1 Rapport de soutenance de la thèse de Clara Sandrini Université

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1 Rapport de soutenance de la thèse de Clara Sandrini Université
Rapport de soutenance de la thèse de Clara Sandrini
Université de Paris 8
4 novembre 2005
Le 4 novembre 2005, Clara Sandrini a soutenu à l’École nationale supérieure d’architecture
de Paris Belleville une thèse intitulée Politique urbaine et mémoire collective, la
monumentalisation de Paris depuis l’Occupation, en vue de l’obtention du doctorat en
architecture de l’Université de Paris 8. Le jury était composé de Jean-Louis Cohen, professeur
des universités, directeur de la thèse, Jean-Paul Dollé, professeur à l’École nationale
supérieure d’architecture de Paris La Villette, Rosemarie Wakeman, professeur à l’Université
de Fordham, à New York, Francis Nordemann, maître-assistant à l’École Nationale
Supérieure d’Architecture de Paris Belleville et Daniel Bensaïd, Professeur à l’Université de
Paris 8, quia été choisi pour le présider.
La parole est tout d’abord donnée à la candidate, qui présente les grandes orientations de son
travail.
Elle précise pour commencer que sa recherche est née d’une confrontation avec la réalité des
espaces parisiens et le processus de la muséification de Paris, par la conservation des
monuments historiques et l’édification de monuments modernes. Pour transformer ses
intuitions initiales, en thèse, il lui a d’abord fallu délimiter un premier terrain d’enquête qui
comprenait la législation urbaine, la dialectique entre État et Ville et celle des collectifs
politique, architectural et social, et un corpus de projets de projets d’aménagement à l’échelle
communale et régionale.
La candidate a ensuite élargi ce terrain pour y inclure la notion d’image architecturale et
urbaine, décomposée en idées sensibles, sociales et spatiales et en figures et formes, inscrites
dans plusieurs milieux articulés dans l’élaboration du projet et dans plusieurs temps qui
façonnent l’image sur la longue durée. Il lui également fallu également introduire la
dialectique de la mémoire et de l’imagination et les cadres sociaux de la mémoire qui
influencent les collectifs d’acteurs. Et elle s’est enfin penchée sur le cycle des contaminations
de l’histoire et de la mémoire, qui conduit celle-ci à se substituer à l’histoire dans la
dynamique de commémoration patrimoniale.
L’objet de sa recherche vise donc à analyser les figures et les formes des projets pour
comprendre les idées sociales et spatiales dont elles relèvent, mais aussi à appréhender la
façon dont les projets s’insèrent dans la dynamique patrimoniale, c’est-à-dire la façon dont ils
participent à la remémoration et à la commémoration de l’histoire de Paris. Plusieurs
hypothèses guident le travail : celle, tout d’abord, selon laquelle l’image architecturale et
urbaine parisienne est élaborée par la convergence des mémoires politique, architecturale et
sociale ; puis celle que les projets développent un point de vue sur l’histoire retranscrit dans la
composition spatiale ; enfin celle que l’image architecturale et urbaine forme une succession
de qualifications patrimoniales qui aboutissent à la muséification de Paris, c’est-à-dire à sa
monumentalisation et à sa réification.
Dans la première partie, la thèse dresse le cadre des politiques urbaines parisiennes, dans une
chronique législative qui confronte la préservation patrimoniale, l’aménagement urbain et la
construction de logement. Depuis 1850, ces trois législations structurent, par action et
réaction, une dialectique entre destruction et conservation qui, aujourd’hui, tend à se
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synthétiser dans trois grandes tendances : la démocratisation de l’urbanisme, l’extension et la
démocratisation de la politique de conservation et, l’esthétisation du logement.
Dans la deuxième partie, la candidate situe l’histoire politique de Paris dans l’histoire
nationale. La dialectique entre État et Ville est omniprésente, mais la paire oppositionnelle
majeure en masque des mineures sur le plan politique, avec l’opposition des gaullistes aux
communistes, des gaullistes aux libéraux et de ces mêmes gaullistes aux socialistes. Elle
laisse donc place à un glissement significatif du gaullisme d’État au gaullisme municipal qui
n’empêche pas l’État de rester omniprésent dans l’urbanisme parisien. On peut ainsi parler de
politique urbaine parisienne au singulier et donc, considérer les orientations d’aménagement
dans leur unicité.
Dans la troisième partie, la thèse se focalise sur la figuration de ces orientations, en
confrontant les plans et les programmes des projets d’aménagement. Ses explorations
montrent d’abord une permanence des thèmes d’aménagement, comme la circulation, les
hauteurs ou le zonage. La dialectique entre État et Ville se cristallise alors dans une
opposition du centre à la périphérie et un nouveau glissement s’opère de la conquête
municipale à la stratégie de reconquête de Paris, qui se porte d’abord, sous Vichy, sur les îlots
insalubres et les espaces verts, puis s’étend au sol mal utilisé avec le rapport Lafay, revient
aux espaces verts et aux emprises ferroviaires en 1974, se focalise sur l’est parisien en 1983 et
aboutit, enfin, à la couronne de Paris en 1992, voire en 2005.
Ce cadre stratégique posé, la quatrième partie mesure l’intervention de la culture
architecturale. La candidate dégage trois grandes dialectiques qui traversent le siècle. La
première oppose la dimension culturelle à la vocation d’équipement et se concrétise dans la
division des échelles d’intervention de l’architecte ; la deuxième oppose les auteurs aux
constructeurs et se synthétise dans la mise en scène spatiale des éléments techniques ; la
dernière reproduit la querelle des anciens et des modernes et se synthétise dans l’utilisation
des mêmes outils pour la conservation et la conception. Ces trois dialectiques témoignent
d’un mouvement de particularisation et de diversification réglementaire qui s’effectue à partir
de la mise en place de la modernité traditionnelle sous Vichy, glisse vers la modernité
constructive dans les années 1950 et conduit à institutionnalisation d’une modernité
essentiellement plastique avec la 5ème République.
Dans la cinquième partie, la thèse confronte ce mouvement d’esthétisation aux formes
urbaines et à la dynamique patrimoniale. Elle démontre que les projets mettent en scène
plusieurs rapports au passé, issus de la sélection de traces de l’histoire matérielles ou
immatérielles et qu’ils parviennent ainsi à la mise en récit d’identités patrimoniales qui se
répondent sur la longue durée. Le premier projet d’identité est figuré sous Vichy, à partir de la
sélection de traces du passé. Avec le Front de Seine ou Italie 13, l’État structure ensuite
l’identité de la nation moderne, qui met en valeur les traces d’un présent imaginé comme
futur. Dans les années 1970, le mouvement de revendication patrimoniale aboutit à un retour
historique qui sélectionne et interprète les traces du passé haussmannien. Quelques années
plus tard, les aspirations des architectes rencontrent une nouvelle fois celles des politiques
pour fonder l’identité de la nouvelle modernité où les traces sélectionnées glissent vers le
passé moderne et conduisent à l’édification de paysages contemporains. Presque
synchroniquement, l’identité villageoise conduit à une identité faubourienne qui permet la
libre interprétation des architectes.
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Dans la sixième et dernière partie, ces qualifications patrimoniales sont replacées dans une
perspective plus large, afin de pouvoir statuer sur la nature l’idée sociale. Elle dégage une
articulation des représentations étatiques et municipales. L’État et la Ville sont
indistinctement liés dans une mise en récit de l’histoire qui, selon la candidate, renvoie à une
opération historiographique, c’est-à-dire à la sélection et à la destruction de traces de
l’histoire, tant à l’échelle communale qu’à l’échelle locale, à l’attribution de valeurs aux tissus
parisiens qui orientent la mise en récit, et à l’intégration des exigences du public, même si
elles sont interprétées et que la population la bien changé depuis l’occupation, sous le coup
d’une apopulation et d’une dépopulation. L’image architecturale et urbaine parisienne
ressemble donc à un tableau qui correspond à l’édification d’une vision esthétique de
l’histoire, associant d’abord l’historique au pittoresque et à la modernité monumentale, et
introduisant ensuite l’ancien et le pastiche de l’ancien pour, enfin, intégrer le contemporain.
La candidate arrive ainsi à la conclusion que l’image architecturale et urbaine parisienne est
orientée par une stratégie de monumentalisation, dont découle une réification. Selon elle, il
n’y a pas directement stratégie de muséification et l’idée sociale n’élabore pas conjointement
la monumentalisation et la réification de Paris, même si la prédominance de la dimension
esthétique conduit à la reproduction de références passées et à l’abstraction du cadre spatial et
social de la conception. L’image architecturale et urbaine lui apparaît donc comme une image
idéologique dont la conception est polarisée par le passé et qui met en scène une certaine
vision de l’histoire qui finit par influencer les mémoires, à tout le moins en façonnant la
mémoire collective.
La parole est ensuite donnée à Jean-Louis Cohen
Le directeur de la recherche se félicite de la venue à soutenance de la thèse. Il rappelle qu’elle
poursuit une recherche engagée en 1997 par Clara Sandrini, avec son mémoire de DEA
Politique urbaine et mémoire collective, Paris 1945-1960, dans lequel se formulaient déjà
beaucoup des questions traitées désormais à une échelle différente. Ce travail participe d’une
série de recherches issues de la formation « Le projet architectural et urbain », et portant sur
l’histoire de l’urbanisme en France et à Paris, comme les thèses de Frédéric Bertrand, de
Cristiana Mazzoni, celle d’Enrico Chapel et celle toujours en cours, selon ses informations, de
Pascal Mory.
Clara Sandrini a su travailler dans des conditions matérielles difficiles, proposant un solide
volume dans lequel toutes ses qualités apparaissent : des qualités de lectrice, d’analyste des
figures architecturales et des discours politiques et administratifs, mais aussi qualités
d’éloquence, tant son texte est dense et parfois complexe. Elle révèle la solidité de sa culture
historique et théorique. Sa recherche intervient alors que l’histoire urbaine de Paris intramuros a fini par se poser de nouvelles questions, après tant d’années pendant lesquelles il était
politiquement correct de conduire des travaux sur la banlieue et non sur une ville considérée
comme « embourgeoisée ». Ce relatif déficit d’analyses sur l’histoire, politique notamment,
de Paris transparaît d’ailleurs parfois dans la thèse.
La thèse retrace donc dans des chapitres parallèles les transformations intervenues aux
différents niveaux des politiques urbaines, mettant notamment en relief leur rapport avec les
questions de l’histoire et de la mémoire. Le choix de ne pas construire l’analyse à partir de
chapitres synchroniques centrés sur des conjonctures distinctes était courageux et il s’avère
dans l’ensemble justifié. La thèse est en général bien théorisée, ce qui n’est pas fréquent. Le
cadrage conceptuel initial n’est pas oublié dans le cours de l’analyse, même si certaines
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promesses ne sont pas tenues. On perd ainsi malheureusement dans la conclusion la trace des
« collectifs d’acteurs » dont la mention est faite dans l’introduction. Même chose pour la
notion de génération, présentée initialement à partir d’une définition de Pierre Nora.
La critique des sources n’est pas faite, notamment lorsque les documents étudiés sont
énumérés dans l’introduction. Une véritable critique des discours historiques portant sur la
période traitée aurait mérité d’être faite. Mais la structure du récit, si elle entraîne
nécessairement des répétitions, est assez claire. Elle procède d’un désir d’explication,
d’explicitation tout à fait louable. Parfois ce désir est bridé : les acteurs cités ne sont pas assez
présentés dans leur formation, leur affiliation, leur pratique.
Dans le chapitre sur « l’Esprit des lois », le propos est parfois confus, lorsqu’il porte sur les
stratégies architecturales. Il y a des approximations : Le Corbusier ne s’approprie pas le plan
CIAM de Paris, car en est l’auteur… Et la lecture de la « Charte d’Athènes » est assez
simpliste, ce qui est au demeurant fréquent. Le chantier 1425 n’est pas une politique perverse
de Vichy, mais plutôt une sorte de compromis entre Georges-Henri Rivière et le régime.
Surtout, l’articulation des législations et de la situation politique du moment est loin d’être
claire. De ce point de vue, l’étude des débats parlementaires aurait été instructive.
De la même manière, dans l’analyse des « scansions politiques », l’interaction entre politiques
et techniciens n’est pas explorée. Qui a dessiné le plan de Thirion ? Quels étaient les rapports
entre Flouret et Mestais ? Qui a élaboré le Plan d’urbanisme directeur de 1959 et comment ce
document fondamental a-t-il été discuté par les forces politiques parisiennes ? Cette question
des auteurs n’est pas secondaire : le plan Prost était-il vraiment de Prost, de Dautry ou de
Sellier ? Dans la relation avec la politique, est-ce que la confrontation des cartes électorales et
des plans ne ferait pas sens ?
Le recours à Clausewitz et à sa division entre statégie et tactique est pertinent, mais il
convient de se souvenir que, dans De la guerre, Carl von Clausewitz distingue en fait, après
les guerres napoléoniennes, trois niveaux de l'art militaire, respectivement la stratégie, la
tactique et l'art opérationnel… Dans la discussion des réglementations, certains épisodes sont
passés sous silence, comme l’apport d’Adolphe Augustin-Rey et d’Eugène Hénard. Et la
corrélation suggérée entre l’organisation de la profession et la réglementation n’est
absolument pas démontrée de façon causale, pas plus que l’effet du passage de la tutelle de la
profession de la Culture à l’Equipement.
Les monographies de quartiers du cinquième chapitre sont très éclairantes, même si celle sur
Italie est un peu légère. On aurait aimé une analyse plus serrée de la pétition de Marcel Raval
sur l’îlot 16. Si la prise en cause de l’histoire ou de l’historicité est bien retracée, en revanche
les savoirs historiques objectifs produits pendant la même époque par les chercheurs ne sont
pas assez évoqués. Le déficit des analyses sur l’architecture du Paris « mineur » a pourtant
joué un rôle important et il en va de même lorsque Clara Sandrini évoque le passage d’une
histoire « nationale » à une histoire « locale » : quelles sont alors les interprétations
mobilisées ou simplement celles qui font partie du « bain » dans lequel politiques et
architectes sont immergés ? Cette question est mieux traitée, mais très partiellement, lorsque
les recherches sur Haussmann affleurent dans l’analyse de la « monumentalisation » de Paris.
Et il ne faut pas oublier que Le Corbusier et André Morizet avaient déjà pointée cette question
dans l’entre-deux-guerres. La dimension mythique, picturale, littéraire, voire photographique
est passée sous silence. Elle n’apparaît lorsque les tableaux d’Utrillo sont évoqués pour
Montmartre et dans le pamphlet de Dufau et Laprade contre Paris « dépôt sacré » est cité. Un
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texte aussi essentiel que celui de Roger Caillois sur « mythe de Paris » aurait été utile sur ce
point.
L’écriture de la thèse, complexe, comme Jean-Louis Cohen l’a déjà dit, est parfois étouffante,
notamment lorsque l’appareil des citations est envahissant, ce qui est le cas dans
l’introduction. En revanche, un excellent travail d’élaboration graphique a été mené à bien
avec la série des plans de Paris dessinés par la candidate, qui permet de mesurer les
déplacements des périmètres et des points d’application des politiques. Et les tableaux
envahissants des versions antérieures de la recherche ont été simplifiés et clarifiés pour
aboutir à des représentations souvent très éclairantes. En définitive, avec toutes ces
imperfections, qui ne sont que la rançon de la générosité du travail, le projet peut être
considéré comme abouti et conduira à n’en pas douter à des publications stimulantes.
Clara Sandrini répond aux remarques de Jean-Louis Cohen. La parole est donnée à Jean-Paul
Dollé, qui a été pré-rapporteur de la thèse.
L’intervenant tient tout d'abord à souligner la très grande qualité du travail, aussi bien dans le
choix de sa problématique que dans la force de son argumentation, la justesse des espaces
décrits et la périodisation dans laquelle se déploie le cheminement de la pensée. Analysant la
politique urbaine mise en œuvre à Paris tout au long du XXe siècle et le lent processus de
monumentalisation, notamment tel qu’il est intervenu depuis l'Occupation, Clara Sandrini se
confronte à un double problème, celui de l'intrication ou, selon ses propres termes, celui de la
contamination, de la présence, voire de la construction après-coup d'une mémoire des
différents acteurs du théâtre urbain avec l'histoire réellement advenue, d’une part, et les
politiques et aménagements urbains portés à la fois -et quelque fois de manière antagonistepar les instances du pouvoir. Elle sait distinguer avec justesse au sein de ce pouvoir les
instances municipale et nationale, et l’action des techniciens de la conception de la production
du cadre bâti, architectes et urbanistes.
En dépit de la richesse et de la pertinence de l’argumentation, trois points méritent encore aux
yeux de Jean-Paul Dollé d’être éclaircis.
En premier lieu, dans l'entre-là entre mémoire-histoire, travaillé surtout à partir de la réflexion
de Paul Ricœur, la frontière entre ces deux notions n'est pas toujours suffisamment marquée.
Cela ce traduit par une non pronominalisation de la notion de "mémoire collective" forgée par
Maurice Halbwachs,- certes utile dans une certaine optique de rassemblement politique mais
extrêmement ambiguë- ce qui entraîne bien des opérations idéologico-politiques en leurre et
fond, mais qui se présentent comme simple projets architecturaux. Autrement dit, la fonction
de leurre, qui masque les conflits de mémoire que peut revêtir une monumentalisation de la
mémoire collective n'est pas assez interrogée.
En deuxième lieu, les développements de l'image sur l'esthétisation de l'image de Paris
auraient sans doute bénéficié d’un recours aux analyses de Walter Benjamin, curieusement
jamais cités alors que celui-ci avait réfléchi sur cette question clef, et avait en énoncé une,
fameuse, qui mériterait d'être discutée, y compris pour comprendre ce qui a pu se réaliser à
Paris, à savoir que le fascisme est l'esthétisation de la politique.
Enfin, la notion de modernité, largement utilisée dans la thèse, est amputée de son
ambivalence structurelle et son acception baudelairienne, qui la situe entre le goût de
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l'éphémère et la mode et la nostalgie de l'éternel, est oubliée.
Ces questions posées à la candidate ne mettent pas en cause l’estime apportée à son travail,
mais demandent cependant d’être prises en compte dans son développement.
Clara Sandrini répond aux remarques de Jean-Paul Dollé. La parole est donnée à Rosemarie
Wakeman, qui a été pré-rapporteure de la thèse.
La thèse propose pour elle une lecture nouvelle de l'évolution de la représentation identitaire
et la valorisation de l'histoire et du patrimoine dans les politiques urbaines à Paris. Elle a
retracé les origines de cette notion du patrimoine urbain et elle a étudié très bien les projets
d'aménagement et les lignes de forces contribuant à une image collective de Paris ossifié et à
la fossilisation du cadre spatial. C'est une investigation remarquable de la période 1940-2001
et une perspective intégrale avec une rigueur de l'argumentation impressionnante. La
recherche sur les années 1940 et 19550 est en particulier méritoire. L'analyse des exemples de
Montmartre, du Marais, de La Villette ou de la Butte-aux-Cailles met en évidence
l'importance de cette époque dans l'évolution de paysage urbain.
Clara Sandrini suggère que les idées spatiales se polarisent autour d'une dialectique entre
conservation et destruction, et d’une autre entre la politique étatiste monumentale avec la
politique municipale, qui serait plus « humaniste ». La valorisation et la transmission de
l'histoire seraient les vecteurs de l'idée sociale transposée dans l'idée spatiale. Elle a très bien
discuté ce processus pendant les années d'après-guerre et la période contemporaine. Mais il
semble à Rosemarie Wakeman que cette notion de la transmission de l'histoire sélectionnée,
la relation entre l'idée sociale, et l'idée spatiale et la question d'authenticité existe déjà pendant
toutes les époques de l'histoire d'urbanisme parisienne.
Elle donne comme exemple de cette continuité le fait que les projets haussmanniens
introduisent une rupture radicale avec une certaine mémoire, une certaine idée de l'histoire,
par la mise en œuvre d'une image étatiste monumentale et une idée de la nation moderne. Elle
évoque la recherche de Marcel Poëte et le grand œuvre d’Eugène Atget comme un fond visuel
de mémoire, un mémoire spécifique un peu spectacularisée et sélective de Paris, et enfin le
débat sur l'authenticité du patrimoine du "vieux Paris" et du patrimoine haussmannien.
Dans son effort admirable pour comprendre l'image architecturale et urbaine édifiée depuis la
période d'Occupation, Clara Sandrini a constitué des chronologies et distingué des phases des
politiques urbaines : l'après-guerre, 1955-1962, 1963-1967, etc. L'importance ou l'influence
comparées de ces tournants ou ruptures sont moins clairement articulées. Est-ce que la
période de la Libération et "le pas vers la modernité" sont bien le moment le plus important
dan l'urbanisme parisienne contemporaine, ou est-ce peut-il être identifié avec les tournants de
1967 et 1973 et la démocratisation du patrimoine le plus important, ou encore avec "le retour
à la ville" des années 1990 ?
Clara Sandrini postule que la reconquête de Paris et la quasi-permanence d'une image
gaulliste permettait d'opérer une simplification sémantique vers le moderne monumental des
grands ensembles, des villes nouvelles et l'harmonisation du centre et de la périphérie. Mais
quelle histoire et quel patrimoine monumental de Paris étaient donc pris en compte par ce
collectif d'acteurs ? La mémoire de Paris monumentale est plus complexe et plus contentieuse
qu’il ne l’est suggéré dans la thèses. Les références et les valeurs historiques, les points
spécifiques dans l'histoire sélectionnées ne sont pas clairs. Avec quelle notion de mémoire et
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du patrimoine monumental opère-t-elle ? Le modèle historique semble à l’intervenante être
plutôt un sorte d’haussmannisation « contaminée ». Y avait un vocabulaire spécifique dans
ces représentations historiques ?
Le rôle des historiens de l’urbanisme dans cette articulation de l'histoire de Paris pendant la
période contemporaine est très important à discuter, en particulier en ce qui concerne
l'invention d'un discours sur la mémoire et le patrimoine monumental ou pittoresque comme
image idéologique. L’intervenante évoque spécifiquement à ce propos le rôle de Pierre
Lavedan et de sa fabrication d'une histoire urbaine de Paris et d'une histoire de l’urbanisme,
alors qu’il s'impliquait directement dans les décisions et les perspectives sur l'urbanisme
après-guerre.
Clara Sandrini répond aux questions de Rosemarie Wakeman. La parole est donnée à Francis
Nordemann.
Il rappelle que thèse présentée par Clara Sandrini pour le doctorat en architecure de
l’Université de Paris 8 est intitulée Politique urbaine et mémoire collective, la
monumentalisation de Paris depuis l’occupation. La pertinence de ce sujet et du travail qu’il a
engendré prend toute sa mesure dans l’époque que nous vivons, qu’à la fois il analyse et à
laquelle il fait écho. En effet, alors que le tourisme culturel devient une industrie de grande
ampleur, cette matière première de l’économie parisienne s’est retrouvée encore récemment
au premier plan pour la présentation de la candidature des Jeux Olympiques, dans le contexte
de la globalisation de l’imagerie et de la « disneyification » des scènes urbaines. Chacun a eu
à connaître, dans le monde médiatique d’aujourd’hui, que « Paris n’est qu’à une demi-heure
de EuroDisney », et que ses paysages vivants sont une mine inépuisable de décors permanents
-et pourtant renouvelés- pour les industries de la communication, au-delà de la seule industrie
cinématographique.
Derrière les anecdotes, les références à Maurice Utrillo, les clichés de Marcel Peynet, les
Galeries Lafayette, les ateliers Panhard & Levassor ou derrière l’imagerie du faubourg, les
questions de la culture urbaine, celles de l’élaboration et de l’administration de l’image
architecturale et urbaine renvoient, comme le ferait un texte, à une imagerie particulière. Ce
travail s’attache à en faire la genèse, à en relever les avatars en une chronique complète qui se
lit comme une grande fresque de l’histoire parisienne. De la ville capitale, de l’État à la
Ville, un récit continu égrène une succession d’événements dont les enchaînements sont
analysés, puis reconstitués et réinstallés dans la continuité de l’histoire parisienne.
Plutôt que d’installer une hiérarchie qui cacherait la réalité de la ville, de ses paysages et ses
monuments, le travail met en évidence la continuité urbaine non seulement dans sa forme
construite, mais aussi dans son histoire: un balancement, une suite d’actions/réactions, des
infléchissements successifs illustrés par des tableaux synoptiques qui mettent en évidence ce
balancement.
De véritables trouvailles théoriques et linguistiques jalonnent ces épisodes, par exemple
lorsque la thèse évoque les allers et retours du « gaullisme d’état au gaullisme municipal ». La
chronique au « futur antérieur » permet d’éviter une liste d’effets d’actions et réactions des
règlements successifs, qui aurait été fastidieuse. La notion de « contamination » de l’histoire
est particulièrement adaptée à ce contexte, de même que « les paires oppositionnelles » est
une expression particulièrement adaptée pour dénoter les phénomènes imagiers complexes à
l’œuvre.
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Clara Sandrini répond aux questions de Francis Nordemann. La parole est donnée à Daniel
Bensaïd
Le travail a l’ambition à ses yeux d’inscrire dans le champ de l’étude urbaine un appareil
philosophique conceptuel concernant la temporalité, la mémoire et l’histoire. Elle doit
articuler pour cela des données provenant de multiples disciplines. Le résultat répond de
manière très satisfaisante au défi qu’elle s’est fixé. Sur le plan formel, le plan est clair et
rigoureux (bien qu’il entraîne certaines redites) et l’écriture d’une élégance agréable. Le
rapport de soutenance oral confirme sa maîtrise du sujet. Enfin, la bibliographie est fournie,
même si l’on peut regretter l’absence de référence à des travaux comme ceux de Walter
Benjamin, David Harvey, ou Marshall Berman qui auraient été susceptibles de conforter sa
démarche. La grande qualité de ce travail étant soulignée, demeurent des remarques, plutôt
que des critiques, au risque d’élargir encore la problématique d’une thèse déjà considérable
La thèse met en scène une « dialectique des acteurs » entre trois collectifs (pouvoirs publics,
architectes, acteurs sociaux), mais le troisième de ces acteurs disparaît pratiquement du corps
de la recherche ou ne fait que des apparitions intermittentes. Le travail en devient bancal dans
la mesure où il privilégie dès lors le récit institutionnel (les rapports et les textes législatifs) au
détriment de la conflictualité sociale sous-jacente. Ce d’autant plus que l’intervention plus
constante de ce troisième pôle aurait contraint à préciser le contenu et probablement la
pluralité de ces « collectif » lui-même ainsi que son rapport aux représentations et aux
controverses politiques qui ont, sans nul doute, émaillé les décisions au niveau municipal
comme au niveau national. C’est sans doute ce qui provoque une impression de linéarité du
récit dans certains chapitres.
En rapport avec la première remarque, la dimension de la sociologie urbaine intervient très
tard dans la rédaction, à propos notamment de la dépopulation de la capitale, et la dimension
économique qui sous-tend la ségrégation spatiale (rapports de propriété du sol, politiques
locatives) est discrète si ce n’est totalement absente. Enfin, si la question des rapports entre
espace public et espace privé, ainsi que leurs déplacements, surgit à plusieurs reprises, elle
n’est pas traitée de manière systématique en suivant l’interrogation sur ce qu’est l’espace
public parisien et ce que sont ses métamorphoses au gré des politiques urbaines. Il en résulte
que le fil conducteur de la thèse reste le discours de l’urbanisme en surplomb des rapports
sociaux, mais c’est sans doute normal s’agissant d’une thèse en architecture.
L’un des thèmes récurrents de la thèse porte sur la relation problématique entre Paris-capitale
et Paris-commune. Il m’apparaît à la lecture une logique qui aurait pu être plus fortement
soulignée : une stratégie de fait (ce qui ne veut pas dire un complot ou le plan caché d’un
acteur unique, mais plutôt une série d’agencements à la manière dont Foucault analyse
l’émergence de la gouvernementalité au XVIIème siècle). Elle a consisté à exorciser l’histoire
(et sa représentation mythique) du Paris populaire, rebelle et insurrectionnel –voir Blanqui et
Benjamin- de la Commune, de Juin 1936, ou de la Libération. De sorte que le rétablissement
des prérogatives municipales sous Giscard d’Estaing, s’il correspond à une visée générale de
décentralisation libérale, peut aussi aboutir dans la mesure où les politiques de
« reconquête urbaine » ont fait de Paris une Commune sans peuple. Cette évolution a pour
corollaire l’affirmation d’un Paris-capitale dépolitisé par la monumentalisation, fort bien
soulignée dans la thèse, et l’esthétisation. La monumentalisation tend en effet à instituer un
espace de communion consensuelle autour de lieux symboliques (du pouvoir : Pyramide,
Grande Arche ; de la culture : Opéra, Bibliothèque, de la marchandise : trou des Halles). Les
grandes commémorations comme le Bicentenaire ou la mise en relief de Paris-plage illustrent
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cet effort de refoulement de la conflictualité. Paris 2012 en eut été à n’en point douter
l’apothéose.
Sur le plan plus philosophique, l’effort conceptuel est fécond malgré des flottements dans la
maîtrise des catégories. Ainsi, eut-il été fort utile d’insister, avec Halbwachs qui est cité, sur
la pluralité des temps sociaux qui s’articulent et se contredisent dans l’espace commun de la
ville : un temps court des décisions politiques, un temps social de l’habitat, un temps
relativement long des projets et de la pierre. De même, il aurait été utile de clarifier le couple
histoire/mémoire, ou encore commémoration/remémoration. L’histoire est objectivante. Elle
met en récit un passé archivé. La mémoire au contraire est subjectivante, donc plurielle et
conflictuelle, stratégique même pourrait-t-on dire. C’est ce que soulignent Péguy, Benjamin,
Guefter : la mémoire c’est toujours de la guerre et quand on se réconcilie sur une « affaire »,
c’est qu’on n’y comprend plus rien. D’où l’opposition entre remémoration, qui actualise et
remobilise au présent un passé non apaisé, et commémoration qui au contraire neutralise ce
passé pour en faire un souvenir officiel. Cette problématique aurait pu éclairer la
folklorisation du passé à l’œuvre dans la conservation des « villages » et des « faubourgs ».
On peut aussi souligner à ce propos l’intérêt de la typologie mise en place par Nietzsche dans
sa deuxième inactuelle sur l’histoire monumentale, traditionnelle, ou critique, d’autant qu’il la
développe notamment à propos de la ville.
Enfin, l’usage de la notion de modernité est parfois incertain, mais c’est un vaste débat autour
de cette notion (et de son corollaire de postmodernité) qui renvoie aux critères même de
périodisation. Sur ce point, le livre de Marshall Berman All that is Solid Melts into the Air,
dans la mesure où il porte précisément sur les phénomènes urbains, pourrait être une source
d’inspiration pour des travaux à venir. Plus qu’une critique, ces remarques confirment que le
travail de Clara Sandrini, s’il constitue un premier aboutissement, ouvre aussi des
perspectives, éveille des curiosités, stimule l’envie d’aller plus loin. Ce n’est pas la moindre
de ses qualités.
Clara Sandrini répond aux questions de Daniel Bensaïd, puis le jury se retire. Après avoir
délibéré, il décide d’accepter la thèse de Clara Sandrini, avec la mention très honorable et ses
félicitations unanimes.
Jean-Louis Cohen
Jean-Paul Dollé
Rosemarie Wakeman
Francis Nordemann
Daniel Bensaïd
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