premier pas est un appel à l’unité
début du XXe siècle, l’espoir d’édifier des
des sciences sociales. Ayant défini qu’el-
sciences sociales approchant la précision,
les consistent en l’étude scientifique (sys-
la consistance et le progrès des sciences de
tématique, rigoureuse, démontrable,
la nature était vif (Durkheim, Freud, Mali-
généralisable, non subjective et cumula-
nowski, Marshall). Où en sommes-nous
tive) de l’action sociale, Gerring constate
aujourd’hui? D’après l’auteur, les cher-
avec anxiété les fractionnements des dis-
cheurs s’auto-représentent aujourd’hui
ciplines, sous-disciplines, théories et
avec humilité, trop conscients des limites
méthodes. La spécialisation et le plura-
de leur art, de la faiblesse de leurs métho-
lisme sont certes souhaitables, mais pour
des, du peu de cumulativité de leurs théo-
pouvoir choisir sous quel angle appro-
ries. Bien que l’exigence de rigueur soit
cher les faits sociaux, il doit bien exister
plus que jamais à l’ordre du jour, les
des critères communs qui permettraient
acteurs concernés semblent presque s’ex-
d’évaluer et de comparer toute réflexion
cuser d’emprunter le terme de «science»
en sciences sociales. Cette «méthodolo-
pour parler de notre activité. Les scep-
gie», puisque c’est de cela qu’il s’agit,
tiques, relativistes, postmodernes, décons-
sera nécessairement normative, devant
tructionnistes, constructivistes et cri-
permettre d’effectuer des choix (qu’est-ce
tiques ont, hélas, dévasté nos frêles
que du bon travail en sciences sociales,
certitudes, et ce malgré les efforts de cer-
utile et convaincant?).
tains des nôtres pour quantifier et modéliser. Où sont les Newton, les Darwin et les
Einstein des sciences sociales? (p. xiii)
Le second élément est la proposition
d’un «criterial framework» synthétique et
tirant parti de la littérature existante. En
Mais faut-il vraiment en être surpris?
résumé, la méthodologie des sciences
L’homme en société n’est pas une chose
sociales peut se diviser en trois tâches
inanimée qui se prête à l’expérimentation
interdépendantes: la conceptualisation, la
Vol. 2, No 1, 2004
a contrario
{ Comptes rendus
formulation de propositions et la concep-
question, d’une théorie. Elle concerne
tion de la recherche. À chacune de ces trois
avant tout la qualité des procédures et des
tâches correspond une série de critères.
résultats en sciences sociales.
L’ouvrage est divisé en trois parties qui
reprennent une par une ces tâches et élaborent les critères qui leur correspondent.
Vient la question que l’on est en droit
de se poser: ce livre propose-t-il une percée méthodologique majeure? En fait,
À titre d’illustration, la conceptualisa-
138
comme le précise l’auteur lui-même, cet
tion est dotée de huit critères (cohérence,
ensemble de préceptes peut apparaître
opérationnalisation, validité, utilité
comme une série de recettes relevant du
comparée, résonance, portée, parcimo-
bon sens. Il s’appuie essentiellement sur
nie, utilité empirique/analytique). Cha-
une revue extensive de la littérature, son
cun d’eux est discuté à l’appui d’exem-
mérite principal étant de l’avoir systéma-
ples. La cohérence, par exemple, suppose
tisée avec un objectif explicite. Novatrice
qu’il soit possible de différencier de
ou non, l’approche mérite d’être testée à
manière non équivoque un groupe d’ob-
partir de divers travaux en cours afin d’é-
jets par rapport à un autre, que l’on
valuer sa validité et sa pertinence du
puisse tracer une frontière claire à un
point de vue heuristique.
concept. Le Sud des États-Unis (États qui
ont une histoire commune lors de la
Cet ouvrage, paru en 2001, est déjà un
Guerre de Sécession) est un ensemble
classique. Dans un nombre impression-
plus cohérent que l’Ouest (aux États très
nant de plans de cours que l’on trouve sur
diversifiés). S’ensuit une discussion
le Net, il apparaît comme une référence
générale empruntant à la linguistique
auprès du King, Keohane & Verba 1. Magie
autant qu’à la philosophie des sciences.
de l’Amérique et de sa domination intel-
Il en va de même pour chaque tâche.
lectuelle: sur 33 pages de bibliographie,
pas une seule référence en langue étran-
Il ne s’agit en somme pas de promou-
gère. Au point de se demander si cette
voir une recette unique, il n’y a pas de
quête d’unité des sciences sociales ne
point d’entrée et de chemin à parcourir
butte pas sur une forme d’ethnocen-
(comme l’affirmait Pierce: «There is only
trisme et donc de particularisme…
a
one place from which we ever can start, and
that is from where we
1
Gary King, Robert
O. Keohane et Sidney
Verba, Designing Social
Inquiry: Scientific Inference in Qualitative
Research, Princeton
University Press, 1994.
a contrario
are»), la logique du
criterial framework est
itérative, on peut y
entrer à partir d’une
intuition, d’une
Vol. 2, No 1, 2004
Marc Hufty