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Moment Nodal – Caroline
Projet Bradbury – Les 4 mains de Ray
Je regarde mon visage dévoré par des yeux terrorisés et résignés. Dans
quelques jours, quelques semaines, quelques mois peut-être, je serai mort.
C'est très discourtois de crever en été. On fait ces choses-là en novembre ou en
février.
J'ai déjà eu peur, j'ai même été plus efflanqué. J'ai fumé du mauvais tabac, j'ai
bu de mauvais alcools. Assis sur le trottoir et les os rongés par le cancer,
misérable, moins qu'un chien, je fredonnais :
« oh, there's no one to call me sweet names
and my heart, and my heart is filled with pain
Lord I don't know what to do
I sit and cry and I sing the blues
I sit and cry and I sing the blues
Blues all in my bloodstream
Blues all in my home
Blues all in my soul
I got blues all in my bones »
1
Mary m'a reconnu. Elle m'a emmené dans cet hôpital, dans mon dernier lit.
Elle nous avait vu jouer il y a trente ans, au studio Chess Records et dans les
clubs qui nous payaient. Elle a rassemblé de l'argent grâce à la Trinity Church,
elle leur a dit que j'avais été connu. C'était la vérité. Et elle m'a apporté un
transistor aussi.
A la radio, les musiciens font éclater les notes, les accords explosent, les
baguettes du batteur fracassent toms, caisses et tympans. Je n'aime pas trop
cette musique. Je préfère le blues. Le nom vient de « blue devils », « les idées
noires ». Des idées noires, j'en ai plein ma tête de nègre.
Et soudain :
« Purple haze, all in my brain
Lately things they don't seem the same
Actin' funny, but I don't know why
Excuse me while I kiss the sky
Purple haze, all around
Don't know if I'm coming up or down
Am I happy or in misery ?
What ever it is, that girl put a spell on me
Help me
Help me
Oh, no no »
2
Ce type, là, il est prodigieux. L'animateur dit qu'il s'appelle Jimi. Et son accord
de septième de dominante neuvième augmentée. Cet accord, c'est le nœud
entre le blues et le rock. Il me sort de ma chambre aseptisée. C'est le moment
de rentrer chez moi, loin, au bout de la route 61.
.
Je suis né le 24 juin 1908, dans le comté de Franklin, Mississipi. Mes parents
étaient nés là aussi. J'avais quatre frères et deux sœurs. Quand j'allais à l'école,
je devais marcher peut-être six ou huit kilomètres. On avait un livre pour
l'alphabet et on apprenait l'arithmétique. Quand c'était le moment de ramasser
le coton, les portes de l'école, elles étaient fermées. Les enfants devaient aller
aider leurs parents à le ramasser. Mais avec la crise du coton, on est parti vers
le Nord. On s'est installé dans le South Side de Chicago. Mon père a travaillé
comme charpentier, mais il a attrapé le tétanos avec les clous. Il est mort. Mon
père, il jouait de la guitare tout le temps. Ma mère, elle, elle a continué à
chanter. Mon frère aîné avait pris la guitare de mon père. Alors j'ai fait chanter
un fil de fer. Je déplaçais mes doigts sur ce fil, ça faisait des notes. C'était une
guitare à une corde. On avait pas un dollar, on se débrouillait. Je faisais
chanter mon fil et des copains de misère faisaient chanter les bouteilles de
Coca, il y en avait un qui se débrouillait avec une planche à laver. Ceux qui
avaient encore moins, ils chantaient. Après j'ai travaillé, je faisais des livraisons
et j'ai eu une vraie guitare. Un jour, j'ai rencontré Art.
Il marchait le long de la route, pas rasé, et les cheveux pas coupés depuis
longtemps. Il était tellement brûlé par le soleil qu'on n'aurait su dire s'il était
blanc ou noir. Je me suis arrêté à sa hauteur. Il n'a pas voulu monter dans la
voiture. Il disait qu'il devait marcher. Alors je me suis arrêté et on a partagé
mon repas. Pour me remercier, il a sorti son fifre fait en canne à sucre. Il m'a
expliqué comment il les fabriquait « il faut une flûte de trente centimètres,
plus, c'est trop, et ta canne, elle doit avoir un diamètre moyen. Si elle est trop
large, impossible à accorder. Tu prends une tige en fer, tu mets le bout dans le
feu, tu attends qu'il soit rouge pour pouvoir faire un trou dans la canne. Tu
dois tourner la tige brûlante à l'intérieur. Après faut bien aligner les trous. »
J'ai pris ma guitare dans la voiture, et on a joué un peu, il soufflait dans sa flûte
et chantait en alternance :
« Beefsteak when I'm hungry, whiskey when I'm dry,
Good-looking woman while I'm living, heaven when I die »
3
« Tu peux pas chanter les chansons des autres, on se fait son propre blues. J'ai
commencé à chercher les notes encore et encore. Plus j'essayais, plus ça
sonnait. J'essayais et j'essayais encore, et j'ai fini par apprendre. Je me suis
débrouillé tout seul. », il m'a expliqué. Art allait à Gravel Springs, il voulait
rencontrer Othar Turner, on lui avait que c'était le meilleur, et Art voulait
devenir aussi bon qu'Othar. J'ai pas fait ma livraison, nous sommes allés à
Gravel Springs ensemble.
Othar était imposant. C'était un leader dans sa communauté et tous les
derniers week-end d'août il organisait un pique-nique. « On se rejoint tous ici
– les Blancs aussi bien que les Noirs – et on s'assoit et on rit et on parle. Les
Blancs, ils restent debout et nous écoutent jouer. Ils payent pour nous
entendre jouer, et jamais ils essaient d'apprendre. » A Gravel Springs, j'ai
retrouvé le monde de mon enfance. J'ai retrouvé les chants de l’Église. Les
gamins étaient souvent sales à jouer dans les eaux boueuses. Il y avait un type
plus jeune que moi, ça le faisait bien marrer de voir les mômes dans cet état. Il
s'appelait Mckinley, mais sa mère l'appelait « Muddy Waters ». Elle est morte
quand il avait trois ans, le surnom lui est resté. Il venait d'enregistrer des
morceaux dans une plantation du Delta. Mais il allait à Chicago maintenant.
Art est resté à Gravel Springs. Je suis retourné dans le Nord. Mais plus
question de faire des livraisons. De la musique, du blues, seulement de la
musique.
Le soir, avec Louis et Bernie, on jouait dans les clubs, on jouait du blues urbain
qui plaisait aux Blancs. On appelle ça le Chicago Blues, il paraît. Mais on
n'avait pas oublié d'où on venait. Les salles étaient combles. Les gens buvaient
et fumaient. On était bien payé. Un soir, Muddy est venu nous écouter. Il nous
a dit de venir le lendemain au Chess Records, qu'il avait besoin de nous. On a
enregistré et joué pendant des années. On jouait cinq jours par semaine.
Chaque fois qu'on jouait, il y avait ces gens qui se rassemblaient autour de
nous, j'avais l'impression qu'ils faisaient partie de ma famille, qu'ils
m'appréciaient ou même qu'ils m'aimaient. J'avais de l'argent, beaucoup
même. Alors j'ai bu et joué, je me suis battu aussi. Plus personne n'a voulu de
moi. Les jeunes Blancs ont pris nos places. Ils ont troqué notre musique du
Diable contre la Soul et le Rock'n Roll. Je pouvais plus payer mon loyer, mais
j'ai gardé ma guitare. J'entendais les gens crier « le mec, là, avec sa guitare sur
le dos, il ferait mieux d'aller à l'Eglise ». J'ai continué à chanter et j'ai
commencé à tousser. Bernie est mort dans une bagarre. Je sais pas ce qu'est
devenu Louis. Mary m'a trouvé.
La brume pourpre m'a ramené chez moi, « I'm ready, Lord ».
« Ring the bell, I've done got over
I done got over at last. »
1Buddy Guy « I cry and sing the Blues »
2Jimi Hendrix « Purple Haze »
3James « son » Thomas « Beefsteak Blues »
http://www.les4mainsderay.wordpress.com