La montre
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La montre
La montre (tiré de : Armand Fonjallaz, Contes pour la Sainte Nuit, Librairie de l’Ale, Lausanne – date non indiquée, mais vraisemblablement dans les années 1950 –) « La belle montre – Tell Huguenin – horloger-rhabilleur ». Ainsi portait l’enseigne de la petite échoppe de la rue Basse, une des plus pauvres et des moins passantes de la ville. Au travers de la devanture, encombrée de réveils, de montres-bracelets et de pendulettes, on pouvait discerner, de bonne heure le matin et jusque tard dans la nuit, un petit vieux penché sur un établi. Qui donc faisait vivre cet homme ? Depuis bien des années, les mêmes pendules neuchâteloises, avec la même étiquette, indiquant le même prix, étaient là, à la même place ; et c’était un événement pour les bonnes femmes du quartier lorsqu’elles voyaient quelqu’un entrer dans la boutique. « Voilà le père Huguenin qui a un client, disaient-elles, le temps pourrait bien changer.» Puis des semaines passaient sans que l’on entendît carillonner la porte de l’horloger. Pourtant, cette année-là aurait pu être une bonne année pour le vieux Tell. Des milliers d’Américains, un kodak en bandoulière, les poches pleines d’argent et la bouche pleine de chewing-gum, sillonnaient le pays. On les voyait, par groupes de trois ou cinq, déambulant avec leur costume kaki, dans les rues de la cité. Et c’était amusant de voir comment, indifférents à tous ces grands magasins qui faisaient l’orgueil de la ville, ils s’arrêtaient en revanche devant les devantures des orfèvres et des bijoutiers. Il y en avait même qui littéralement épataient leur nez sur le vitrage des magasins d’horlogerie. Maint horloger s’enrichit cette année-là, j’entends bien, ceux qui tenaient boutique sur les boulevards et les grandes places ; mais le père Huguenin, qui n’avait pas arboré en devanture un drapeau étoilé et qui ne travaillait pas dans une rue « touristique », ne s’aperçut pas de la reprise des affaires. La veille de Noël le retrouva, comme toujours, en train de disséquer une pièce d’anatomie mécanique dans son atelier. Il était en train de buriner l’acier lorsque, levant les yeux, il aperçut un Américain qui l’observait du trottoir. Il ne s’en émut pas et reprit son travail. Dix minutes après, comme il se redressait encore pour ajuster sa loupe, il aperçut ce même visage, ces mêmes yeux et, derechef, il descendit d’un geste machinal l’œil de cyclope qu’il portait au front et se remit au travail. Mais il se sentait toujours épié. Cette présence de l’autre côté de la glace le gênait. Il s’en rendit compte à une certaine gaucherie de ses doigts qui n’exécutaient plus ces mouvements précis que lui dictait son cerveau. Alors il déposa ses instruments, remonta sa loupe sur son front et fit signe à l’étranger d’entrer. Je ne vous rapporterai pas leur conversation qui fut ardue, car si l’Américain ne savait guère parler français, le Suisse ne savait dire que « Yes » et « I love you », expressions apprises dans son jeune âge et jamais oubliées. L’Américain, nommé Smith, raconta comment il venait de passer huit jours de permission en Suisse et comme il aurait voulu emporter avec lui une montre, une vraie montre Suisse, une montre d’horloger (et non pas une montre de bazar), une de ces montres élégantes, pratiques, inusables et invariables, telles qu’on ne les fabrique que dans le Jura ; mais hélas, il ne lui restait au fond de sa bourse que peu de monnaie et le soir même il devait repartir. II raconta aussi comment il s’était avisé de parcourir les rues basses de la ville, afin d’y trouver peut-être une occasion. Il s’était arrêté devant « La belle montre » comme devant sa dernière chance. « Je ne vends pas des marchandises d’occasion, Monsieur Schmidt, lui dit Huguenin d’un ton un peu vexé, mais seulement des pièces de première qualité et de précision dont je puisse moi-même garantir l’excellent fonctionnement. Or, tout ceci se paie, et même assez cher. » Dehors, dans la rue toute illuminée, des hommes passaient, trainant derrière eux des sapins ; des femmes rentraient chez elles avec des paniers pleins de provisions ou des paquets ficelés avec des faveurs d’or. Tell Huguenin se mit à parler à l’étranger sur un ton de 2 confidence, et il sortit d’un tiroir secret de son établi une montre merveilleuse. La boîte était en or ; un orfèvre artiste (était-ce lui-même ?) y avait incrusté, en pierres précieuses, une Nativité ; le cadran était lumineux et le tout avait vraiment l’éclat de l’étoile de Noël. Smith s’extasiait. « Ce qu’il y a de plus beau dans cette pièce unique, fit l’horloger, c’est ce qui ne se voit pas. En effet, cette montre est réfractaire au chaud et au froid, à 1’altitude et à l’humidité mais elle a en revanche une sensibilité humaine. J’entends par là que si celui qui la porte commet quelque faute, elle se dérègle ; si son propriétaire a un cœur généreux, elle fonctionne normalement, mais si ce cœur vient à s’endurcir, elle s’arrête. Je l’ai réglée sur les battements du cœur et les mouvements secrets de l’âme. J’aurais aimé vivre au temps des bergers et des mages et la déposer dans le berceau du Sauveur, mais je suis né trop tard. Tenez, je vous la donne, acceptez-là en souvenir de ce Noël qui, pour moi, je le sens bien, sera le dernier de ma vie… » * Les années ont passé. Depuis longtemps l’Américain a regagné son continent. Là-bas, il a exercé tous les métiers ; il a roulé d’un océan à l’autre, traversé cent fois les Montagnes Rocheuses, il a vécu dans la région des Grands Lacs et sous les palmiers de la Floride ; il a cent fois gagné et perdu des fortunes, il a dû tout vendre, il a pu tout acheter. Mais jamais il n’a consenti à se séparer de sa montre merveilleuse. Oh ! sans doute, il y a longtemps qu’elle ne marche plus ; si la boîte était de prix, le mécanisme ne valait rien ; mais cet Américain matérialiste, dur, avare et impie la garde cependant comme son plus doux souvenir. C’est le seul reste de sentiment qui subsiste en lui. En cette veille de Noël 1965, il est 1à, tout seul, dans la véranda de sa villa perdue au milieu des plaines du Texas. La nuit est fraîche, quelques étoiles seulement brillent 1àhaut dans le ciel vide ; personne dans la cour, personne dans les appartements. Domestiques et fermiers sont à la ville pour fêter Noël. Smith est seul, mais ce soir-là sa solitude l’enveloppe étrangement. Certes, il n’a pas peur, il n’a jamais eu peur de rien, ni de personne ; ni des hommes, ni de Dieu. Mais ce vide, ce silence, qu’ils sont pesants ce soir ! Soudain Smith entend un cri d’enfant… Et ce signe de vie tout près de lui le rassure ; il se souvient en effet que les fermiers ont laissé ici leur fils de trois ans, trop jeune pour être conduit à l’arbre de Noël. L’enfant a dû se réveiller et lui aussi a peur de sa solitude… Laissons-le crier, pense Smith, il finira bien par se taire. Mais le garçonnet ne se tait pas. Mors l’homme, agacé par les cris et désireux en même temps de rompre sa solitude, descend les escaliers de la véranda, traverse la cour et entre chez le fermier. L’enfant est là, assis sur son lit et les yeux remplis de larmes. En voyant entrer le patron, l’homme que chacun redoute et fuit le plus possible, il se met à hurler plus fort encore. Puis voyant pour la première fois un sourire passer sur les lèvres de l’homme, il s’apaise et à son tour il se met à sourire… Un sourire bienveillant, une lumière de confiance dans les yeux ; comme c’est nouveau pour Smith. II voudrait offrir un cadeau à l’enfant ; il voudrait être pour le gamin ce qu’un vieillard fut à son égard il y a vingt ans : un ange de Noël. Mais dans ses mains d’avare, il ne trouve rien. Alors il se souvient de cette montre qu’il porte toujours sur lui ; il la détache de sa chaînette et la tend au petit. L’enfant va la saisir, il la tient… Smith pousse un cri d’émerveillement. La montre a repris vie, son cœur se remet à battre ; elle marche, oui, elle marche. L’enfant l’applique contre ses oreilles et, bercé par le tic tac, il se rendort. Quelques heures après, en rentrant chez eux, les fermiers trouvèrent leur enfant endormi et sur son oreiller la plus belle montre du monde. Comment elle se trouvait là, qui l’avait apportée, ce que signifiaient ces mots « Tell Huguenin, fabricant », ils ne le surent jamais. Ce qu’ils n’ont pas compris non plus, c’est qu’à partir de ce jour-là, leur patron, le dur, l’égoïste, le monstrueux Smith, est devenu un homme de bonne volonté.