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4REPÈRES ET TENDANCES
4CONJONCTURES
4DOSSIER
4LIVRES ET IDÉES
PEUT-ON SE PASSER D’INDUSTRIE ?
un
entretien avec
guiLLaume sarkozy *
Textile : pour
une « zone forte »
euro-méditerranéenne
Pour l’industrie textile, le danger vient désormais
de Chine : alors qu’elle a été admise dans l’OMC
(Organisation mondiale du commerce), elle ne
respecte pas les règles du jeu, affirme Guillaume
Sarkozy. Pour lui, les pouvoirs publics français et
européens portent aussi leur part de responsabilité dans les difficultés du secteur. La solution : la
constitution d’une « zone forte » comprenant
l’Europe élargie et le Bassin méditerranéen, au sein
de laquelle la division des tâches, et surtout la
création et le marketing, permettraient de comSociétal. La fin, le 1er janvier prochain, des accords multifibres,
conclus en 1974 pour donner aux
pays industrialisés le temps de s’adapter à la concurrence des pays à
bas salaires, va-t-elle aggraver les
problèmes de l’industrie textile en
France, ou le plus dur est-il maintenant derrière nous ?
guillaume sarkozy. Non, le plus difficile n’est pas derrière nous. Environ
* Président de l’Union des industries textiles.
45 % des importations textiles restent
encore sous quotas1 et seront donc
libéralisées à la fin de l’année. Quand on
regarde ce qui s’est passé sur les quotas
libéralisés depuis trois ans, on ne peut
qu’être très inquiet. Depuis que la
Chine est entrée à l’OMC, elle a pris
des parts de marché considérables et a
imposé des baisses de prix massives sur
nos marchés, souvent de l’ordre de
40 %. Cela aura bien entendu un impact
sur l’industrie européenne, plus encore
sur l’industrie des pays de l’Est qui
viennent d’entrer dans l’Union, et sur
l’industrie des pays du Maghreb…
Sociétal. Tout le monde sera donc
gravement touché ?
guillaume sarkozy. Oui, tout le
monde sera touché. Tout le monde
craint la Chine. Il ne faut pas oublier
que lorsque à Marrakech, en 1994, on a
décidé de mettre fin en dix ans aux
accords multifibres, il n’était pas question que la Chine soit dans l’OMC. Son
entrée est un fait nouveau, et majeur.
Les quotas ne faisaient pas que protéger les pays riches, ils protégeaient également les pays pauvres comme le
Bangladesh, l’île Maurice et tous les
pays du pourtour méditerranéen qui
avaient leurs entrées en Europe.
1 Le quota limite la croissance des expor tations d’un pays, mais garantit en même
temps l’accès au marché. Les pays impor tateurs doivent en effet s’approvisionner
auprès des pays et des firmes qui bénéficient
de quotas pour des produits déterminés.
Sociétal N° 46 g 4e trimestre 2004
4REPÈRES ET TENDANCES
4CONJONCTURES
4DOSSIER
4LIVRES ET IDÉES
PEUT-ON SE PASSER D’INDUSTRIE ?
Sociétal. Comment ces dix ans ontils été mis à profit pour résister au
choc ?
guillaume sarkozy. Vous avez raison, nous avions dix ans pour nous préparer. Pendant ces dix ans, de nouvelles
évolutions majeures sont apparues :
élargissement de l’Union européenne,
entrée de la Chine dans l’OMC.
L’Union européenne aurait dû aider le
secteur textile à affronter ces mutations et ne l’a pas fait. De son côté, la
France n’a fait qu’aggraver les problèmes de compétitivité que nous connaissions déjà : on n’a pas réformé la taxe
professionnelle, on a instauré les 35
heures, on a augmenté massivement le
Smic. On ne peut donc pas dire qu’en
France et en Europe les pouvoirs
publics aient profité de cette période
de dix ans pour aider l’industrie textile
à se préparer.
Sociétal. Un certain nombre de
décisions étaient donc négatives.
Mais y avait-il des mesures positives à prendre ?
guillaume sarkozy. Bien sûr, il y
avait des choses à faire en matière de
formation, d’investissement dans l’entreprise, dans la région, dans le pays. Il
n’y a pas eu assez d’investissement,
car nous sommes le secteur qui paye
le plus de taxe professionnelle. Dans
notre industrie, cet impôt multiplie
par deux le coût de l’investissement
sur sa durée de vie. Comme nous
sommes le seul pays au monde qui
paye ses machines deux fois plus cher
que les autres, on en achète naturellement deux fois moins. Mais revenons
à votre question sur les mesures positives qui auraient pu être prises. Il y a
un groupe de haut niveau qui, à
Bruxelles, avec Erkki Liikanen et Pascal
Lamy, a travaillé sur cet aspect des
choses. J’y ai participé. L’idée centrale
était de confirmer que nous étions
globalement favorables à l’ouverture,
qu’il ne fallait pas revenir sur cette
position, qu’il ne fallait pas mener de
combats d’arrière-garde. Mais il était
bien entendu qu’une chose était capitale : le respect des règles et d’une
certaine équité.
Sociétal N° 46
g
4e trimestre 2004
Sociétal. Concrètement, quelles
règles ne sont pas respectées ?
Sociétal. Pourquoi ne le fait-on
pas ?
guillaume
sarkozy.
guillaume sarkozy. Parce que
Concrètement, lorsque je veux vendre
l’Europe n’est pas un état fédéral, et qu’il
des tissus d’ameublement en Inde, ces
est difficile de faire prévaloir un point de
tissus doivent payer 75 % de droits de
vue commun quand les intérêts des pays
douane. Lorsque mes colsont divergents. En revanlègues indiens viennent
che, les états-Unis le
À Paris,
vendre leurs tissus d’aferont : c’est la force d’un
meublement en France,
état fédéral.
vous trouvez partout
ils en paient 6 à 7 %. Pour
des produits
les états-Unis, c’est la
Sociétal. D’autres facmanufacturés, faits
même chose : il y a des
teurs vous font-ils
pics tarifaires qui vont de
craindre l’affaiblisseen Chine, qui
15 à 35 %, alors que les
ment de l’industrie
arrivent ici à des
tissus américains paient
textile et des délocaliprix inférieurs au
5 à 7 % à l’entrée en
sations massives ?
Europe. Quelle est la jusprix de la matière
tification de ces déséquiliguillaume sarkozy.
première qui les
bres ? Deuxième chose :
Oui, les parités des moncompose. On nous
l’OMC n’est pas équitable
naies et leurs variations.
en ce qui concerne les
Que veut dire démantea menti en mettant
copies, la protection inteller de 10, 15 ou 20 % les
nos PME en
lectuelle, la lutte contre
droits de douane à
concurrence avec des
le dumping. Nous ne
l’OMC lorsque le dollar
comprenons pas comse dévalue de 40 % par
entreprises
ment sont établis les prix
rapport à l’euro, ou lorsétrangères sur un
chinois tant ils sont
que le yuan chinois est
terrain de jeu qui
bas. Bruxelles n’arrive pas
lui-même sous-évalué
à s’entendre avec l’OMC
par rapport au dollar ?
n’est pas le même.
pour empêcher cela
Il paraît que parler
avec des politiques approdes monnaies est mal
priées. À Paris, vous trouvez partout
élevé – mais, désolé, c’est le problème
des produits manufacturés, faits en
de fond ! Qu’est-ce donc que cette
Chine, qui arrivent ici à des prix infécompétition dont on nous parle ? Les
rieurs au prix de la matière première
dés sont vraiment pipés.
qui les compose. Tout le monde sait que
le système chinois n’est pas encore un
Sociétal. Certains économistes
système d’économie de marché. On
pensent pourtant que les parités
nous a donc menti en mettant nos PME
monétaires ne jouent pas un rôle
en concurrence avec des entreprises
négatif aussi important que vous le
étrangères sur un terrain de jeu qui
dites…
n’est pas le même.
guillaume sarkozy. Ces messieurs
Sociétal. On peut être à l’OMC
qui travaillent dans des bureaux ne sont
et ne pas avoir le statut d’éconopas sur les marchés. L’outil économique
mie de marché, c’est prévu.
n’est plus adapté. Le directeur de la
Les États-Unis comme l’Europe
Prévision au ministère de l’économie et
peuvent bloquer certaines impordes Finances nous dit que les délocalitations aux niveaux qu’elles
sations ne sont pas un problème dans
ont atteints. La Chine craint
notre pays. Mais il n’a pas d’informad’ailleurs beaucoup cette dispotions qui lui remontent. Allez n’importe
sition…
où, on vous dira la vérité. Quant aux
économistes incapables, qui prétendent
guillaume sarkozy. Oui, mais on ne
que la monnaie n’a pas d’incidence,
le fait pas, et ce n’est pas normal.
qu’ils viennent voir chez nous les cau-
TEXTILE : POUR UNE « ZONE FORTE » EURO-MÉDITERRANÉENNEL
guillaume sarkozy. Nous avons
une étude qui a montré que dans le cas
d’une chemise moyen de gamme, tissu
fait en Europe, confection faite au
Maghreb, la création et le marketing
peuvent compenser l’écart de prix
avec une chemise faite entièrement en
Asie. C’est capital, car cela prouve que
l’emploi textile peut encore rester
chez nous, et que l’emploi de confection
peut encore rester dans les pays du
Maghreb. Une coopération EuropeMaghreb peut donc être une solution,
même si ce n’est pas la seule. Il y a
des tas de formules possibles : acheter
des tissus plus simples dans les pays
de l’Est, les faire confectionner dans
Sociétal. Que pensez-vous imporles pays du Maghreb, les faire styliser
tant d’obtenir rapidement ?
et distribuer en Europe. Nous proposons de gérer au mieux toutes ces
guillaume sarkozy. La
formes de coopération
constitution
d’un
entre l’Union européenne
Observatoire
de
la
élargie et tous les pays
Quand on
mondialisation, pour bien
du Bassin méditerranéen, un
obtient que les
savoir ce qui se passe,
ensemble qui regrouperait
Indiens baissent
notamment avec la Chine.
des millions de travailleurs
L o r s q u e
puisqu’il pourrait comprenun peu leurs
les marchés sont trop désdre, outre la Turquie, des
droits de
tabilisés,
l’Obser vatoire
pays comme Israël, l’égypte,
douane, pour
devra lancer des procédula Syrie.
res de sauvegarde. Nous
passer de 75 à
aurons au cours du mois
Sociétal. Vous acceptez
60 %, et que
d’octobre les réponses du
la mondialisation et
nos tarifs
groupe de haut niveau à
l’ouverture, vous jugez
Bruxelles dont je vous ai
indispensable l’OMC, et
baissent de 4
parlé.
en même temps vous
points pour
êtes sévère pour son
passer de 8 à
Sociétal. Dans ce maelsaction…
tröm, que vont devenir
4 %, l’Inde est
les
relations
entre
guillaume sarkozy. Ne
toujours fermée
l’Europe et les pays du
soyons pas naïfs. Il faut regaret l’Europe de
pourtour
méditerrader comment s’organise
néen ?
le commerce mondial. Il se
plus en plus
fait à l’OMC, c’est-à-dire par
ouverte.
guillaume
sarkozy.
consensus. Or le consensus
Nous avons un avenir comest très difficile à obtenir :
mun avec ces pays, comme
les règles établies sont donc
avec les pays de l’Est. Une part importrès politiques. Il en résulte un grand martante des marchés des pays du Maghreb
ché de dupes, ce qui est d’un irrespect
est partie en Chine. Un collègue tunisien
total
pour
les
entreprises
me disait récemment qu’il n’avait plus de
et leurs travailleurs. Quand on obtient
clients en Tunisie, notamment pour le
que
les
Indiens
baissent
tissu qui est maintenant acheté en Asie.
un peu leurs droits de douane, pour
passer de 75 à 60 %, et que nos tarifs
Sociétal. Y a-t-il des solutions ?
baissent de 4 points pour passer de 8 à
4 %, l’Inde est toujours fermée et l’Europe
de plus en plus ouverte. Sans doute fautses des pertes massives de marchés
que nous enregistrons. Quand le dollar
était à 1 euro, on ne disait rien. Le dollar au niveau où il se trouve maintenant
ouvre des autoroutes pour les produits
américains, et plus encore pour les
produits asiatiques. J’ai des collègues
qui perdent d’une année sur l’autre
30 et même 40 % de leur chiffre d’affaires. Mais le problème n’est pas seulement celui du textile. Il est aussi celui
du jouet, de la mécanique, de l’ameublement…Veut-on faire disparaître
l’industrie ? Et si oui, au profit de qui,
au profit de quoi ? Voilà la question que
je pose.
il poursuivre dans la voie du multilatéralisme, mais l’Europe a trop oublié l’aspect
bilatéral du commerce international.
Celui-ci s’exprime par des négociations
non plus entre pays, mais entre zones.
L’Union européenne a la première montré l’exemple avec le Marché commun.
L’Alena (états-Unis, Canada, Mexique),
la zone de libre-échange des deux
Amériques, l’Asean affirment ce concept.
Nous devons impérativement avoir à nos
côtés une zone forte – le Bassin méditerranéen – dans laquelle les bas coûts
du travail nous permettront de mieux
résister à l’Asie. Une fois que ces
espaces économiques et commerciaux
seront organisés, notre intérêt sera
de demander l’ouverture de négociations pour constituer des zones de
libre-échange.
Sociétal. Une future zone de libreéchange entre l’Europe et les ÉtatsUnis ?
guillaume sarkozy. Bien entendu.
Quels intérêts défendons-nous pour ne
même pas oser lancer ces concepts en
Europe ? à l’évidence, ceux de l’agriculture et de la culture. Mais l’intérêt de
l’industrie est très clairement de pouvoir
entrer avec 0 % de droits de douane aux
états-Unis, de même que l’intérêt des
états-Unis est de pouvoir entrer chez
nous dans les mêmes conditions. Nous
n’avons pas peur de cette concurrencelà, nous l’appelons même de nos vœux. Il
en va de même avec la Russie et le
Japon. Nous devons créer ces zones de
libre-échange pour ouvrir les marchés et
développer les échanges. C’est cela qui
nous rendra plus forts. g
Propos recueillis par
alain vernholes
Sociétal N° 46 g 4e trimestre 2004