Folie et déraison : place de l`Histoire de la folie à l`âge classique dans l
Transcription
Folie et déraison : place de l`Histoire de la folie à l`âge classique dans l
LNA#60 / cycle raison, folie, déraisons Folie et déraison : place de l’Histoire de la folie à l’âge classique dans l’œuvre de Michel Foucault Par Jean-François REY Professeur de philosophie honoraire En conférence le 17 avril P hilosophe de formation, Michel Foucault a d’abord porté son intérêt sur la psychologie et ses travaux antérieurs à l’Histoire de la folie à l’ âge classique (1961) sont consacrés aussi bien à la maladie mentale – Maladie mentale et personnalité (1954) devenu ensuite Maladie mentale et psychologie (1962) – qu’à des traductions d’ouvrages à l’intersection de la psychiatrie et de la phénoménologie (Le rêve et l’existence de Binswanger et Le cycle de la structure de Viktor von Weiszäcker). L’Histoire de la folie constitue à la fois une rupture avec les problématiques existentielles des années 50 et un magistral lever de rideau sur l’histoire philosophique des sciences de l’homme. Folie et déraison (titre de l’édition originale) était issue de la thèse de Michel Foucault dont Georges Canguilhem était le directeur. Volontairement transdisciplinaire, lue et commentée autant par les historiens, les philosophes ou les psychologues, cette thèse, devenue très vite un classique des sciences humaines, entendait restituer le processus complexe qui mène d’une conception morale de la déraison à la constitution médicale de la « maladie mentale ». Exposé historique puisque Foucault situe le départ de son enquête au grand renfermement de 1656 qui marque l’exclusion de la déraison par la raison et l’institutionnalisation du partage entre folie et non-folie. Exposé épistémologique ensuite : Foucault y analyse les classifications en espèces morbides, selon le projet de Sydenham, renvoyant le fou « au jardin des espèces ». Exposé philosophique toujours, lorsque le grand renfermement est rapporté au geste cartésien de mise à l’écart des insensés (amentes sunt : « Mais quoi, ce sont des fous ! »), geste qui fit l’objet d’un célèbre échange entre Foucault et Derrida. Exposé littéraire enfin : à travers les noms de Nietzsche, Sade, Artaud, Hölderlin, mais aussi Van Gogh, Foucault amorce l’intuition de la folie comme « absence d’œuvre ». Foucault a insisté à plusieurs reprises sur la parenté de la folie et de la littérature, notamment à propos de Raymond Roussel ou la grammaire et l’étymologie extravagantes de Jean-Pierre Brisset. L’histoire que Foucault retrace comprend trois moments, trois âges, trois actes. À la Renaissance, tout d’abord, le fou, embarqué sur un navire (la Nef des Fous), est celui qui « passe » par le fleuve de ville en ville. Il n’est pas encore enfermé et fait l’objet de l’imagination inquiète des peintres (au premier rang desquels Jérôme Bosch) : faire voir les monstres derrière les apparences. De leur côté, Érasme et Montaigne disent l’inquiétude nuancée quant aux frontières entre sagesse et folie. À l’âge classique, ensuite, la folie cesse 8 d’être ambigüe. Descartes révoque le fou hors de son doute méthodique pour faire appel non plus à une expérience de la folie mais à celle du rêve, réputée plus contrôlable. Foucault met en consonance la parole de Descartes et la pratique sociale de l’enfermement : c’est la première élaboration du doublet discours/pouvoir. Le fou est rejeté parmi les pauvres, les chômeurs, les prostituées, les errants, toute une population dont on se met à penser qu’elle n’a rien à faire dans les rues des villes. D’où le décret du grand Renfermement de 1656. Le paradigme de la folie porte alors le nom de « déraison ». Il s’agit d’un écart à la norme familiale, sociale, morale. La déraison regroupe tout ce qui contrevient aux bonnes mœurs : paresse, vice, débauche, libertinage. Le fou est donc anormal. Mais, en outre, il est méchant comme une bête féroce qu’on maltraite et qu’on exhibe. Pour Foucault, la folie est une expérience de la Nuit, celle du secret intérieur à l’individu et celle du secret du cachot. La folie est absence de raison, elle relève du partage jour/nuit, être et néant. Négativité pour la raison, elle est en même temps négativité morale. Le fou est exclu aussi bien du raisonnable que du rationnel. Enfin, à l’âge moderne, on pense que le pathologique nous renseigne sur le normal (idée qui est à la base du principe du cristal pour Freud) : la nuit éclaire le jour. Car c’est au XIXème siècle que se forge le mythe progressiste de la libération des fous, Pinel déchaînant les fous de Bicêtre. Ceux-ci deviennent des malades à soigner avec sollicitude. La folie est exposée à la lumière du discours médical. Telle est la légende dorée, et sans doute a-t-elle des aspects positifs. Mais, pour Foucault, c’est une nouvelle nuit qui commence. Séparé des pauvres et des prostituées, le fou est identifié et devient objet de science : il est objectivé, ce qui passe aux yeux de Foucault pour un nouvel enfermement. Ce profond changement a connu des suites dans lesquelles nous nous débattons encore. La vérité de la folie est détenue par les médecins. Le discours médical est le nouveau pouvoir qui assujettit le malade. On sait que Foucault range Freud parmi les détenteurs du pouvoir : « Freud a démystifié toutes les autres structures asilaires (…) Mais il a amplifié ses vertus de thaumaturge ». De tels jugements ont alimenté, dans les années 70, ce qu’on a appelé l’antipsychiatrie. La psychanalyse était souvent rejetée comme injonction de traitement et comme grille d’interprétation et elle l’est encore parfois aujourd’hui. L’antipsychiatrie, portée par le vent de la contestation, s’en prenait logiquement au pouvoir médical et politique (enfermement et asiles). Foucault a bien sûr été sollicité à l’appui de pratiques cycle raison, folie, déraisons / LNA#60 comme celles du Groupe Information Asiles, fondé sur le modèle du Groupe Information Prisons (GIP). Foucault devient alors cet « intellectuel outilleur » qui se fait parfois militant intervenant avec des concepts spécifiques. Mais ce qui est aujourd’hui, avec le recul, contestable, c’est l’assimilation de l’aliénation mentale à l’aliénation sociale. On a en quelque sorte rabattu le discours foucaldien sur une image pieuse de l’émancipation. Foucault est-il responsable en partie de cette confusion ? Peut-être a-t-il permis d’entretenir une lecture littéraire, romantique de l’expression de la folie qu’il ne s’agissait que de « libérer ». Ce que l’on voit poindre de l’œuvre ultérieure de Foucault dans Histoire de la Folie, c’est le rapport d’une pratique sociale (l’enfermement) avec un discours scientifique : l’isolation et l’observation de catégories spécifiques de la population anticipe à la fois sur la constitution moderne des sciences médicales, psychiatriques, humaines et l’émergence de pouvoirs sur les corps que Foucault appellera ultérieurement « biopouvoirs ». Le cœur du travail de Foucault est donc ce doublet discours, ou savoir/pouvoir ou encore discursif/institutionnel. Ce sera le cas dans le travail sur les prisons 1. On y voit que progressivement Foucault accorde de moins en moins d’importance à l’État et davantage à ces micro-pouvoirs et aux circulations autorisées par le néolibéralisme, comme le montrent les cours au Collège de France. Mais l’essentiel était là déjà en 1966 dans Les Mots et les Choses, où un tiers de l’ouvrage est consacré aux transformations du travail, de son organisation et des discours qui la structurent. (sur lesquelles on peut agir), académiques et policières (que l’on doit combattre). En ce sens, l’œuvre de Foucault, en particulier cet ouvrage écrit il y a cinquante ans, nous parle encore, malgré l’éclipse partielle des années 1990/2000. Il faudrait maintenant décrypter la célèbre formule qui rapporte la folie à « l’absence d’œuvre » et se mettre à nouveau à l’écoute de la « fulgurance » d’Artaud, de Nerval, de Hölderlin. Cette voie de recherche est loin d’être épuisée. On a passé beaucoup de temps pour savoir à quelle discipline académique il fallait rattacher Foucault. Parmi les nombreuses formules, je retiendrai celle de Jean Lacroix qui l’accueillit comme un « historien du sens ». L’œuvre carrefour de 1961 alimentera encore longtemps les débats sur l’enfermement, la police des conduites, plus que jamais inventive en ce moment, sur la constitution des nouvelles missions de la psychiatrie et sur les normes qui tendent à borner l’expression de la folie, « fonction, disait Foucault, qu’on retrouve dans toutes les sociétés ». Michel Foucault, dont les années de formation étaient bornées par le marxisme, l’existentialisme et la phénoménologie, a tracé son chemin de recherche personnel en tentant de renoncer à une pensée de l’existant défini par son être-aumonde qui fondait l’anthropologie phénoménologique et psychiatrique (de Heidegger à Binswanger), mais aussi en renonçant au prestige de l’herméneutique. Dès Naissance de la Clinique (1963) où il montre que « les figures du savoir et celles du langage obéissent à la même loi profonde », Foucault quitte l’herméneutique et son halo humaniste pour une forme de structuralisme auquel pourtant il ne veut pas être hâtivement assimilé. Même s’il n’y avait pas de psychiatrie « scientifique », au sens où on l’entend aujourd’hui, il y aurait toujours des pratiques discursives à la fois institutionnelles Surveiller et Punir, 1975 1 9