UN PETIT VILLAGE MALGACHE Le village portait le joli nom de

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UN PETIT VILLAGE MALGACHE Le village portait le joli nom de
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UN PETIT VILLAGE MALGACHE
Le village portait le joli nom de Tengenala, qui veut dire: “au
milieu des bois”. Les habitants appartenaient tous à une même famille: le
grand-père et la grand-mère, et leurs quatre fils avec les femmes et les
enfants.
On ne peut imaginer village plus paisible que Tengenala… dans
une grande case située sur une hauteur vivaient le grand-père et la
grand-mère. Leurs cheveux crépus étaient d’un blanc jaunâtre, et leurs
visages étaient aussi ratatinés que le sont au printemps les pommes qui
viennent de passer l’hiver.
Au centre du petit village se dressait le grenier à riz de toute la
famille, il était établi sur quatre hauts pieux qui l’isolaient du sol.
Il y avait aussi une porcherie. Et puis un Kral, ce parc à bestiaux
comme il en existe dans chaque village. Là, les beaux zébus tachetés
passaient seulement la nuit, le jour, ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient
dans les pâturages de la montagne, où ils trouvaient une nourriture
savoureuse.
Sous les cases, construites toutes sur des pilotis, il y avait de
nombreuses familles de poules.
Deux chiens, à l’étonnant pelage gris, jaune, étaient pleins
d’activités la nuit, mais très paresseux le jour. Ils ressemblaient à des
chacals: et quand on les appelait, ils se sauvaient la queue entre les
jambes; mais la nuit ils étaient très courageux.
Et si les sangliers gourmands tentaient de labourer de leurs
groins les champs de patates douces, alors les chiens- chacals aboyaient
furieusement, faisaient sauver les sangliers et les poursuivaient sans
peur, le nez jusque dans leurs soies.
Max METZER; Monique à Madagascar.
C.S LA RELEVE
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LE MARCHE AU CENTRE DE LA CITE
(Un marché au Sénégal)
… Ils venaient de partout, affluant vers le marché. Certains
cheminaient ainsi depuis le milieu de la nuit pour obtenir une bonne
place, d’autres étaient
venus en pirogue. Quelques-uns, nus ou
simplement vêtus d’un cache-sexe. Et, peu à peu, le marché s’était
peuplé de toutes les tribus de la contrée. Certains avaient des dents
limées, la tête tondue ou les tresses enduites de gras. Les peaux variaient
de l’albinos aux paupières blondes au noir le plus foncé, en passant par
le “Portugais” au teint couleur de terre cuite. Sur les accoutrements
bigarrés dans le brouhaha des voix et le mélange des dialectes, les
premières lueurs matinales se levaient.
Le marché tient sa cour au centre de la cité. Une halle est
réservée à la boucherie et la poissonnerie, une autre aux marchands des
pierreries et d’étoffes venues d’Angleterre et du Portugal, importées par
les Hausas, marcheurs infatigables ou par les Bambaras. Entre les deux
bâtisses, par terre ou sur des nattes de raphia, on trouve des calebasses
décorées, des peaux de toutes sortes, des racines inconnues, de la
poudre pour les maux les plus divers, des fruits, des œufs de toutes
dimensions, allant de ceux de la poule à ceux de l’autruche, sans oublier
ceux du caïman. C’est la tour de Babel, un forum nègre. Dans cette
fourmilière où hommes et bêtes se mêlaient, les pleurs des enfants, les
aboiements des chiens étaient recouverts par les appels des marchands.
La perception des places était journalière, ce qui ne manquait
pas de soulever la mauvaise humeur des vendeuses: donner de l’argent à
une heure aussi matinale porte de la guigne.
L’art de marchander joue ici le premier rôle. Rien n’est à prix
fixe…
SEMBENE OUSMANE, O pays, mon beau peuple!
C.S LA RELEVE
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DANS LES RUES D’ACCRA
Ce sont les femmes ici qui font le commerce à la sauvette. On
les appelle les “mama marchandes”. Elles vendent de tout. Des
cigarettes à la pièce, des miches de pain et des morceaux de viande cuite
sur lesquels les grosses mouches de l’Ouest africain s’en donnent à cœur
joie. Elles adorent marchander et chicaner. Elles représentent un facteur
important de la vie économique du pays. Les plus riches possèdent leur
propre camion, parfois tout un train de camions. Ce sont les principaux
commissionnaires du pays. Ils transportent aussi bien passagers que
marchandises et foncent à travers la campagne, droit devant eux, sans
souci des dangers. Chaque camion a sa devise: “ Repentez-vous car la
mort est au coin de la rue”, “ Entrez sans espérance”, “Le dernier
voyage”, “Quand il faut , il faut”. Mon camion favori que j’empruntais
souvent, implorait: “pas aujourd’hui, Seigneur, pas aujourd’hui!”
… La chaleur et l’odeur salée du poisson avarié m’avaient
donné une soif atroce. De l’autre côté de la rue, une “mama marchande’’
était accroupie près de son tas de marchandises: viandes cuites, patates,
tout un amas de comestibles divers, il y avait encore quelques bouteilles
remplies d’un liquide blanc et opaque qui pouvait être aussi bien du lait
de coco que du jus de palme, et l’inévitable petite pile de cigarette à un
penny pièce. On m’avait mis en garde contre les risques qu’il y a à
consommer ce genre des marchandises à la sauvette. Mais, que diable,
j’avais soif et j’avais déjà eu affaire aux microbes africains. Je traversai la
rue, tâtai les bouteilles et choisis celle qui me sembla la plus fraîche et la
moins opaque.
Combien?
Un shilling.
Le visage qui semblait sculpté dans l’ébène me regardait avec
des yeux morts. J’enlevais le bouchon de papier tortillée, essuyai le
goulot et bus un coup. Je ne pus décider si c’était du lait de coco ou du
jus de palme. Le liquide avait été abondamment allongé d’eau et sucré
mais c’était désaltérant. Je bus la moitié de la bouteille, ignorant
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résolument les petits corps étrangers qui y flottaient. Je payai et avalai le
reste. Je déposai la bouteille vide et m’éloignai.
… Je quittai la ‘’mama marchandise” et continuai par la rue
chaude et malodorante…
Peter ABRAHAMS
A LA PLAGE
Maintenant, il fait chaud à Saint-Louis. Nini va chaque soir à la
plage. L’époque des baignades est revenue…
Les pêcheurs de Guet-N’Dar, obligés de quitter les billes de bois
sur lesquelles ils passaient la journée à regarder la mer, n’ont plus la
possibilité de discuter et de prophétiser en groupe sur le passage des
bancs de poissons. Leurs pirogues sont déplacées, refoulées dans la zone
qui n’est pas susceptible d’intéresser les baigneurs…
On fait le vide devant l’Océan, on tamise le sable du littoral, on
installe des cafés et des baraquements. Et d’autres foules, d’autres yeux
différemment colorés, bleus, verts, noirs, marrons contemplent
désormais le déroulement prodigieux des vagues, la poésie des horizons
nets et purs, les magnifiques couchers de soleil sur la mer…
Le monde de la plage est calme, à l’exception de certains
groupes bryants d’où partent des rires d’une franche gaieté que le vent
cueille en passant. Des hommes et des femmes, couchés sur le sable,
écoutent dans un parfait état de recueillement la voix immense de
l’Océan et goûtent à ce bien être que donne la brise de mer, le soir, dans
les pays tropicaux. D’autres entament des sujets de causerie, qui ,
commencés sur la plage, se continueront tout à l’heure sur le chemin du
retour pour ne s’épuiser qu’à table. Quelques jeunes gens blancs courent,
se poursuivent, s’attrapent et tombent en haletant sur le sable mou. Des
bambins armés de pelles et de petites brouettes échafaudent des murs et
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procèdent à la construction d’un “home” imaginaire; ou bien, ils creusent
des tranchées étroites…
Mais le soleil disparaît derrière la ligne d’eau et la nuit arrive
sans crier gare. Par groupes, les promeneurs se retirent et désertent la
plage…
ABDOULAYE, Nini. Présence Africaine.
UN NOYE
C’est ici même que tantôt il avait dit à Koumé: “attends…
prends garde… je frotterai une allumette…” s’il avait seulement
attendu, il ne serait pas mort maintenant. Il avait faim, il songea avec
amertume qu’il ne mangerait pas d’ici longtemps. Il n’aurait pas dû
oublier de manger tantôt à Banila…
Il marcha sur le roc froid en faisant jaillir l’eau à chacun de ses
pas , le visage tendu dans la direction avant . Pourvu que personne ne
l’ait découvert… qui donc pouvait le découvrir…
Il toucha le corps rigide et glacé, si vivant un moment plus tôt.
Il le retourna, le palpa, l’inspecta comme il le pouvait dans la nuit. Non,
il ne lui était rien arrivé… instinctivement, il chercha des yeux le visage
de Koumé, mais son regard n’osa finalement pas s’y poser ; comme s’il
avait pu le voir malgré la nuit qui les noyait, il craignait d’apercevoir
l’expression que la mort y aurait figée, peut être une grimace horrible,
peut-être un rictus affreux. Il avait été témoin de bien des cas de mort
violente; la civilisation automobile lui en avait offert l’occasion à peu
près quotidiennement. Mais un homme qui se fracassait le crâne en
même temps qu’il se noyait, il n’avait jamais vu cela.
Il avait peur de constater sur ce visage combien le frère d’Odilia
avait souffert. Peut-être n’avait-il pas souffert du tout. Et peut-être avaitil souffert au-delà de ce qu’on pouvait imaginer? Etait-il mort sitôt après
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avoir donné de la tête contre la pierre? Ou bien l’eau avait-elle achevé
l’œuvre de la pierre, en entrant par la bouche, les autres orifices, en
figeant lentement le sang à son contact glacé.
Il étendit le corps dans la pirogue, s’installa lui-même à l’arrière
de l’embarcation. Il pagaya doucement juste pour prendre l’élan. Ensuite
tout le travail revint à diriger la longue pirogue que le courant, rapide à
cause de la crue, l’emportait.
L’entreprise n’en restait pas moins difficile. Banda n’avait pas
navigué sur ce tronçon depuis très longtemps. S’il tenait le milieu du
fleuve, il courait le risque de chavirer à cause du curant qui est toujours
très rapide dans cette région du fleuve. Il ne pouvait pas non plus
côtoyer le rivage: toutes sortes d’épaves encombraient cette partie du
fleuve dont l’eau stagnait presque. Il crut résoudre le problème en
louvoyant à mi-distance entre le rivage et le milieu du fleuve…
EZA BOTO, Ville cruelle, présence Africaine
MA GRAND-MERE
Tout en dévorant mon goûter, je laissais m’man Tine continuer
sa conversation et la suivais docilement.
Mon Dieu, merci, j’en suis retournée! Soupirait-elle, en posant le
long marche de sa houe contre la case.
Elle se déchargeait ensuite du petit panier rond en lattes de
bambou juché sur sa tête, et s’esseyait sur une sorte d’excroissance
pierreuse qui, devant la case, tenait lieu de banc.
Enfin ayant trouvé dans le repli de son corsage une boîte de ferblanc toute rouillée, qui contenait une pipe de chaux, du gros tabac et
une boîte d’allumettes, elle se mettait à fumer lentement,
silencieusement…
Pour fumer m’man Tine occupait presque toute la place
qu’offrait la grosse pierre. Elle se tournait du côté où il y avait de belles
couleurs dans le ciel, allongeait et croisait ses jambes terreuses, et
semblait s’adonner toute à son plaisir de tirer sur sa pipe.
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Je restais accroupi auprès d’elle, fixant dans la même direction
qu’elle, un arbre en fleur- un macata tout jaune ou un flamboyant
sanguinolent- les couleurs que faisait le ciel derrière les mornes de l’autre
côté de la plantation , et dont la lueur se reflétait jusqu’au-dessous de
nous. Ou bien je la regardais, sournoisement, car elle me répétait souvent
avec véhémence que les enfants ne devaient pas dévisager les grandes
personnes.
Je prenais alors un réel plaisir à suivre les courbes de son vieux
chapeau de paille à la forme écrasée par son panier, au bord délavé,
ramolli et ondulé par les pluies, et rabattu sur son visage à peine plus
clair que la terre de la plantation.
Mais ce qui m’amusait le plus, c’était sa robe. Tous les matins,
m’man Tine cousait là-dedans, en maugréant que les feuilles de cane, il
n’y avait rien de tel pour manger les hardes des pauvres nègres.
Cette robe n’était rien de plus qu’une tunique sordide où toutes
les couleurs s’étaient juxtaposées, multipliées, superposées, fondues.
Cette robe qui, à l’origine, autant que je m’en souvienne, avait été une
robe de simple cretonne fleurie, pour la communion, le premier
dimanche de chaque mois puis pour la messe, tous les dimanches, était
devenue un tissu épais, matelassé une toison lourde , mal ajustée, qui,
pourtant, semblait être la tenue la mieux assortie aux mains en forme de
racine, aux pieds gonflés, racornis et crevassés de cette vieille négresse, à
la cabane que nous habitions, et à l’habitations même où j’étais né , et
d’où , à l’âge de cinq ans, je n’étais jamais sorti.
De temps en temps, des voisins passaient.
Amantine, tu prends une douce pipe, disaient-ils en guise de salut.
Sans même bouger la tête, sans leur jeter un coup d’œil m’man
Tine répondit par un bougonnement de satisfaction, et demeurait
imperturbablement dans son plaisir de fumer et sa rêverie.
Saurais – je dire si elle rêvait, s’abandonnait, à ce moment-là, si
la fumée de sa pipe la transportait ailleurs ou transfigurait à ses yeux
tout le panorama de la plantation?
Lorsqu’elle avait fini de fumer, m’man Tine disait:
Bon!
Mais c’était plutôt un cri d’ahan, une exhortation personnelle.
Alors, elle rangeait sa pipe à côte de son tabac et de ses
allumettes, dans la petite boîte de fer-blanc, se levait, prenait son panier
sous son bras et entrait dans la case.
Joseph ZOBEL
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A L’ECOLE
A l’école, nous gagnions nos places, filles et garçons mêlés,
réconciliés, et sitôt assis, nous étions tout oreille, tout immobilité, Si bien
que le maître donnait ses leçons dans un silence impressionnant. Et il eût
fait beau voir que nous eussions bougé! Notre maître était comme du vifargent : il ne demeurait pas en place, il était ici ; il était là, il était partout
à la fois et sa volubilité eût étourdi des élèves moins attentifs que nous.
Mais nous étions extraordinairement attentifs et nous l’étions sans nous
forcer: pour tous, quelque jeunes que nous fussions l’étude était chose
sérieuse, passionnante: nous n’apprenions rien qui ne fût étrange,
inattendu et comme venu d’une autre planète et nous ne nous lassions
jamais d’écouter… l’idée de dissipation ne nous effleurait même pas,
c’est aussi que nous cherchions à attirer le moins possible l’attention du
maître, nous vivions dans la crainte perpétuelle d’être envoyés au
tableau.
Ce tableau noir était notre cauchemar: son miroir sombre ne
reflétait que trop exactement notre savoir, et ce savoir était mince et
quand bien même il ne l’était pas il demeurait fragile; un rien
l’effarouchait. Or si nous ne voulions pas être gratifiés d’une solide volée
de coups de bâton, il s’agissait, la craie à la main de payer comptant.
C’est que le plus petit détail ici prenait de l’importance: le fameux
tableau amplifiait tout, et il suffisait en vérité dans les lettres que nous
tracions, d’un jambage qui ne fût pas à la hauteur des autres pour que
nous fussions invités soit à prendre, le dimanche une leçon
supplémentaire, soit à faire visite au maître durant la récréation, dans
une classe qu’on appelait la classe enfantine, pour y recevoir sur le
derrière une correction toujours mémorable. Notre maître avait les
jambages irréguliers en spéciale horreur: il examinait nos copies à loupe
et puis nous distribuait autant de coups de trique qu’il avait trouvé
d’irrégularités. Or, je le rappelle, c’était un homme comme du vif- argent
et il maniait le bâton avec une joyeuse verdeur.
Tel était l’usage pour les élèves de la petite classe.
CAMARA LAYE, l’Enfant noir, plon
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SOUVENIS D’ENFANT
J’étais enfant et je jouais près de la case de mon père. Quel âge
avais-je? Je ne me rappelle pas exactement. Je devais être jeune encore,
cinq ans, six ans peut-être… ma mère était dans l’atelier près de mon
père, et leurs voix me parvenaient, rassurantes, mêlées à celles des clients
de la forge et au bruit de l’enclume...
Brusquement, j’avais cessé de jouer, toute mon attention captée
par un serpent qui rampait autour de la case; et je m’étais bientôt
approché. J’avais ramassé un roseau qui traînait dans la cour- il en
traînait toujours, qui se détachaient de la palissade de roseaux tressés
dont notre concession était entourée- et j’enfonçais ce roseau dans la
gueule de la bête. Le serpent ne se dérobait pas, il prenait goût au jeu; il
avalait lentement le roseau; il l’avalait comme une proie, avec la même
volupté, me semblait-il, les yeux brillants de bonheur, et sa tête, petit à
petit se rapprochait de ma main. Il vint un moment où le roseau se
trouva à peu près englouti et où la gueule du serpent se trouva
terriblement proche de mes doigts
Je riais, je n’avais pas peur du tout et je crois bien que le serpent
n’eût plus beaucoup tardé à m’enfoncer ses crochets dans les doigts si, à
l’instant, Damany, l’un des apprentis, ne fût sorti de l’atelier.
L’apprenti fit un signe et presque aussitôt je me sentis soulevé
de terre: j’étais dans les bras d’un ami de mon père.
CAMARA LAYE, Souvenirs d’un enfant noir, plon
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IMPRESSIONS DE PARIS
Je suis à Paris, je foule le sol de Paris. Je regarde, partout des
Blancs, des employés blancs. Nulle part une tête de Nègre. C’est bien un
pays de Blancs.
Il fait frais: le soleil se cache de honte. Il a conscience d’avoir
commis à mon endroit une injustice en me grillant de la tête aux pieds,
alors qu’il arrive à peine à bronzer les hommes d’ici.
Des autos passent qui semblent glisser tant elles vont vite, et
pas un seul coup de klaxon. C’est défendu. Chacun obéit à la règle. C’est
défendu chez nous aussi, mais c’est un plaisir pour chacun de violer la
règle de klaxonner. Ça met en vedette, fait de vous “ quelqu’un”. Les
chauffeurs signalent les arrêts, les départs. Depuis le temps qu’ils font
ces gestes!
Tout le contraire de ce qui se passe chez nous, où les chauffeurs
conduisent un doigt constamment en l’air, interrogeant tout passant,
éventuel client. Un signe de tête sur le trottoir. Un arrêt brusque faisant
gémir, hurler les pneus. Tant pis pour celui qui suit. C’est le code de la
“route-jungle”.
Des fleurs partout, plusieurs voitures parquées. Et des affiches
sur les murs, des panneaux publicitaires. Je paie ma place dans le car me
conduisant aux Invalides.
L’argent reprend sa valeur. Les mots ne doivent certainement
pas exister dans le langage d’ici. Il faut constamment mettre la main dans
la poche, faire mentalement son compte. Quel pays!
La première personne que je vois est un vieux en bretelles
discutant avec un ami, puis un ouvrier en vélo, ensuite deux enfants.
L’animation augmente à mesure qu’on approche de la ville. Du monde
dans les rues, les cafés, les restaurants. On se croit un jour de fête chez
nous. Une circulation intense, disciplinée, les autos s’arrêtent au feu
rouge, attendent patiemment le vert pour repartir. Un incessant
tourbillon. Les piétons sont les plus pressés. Après tout ne sont-ils pas en
nombre? Il faut les voir se faufiler à travers les voitures et s’arrêter tout
d’un coup. N’auraient-ils pas des ressorts dans les jambes, ressorts
remontés chaque matin?
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La grisaille des murs aurait dû influer sur le caractère des
habitants; erreur! Ils ont du soleil en réserve, aussi trottent-ils dans un
bruit continuel de houle. Le Parisien croirait que le monde a cessé de
tourner si une nuit ou un matin, il n’entendait plus ces bruits familiers.
Un peuple consultant la montre à tout instant. Une ville
prodigieuse qui vous prend, vous capte, vous met au pas, vous emporte
malgré vous dans un courant impétueux. Ici on ne fait pas de stage. Il
faut marcher, suivre.
Et de la lumière électrique en plein jour dans les restaurants et
les magasins. Certainement pour voir clair dans les comptes. Je n’aurais
pas peur des redites car avec cette ville, on semble tourner en rond, être
toujours dans le même quartier, voir les mêmes têtes blanches.
L’imperméable que nous portons seulement les jours de pluie, fait ici
partie intégrante de la vêture.
Paris, par la construction de ses maisons collées les unes aux
autres, par ses nombreuses rues ne se coupant jamais à angle droits, est
une ville qu’on ne peut enchaîner. Cela se sent de prime abord. C’est son
premier air. Et même mettrait – on les fers à la ville que les hommes
passeraient au travers comme les poissons qui les filets, c’est à dire les
déchirent pour s’échapper. Cela est imprimé dans l’allure. L’attitude du
Parisien. Il respire la liberté. Il est chez lui, dans son Paris. Et c’est une
force prodigieuse que d’être chez soi, dans une telle ville.
On trouve ici des maisons si séreuses d’aspect qu’on dirait
qu’elles ont conscience de ce qu’elles sont ou représentent. Elles sont de
Paris. Elles sont Paris.
Bernard DADIE, Un nègre à Paris, Edit. Présence Africaine
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LA RENTREE DES CLASSES
L’école était l’avant – dernière maison en allant vers la plage. La
rentrée ! Le matin, de bonne heure, les enfants débouchaient de tous les
côtés, de tous les coins, de toutes les ruelles, avec des sacs sous le bras,
des cerceaux en mains. L’école bruyante, mouvementée, animée,
revivait. Elle faisait penser au retour des tisserins dans les palmiers. Sa
volée de moineaux lui était revenue ? Partout des chants, des appels, de
cris. Les anciens se saluaient joyeusement, tandis que les nouveaux
dépaysés, cherchaient un maintien. Tombés dans le monde des écoliers,
désorientés, inquiets, ils s’accrochaient à leurs parents.
Ici, l’on jouait aux billes, là on s’ébattait, ailleurs, c’étaient des
jeux de course, un peu plus loin, le saute – mouton, le colin – maillard, le
football.
Voilà directeur, un homme grand, à la démarche calme. A son
approche, les bruits cessent. Il répond aux nombreux « bonjour
Monsieur », sourit à tous, entre dans la salle de classe, passe le doigt sur
le tableau noir, sur un banc, pose ses livres sur la table et se saisit d’une
badine qu’il a fait couper. Il la plie… Elle est de race comme badine. Elle
peut faire du bon travail, aider efficacement à inculquer les rudiments du
français et des autres matières dans les esprits quelque peu bouchés.
Climbié serre son ardoise sous le bras et regarde le directeur qui
vient de siffler. Les élèves accourent. Les anciens s’alignent devant leur
classe tandis que les nouveaux se mettent à part. C’est l’appel. Et chaque
élève entre à l’appel de son nom. Les nouveaux ne sont pas nombreux,
l’exiguïté des salles limite leur nombre. Des parents restent là, à supplier
le directeur d’accepter leurs enfants qui, pleurant, refusent de s’en aller.
Il n’y a plus de place.
Ils peuvent s’asseoir dans l’allée, rester debout, pourvu qu’ils
apprennent quelque chose.
Impossible, j’ai pris le maximum d’élèves.
Alors que vont devenir les enfants refoulés de votre école ?
Comment voulez – vous que je le sache ?
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Vous ne pouvez absolument rien pour eux ?
Hélas! »
Et le directeur impuissant regarde partir ces enfants. Il aurait
voulu, d’un seul geste, agrandir cette école. Les deux bras aux
chambranles de la porte, il semble tenter l’épreuve. Mais les murs ne
bougent pas.
Le directeur regard partir les parents et leurs enfants. A chaque
rentrée, ce sont les mêmes scènes, le même spectacle.
Bernard B. DADIE, Climbié, Segher
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MATCH DE FOOTBALL
A l’extrémité de la ville, pas loin du rivage, l’enceinte de
gradins est déjà pleine de spectateurs lorsque les équipes applaudies
s’égayent sur la pelouse et évoluent quelque peu, chacune devant ses
buts.
Claude a revêtu un maillot neuf. Sa culotte laisse voir ses
muscles bosselés. Ses semelles à crampons mordent de sol à l’arrivée de
la balle que ses mains recueillent sans faute. Son assurance augmente à
chaque mouvement. Il pense que la balle a une âme, que cette âme va lui
obéir avec une complaisance nouvelle, qu’un mystérieux messager
l’accompagne, visible à lui seul, qui doit l’informer d’avance de ses
bonds les plus inattendus.
Les maillots rouges des Raphaëlois et les maillots rouges et
noirs des Lyonnais ont peuplé le terrain de leurs lignes espacés. L’arbitre
siffle le coup d’envoi. Le soleil favorise les Lyonnais. Durant un assez
long moment les joueurs exécutent des passes d’une incohérence
agréable parce qu’elles révèlent des corps bien exercés. On a le temps de
s’acharner en vue du résultat. Des deux côtés, il s’agit d’ordonner
l’affaire, de tâter l’adversaire, de se mettre en train. Un tournoi où
l’amour du jeu l’emporte encore sur le plaisir de vaincre ; où la violence
est rare et passe pour lâcheté. Cependant les Raphaëlois par l’ordre à
peine rompu de leurs lignes, organisent des combinaisons précises qui
leur donne l’avantage moral et les excitent. Une passe du demi – gauche
à lavant – centre dont le démarrage laisse Guibourg sur place, et voilà le
ballon tiré au but, filant au – dessus de la barre : « J’ai eu chaud », pense
Claude Lunant.
Il envoie la balle avec force. Il se trouve un peu nerveux.
Derrière lui, la surface de but a l’air de s’agrandir. Il a l’espace d’une
seconde, des pieds à la tête le sentiment du vide. A la pensée qu’il doit se
défendre contre l’une des meilleurs équipes de France, le danger semble
imminent, insurmontable, ses jambes et ses bras se figent, ses nerfs
deviennent lâches comme des ficelles. En une autre seconde il a vu ses
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avants fléchir, l’esprit d’offensive change de camp, l’attaque adverse
approche, menée à folle allure, et le ballon inoubliable, suit une autre
série de passes redoublées, soudain repris en plein vol, entrer en sifflant
au centre du but, à deux lignes de sa tête sans qu’il ait même levé la
main.
La clameur des bravos le bouleversait de honte, la foule aux
mille visages ne lui adressait que des moqueries… Rien n’existait plus
chez lui que l’envie naïve de crier : « Simple accident de surprise…
Qu’ils reviennent, vous applaudissez. »
Les voici de nouveau ! Cette fois, par l’effet d’une fureur
exceptionnelle, il regarde les assaillants comme des ennemis, avec défi.
Le feu de cette colère pleine de sang – froid le soulève. Il tien du tigre et
du taureau, culbute les joueurs qui s’approchent, leur chipe la balle sur
les pieds, la dégage en tourbillon.
Un but à zéro à cause de moi. Rentrez – en un. Egalisez. Il faut.
Allez ! dit – il, repris de confiance.
La balle fulgurante vole de l’un à l’autre, proie facile et
insaisissable, aveugle et fuyante comme la fortune, sautant de l’équipe
ordonnée des Raphaëlois aux Lyonnais surexcités. Rivalité de science et
d’adresse. Les maillots sont tachés de sueur. La sueur coule…
A la mi – temps, Claude Lunant, traversant le terrain à grandes
enjambées, invectivant le soleil qui allait l’aveugler, encourageait les
autres :
Nous devons gagner, nous dominons. Allez – y !
Il anima l’attaque, mais l’adversaire, inquiété dans ses derniers
retranchements, montra l’excellence de sa défense : un jeune gardien de
but souple et audacieux que soutenaient deux arrières au choc
redoutable.
Le soleil décline, les ombres s’allongent, les joueurs s’acharnent.
A chaque torse rouge noir un torse rouge s’accroche. Voltigeurs exaltés.
Le ressort de leurs jambes, la masse de leur tête infligent au bolide blond
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des trajectoires de flèche. Ils se taisent, le mouvement les intoxique, ils se
détachent du sol, ils retombent, leur ardeur se multiplie, environnée de
regards, de rayons de soleil de poudroiements moléculaires, d’effluves
de joie.
Un but à zéro à cause de moi, répétait Claude, lamentable, en
renvoyant le ballon au diable, quand retentit le coup de siffle final.
Et je n’irai pas jouer à Paris, ni à Berlin.
Ses genoux plièrent. La soirée se couvrait d’une teinte blafarde.
De larmes nerveuses brûlaient ses yeux… Il lui semblait qu’une bête de
proie lui mordait le cœur.
Joseph JOLINON, Le joueur de Balle, Rieder, éditeur
C.S LA RELEVE