Carl Théodor Dreyer: les cinq films essentiels d`un génie

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Carl Théodor Dreyer: les cinq films essentiels d`un génie
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Carl Théodor Dreyer: les cinq films essentiels d’un génie du
cinéma
Date : 13 juillet 2016
Vincent Ostria ♦
Le festival du film de La Rochelle, du 1er au 10 juillet, a rendu
hommage au cinéaste danois Carl Theodor Dreyer. Retour sur un
maître qui, de Bergman à Lars Von trier, a généré plusieurs générations
de disciples.
Carl Theodor Dreyer (1889-1968) est le seul cinéaste danois du passé dont le souvenir soit
resté vivant dans la cinéphilie. Il a débuté au sein de Nordisk Film, qui fut dans les premières
années du XXe siècle un des plus grands studios d’Europe. Auteur peu prolifique,
profondément marqué par la religion (qui imprègne une bonne partie de son œuvre), Dreyer ne
connaîtra jamais d’immenses succès publics.
Au départ, il louvoie entre drames psychologiques et fresques, cherchant son style. Il tournera
neuf films muets, dont on retient aujourd’hui l’ambitieux Pages arrachées au livre de Satan,
situé sur plusieurs époques, à la manière d’Intolérance de David W. Griffith ; le mélodrame
mondain Mikaël, dans lequel certains voient une préfiguration de son ultime film Gertrud ; et Le
Maître du logis. Le cinéaste se surpasse souvent lorsqu’il traite directement ou indirectement
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de la croyance mystique (en opposant par exemple amour profane et divin). Le premier coup de
tonnerre de son œuvre sera d’ailleurs La Passion de Jeanne d’Arc, son ultime film muet, tourné
en France.Un tableau fulgurant du procès de Jeanne d’Arc,essentiellement constitué de
visages en gros plan.
La déflagration suivante sera plus discrète mais aussi plus déroutante. Elle s’intitule Vampyr , le
premier de ses cinq films parlants. Une histoire de possession, également tournée en France,
mise en scène selon un principe quasiment inverse à celui de La Passion de Jeanne d’Arc :
suggérer au lieu d’exprimer. Ces deux exceptions mises à part, Dreyer retrouvera les studios
feutrés avec des drames dépouillés qui ont fait dire de lui que c’était un rigoriste, un janséniste
ou un maître de l’épure. Cela suscitera un rapprochement avec deux autres cinéastes
considérés comme transcendantaux : Robert Bresson et Yasujiro Ozu.
Mais la proximité entre les trois artistes est réduite. Il suffit d’examiner par exemple la différence
de l’approche de Bresson et de Dreyer sur le même sujet : le procès de Jeanne d’Arc. Le grand
thème dreyerien est sans nul doute l’amour – comme le rappelle l’héroïne à la fin de son
dernier film Gertrud – qui surpasse les conventions sociales et religieuses. Mais on pourrait
aussi mettre en avant certaines obsessions omniprésentes dans plusieurs œuvres du cinéaste,
comme le paganisme et la magie. Car sous des apparences très retenues et une absence
totale d’artifices, Dreyer est un artiste beaucoup moins simple et rigide que son protestantisme
de surface peut le faire paraître. Voici ces cinq chef d’oeuvre absolus.
La Passion de Jeanne d’Arc (1928)
Le procès et l’exécution de Jeanne d’Arc d’après les minutes authentiques de l’époque
(comme le dit le prologue). On retiendra avant tout ce film comme un festival de visages : celui
de Renée Falconetti, aux grands yeux pleins de larmes, la plus grande interprète de Jeanne
d’Arc (son seul rôle au cinéma), auquel s’opposent les faciès des ses multiples accusateurs –
dont l’un joué par Antonin Artaud – grimaçants, hargneux, fourbes, qui incarnent à eux seuls
toute la comédie humaine. Le parallèle est évident, comme le titre l’indique, avec la Passion du
Christ, dont le cinéaste a fait de Jeanne l’équivalent féminin.
Il le signifie clairement avec la couronne de ficelle qu’elle confectionne, imitation naïve de la
couronne d’épines. Constamment filmé en contre-plongée, avec d’incessants travellings
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latéraux, le film adopte un montage rapide et dynamique à la manière russe, à l’opposé de ce
que prônera et illustrera plus tard Dreyer. Le terme d’épure est déjà très approprié à cette
œuvre percutante.
Vampyr (1932)
Également tourné en France mais en grande partie en décors naturels, cette adaptation de
deux romans de Sheridan Le Fanu, maestro du genre gothique, est l’unique incursion de
Dreyer dans le genre fantastique stricto sensu, bien qu’il joue aussi avec le surnaturel dans
d’autres films,où il montre un intérêt pour les rituels, la magie, le Diable et la sorcellerie.
Vampyr met en scène un homme (incarné par Nicolas de Gunzburg, un non-acteur mondain
coproducteur du film) qui passe la nuit dans une auberge et se trouve pris dans les rets d’une
femme vampire.
La force du film réside dans son incertitude permanente, son emploi du hors-champ, des
ombres et des lumières, dans son son primitif et d’autant plus grinçant ; l’image est glauque,
les personnages biscornus. C’est l’œuvre la plus expérimentale de Dreyer, qui rappelle par
endroits l’ambiance des Mabuse de Fritz Lang. Moments inoubliables : le point de vue du mort
dans son cercueil, ou l’ensevelissement d’un personnage maléfique dans la farine d’un moulin.
Au lieu des clichés grotesques de l’horreur, Dreyer se cantonne dans une zone grise, joue avec
les illusions et les faux-semblants, au point qu’on perd tout repère. Un des plus saisissants
cauchemars jamais filmés.
Jour de colère (1943)
3/5
Dreyer peine à voir aboutir ses projets. Il lui faut dix ans avant de pouvoir enfin tourner un
nouveau film, une adaptation de pièce offrant des similitudes avec La Passion de Jeanne d’Arc.
La sainte ayant subi le protocole punitif habituellement réservé aux sorcières, Dreyer
s’intéresse à présent à celles qui ont des accointances avec le Malin ; des femmes danoises du
XVIIe siècle condamnées à mort pour leurs pratiques sacrilèges. Stylistiquement, la différence
avec La Passion, cas à part dans son œuvre, est énorme.
Pas question ici de rendre chaque plan expressif, ni chaque mimique signifiante. Dans Jour de
colère les personnages et le décor (certes réduit) sont considérés comme un tout organique,
favorisé par les plans longs. Si La Passion était graphique et blanche, notamment avec ses
murs clairs, si Vampyr était trouble et grisâtre, le Jour de colère sera sombre et pictural, surtout
filmé en intérieurs. La principale opposition formelle et morale se concrétise par le contraste
entre la nature idyllique où l’amour resplendit, et les intérieurs stricts où macèrent le pasteur et
sa mère sinistre. Une opposition qui débouche ici aussi sur le fantastique.
Si Jeanne d’Arc était un documentaire sur le visage humain, dans Jour de colère c’est le
surnaturel qui dicte leur destin aux personnages.
Ordet (1955)
Dix ans s’écoulent à nouveau. Dreyer adapte une pièce de Kaj Munk, dont le titre signifie “le
verbe”. Le film est également traversé par la question religieuse et le surnaturel, mais selon un
principe opposé. Dans Jour de colère, la parole donnait la mort ; dans Ordet, elle rend la vie.
Le cinéaste se place là dans la frange la plus magique de la croyance chrétienne : le miracle.
Dreyer était un païen qui s’ignorait, un panthéiste, un chrétien anticlérical (cf. sa vision noire de
l’intelligentsia religieuse dans Jour de colère comme dans La Passion de Jeanne d’Arc). Au
lieu d’obscures mortifications et de débats casuistiques, le cinéaste aborde souvent le fait
religieux sous un angle archaïque. Mêlant retenue protestante et délire dostoïevskien (un
personnage se prend pour Jésus), Ordet est, bien sûr, entièrement centré sur la toutepuissance de l’amour – considéré sous l’optique de la croyance.
Aimer c’est croire, croire c’est aimer. L’amour donne la vie. Si Vampyr était un cauchemar,
Ordet est un rêve.
4/5
Gertrud (1964)
Toujours en retrait des courants dominants de son temps, Dreyer se refuse à la couleur pour
son dernier film, Gertrud, quintessence de son art. Pour une fois, il ne traite pas du surnaturel et
de la religion, mais le fond reste le même : la passion est l’unique enjeu de ce film,tiré,comme
les précédents d’une pièce de théâtre (ici de Hjalmar Söderberg).
Cela explique son aspect concentré, son nombre réduit de personnages et son climat intime et
feutré. Dreyer pousse le genre "kammerspiel"à l’incandescence. On assiste aux tourments
d’une ancienne chanteuse d’opéra, qui divorce de son mari avocat et comprend que son jeune
amant pianiste, avec lequel elle pense refaire sa vie, ne l’aime pas. Une ancienne flamme, un
poète, lui propose ensuite de partir avec lui. Elle refuse et reste seule. Ce drame complexe filmé
dans un noir et blanc délicat et velouté, au diapason de la fluidité des mouvements de caméra,
est la plus déchirante des études de Dreyer sur la transcendance de (ou par) l’amour.
Dédaigné et taxé de vieillot à sa sortie (excepté par quelques critiques éclairés comme JeanLuc Godard), le film ne sera remis à sa juste place que des décennies plus tard. Dreyer
l’incompris.
Source
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