Le scorpion et Pierre Laval.

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Le scorpion et Pierre Laval.
Le scorpion et Pierre Laval.
Par Dominique Taddei, économiste
Par sa nature, la crise systémique de la mondialisation qui a éclaté l’été 2007 n’a de l’avis
général pour précédent que celle de 1929.
Fort heureusement, l’expérience aidant, l’effondrement général a pu être évité par une
coordination minimale des politiques des grands pays (création du G 20, etc), mettant en
œuvre des politiques de renflouement de la demande : politiques monétaires accommodantes
et surtout politiques budgétaires exceptionnellement dynamiques, par rapport aux normes
précédentes.
Ainsi, un palier de consolidation a pu être atteint à la fin du 1er trimestre 2009 dans les pays
anciennement développés et, aujourd’hui, les pays émergents semblent être repartis comme
auparavant dans une croissance, peut être même trop rapide, compte tenu de son
emballement1. Certes, cette reprise en V et donc le découplage mondial qui en découle face à
une reprise US en U, et pas de reprise du tout en Europe (le schéma en L, typique des
situations de dépression), pour autant qu’elle se confirme, est un moindre mal sur le plan
économique. Mais elle posera dans les années à venir des problèmes géopolitiques d’une
exceptionnelle gravité, si américains et européens ne consentent pas rapidement à une
transformation fondamentale de la gouvernance mondiale, et le renforcement du système des
Nations Unies dans les directions déjà proposées par le mouvement altermondialiste : on ne
sort pas d’une crise systémique par les seules politiques conjoncturelles, même
adéquates, mais en transformant en profondeur le système en crise.
Nous sommes donc en 1934, et avant même que les contradictions géopolitiques nous
assaillent dans les années à venir, les aberrations économiques et financières, plus
particulièrement de ce côté de l’Atlantique, nous menacent de façon encore plus urgente.
Comme l’a magistralement démontré Joseph Stiglitz dans le « triomphe de la cupidité »2 une
course de vitesse est aujourd’hui engagée entre les Etats et les lobbies financiers
internationaux, qui les harcèlent à coup de spéculations.
Car le spéculateur est, par nature, un scorpion. On connaît le conte : un scorpion se tenait
sur le bord d’une rivière et, voulant passer sur l’autre rive, demanda à un chien de le
transporter sur son dos. L’autre commença par refuser de peur d’être mortellement piqué.
Mais le scorpion lui objecta qu’il n’avait rien à craindre, puisque s’il le faisait, il mourrait, lui
aussi, noyé. Le chien fut convaincu, mais au beau milieu du guet le scorpion le piqua. Et
comme le chien, mourrant, lui jetait un dernier regard étonné, le scorpion lui lança, avant de
périr à son tour : « Que veux tu, je n’ai pas pu m’en empêcher, il est dans ma nature de
piquer ». Il est, de même, dans la nature du spéculateur de spéculer. En 2007, il spéculait
contre les pauvres (subprimes), en 2008 contre ses semblables, aujourd’hui, il spécule contre
les Etats qui l’ont renfloué, quitte à ce que leur effondrement entraîne, au milieu du gué, sa
propre noyade.
En pratique, les spéculateurs sont restés tout-puissants du fait de l’incapacité des Etats à
mettre en œuvre les nécessaires régulations que tout le monde s’accordait pourtant à
1
Sa source semble bien se situer dans les décisions politiques et administratives chinoises, qui semblent parfois
inquiéter ses propres initiateurs.
2
Traduction française, Edition LLL, Paris, février 2010
1
reconnaître urgentes. Comme nombre d’entre eux ont besoin de se refaire (comme on dit dans
les casinos), après les pertes qu’ils ont globalement subies du fait de leurs errements
précédents, voici qu’ils s’en prennent aux déficits publics, qui ont été générés pour les
sauver ! Ils sont donc en train de gagner la course de vitesse prévue par J Stiglitz.
Or, que font pendant ce temps les Etats, principalement l’Allemagne, relayés par la
catastrophique commission Barroso3 ? Au lieu de commencer par réguler les agents, les
mécanismes et les produits de la spéculation, ils se soumettent aux diktats des pires d’entre
eux (Goldman Sachs en est le nouveau symbole) et de leurs agences de notation amies :
pourquoi ne pas avoir déjà créé une agence publique de notation, pluraliste dans sa
composition, au niveau européen ? Les « marchés » (lisez les spéculateurs) ne voudraient plus
d’obligations d’Etat (qui pourraient de fait être achetés directement par les banques centrales,
qui leur prêtent, en attendant à des taux quasi-nuls), et donc dictent leurs lois, eux qui
n’acceptent aucun renforcement de celles qui pourraient leur être imosées par les
représentants du suffrage universel4.
Nous devons le dire crûment à l’opinion européenne, aux responsables allemands et à tous
ceux qui, de gré ou de force (les pays du sud de la zone Euro), s’engagent dans cette
politique, qu’elle est condamnée à l’échec pour des raisons logiques incontournables et
qu’elle est grosse des pires drames, sociaux demain, politiques après demain,
géopolitiques enfin : quand on réduit brutalement les dépenses publiques, et que la dépense
privée interne est atone (qui veut investir aujourd’hui et qui peut consommer davantage ?), les
exportations des uns ont nécessairement pour contrepartie comptables les importations des
autres : autrement dit, on ne peut ainsi que se repasser le mistigri de la crise et du chômage. Et
dans ce cas le plus facile est de tenir les autres comme responsables de ses propres échecs :
qui ne voit le développement d’une xénophobie rampante, depuis des pays de tradition
démocratique affirmée (comme le Danemark, les Pays Bas, la Flandre, voire la France)
jusqu’aux démocraties renaissantes de l’Europe de l’est, en passant précisément par
l’Allemagne : la dérive de ses tabloïds, tels le Bild, n’inquiéterait pas ? Le vrai danger pour
l’Allemagne et ses « partenaires » aujourd’hui, n’est pas le retour à l’hyper-inflation, alors
que l’Europe est, au contraire, au bord de la déflation : c’est de réinventer la politique de
Pierre Laval en 1934, la déflation salariale, déjà imposée aux pays d’Europe du sud. Ceci est
encore plus inquiétant que la presse et une partie des dirigeants allemands les qualifiaient,
presque gentiment, de pays du Club Med dans les années 1980, et qu’ils les traitent
aujourd’hui à satiété de PIGS5. Quand j’entends un ami hellène rétorqué, meurtri :
« historiquement, c’étaient qui les porcs ? », j’avoue frémir dans mes convictions européennes
de toujours.
Dans les mois qui viennent l’ampleur et la convergence des politiques de déflation
salariale menées dans toute la zone euro et au Royaume Uni vont nous précipiter, dans
la spirale baissière, qui avait pu être enrayée l’an passé : il en résultera une chute des recettes
fiscales, qui ira exactement à l’encontre des objectifs proclamés ! Le danger est tel que
l’administration américaine et le FMI sont allés à Berlin pour le signifier à la chancelière
allemande, pour l’instant autiste, engoncée dans ses craintes électoralistes
3
Celle-ci vient de promettre « d’accélérer, durant l’été, les discussions entre les pays membres » contre les
formes les plus scandaleuses (« les achats à nu », où on spécule sans risquer un seul euro), et cela après 3 ans de
crise !
4
Aucune société ne peut fonctionner sans loi : ceux qui dénigrent celles de la politique font nécessairement le
jeu des affairistes et des maffieux
5
Portugal, Italie, Grèce et Spain sont donc des cochons !
2
Non pas qu’il faille négliger le développement d’un endettement public incontrôlé, mais
tout est dans la manière de le faire. Sans entrer ici dans un débat technique, quelques
principes simples devraient s’imposer, en même temps que seraient mises en place les
transformations des pratiques de gouvernance et de régulation évoquées plus haut :
- en premier lieu, les objectifs de finances publiques devraient être fixés, comme c’est
d’ailleurs le cas aux USA, pour un horizon plus lointain que 2013, réduisant d’autant
l’effort annuel à consentir, et rendant par là-même crédibles les engagements de reprise en
main6.
- En deuxième lieu, ces objectifs doivent concerner essentiellement le taux d’endettement
public7 net (on déduit les créances, qui représentent en moyenne la moitié, du taux brut
affiché pour effrayer la grande majorité des gens) et ce taux n’a aucune raison de viser le ratio
de 60%, qui ne figure d’ailleurs pas dans le Traité de Maastricht, mais dans le seul « Pacte de
stupidité de 1999 », comme l’avait joliment qualifié Prodi alors président de la commission
européenne, pacte qui n’a aucune valeur constitutionnelle et qui mériterait d’être renégocié
sur de toutes autres bases8. En réalité, le niveau absolu d’endettement importe moins (il est de
plus de 200 % au Japon) que sa stabilité, chaque pays disposant d’un potentiel de croissance à
long terme (bien plus faible en Allemagne qu’en France du fait d’évolutions démographiques
très différentes), d’un taux d’épargne national (très élevé chez les Japonais, relativement élevé
en France, très faible aux USA, etc.), et enfin d’un niveau de créances, bien différents.
- En troisième lieu, les mesures d’assainissement des finances publiques ne doivent
surtout pas privilégier la diminution des dépenses publiques, mais essentiellement
l’augmentation des recettes publiques, si on souhaite obtenir le maximum d’efficacité, en
bridant le moins possible l’activité et l’emploi. Ce n’est pas là une affaire d’idéologie, mais
d’analyse économique élémentaire, comme doit le savoir n’importe quel étudiant débutant en
économie : cela s’appelle le théorème d’Haavelmo, du nom du prix Nobel norvégien, qui en a
apporté une démonstration difficilement réfutable9.
- En quatrième lieu, cette augmentation de la pression fiscale (qui n’est que le reflet de la
socialisation de la production et du niveau de solidarité exprimé) doit absolument viser en
priorité les revenus épargnés plutôt que consommés. Là encore, ce n’est pas affaire
d’idéologie, ni de préférences politiques : si l’objectif premier était de lutter contre l’inflation,
c’est du seul point de vue économique exactement le contraire qu’il faudrait mettre en œuvre.
La principale objection qui peut être formulée contre cette proposition de taxer prioritairement
l’épargne et les hauts revenus réside dans le risque de fuite de l’épargne à l’étranger. Outre
que l’argument désigne le degré de patriotisme de ceux qui le privilégient, il faut distinguer
sérieusement la zone euro et le reste du monde. Pour les 17 pays de la zone, soumis peu ou
prou à la même problématique générale (comment contrôler les déficits, sans s‘enfoncer
6
Pour les pays les plus endettés, tels la Grèce, la renégociation d’ensemble de la dette peut être une solution
finalement plus rassurante que les paris stupides auxquels on soumet le pays.
7
Et non pas le déficit budgétaire annuel, qui offre une garantie en trompe l’œil, comme le démontrent
cruellement les exemples espagnols et irlandais, excédentaires avant la crise et bien plus menacés que la plupart
des autres pays de la zone, ayant connu un plus fort déficit budgétaire (la France, notamment)
8
Nous nous permettons de renvoyer à notre rapport devant le Conseil Economique et Social de 2003, qui avait
été voté par 137 voix contre 3 et 32 abstentions… Journal Officiel, CES N° 2003-20
9
Une diminution de 100 des dépenses réduit d’autant la demande globale déjà déficiente. Par contre, une hausse
des impôts réduit moins celle-ci, car les contribuables ne consomment pas 100% de leur revenus nets.
Evidemment ce dernier argument est d’autant plus vrai qu’on prend en compte notre quatrième préconisation.
3
d’avantage dans la dépression), il serait évidemment souhaitable qu’ils adoptent cette même
politique, susceptible de leur valoir le soutien de la majorité de leurs concitoyens, qui ne
seraient pas touchés par ces mesures. Dès lors, le risque de fuite des capitaux apatrides devrait
se faire vers l’extérieur de la zone euro, ce qui devrait avoir des effets sur la parité de l’Euro,
sans doute limités, mais bénéfiques sur le commerce extérieur et donc l’emploi dans les pays
de la zone10.
Finalement, la pertinence politique de moyen terme d’une réduction progressive et
socialement acceptable des déficits, rejoint la question stratégique de long terme de
réduction des inégalités en Europe et dans le monde, laquelle est absolument
nécessaire11, si on veut que la masse des consommateurs, et notamment les plus pauvres,
aient un pouvoir d’achat suffisant et que les entreprises, particulièrement les plus petites, qui
dépendent des marchés locaux, aient la volonté d’investir.
Mais pour cela, il faut d’abord remettre les scorpions dans leur boîte et se débarrasser
une seconde fois de Pierre Laval.
Dominique Taddei
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Il existerait alors plusieurs effets de sens contraire, limitant l’effet global net.
Bien entendu, cette réduction des inégalités au bénéfice des facteurs fixes (le travail) et au détriment des
facteurs mobiles (le capital, qu’il soit financier, relationnel ou culturel) suppose bien d’autres mesures
concernant en priorité le contrôle des mouvements de capitaux, particulièrement de court terme, suivant les
politiques de l’Inde ou du Chili, ainsi que les conditions d’un commerce loyal, écartant toutes les formes de
dumping,
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