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Revue Voix plurielles
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Questionner l’espace des frontières
INTRODUCTION
JORGE CALDERÓN
Université Simon Fraser
et
MARIANA IONESCU
Huron University College
Géographiquement, les frontières se définissent comme des lignes de démarcation entre des pays, des
provinces et des régions. Prises dans un sens figuré, les frontières peuvent aussi évoquer des divisions entres les
individus, divisions ayant comme point d’origine leur genre sexuel, leur sexualité, leurs habiletés, leur langue, leur
ethnicité, leur « race », etc. La frontière est donc une délimitation conventionnelle qu’on protège, qu’on défend,
mais qu’on transgresse aussi. C’est le cas, entre autres, des frontières génériques, constamment transgressées
dans la littérature moderne et postmoderne. Quant à la zone avoisinant la frontière, elle représente un espace
limitrophe de dimensions variables où se côtoient langues, cultures, mentalités.
Dans ce numéro spécial de la revue Voix plurielles, nous avons invité des chercheurs universitaires à
discuter et à remettre en question la notion de frontière afin d’en déployer toute la richesse et les multiples
significations qu’elle prend dans le monde contemporain. Nous avons également questionné la problématique de
l’entre-deux, intimement liée à l’espace frontalier. Cet espace est souvent traversé par de multiples tensions
individuelles et collectives, dont celles de l’identité et de l’altérité. Ce n’est donc pas étonnant que beaucoup
d’écrivains francophones, surtout les migrants, tirent la sève de leurs écrits de cet entre-deux géographique,
culturel et linguistique, espace métissé par excellence, où se forgent de nouveaux signes identitaires.
La mise en question des frontières génériques est central dans l’article de Viviane Brochot qui explore
dans « Sans dieu ni maître » l’influence de la notion de frontière dans l’américanité au Québec. À partir d’une
lecture de L’ogre de Grand Remous de Robert Lalonde, elle analyse la remise en question de la notion de frontière
à travers un rapport intertextuel que l’auteur établit avec le Petit Poucet de Charles Perrault. L’auteur de l’article
montre comment Lalonde fait émerger dans son texte une certaine vérité en explorant la tension entre les
différentes frontières dans le roman. D’une part, Brochot analyse les frontières génériques et ontologiques que
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Lalonde cherche à effacer et, d’autre part, elle étudie les frontières temporelles afin de mettre en relief la faillite
des pères et la destruction du mythe de la fondation.
Dans « Des humains et des animaux dans L’œil américain et Le Moineau domestique », Josée Laplante
remet en question un autre type de frontière, à savoir celle entre l’humain et l’animal. Selon Laplante, cette
frontière est bien ancrée dans l’idéologie occidentale. Comme exemple d’un point de vue différent sur cette
problématique, elle choisit la trilogie des Histoires naturelles du Nouveau Monde de l’écrivain et naturaliste
québécois Pierre Morency, publiée entre 1989 et 1996. Le but de Laplante est d’évaluer dans quelle mesure ces
Histoires naturelles reconduisent la conception dichotomique entre l’humain et l’animal, et dans quelle mesure elles
relayent les nouveaux savoirs au sujet des animaux ainsi que les questions que ces savoirs soulèvent
Deux articles prennent comme objet d’étude la science-fiction afin de montrer de quelle façon se produit
la transgression des frontières génériques, idéologiques et sexuelles. Dans « Xénototalité », Nicholas Serruys
réfléchit à la problématique des frontières dans la science-fiction au Québec, genre littéraire qui, depuis les années
70, prend la forme d’une critique sociale. Choisissant des textes qui utilisent l’utopie, l’uchronie et l’anticipation,
l’auteur de l’article met en évidence la frontière mise en place par l’imaginaire de la science-fiction afin de
démarquer le monde fictionnel du monde empirique. Ce système narratif a pour but d’explorer des spéculations
fictives, des considérations révisionnistes de l’histoire, une conceptualisation autre du présent et une conjecture
rationnelle du futur. Serruys analyse particulièrement les œuvres de Jean-Pierre April et d’Élisabeth Vonarburg,
appuyant sa réflexion sur les études théoriques de Marc Angenot, de Jean-Marc Gouanvic, de Michel Lord, de
Richard Saint-Gelais et de Darko Suvin.
Dans le même ordre d’idées, Sylvie Bérard s’intéresse dans « Sexualité, échange de pouvoir et sciencefiction » à la représentation des corps. Elle met en relief dans son article la rencontre impossible entre l’humain et
l’Autre, ce qui la mène à la conclusion que la représentation science-fictionnelle de la sexualité ne va pas sans un
certain degré de cruauté, évidente
surtout
dans un
sous-genre qui combine la science-fiction
et
le
sadomasochisme. Ces fictions reposent sur des mondes fictifs qui, d’une certaine manière, autorisent la présence
de motifs SM ou plus généralement BDSM. Ce sont donc ces frontières que Bérard analyse, combinant, entre
autres, la sémiotique du discours, les théories psychanalytiques du sadomasochisme, et l’étude de la performance
BDSM.
La réflexion sur le corps à laquelle s’ajoute celle sur la langue sont essentielles dans la représentation de
la quête identitaire chez Nicole Brossard. Dans « Des accents étrangers aux abords de l’utopie brossardienne »,
Ghislaine Boulanger analyse l’analogie de la langue étrangère sur laquelle se fonde la théorie-fiction de Nicole
Brossard. Elle dégage les prémisses et les incidences de cette comparaison dans l’essai « De radical à intégrales »
dans lequel l’écrivaine québécoise a expliqué certains des arguments centraux de sa réflexion. Ainsi, Brossard met
en parallèle, d’une part, le rapport qu’ont les femmes à une langue maternelle sexiste et patriarcale et, d’autre
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part, le rapport à l’égard d’une langue étrangère. Boulanger démontre la façon dont la comparaison met en jeu des
dimensions identitaires qui seront progressivement refoulées aux frontières de l’utopie féministe dans l’œuvre de
Brossard. L’exemple qu’elle choisit de souligner est celui de la perte de l’accent d’une seule des deux amantes de
Picture theory. L’auteur de l’article se demande s’il est possible de recourir à l’analogie de la langue étrangère
uniquement au sens figuré, sans aucune interférence de certaines nuances ethnocentriques inhérentes au sens
littéral. En outre, est-ce que la perte de l’accent n’est pas une disparition parmi d’autres?
Depuis une vingtaine d’années, on constate que la question de la spécificité de l’écriture des écrivains
migrants établis au Québec est incontournable. C’est le cas, par exemple, de Ying Chen, écrivaine d’origine chinoise
dont les romans constituent l’objet d’étude de Simona Pruteanu. Dans un premier temps, elle se propose
d’illustrer le rôle joué par la déterritorialisation dans la quête identitaire des personnages du roman Les lettres
chinoises (1993), ce qui la conduit vers la problématique de l’entre-deux géographique, étroitement liée à cette
quête. L’auteur de l’article « Ying Chen et l’entre-deux scriptural : des Lettres chinoise à Immobile » suit la
métamorphose de l’écriture de Chen dans le roman L’Ingratitude (1995) afin de montrer que l’entre-deux peut être
vécu d’une façon tout aussi douloureuse dans son pays d’origine. Enfin, Immobile (1998), note Pruteanu, saisit le
mieux l’essence de l’écriture migrante par le biais de l’entre-deux scriptural mis en place dans ce troisième roman
de Ying Chen.
Les questions des non-lieux, de la déterritorialisation, de la tropicalisation et de la reterritorialisation
préoccupent également Joubert Satyre, qui se penche sur l’écriture migrante d’Émile Ollivier et de Dany
Laferrière. En se servant des concepts de Marc Augé, de Deleuze et Guattari ou de Milan Kundera, il montre que
dans les littératures migrantes le rapport entre la perte de l’espace d’origine et la difficulté ou l’impossibilité de
reconfigurer le non-lieu qu’est le pays d’accueil joue un rôle central dans la quête identitaire des personnages.
Parfois, suggère l’auteur de l’article, l’espace de la migration se mue en théâtre de l’entre-deux où se joue le conflit
entre deux cultures incompatibles. En partant de l’hypothèse qu’il y a des liens entre non-lieux et
déterritorialisation,
entre
tropicalisation
et
reterritorialisation,
Joubert
Satyre
analyse
les
processus
de
reterritorialisation de l’espace de la migration dans Passages d’Émile Ollivier et Chronique de la dérive douce de
Dany Laferrière.
Mais qu’en est-il des écrivains non-migrants et dont l’écriture témoigne également de traits spécifiques de
l’écriture migrante ? Dans « Au-delà des frontières », Kelly-Anne Maddox appuie sa réflexion sur l’article «Vers
une nouvelle subjectivité ? » de Pierre Nepveu afin de rendre compte d’une définition plus générale du terme «
écriture migrante », et ce, dans le but de décrire également les œuvres d’écrivains nés au Québec. Ce qui compte
pour Maddox est le fait que l’auteur inscrit dans son roman une problématique liée au passage, au mouvement et à
la traversée des frontières. L’écriture migrante témoigne donc d’une société et d’une culture québécoises devenues
de plus en plus cosmopolites. Les notions centrales dans cette analyse sont le métissage, l’hybridation, la pluralité,
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les transferts culturels et le déracinement. Pour cette raison, nous dit Maddox, la représentation de la société de
consommation où évolue Daniel, le personnage d’Un Petit pas pour l’homme de Stéphane Dompierre, nous autorise
à placer ce roman dans le cadre de l’écriture migrante. Les déplacements, les traversées des frontières entre
cultures, mais aussi entre espace privé et espace public, la multiplicité des références multiculturelles, représentent
autant de traits caractéristiques de la culture et de la littérature migrantes dont parle Nepveu.
Les trois derniers articles montrent comment certains auteurs de différentes régions du monde
transgressent les frontières culturelles et génériques. Cela permet d’entamer un dialogue enrichissant au-delà du
cadre spatio-temporel conventionnel. Deux de ces articles traitent de l’auteur martiniquais Patrick Chamoiseau,
invité à dialoguer tout d’abord avec l’écrivain africain Henri Lopes, ensuite avec l’écrivain français d’origine
roumaine Panaït Istrati.
Dans l’article intitulé « Identité plurielle ou identité de synthèse : la question du métissage chez Patrick
Chamoiseau et Henri Lopez », El hadji Camara propose une lecture ponctuelle de deux romans de ces écrivains, à
savoir Texaco (1992), qui a valu un prix Goncourt à Chamoiseau, et Le chercheur d’Afriques (1990) de Lopes. Afin
de montrer la spécificité des identités plurielles des protagonistes de ces romans, El hadji Camara analyse les
différences entre le processus d’appropriation identitaire chez les deux écrivains. L’axe principal de sa réflexion lui
est fourni par la façon particulière de résoudre la question de la tradition et de la modernité. Bien que les deux
auteurs soient pleinement conscients de leur identité plurielle, Lopes assume la tradition tout en s’ouvrant à la
modernité, tandis que Chamoiseau, à l’instar d’autres Créolistes, refuse toute forme d’assimilation en faisant
l’éloge de la diversité culturelle antillaise.
L’écriture de Chamoiseau, plus particulièrement celle de Solibo Magnifique, est mise en parallèle dans un
deuxième temps avec celle de Panaït Istrati, écrivain d’origine roumaine qui a publié ses textes en français dans les
années 20. Le choix du français comme langue d’écriture par les deux écrivains constitue le point de départ de la
réflexion de Mariana Ionescu, réflexion suggérée par les idées de Homi Bhabha au sujet de la difficulté de
représenter une tradition culturelle dans une autre langue. L’article intitulé « L’énonciation culturelle chez Panaït
Istrati et Patrick Chamoiseau : traduction ou trahison ? » soulève la question de la possibilité de traduire
fidèlement un dit profondément ancré dans une tradition essentiellement orale. Si toute culture est le produit d’un
discours, la mise en écrit des paroles d’un conteur représente-t-elle un acte de traduction ou une trahison de la
diction originelle ? L’auteur de l’article montre que dans les deux cas l’écriture tisse un espace linguistique
frontalier, espace hybride portant les traces du créole ou du roumain qui infuse et in-forme le français.
Enfin, dans « Êtres frontaliers », Jorge Calderón fait une comparaison entre les essais Borderlands/La
Frontera de l’écrivaine chicana Gloria Anzaldúa et Les Identités meurtrières de l’écrivain français d’origine libanaise
Amin Maalouf. Dans le premier cas, la frontière n’est pas une ligne qui sépare les deux États-nations que sont les
États-Unis et le Mexique. C’est plutôt un espace où naissent, vivent et meurent des personnes qui font partie de la
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communauté chicana. Les chicanos ne sont ni tout à fait états-uniens, ni tout à fait mexicains, ni tout à fait latinoaméricains, ni tout à fait amérindiens, ni tout à fait anglophones, ni tout à fait hispanophones. Les chicanos sont
des êtres de la frontière. Dans le deuxième cas, Maalouf réfléchit à la situation des immigrants. Il met plus
particulièrement en évidence la traversée du Liban vers la France, du Moyen-Orient vers l’Europe et de la langue
arabe vers la langue française. Vivre l’expérience de ce passage influence grandement l’identité des immigrants. Ce
que Maalouf revendique en tant qu’être frontalier, c’est le droit aux appartenances multiples, aux identités
plurielles, à l’enracinement dans des terres différentes qui sont réunies par l’expérience vive d’un nombre de plus
en plus important de personnes à l’heure de la globalisation.
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