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Bernard Duvert
Le Calice des secrets
roman
Éditions de la Différence
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… prenant un petit enfant, il le plaça au milieu d’eux
et, l’ayant embrassé, il leur dit : Quiconque accueille
un enfant comme celui-ci à cause de mon nom, c’est
moi qu’il accueille.
Marc IX, 37
Un dernier mot… c’était une nuit d’hiver. Pendant
que la bise sifflait dans les sapins, le Créateur ouvrit
sa porte au milieu des ténèbres et fit entrer un pédéraste.
Lautréamont, Les Chants de Maldoror
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L’un et l’autre personnage de cette histoire
crurent dès l’origine à leur bonté et aux valeurs
inestimables du prêtre. Ils s’aperçurent au fil du
temps qu’ils pouvaient appartenir, de par leur
nature sexuelle hors la loi, aux cités des réminiscences célestes où demeurent les eunuques. Mais,
à la fin, succombant à eux-mêmes, ils se jetèrent
résolument dans la perversité.
Puissent-ils, là où ils sont aujourd’hui, dans un
monde que nul n’ignore, trouver le vrai bonheur
des Enfants du Royaume.
Si les histoires d’amour attirent sur elles les
applaudissements du public, la leur ne fait qu’attirer sur eux la honte et la cruauté. Leur vie pourraitelle s’aliéner dans ses méandres, réunir les deux
dans leurs passions secrètes ?
Il ne tient qu’à vous.
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À la rentrée scolaire, en septembre 1980,
M. l’abbé Fleury, curé depuis plus de dix ans
à Sauniac dans le Périgord, retrouvait comme
chaque année ce qu’il appelait sa petite académie,
c’est-à-dire les enfants du catéchisme.
L’année était bonne puisqu’il y avait là une
dizaine de garçons et huit fillettes qui allaient se
préparer à leur communion solennelle. Ce qui
constituait une belle fournée pour une petite commune de plus de mille habitants dans les environs
de Périgueux.
Depuis un certain temps, la crise de l’Église
entraînait la décrue d’une population autrefois
assidue aux messes dominicales, et c’était déjà
bien pour Sauniac de maintenir ce bastion. L’abbé
Fleury s’en félicitait, car c’était exaltant de se voir
confier ces enfants bronzés par l’été auxquels il
assurait de garder l’âme blanche.
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Après avoir préparé ses dossiers au presbytère,
il se rendait à l’église où les enfants l’attendaient
quand le téléphone se mit à retentir. Il décrocha le combiné avec une sorte d’appréhension
inhabituelle, bien qu’étant de caractère toujours
anxieux. Au bout du fil, l’évêque de Périgueux,
Mgr Bellecour, dont il dépendait. La conversation
fut aussi brève que la raison de l’appel le nécessitait. L’évêque tenait à le voir de toute urgence sans
plus d’explication. L’abbé devait se rendre à l’évêché le soir même, mais à une heure assez tardive,
ce qui n’était guère dans les usages.
L’abbé Fleury s’assombrit aussitôt, alors que la
joie de retrouver ses enfants l’avait mis d’humeur
exquise.
Il ferma à double tour la porte du presbytère
et, se rendant à l’église, il se dit qu’il ne devait pas
laisser transparaître la moindre inquiétude.
Il traversa son jardin, ferma la grille d’entrée
qu’on laissait se rouiller. Comme d’habitude, elle
grinçait.
Sur la place de l’église, le soleil brillait d’une
lumière déjà automnale sur les façades ocre du
Périgord, aux allures rustiques, au cœur de pierres.
L’église, reconstruite au XIXe siècle, avait gardé seulement un porche d’entrée du XIIe siècle sur
une façade large, en triangle, parée de deux ouvertures romanes et d’une petite rosace au sommet.
La Vierge y trônait au centre, et il était de cou12
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tume qu’on l’appelât « Notre-Dame de toutes les
Vertus », heureux hasard. C’était assez anachronique de voir ces enfants que la révolution de mai
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l’abbé Fleury devant ce porche antique. D’autant
plus anachronique qu’il portait encore la soutane,
chose de plus en plus rare depuis qu’elle n’était
plus obligatoire.
L’accueil des élèves se déroula dans l’enthousiasme des retrouvailles. Il n’en fallait pas plus à
l’abbé Fleury pour qu’il retrouvât ses vingt ans.
Il les embrassa tous avec affection, et pour certains d’entre eux, avec plus de ferveur. Quand le
fils du garagiste, le petit Louis, releva son buste
à l’appel de son nom, l’abbé le regarda comme
l’élu. L’enfant transpirait encore de sa course
jusqu’à l’église. Son petit corps frêle n’échappait
pas au regard du prêtre qui lui trouvait ce quelque
chose d’à la fois éthéré et transparent qui n’appartient qu’aux anges. Il y eut cet instant où il le prit
par la main pour l’amener jusqu’à l’autel comme
un jeune homme conduit sa fiancée. Le jour était
encore assez clair pour qu’à cette heure du soir on
vît leurs deux ombres s’allonger pour ne faire plus
qu’un seul corps. Autour d’eux, les autres complétaient la scène en formant une couronne de gloire.
À ce moment-là, les yeux de l’abbé Fleury s’ouvrirent béants, plongés dans mille pensées. Son
émotion toute religieuse ensemencerait peut-être
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en cet enfant ce qu’il appelait le don de la grâce.
C’est vrai que les garçons avaient sa préférence.
Les fillettes n’avaient qu’à se soumettre aux enseignements sans qu’il fût nécessaire qu’il s’y impliquât autrement.
Issus de familles d’agriculteurs, ces gosses
avaient appris à respecter le curé, l’instituteur et le
médecin comme trois personnages dignes et incontestés de l’autorité. On les vénérait, et il n’était pas
étonnant que des jeunes comme ceux-là, propres,
bien peignés, qui vous envoyaient un bonjour avec
le plus grand respect, aient à l’égard de l’abbé
Fleury encore plus d’admiration puisqu’il représentait le Bon Dieu. Dès lors, tout pouvait arriver
sans qu’on se posât la moindre question, puisque
le prêtre et Dieu ne faisaient plus qu’un.
Qu’il s’intéressât plus aux garçons qu’aux
filles n’avait rien d’étonnant non plus, le contraire
aurait forcément créé le trouble dans la population. Il savait quant à lui que, dans les Écritures,
la nature féminine était pratiquement réduite à
néant. La femme y était montrée comme porteuse
du mal et, de ce fait, dans l’obligation de se taire
et de se couvrir la tête. C’est ainsi que les fillettes
de l’abbé Fleury avaient toutes dans leur poche
un petit foulard à mettre par-dessus leurs boucles
au cas où elles auraient à pénétrer dans l’église.
Quand l’abbé Fleury commençait son instruction
près du grand autel, les filles se tenaient à gauche,
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à droite les garçons. Pas un n’aurait pensé bouger.
La verve de l’abbé se déversait alors en paroles
douces, endormant les uns, faisant rêver les autres.
Le prêtre s’appuyait sur cet indigeste monologue
pour assurer sa victoire. Il croyait pouvoir réveiller par ses propos la chair, les sens et les cœurs
les plus endurcis. Les enfants repartaient ensuite
en courant avec, en eux, l’immense mystère d’un
Dieu fait homme.
Après l’instruction, l’abbé Fleury avait retenu
son petit Louis, le préféré, pour lui donner le privilège d’entrer au presbytère. Le garçonnet fébrile
sortit alors de ce lieu, miracle d’une rencontre,
avec la force de tenir déjà en lui son tout premier
secret.
Dehors, le père du petit Louis, le garagiste,
visiblement inquiet du retard de l’enfant, était allé
à sa rencontre sur le chemin de l’église. Ayant
aperçu l’abbé Fleury, il lui serra la main avec le
sentiment que tout était rentré dans l’ordre. Mais
il eut ce mot que l’abbé perçut comme une alerte :
– Vous avez entendu la nouvelle à la radio ?
– Non, répondit l’abbé Fleury.
– C’est incroyable, poursuivit le garagiste,
figurez-vous qu’ils ont arrêté l’abbé Loisel, le curé
de Saint-Antonin.
– Je ne sais rien de tout ça, mais pourquoi
donc ? Je connais bien ce prêtre, je ne vois pas ce
qu’il aurait fait de mal.
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– Ils ont dit, à la radio, qu’il y aurait quelque
chose de louche.
Visiblement, le mécano ne tenait pas à en dire
davantage devant son gamin. L’abbé et lui étaient
de la même génération, celle qui était née durant la
Seconde Guerre mondiale. Avec ses quarante-deux
ans, l’abbé Fleury aurait pu être le père du petit
Louis. Mais là encore, l’autorité du prêtre l’emportait bien au-delà des âges. Aussi l’abbé, le visage
quelque peu troublé, très courtois comme avec
tous ses paroissiens, mais en gardant ses distances,
mit un terme à ce bref entretien apparemment sans
état d’âme. Il regarda l’enfant s’éloigner avec un
sourire qui échappa au père bourru, lequel était à
nouveau en route vers son perpétuel cambouis.
Ce décor villageois, si calme par cette fin
d’après-midi d’automne, semblait être le centre
silencieux de l’œil d’un cyclone. Quelle était donc
cette histoire entendue à la radio ? L’abbé connaissait le prêtre de Saint-Antonin comme un confrère,
ni plus ni moins. Était-ce la raison de cette urgence
ce soir à l’évêché ?
Un doute s’installait au fur et à mesure que les
heures passaient.
Ce soir-là, il n’eut pas faim. Il grignota un reste
de poulet trouvé dans son frigo, le temps de réfléchir et d’écouter sur son poste de radio les informations au sujet de l’abbé Loisel. Elles s’avéraient
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exactes. Le curé de Saint-Antonin était passé aux
aveux concernant une vieille histoire de pédophilie.
L’abbé Fleury, réfugié dans le silence, se
demandait s’il y avait un lien avec son rendezvous à l’évêché. Il pressentait le pire.
Sur le coup de 20 h 30 il monta dans sa 2CV
garée devant la grille du presbytère. Périgueux
n’était qu’à une vingtaine de minutes par la route.
Le portail grinça à nouveau. Il y eut le ronflement
du moteur et puis la voiture disparut sous les arbres.
Il fallait être vigilant au volant. Il connaissait
ces platanes en enfilade sur la route qui serpentait jusqu’à Périgueux. Leurs branches s’encorbellaient comme une voûte de cathédrale. Normal
qu’elles aboutissent aux abords de l’évêché.
Il se mit soudain à penser à Tonio, une rencontre vieille de sept ans, merveilleuse comme
celle du fils du garagiste. Cette histoire de l’abbé
Loisel qui venait d’éclater au grand jour faisait
remonter le souvenir de ce garçon. À l’époque, il
s’en était confié à celui qui n’était encore que l’abbé Bellecour avant qu’il ne devienne son évêque.
C’était son confesseur. S’il devait être soupçonné
aujourd’hui par autrui, comment se défendrait-il ?
Plus il approchait de Périgueux, plus l’angoisse
montait.
Il était convenu qu’à son arrivée il entrerait par
une petite porte dérobée attenante à l’évêché qui
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donnait dans une ruelle où personne ne passait à
cette heure tardive.
Tonio ! Une chose est sûre, se dit-il, Tonio et
moi nous nous sommes aimés.
Les faits dataient de l’été 73, Tonio venait
d’avoir quinze ans.
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DU MÊME AUTEUR
aux éditions de la différence
Offices de nuit, textes, 1999.
Livre d’or, récit, 2001.
Icônes, album, 2003.
Maxi-Maxou, récit, 2004.
Rose soutane, essai, 2006.
aux éditions ARTYS
Max Jacob, histoires sans paroles, monographie, 2014.
Les Corridas d’Elga, nouvelle, 2016.
Couverture : Jean Mineraud. Photo Erik Feller.
© SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2017.
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