L`affaire Clébard. - Cité du livre d`Aix en Provence

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L`affaire Clébard. - Cité du livre d`Aix en Provence
L'affaire Clébard.
(Une nouvelle de Fanny Bourneuf)
« Putain de fils de pute, encore lui ! »
Toujours à la même heure, entre chien et loup.
La première fois que Jean avait vu cet homme à la casquette bleu roi passer
devant la maison de sa voisine d'en face remontait à il y a un mois. Il l'avait
aperçu à trois reprises, trois fois de trop pour Jean.
Depuis six mois, Jean servait de chauffeur à sa nouvelle voisine, Lucy. Il la
conduisait à la ville d'Aix-en-Provence, située à vingt kilomètres de leur
lotissement de campagne, petite tache blanche au milieu du vert et jaune des
épis de maïs. La maison, dont elle avait hérité de sa mère, faisait face à celle
de Jean. Lucy avait débarqué tout droit de Londres avec son visage de
porcelaine et ses habitudes de bourgeoise citadine. La semaine dernière,
pour la première fois, elle avait enfin invité Jean à pénétrer dans sa demeure,
au retour de la visite hebdomadaire au salon de toilettage où Lucy emmenait
son caniche pour une beauté. Jean détestait ce clébard, et réciproquement.
Le caniche avait grogné aussitôt que Jean avait posé un pied sur l'épaisse
moquette style anglais du hall d'entrée. Par une simple caresse, Lucy avait
calmé son « Tchoupi ». Jean s'était étonné lui-même de penser que Tchoupi
n'avait qu'à bien se tenir - Jean deviendrait le préféré de Lucy, fidèle et
hargneux s'il le fallait, avec les autres mâles. « Putain, ce clébard et sa belle
maîtresse me tournent le ciboulot ! », s'était dit Jean. Amadouer et culbuter
la maîtresse de Tchoupi : Jean devait s'en tenir à son but premier, toujours le
même depuis qu'il avait commencé sa vie sexuelle. Pas de sentiment. Une
simple caresse suffirait-elle pour faire basculer la belle Lucy ? « Les
femmes, toutes les mêmes ! », se dit Jean, comme pour se ressaisir.
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L'affaire Clébard.
Ce soir-là, alors que Jean, ses pectoraux cinquantenaires débordant du
marcel intentionnellement trop serré, finissait de couper du bois sur le côté
de sa maison, il vit que le jeune énergumène à la casquette bleue était non
seulement revenu pour la troisième fois, mais qu'il frappait à la porte de
Lucy. Jean ne prit même pas la peine de faire semblant de continuer sa
tâche. Il écarta ses deux pieds, s'y campa et vissa son regard sur le dos du
gars. Contre toute attente, Lucy laissa le jeune homme entrer tout
naturellement. Jean farfouilla dans sa poche de jean et en ressortit un paquet
de cigarettes. Il se colla la dernière dans la bouche avant de froisser en boule
le paquet vide et de le lancer aussi loin que possible. Il tira une grosse
bouffée, le visage rivé sur le rectangle lumineux d'en face. Il ne distinguait
que des formes mouvantes et indistinctes. Tout à coup, il vit la porte d'entrée
de Lucy voler et l'homme ressortir en courant. Lucy apparut. Elle hurlait des
mots incompréhensibles et gesticulait en direction du gars.
Jean répondit à la requête mimée de Lucy. Il s'élança à la poursuite du
type qui avait bifurqué à gauche derrière la maison de Lucy, en direction
des champs de maïs, bien hauts à cette époque estivale de l'année. Jean ne
voyait pas l'homme. Il entendait seulement les craquements des pieds du
gars sur les feuilles séchées des maïs tombées au sol. L'homme devait le
devancer de quelques mètres. Jean s’essoufflait. Il finit par ne plus rien
entendre d'autre que son halètement. «Putain, le connard, il m'a semé ! », se
dit Jean. Il ralentit sa course et marcha sans autre but que celui de récupérer
un rythme cardiaque normal. Ses pas le conduisirent devant le muret
d'enceinte d'une maison, la bâtisse de l'empailleur, que tout le monde
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L'affaire Clébard.
connaissait sans vraiment savoir qui il était vraiment. De la lumière sortait
de deux fenêtres du rez-de-chaussée de la grande bicoque de torchis à un
étage. Cette dernière, flanquée de granges et dépendances, était posée au
milieu d'un vaste terrain encombré de tracteurs, remorques et autres objets
agricoles. Le revêtement des murs de paille et de terre semblait s'effriter de
part en part. D'un coup, il aperçut la casquette de celui qui l'avait semé,
tache bleue sur le vert vif de l'herbe inondée du jaune électrique s'échappant
des fenêtres de la maison. Cette découverte poussa Jean à sauter par-dessus
le muret pour aller ramasser la casquette en prenant garde de ne pas se
trouver dans le faisceau lumineux. Jean s'approcha de la maison et se colla
contre le mur, vers une des fenêtres éclairées, afin de jeter un coup d’œil
discret à l'intérieur. L'empailleur, homme robuste et barbu d'une soixantaine
d'année, un verre de rouge à la main, était assis dans un canapé, en
contemplation devant un objet morbide trônant sur la table basse devant
lui : une tête de chien empaillée ! Malgré les frissons dévalant le long de son
échine, Jean resta un moment tapi au même endroit. L'empailleur resta
devant la tête de chien sans bouger. Jean s'attaqua alors au tour de la
propriété et de ses dépendances. Il ne trouva ni trace du gars à la casquette
bleue, ni aucun autre indice. L'image de Lucy dans son chemisier en
dentelle anglaise agitant ses belles mains diaphanes lui revint en mémoire. Il
voulait retourner auprès d'elle. Il la calmerait. Il la prendrait dans ses bras.
Il lui caresserait le dos et... « A toute chose, malheur est bon », pensa-t-il,
avec un demi-sourire. Il se résolut à rebrousser chemin.
Tout se passa presque comme Jean l'avait espéré. Lucy céda. Elle accepta
de passer la nuit dans la chambre d'amis de Jean. Resté seul au salon, un
verre de whisky à la main, Jean repensait aux paroles du récit de Lucy.
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L'affaire Clébard.
L'homme avait assommé le Tchoupi à coups de hache puis lui avait
tranché la tête. Il avait ensuite commencé à lever sa hache sur Lucy mais
s'était ravisé. Il avait enroulé la tête du pauvre clébard d'un tissu tiré de son
sac. Puis, il avait fourré le cadavre de Tchoupi, sa tête et la hache dans son
sac et s'était enfui. Jean avala une lampée de whisky tout en se demandant
pourquoi le gars n'avait pas abattu sa hache sur Lucy. « Putain, je suis
encore en train de réfléchir à tout ce truc », se dit Jean, qui n'arrivait pas à
croire qu'il avait promis à Lucy d'élucider cette affaire. Certes, il ne croyait
guère en l'efficacité des « feignasses de flics », mais de là à s'improviser
détective privé pour mieux conquérir la belle Lucy, il ne se reconnaissait
pas. Les femelles en chaleur couraient les boîtes de nuit. Pourquoi se
compliquait-il la vie ? Une graine d'amour repoussait-elle les parois de son
cœur affolé ?
Le lendemain matin, Jean retourna vers la maison de l'empailleur. Il
s'était renseigné sur ce dernier. Il n'avait pas une bonne réputation auprès des
commerçants du village. Ses manières rustres et sauvages leur laissaient une
mauvaise impression. Fort de ces nouvelles informations et depuis qu'il
l'avait vu la veille au soir en contemplation devant une tête de chien
empaillée, Jean était
persuadé de la complicité de l'empailleur dans
« l'affaire Clébard », comme il aimait l'appeler, par devers lui. Il savait qu'il
faudrait bien regarder le visage de l'homme. Les mensonges des mots
cachaient toujours mal le langage de la vérité du corps, à qui savait le lire.
Et Jean, chasseur de têtes de profession, en connaissait un rayon sur le
langage des corps. La casquette bleue de l'assassin de Tchoupi à la main,
Jean sonna la petite cloche en fonte de la porte d'entrée. Apparut dans
l'embrasure de la porte l'empailleur, au large buste recouvert d'une chemise
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L'affaire Clébard.
de laine à carreaux rouge et noir, les cheveux et la barbe désordonnés, les
mains larges et calleuses, le visage fermé.
– Oui, c'est pourquoi ?, dit l'homme.
Jean ne manqua pas de remarquer le bref coup d’œil que jeta l'empailleur à
la casquette. Jean s'efforça de prendre le ton le plus abattu possible :
– Ma femme est morte et j'aimerais la faire empailler. Elle est… comment
vous dire, elle est simplement tout pour moi, elle est ma vie. J'ai
naturellement pensé à vous.
Le visage de l'empailleur pâlit et ses lèvres tremblèrent imperceptiblement,
masquant mal l'assurance de sa réponse.
– Je suis empailleur d'animaux. Et sauvages, encore. Votre demande est
amorale.
Et il claqua la porte sur Jean qui en savait suffisamment.
Jean rentra chez lui et s'attaqua à la lecture sur internet des archives de la
presse locale des trois derniers mois. Il effeuilla les articles traitant des
doléances des habitants du coin. Sans succès. Aucune trace d'un nombre
croissant de chiens crevés, et encore moins par décapitation. Un article
relatait bien l'épisode du tueur de chien chez sa voisine mais c'était tout. Il
aurait pu s'arrêter là. Si Lucy avait souhaité passer la journée chez elle pour
ranger et nettoyer la scène du crime, il avait réussi à la convaincre, pour son
bien, de revenir dormir dans sa chambre d'amis le soir même. Il lui suffirait
d'aller gratter à sa porte comme un animal domestique. Si cela avait été une
autre femelle que Lucy, il aurait, dès la première nuit, pleurniché comme un
chien au pied de sa porte, avant de mieux s'engouffrer dans sa chatte toute
chaude qui, il en était sûr, aurait miaulé de plaisir. Ce qui l'avait retenu la
veille, c'était les pleurs de Lucy qu'il avait entendus à travers la paroi de la
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chambre. Il savait qu'il n'arriverait à tirer aucun gémissement de plaisir de
Lucy tant qu'elle n'aurait pas recouvré sa joie de vivre. « Les femmes sont
toutes les mêmes. Un truc ne tourne pas là-haut et adieu veau, vaches,
cochons ! » Posséder Lucy en passait par résoudre l'affaire Clébard. « A
quoi en suis-je réduit ? Il faut vraiment qu'elle m'ait tourné la tête, cette
belle rousse! », se dit Jean.
Il consacra son après-midi à faire le tour des salons de toilettage et des
vétérinaires d'Aix en Provence. Il n'était pas très à l'aise au milieu des
bourgeoises fardées à outrance ressemblant à leurs chiens qu'elles
bichonnaient. Personne n'avait entendu parler de chien ou chat crevé, et
encore moins de maître ou maîtresse menacés. Il crut bien encore rentrer
bredouille quand une charmante propriétaire avenante d'un salon de
toilettage de luxe lui dit de revenir à la fin de la journée. Vers dix-neuf
heures, Jean attendit la belle brune devant sa vitrine. Quand enfin elle sortit
pour tirer la grille de sa devanture, elle lui asséna :
– Allons dans ce café, en face.
« Du caractère et peu farouche, beau cocktail ! », se dit Jean.
Il la suivit jusqu'à une table située au fond du café, éloignée du chahut des
tables où étudiants et familles s'adonnaient aux joies de l'apéro en ce jour
qui sentait les vacances d'été. Ils commandèrent. En attendant leurs verres,
ils s'échangèrent leurs prénoms et des regards. Elle but une gorgée de son
ballon de rouge avant d'attaquer directement :
– Vos questions m'ont fait penser à une série d'événements remontant à il y
a un an environ.
« Mon dieu, qu'elle est belle cette petite Laura ! », se dit Jean. « Au diable
Lucy, et si je me croquais une jeune brunette ce soir ? Après tout, moi aussi,
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L'affaire Clébard.
j'ai bien le droit à un petit apéritif avant le plat de résistance qui tarde à
venir. »
– Pouvez-vous me raconter d'abord votre histoire en détail ? reprit Laura.
Jean lui raconta la vérité mais son expérience en psychologie féminine le
fit mentir sur un point. Il parla de Lucy comme étant sa sœur. Laura lui
relata que l'année dernière, à la même saison, plusieurs de ses clientes
avaient eu leur chien volé, coup sur coup, en l'espace de deux ou trois mois.
La petite Laura ne se contentait pas d'être belle, elle le menait tout droit sur
la piste du tueur et…donc de Lucy. « Deux cailles pour le prix d'une ! »,
pensa Jean dans un sourire intérieur, tout en continuant d'écouter sa
charmante interlocutrice. Seulement l'une d'entre elle avait fini par retrouver
son chien, sans la tête, qui avait été tranchée.
Après une nuit bestiale en compagnie de l'ardente Laura, Jean la
raccompagna au salon. Elle lui proposa un café, comme le font les femmes,
toujours désireuses de garder un peu plus leur amant de la nuit. Pressé de
rejoindre Lucy, Jean refusa. « Et une poulette de plus accrochée à mon
tableau de chasse ! » pensait déjà Jean en quittant Laura.
Il constata avec plaisir qu'en son absence, Lucy avait passé sa deuxième
nuit chez lui. L'étau se resserrait. Le poisson mordait à l'hameçon. Il trouva
Lucy assise dans son canapé, hagarde, en chemise de nuit légèrement
transparente. Elle émit un bonjour aussi vaporeux que le tissu qui la
déshabillait, ses grands yeux vert amande agrippés aux siens. Il sentit sa bite
durcir. Il réitéra ses excuses de la veille d'avoir dû rester auprès de sa vieille
maman tombée malade. Il sortit du pain, un couteau et du beurre pour Lucy.
Rester avec elle pour partager ce moment si intime du petit-déjeuner était
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L'affaire Clébard.
au-dessus de ses forces. Contre toutes les règles de bienséance, il alla enfiler
un survêtement. Il lui fallait s'éloigner de la magnétique Lucy qu'il désirait
tant. Courir calmerait ses ardeurs et lui viderait la tête.
Comme la veille, il contourna la maison de Lucy par la gauche en
direction de la route longeant les champs de maïs. Alors qu'il avait dépassé
depuis une dizaine de minutes la maison de l'empailleur, non sans
frissonner, Jean aperçut au loin une silhouette féminine affûtée, de dos. Il
avait déjà fini dans un lit avec une inconnue rencontré lors d'un jogging. Son
appétence sexuelle, d'habitude élevée, était dans la limite rouge depuis que
Lucy avait accepté de dormir chez lui et qu'il se refusait de la toucher pour
le moment. Arrivé à hauteur de la joggeuse, Jean découvrit que ce corps
fuselé se terminait par un visage aux traits fins où seules quelques rides
venaient trahir une cinquantaine encore fraîche. « Mûre, juste comme il
faut », pensa Jean. Il se cala sur le rythme de la belle joggeuse et attaqua la
conversation. Pas effrayée, elle lui répondit avec un sourire. Bon présage. Ils
discutèrent tout le temps que dura leur jogging. Ils s'arrêtèrent de courir
quand elle lui désigna une maison posée sur un terrain plat sans barrière et
garni d'un gazon et de fleurs à l'anglaise. Elle l'invita à boire un verre d'eau
chez elle. Alors que Julie préparait les verres dans la cuisine, Jean, resté au
salon, jeta un coup d’œil par la fenêtre. A l'arrière de la maison, au fond du
jardin, se tenait une espèce de chalet en bois à l'orée d'une petite forêt. Jean
observa ensuite la décoration intérieure du salon. Il resta interdit devant une
photo de Julie bien plus jeune, à genoux, à côté d'un enfant d'une dizaine
d'année tenant une tête de chien empaillée. Il sursauta au son des glaçons
s'entrechoquant contre les parois des verres. Il se retourna brusquement.
Julie posa le plateau avec les verres sur la table du salon et lui dit tout
naturellement :
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– C'est mon fils Marc, enfant, et son chien Dingo.
Jean avait toujours su que séduire lui ouvrait des mondes inconnus mais il
était loin de se douter que séduction et enquête faisaient aussi bon ménage.
– C'est drôle. C'est la première fois que je vois une tête de chien empaillée.
– C'est une longue histoire. Quand son chien Dingo est mort, mon fils n'a
jamais voulu s'en séparer. Contre mon avis, Marc s'est rendu chez un
empailleur qui lui a proposé d'empailler la tête gratuitement. Un caprice de
gosse !
– Une tête de chien, quel empailleur excentrique il doit être ! Vous devez
parler de celui qui habite à un kilomètre d'ici ?
– Vous le connaissez ?
– De réputation seulement. Depuis, Marc a dû se débarrasser de la tête de
Dingo, dit Jean dans un rire un peu forcé.
– Non, non, il l'a gardée. Elle trône dans son salon, là, dit Julie en pointant
son doigt en direction du chalet au fond du jardin, dans son « chaletcabane » comme il dit. C'est là qu'habite Marc. En simple souvenir, je pense.
Il ne joue plus avec comme lorsqu'il était enfant. Il a grandi !
Et elle éclata d'un rire bouclé comme ses longs cheveux blonds. Elle lui
tendit son verre. Ils trinquèrent. Comme les glaçons dans les verres, leurs
corps sur le carrelage s'entrechoquèrent, se répandirent en liquide et finirent
par fondre. Jean se comporta en goujat, comme il savait le faire quand la
situation l'exigeait. Ce n'est pas ce qu'il préférait, il aimait laisser à ses
conquêtes l'impression d'un amant viril aux bonnes manières. Il prétexta
qu'il avait « des choses à faire ». Abjecte phrase douloureuse. Il tenta de
compenser par une étreinte et un baiser fougueux en guise d'au-revoir. Il lui
promit de revenir bientôt. La petite Julie, qu’elle était délicieuse! La lécher,
la croquer et la dévorer de nouveau, il tiendrait sans aucun mal sa promesse.
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L'affaire Clébard.
Et cela tombait bien « elle avait, elle aussi, des trucs à faire, en ville ».
Il partit et fit mine de commencer à contourner le petit bois avant de
mieux s'y glisser et de se rapprocher de l'arrière du « chalet-cabane ». Il
attendit là, caché par les arbres. De rares rayons de soleil de ce chaud début
d'après-midi perçaient leur frondaison. Il y avait une mince chance que Julie
ait réellement quelque chose à faire en ville. Il observait les fenêtres de
l'arrière du chalet. Lassé d'attendre, il commença à sortir du bois pour aller
les voir de plus près. Il entendit une porte claquer. Il se tapit contre un tas de
bûches. Jean entendit les graviers crisser sous des talons féminins, le moteur
de la voiture qu'on démarrait. « Femme parfaite, celle qui ne ment pas et
devance vos désirs », pensa Jean. Julie partie, Jean allait pouvoir pénétrer le
chalet-cabane et voir la tête de Dingo. Il ne put se retenir de rire. L'idée de
s'être auto-promu détective dans une affaire de clébard crevé, jamais il
n'avait été aussi loin dans le ridicule pour conclure avec une femme. Toutes
les portes et fenêtres du chalet-cabane étaient verrouillées. Celles de la
maison de Julie aussi. Il hésita. Il essaya de ranger tous les éléments de
l'enquête Clébard dans sa tête. Ses idées s'emmêlaient. Le jogging et ses
ébats sexuels répétés commençaient à avoir raison de sa forme physique et
de sa lucidité intellectuelle. Il s'assit lourdement sur une souche d'arbre et
soupira. S'arrêter là le frustrerait, il voulait voir cette tête empaillée et
l'intérieur du chalet de Marc. Il voulait confronter l'empailleur avec la tête
de chien de Marc puis avec Marc. Étaient-ils liés par leur passion commune
et macabre de tête de chien empaillée ? Marc était-il un assistant, un disciple
de l'empailleur ? Combien ce dernier pouvait-il avoir d'assistants ou de
disciples, un, deux, plusieurs ? Se contentaient-ils d'empailler des chiens qui
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mouraient naturellement de leur belle mort ou allaient-ils plus loin ?
Avaient-ils des assistants tueurs ou agissaient-ils eux-mêmes ? Cela
bouillonnait dans le cerveau de Jean. Il était sûr d'être sur une bonne piste en
vue de résoudre l'affaire Clébard et de conclure l'affaire Lucy. A la pensée
du corps de la belle rousse, Jean bondit sur ses pieds, saisit une bûche et la
lança sur la fenêtre. Une impulsion. Il dut s'y reprendre à trois fois pour
créer une ouverture suffisante. Il enjamba le cadre de la fenêtre en prenant
garde de ne pas se blesser. La tête du chien Dingo – « Quel drôle de
nom ! », pensa d'un coup Jean – était effectivement posée à côté de l'écran
de télévision dans le salon dont les murs arboraient deux tableaux
représentant des chiens. Jean se dit qu'il avait affaire à un monomaniaque. Il
farfouilla dans les objets jonchant le tapis devant le canapé, des bières vides,
des cendriers débordant de mégots et des magazines de chien. Jean fut
rassuré de trouver des magazines porno dépassant sous le canapé. Cela
rendait l'homme plus humain, moins étrange, moins animal. Perdu dans ses
pensées, un des pieds de Jean glissa sur le papier glacé des magazines. Sa
tête vint heurter une excroissance dure qui faisait renfler, de manière
imperceptible à l’œil, le tapis. Il se releva, le souleva, et trouva une espèce
de porte de cave en bois. Il tira dessus mais elle était verrouillée. Jean, mû
par l'exaltation de cette découverte, retourna tout dans le salon et finit par
découvrir une clé sous un vase posé sur la table et garni de fleurs en
plastique. Il se précipita sur la porte, l'ouvrit et descendit les marches qui
menaient à une cave jetée dans l'obscurité. Quand il appuya sur
l'interrupteur, l'horreur s'étala sous ses yeux. Non seulement des têtes de
chiens empaillées s'entassaient sur des étagères par dizaines, mais se tenait
également, à l'écart, une tête de femme empaillée à côté d'une tête de chien.
Jean ressortit de la cave comme un diable de sa boîte. Il appela la police et
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indiqua l'adresse de sa découverte. En les attendant, il s'assit sur la souche, à
l'orée du bois et composa le numéro de Lucy. Il voulait entendre sa voix.
Quelques jours plus tard, les journaux titraient : « Empailleur de père en
fils. Des têtes de chien aux têtes de femme ! » L'article révéla que Marc était
le fils caché de Julie, fille d'une famille noble de la ville, et de l'empailleur.
Julie n'avait dévoilé à Marc la réelle identité de son père que lors de
l'épisode de l'empaillage de la tête du pauvre chien Dingo, qui était devenu
l'unique et macabre compagnon de jeu de Marc. Il avait onze ans. D'après
les suppositions des psychiatres, Marc aurait alors développé de graves
troubles obsessionnels et relationnels. La tête humaine entreposée chez
Marc appartenait à une femme retrouvée il y a neuf mois, morte en
compagnie de son chien. Les têtes, tranchées, étaient restées introuvables.
« J'étais loin de me douter qu'il y avait une histoire de cul là-dessous, et
scandaleuse encore ! Julie, la belle fleur noble, avec cet ogre d'empailleur !
J'ai encore des progrès à faire, comme enquêteur sexuel ! En attendant, fin
de « l'affaire clébard», s'était dit Jean en lisant l'article à Lucy, assise contre
lui sur le canapé de Jean.
Lucy s'installa chez Jean le temps de se remettre. Peu à peu, elle s'installa
dans son lit, et dans sa vie.
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