la face contre-littéraire de la Russie de Poutine [3/3]

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la face contre-littéraire de la Russie de Poutine [3/3]
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De l'archipel du goulag à l'archipel du goulot : la face contrelittéraire de la Russie de Poutine [3/3]
Date : 6 octobre 2016
Michel Lhomme, philosophe, politologue ♦
Il serait injuste de réduire la Russie de Poutine simplement au réveil orthodoxe et traditionnel ou
au regain nationaliste voire à la nostalgie stalinienne. Il nous faut donc aussi parler d'une autre
Russie, d'une Russie critique, la Russie d'une véritable renaissance artistique russe car Moscou
c'est aussi par exemple le Garage, l'un des plus beaux centres contemporains du monde et une
multiplicité de peintres et de galeries.
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Une véritable fièvre artistique s'est en effet emparée de la ville et les artistes d'avant-garde
(peintres, photographes , chorégraphes) sont en train de faire bouger ce pays bien loin du
cliché d'un pays appauvri et réduit aux saouleries de vodka. La Russie s'est ainsi totalement
ouverte à la création contemporaine par de nouveaux lieux d'exposition, une biennale
internationale, des communautés vivantes d'artistes en résidence.
Il existe à Moscou 175 théâtres, d'innombrables salles de concert officielles mais aussi
underground. Le Centre d'art contemporain, Le Garage, avait ouvert en septembre 2008 et il
avait été financé par l'oligarque Roman Abramovitch alors 15ème fortune mondiale et président
du club de football de Chelsea. Il est dirigé par sa femme Dasha Zukova. Toute l'élite de l'art
contemporain s'y retrouve. Il faut donc se défaire de ses préjugés sur la Russie qui décrivent un
pays où les artistes exposeraient leurs œuvres dans la clandestinité, dans des caves ou des
appartements de misère. Contrairement à ce qu'on insinue sur la Russie, l'expression artistique
y est libre, et s'y exprime partout sans aucune chape de plomb. On y trouve des artistes
complètement déjantés, de nombreux anarchistes ou néo-dadaïstes. Il n'y a pas d'hiver
métaphysique à Moscou et ce n'est pas forcément comme le suggère Libération de la
dépoutinisation.
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De fait, le propre des pouvoirs forts est de secréter et d'activer souvent et paradoxalement la
création artistique sous forme de contre-utopie d'opposition comme dans l'œuvre romanesque
de l'écrivain Viktor Pelevine. Son grand roman, La Mitrailleuse d'argile traduite en français au
Seuil est devenu un livre culte en Russie mélangeant fable ubuesque et surréaliste, satire
politique et délire psychédélique sur fond de critique du stalinisme et de l'ultralibéralisme de
l'ère Eltsine. Viktor Pelevine a créé d'ailleurs un néologisme qui nous amuse et qu'Auran Derien
avec ses Al Capone appréciera sûrement : le bandier, contraction de « bandit » et de «
banquier » et qui caractérise si bien les puissants mécontemporains moscovites.
Il y a actuellement bien d'autres auteurs russes dont le plus connu en France est sans doute
Sorokine aussi prophétique que Michel Houellebecq à propos de la fin de notre civilisation.
Nous n'oublions pas non plus le dissident national-bolchévique Edouard Limonov mais aussi
Zakhar Prilepine, Alexandre Ikonnikov, Vladimir Malakine, Andreï Guelassimov, Iouri Bouïda.
Tous ces littérateurs présentent en réalité le côté sombre de la Russie, portraiturant ses
déclassés, sa jeunesse paumée dans la vodka et la drogue. En fait, on poursuit ici une autre
tradition, la tradition contre-littéraire slave bien ancrée celle de la folie et des Possédés, des
maudits de la condition humaine. « Notre société ne peut rien proposer à notre jeunesse,
excepté les sinistres professions de flic et de soldat, l'ivrognerie débridée ou la vie lugubre des
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prisons », écrit ainsi Edouard Limonov au sujet de la modernité. Bilan exact et triste perspective
effectivement pour nos enfants de l'hyper-modernité qu'ils soient de Russie ou d'ailleurs
puisque notre odyssée mécontemporaine est celle du dernier homme, une descente collective
dans les ténèbres du matérialisme, un naufrage spirituel dans le vide spectaculaire de la
marchandise sur fond de violence du pouvoir poutinien autocratique.
Ainsi, au cœur des difficultés de la vie quotidienne locale, on voit se côtoyer deux marqueurs de
l'identité intellectuelle russe : celle du pouvoir politico-religieux orthodoxe et nationaliste et celle
libertaire, anarchiste des artistes et des écrivains d'avant-garde, critiques virulents du régime,
Poutine dans ses excès et sa démagogie interne ne pouvant laisser personne indifférent.
Certes il arrive parfois que les jeunesses poutiniennes manifestent violemment contre tel ou tel
artiste en jetant par exemple un de ses livres dans la cuvette d'un WC (Solovine) ou en
l'aspergeant de produits antiseptiques colorés. C'est qu'à Moscou on s'engage, on prend parti.
Curieusement, à Moscou, en effet tout ce qui n'est pas autorisé s'exprime en un foisonnement
de rage créatrice. Et, c'est peut-être là le propre des bons dirigeants, fussent-ils des despotes
éclairés que d'être à ce point légitimés qu'ils en deviennent respectables même pour les
irrespectueux alors que sous d'autres cieux plus démocratiques, l'illégitimité de dirigeants élus
par défaut ne suscite finalement qu'indifférence civile et ignorance crasse des créatifs.
Illustration : Gustave Doré, Histoire pittoresque, dramatique et caricaturale de la Sainte Russie, 1854, p. 73
Lire :
Russie, la foi orthodoxe de la patrie
Religion, l'orthodoxie n'a pas eu son concile
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