1 Devenir une femme mystique en christianisme : quel désir au

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1 Devenir une femme mystique en christianisme : quel désir au
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Devenir une femme mystique en christianisme :
quel désir au principe de la mystique ?
Hadewijch d’Anvers, 13ème siècle
par Dominique de Courcelles
Qu’est-ce qu’un désir qui n’est consciemment ni de pain ni d’eau ni d’apaisement dans
le sommeil ni d’étreinte physique ? Car la faim, la soif, la fatigue, l’attirance charnelle sont
des états propres au désir et au rêve, que le désir et le rêve entretiennent et préservent. Le
désir brûlant de vie n’aime que le jeûne. C’est une vérité ascétique dont tout grand dessein,
toute grande aspiration fournit naturellement l’expérience. Manger, boire, dormir, faire
l’amour deviennent ennui, deviennent véritable défaite. L’esprit fait l’effort de supprimer
jusqu’à la pensée de manger, boire, dormir, faire l’amour. Le corps trouve sa jouissance de ne
vivre que de désir et de rêve, et le léger vertige que le manque ou la privation fait monter à
l’esprit devient l’ouverture dans l’espace ici et maintenant d’un espace sans spatialité et sans
temporalité d’hypersensibilité, de joie et de lucidité, d’intelligence et d’instinct.
S’agit-il de cette sensation qu’ont les artistes qui viennent d’achever leur œuvre et la
contemplent, qu’ont les enfants quand ils rêvent tout éveillés le monde fabuleux de leurs
jouets et de leurs jeux, qu’ont les désespérés ou les mourants au bord de la mort et les enfants
à naître quand ils éprouvent que l’utérus de la mère les expulse ? Ou encore s’agit-il de ce
choc intime que ressentent les mystiques quand Dieu, disent-ils, les touche ?
Le désir des mystiques les transporte. Les mystiques, ainsi dénommés en quête du
mystère qui entretient et préserve leur désir et leur rêve, comme la faim, comme la soif,
comme le sommeil, comme l’attirance charnelle, sont légers et euphoriques. De vastes et
longues avenues s’ouvrent devant eux, interminables, jusqu’aux montagnes divines. Ils
poursuivent leur chemin de carrefour en carrefour, toujours plus ardents, toujours plus
désirants. Les livres de voyage sont leurs livres favoris, ils y accrochent leur œil et leur cœur ;
ils en accumulent les séries fascinantes et sur plusieurs rangées, de tous formats et de toutes
couleurs, comme les livres que les enfants aiment manipuler, recélant l’inépuisable noyau de
toutes leurs aspirations, renfermant tant de voyages et de libres mouvements.
Encore presque une enfant, une très jeune femme, âgée de dix-neuf ans, il y a presque
neuf siècles, nous ouvre, grâce à son écriture, ses propres avenues de désir et d’imagination,
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parce que, ici, le désir se pare des mots et des choses. Quels mots et quelles choses ? Il s’agit
d’une expérience en dehors des mondes universitaire, clérical, masculin, parce qu’elle est une
femme, parce qu’elle est une béguine, une laïque, parce qu’elle écrit en langue vernaculaire.
Hadewijch d’Anvers, célébrée et citée au 14ème siècle par le spirituel Jan Van Ruusbroec, a
vécu dans les années 1220-1245. Elle apparaît comme « vraie maîtresse de doctrine » ou
guide spirituel d’un groupe non organisé de femmes béguines, elle se dévoue auprès des
pauvres et des malades. Elle se plaindra tout au long de sa vie d’être en butte aux oppositions,
aux persécutions, elle sait bien que certaines de ses sœurs en sont mortes, brûlées vives par les
hommes. Elle a dix-neuf ans, nous apprend-elle, quand elle compose le récit de ses Visions,
soit quatorze visions, accompagnées d’une liste de parfaits et de parfaites. Ce livre est
conservé dans trois manuscrits du 14ème siècle1.
Du désir de Hadewijch c’est un aigle qui, au commencement du récit des Visions, a
l’initiative de la divulgation, et l’on sait le symbolisme attaché à cet oiseau immense et
majestueux qui a le talent d’unir par son vol la terre au ciel et est traditionnellement
l’emblème de l’évangéliste Jean, le disciple chéri du Dieu fait homme, le Christ fondateur du
christianisme : « O vous tous qui vivez, jouissez de celle qui vit la vraie vie… ». Ainsi, dans
le sommeil, en rêve, la jeune femme vit la vraie vie. Mais qu’est-ce que cette vie vraie ?
S’agit-il effectivement de la vie du rêve, comme l’aboutissement d’une percée théorique ou
théorétique sur la question mystique ? La jouissance à laquelle nous convie l’aigle par notre
lecture du rêve d’Hadewijch est très précisément liée à ce désir primordial d’Hadewijch
touchée par l’amour, qu’elle exprime par exemple en ces termes dans un de ses poèmes
spirituels :
Ce que j’ai désiré, sitôt
que l’amour eût touché mon cœur
fut de le satisfaire en toute exigence ;
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Il s’agit des manuscrits suivants : 1 Bruxelles Bibliothèque Royale 2879-2880, f. 42 r-61 v, XIVe siècle ; 2
Bruxelles Bibliothèque Royale 2877-2878, f. 59 v-93 r, avant 1382 ; 3 Gand, Bibliothèque de l’Université, 941, f.
1 r-20 v, XIVe siècle. Nous avons utilisé l’édition en moyen néerlandais de Gerald Hofmann et nous avons
retenu pour l’essentiel la traduction française du Fr. Jean-Baptiste M. Porion, tout en tenant compte de celle,
moins littérale, donnée par Georgette Épiney-Burgard, tout en modifiant parfois l’une et l’autre en nous fondant
sur le texte en moyen néerlandais et en nous éclairant de la traduction allemande donnée par Hofmann.
-Gerald Hofmann, Hadewijch : Das Buch der Visionen, 2 t. (I : Einleitung, Text und Übersetzung von Gerald
Hofmann ; II : Kommentar von Gerald Hofmann), Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog Verlag,
« Mystik in Geschichte und Gegenwart , Texte und Untersuchungen, Abteilung I : Christliche Mystik, 12-13»,
1998. Auparavant : Paul Mommaers, De Visioenen van Hadewijch. Middelnederlandse tekst... verzogd door-, 2
delen (Spiritualiteit , 15), Nijmegen-Brugge, 1979.
-Hadewijch : Visions, Présentation, traduction et notes par Fr . Jean-Baptiste M. Porion, Paris, O.E.I.L., 1987, p.
91-92.
-Georgette Épiney-Burgard, Femmes troubadours de Dieu, Paris, Brepols, 1988, p. 151-155.
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ce que je fis en est témoin2.
Car la vie d’Hadewijch, tout ce que qu’elle fait, y compris rêver, est mûe par le désir selon
une quête incessante, inlassable, de l’union mystique, mystérique au divin. Parmi ces Visions,
une retiendra plus particulièrement notre attention. Il s’agit de la Onzième vision, en laquelle
Hadewijch se voit et s’éprouve engloutie avec saint Augustin dans l’abîme de la fruition
divine. Le « vouloir » d’Hadewijch s’y exprime dans toute sa complexité : « Je voulais… »,
scande son récit.
Cette vision dramatique, véritable dramaturgie, est originale parce que la jeune femme
n’y voit pas seulement l’histoire de sa quête personnelle et toute singulière de l’union
mystique. Son désir passe par un homme, saint Augustin, l’auctoritas par excellence de la
pensée chrétienne et de l’institution ecclésiale, qui est présent à ses côtés : « Je voulais être
avec lui d’un seul amour dans la Trinité… ». S’il est possible de considérer que la rêveuse
tient à se situer délibérément dans la tradition d’un savoir originel philosophique et
théologique, également dans la tradition spirituelle de l’Église, tout en ayant sa propre
doctrine et sa propre manière d’être, c’est la question de la jouissance à deux qui se pose aussi
en passant par le rapport au père et la question de l’amour de l’homme : « l’amour dont je
l’aimais tant », dit la rêveuse à propos de saint Augustin. C’est ainsi que la Onzième vision
nous entraîne dans une réflexion sur la conflictualité d’un désir féminin et sur les procédures
de constitution d’un désir qui a besoin de l’autre.
Lisons donc la Onzième vision et pénétrons sur une piste familière et étrange que nous
allons entourer d’angles de vue différents pour mieux en cerner ce « point obscur » du désir
d’Hadewijch sur lequel il s’agit de « concentrer toute la lumière », pour reprendre quelques
terminologies freudiennes. Comme toutes les visions de la béguine, la Onzième vision est un
événement inscrit dans le temps liturgique : ici c’est la nuit de Noël, alors que, dans la
tradition littéraire et mystique, un rêve, pour être d’origine divine, doit avoir lieu le matin.
Pour Hadewijch, il s’agit d’une révélation. Mais de quelle révélation s’agit-il, si ce n’est celle
d’une véritable archéologie d’un devenir mystique, d’un devenir de femme en union
mystique ? Ayant lieu la nuit de Noël, cette révélation, qui est une compréhension d’ellemême, lie la rêveuse « enlevée en esprit », selon ses propres mots, à l’histoire d’une maternité
divine, celle d’une fusion maternelle entre la femme et son fils divin et humain. Dans le
devenir femme mystique de la béguine Hadewijch, il y a donc, au commencement, l’histoire
d’une naissance et d’une fusion maternelle, comme un tropisme maternel, dans lequel le
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Hadewijch d’Anvers, Ecrits mystiques des Béguines, traduits par Fr. J.-B. P., Ed. du Seuil, 1994 (1ère édition
1954), p. 104.
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personnage maternel est une Vierge, ce qui amène la jeune femme, alitée comme une jeune
accouchée, à préférer d’emblée un autre. Quel autre ? Car c’est un chemin qui pourrait ne
mener nulle part pour cette voyageuse qu’est Hadewijch que ce chemin vers un personnage
maternel et, en effet, elle ne voudra pas s’y égarer.
Le désir mystique d’Hadewijch, son désir de l’enfant Dieu, la pousse d’abord vers
l’abîme. La rêveuse déclare voir un abîme ou gouffre wiel, qui se creuse en tourbillonnant
dans les eaux d’un fleuve ou de la mer et qui n’est pas autre chose, dans son langage mystique,
que la jouissance ou fruition divine, caractérisée par la tempête ou storm, violence à la fois
physique et spirituelle, « toute la puissance de notre Bien Aimé », écrit Hadewijch, c’est-àdire l’acte propre de la divinité comme l’union ou l’unité en laquelle disparaissent les
personnes, les modes et les noms de « toutes choses ». Le mot est employé pour désigner
l’extase. Dans le Royaume des Amants, Ruusbroec donnera la définition suivante :
« L’Amour divin est... le gouffre sans fond où les nobles intelligences planent dans la
jouissance, abîmées et perdues à jamais »3. La notion d’abîme jointe par Hadewijch à celle de
ténèbre lumineuse - « La ténèbre illuminait et transperçait tout » - renvoie explicitement à
certains passages de la Théologie mystique de Denys le pseudo Aréopagite ou de la Clavis
Physicae d’Honorius d’Autun. « Enlevée en esprit », Hadewijch ne risque-t-elle pas de se
perdre et de disparaître dans ce gouffre sans issue ?
« L’insondable profondeur de l’abîme était telle que nul n’y pouvait atteindre. Je
renonce à la décrire, car ce n’est pas le temps de le faire, et je ne peux pas le mettre en parole,
puisque c’est l’indicible... je vis... je vis... je connus... je compris... je savais... j’ai vécu... ce
qui restera mien... »
Hadewijch ne se perdra pas ni ne disparaîtra. Le mouvement de son désir est la
structure même de son être aujourd’hui et demain, et le « je » sous les formes ic / jc est
présent d’un bout à l’autre du rêve, comme il est présent dans le nom même d’Hadewijch. Les
images qui hantent alors la rêveuse, en diaspora du sens, ne sont que des fragments de
féminine conflictualité dans la spire du tourbillon, à la fois particuliers et singuliers : un
agneau qui va être sacrifié, des fêtes animées par David avec sa harpe, la naissance d’un
enfant « dans les esprits qui aiment en secret » et « les formes de toutes sortes d’esprits, selon
ce qu’avait été la vie de chacun ». Ainsi se noue ce qu’il va falloir dénouer. Le développement
du désir d’Hadewijch, qui est le rêve en tant que tel, ce voyage onirique, devient l’épreuve de
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Édition de la Société Ruusbroec, Ruusbroec-Genootschap d’Anvers, trad. de Wisques, p. 176-177.
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vérité du lien à dénouer pour l’expression de ce désir. Quel mystique chrétien n’a pas un jour
ardemment désiré la fusion maternelle, porter et confondre dans sa chair la chair d’un Dieu ?
Alors se produit le deuxième mouvement de cette Onzième vision. Saint Augustin est
le moment historique de la conversion d’Hadewijch vers son devenir femme, c’est-à-dire
vierge et épouse, en union mystique.
« Alors je vis venir comme un oiseau qu’on appelle phénix : il engloutit un aigle gris
qui était jeune et un aigle aux plumes blondes et neuves qui était vieux. Les aigles volaient
sans cesse dans la profondeur de l’abîme. J’entendis alors une voix, pareille au tonnerre, qui
disait : « Sais-tu qui sont ces aigles de couleurs différentes ? » Et je répondis : « J’aimerais les
connaître mieux». Et cependant que je demandais à savoir, je percevais l’essence de tout ce
que je voyais. Car tout ce qu’on perçoit en esprit, lorsqu’on est ravi par l’amour, on le connaît,
on le goûte, on le pénètre par la vue, l’ouïe. Ainsi en était-il cette fois encore... Quant aux
aigles qui furent engloutis, l’un était saint Augustin, l’autre moi-même4 ».
Se voyant dévorée par le phénix avec saint Augustin, la jeune Hadewijch signifie son
attachement à une importante figure paternelle du christianisme et de l’Église, choisissant
délibérément d’appliquer son désir à la fois sur elle et sur ce père de doctrine. Que discerne en
effet la jeune Hadewijch ?
« L’aigle jeune aux plumes grises et vieilles, c’était moi qui arrivais, débutais et
croissais dans l’amour. Les plumes blondes du vieil aigle, c’était la plénitude de saint
Augustin, vieux et parfait dans l’amour de notre Aimé. L’ancienneté que j’avais était dans la
nature parfaite de mon être éternel, bien que je fusse débutante dans ma nature extérieure
créée. Les jeunes plumes du vieil aigle, c’était le renouveau projeté par la neuve splendeur de
mon amour, de l’amour dont je l’aimais tant, souhaitant d’être avec lui un seul amour dans la
Trinité où lui-même, parfaitement, brûle d’un amour inextinguible. Et la jeunesse des plumes
blondes du vieil aigle, c’était aussi l’éternel renouveau de l’amour qui sans cesse croît au ciel
et sur la terre. Le phénix qui engloutit les aigles c’était l’Unité où réside la Trinité sainte en
laquelle nous étions tous deux perdus ».
Choisissant ce père à aimer, alors qu’elle a été exposée au commencement à la
naissance et à la fusion maternelle comme son destin interne, impossible et indicible,
Hadewijch protège son désir et son devenir de femme en union mystique. Il rend possible
chez elle l’union mystique, la fusion trinitaire ; il est le précieux opérateur de l’amour
mystique de la jeune femme. Il lui permet de faire aboutir son désir en amour et en jouissance.
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Dans les visions de Hildegarde de Bingen comme dans les autres visions antérieures à celles de Hadewijch
d’Anvers, les aigles symbolisent généralement les âmes contemplatives à l’imitation de saint Jean.
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Le sommet de la dramaturgie de Noël est ici atteint dans le rapport à un prestigieux Père de
l’Eglise, par un consentement vertigineux à ce qui défait les conditions requises par
l’institution ecclésiale, c’est-à-dire à la jouissance à deux dans le cadre de cette institution :
« nous étions tous deux perdus ». Cette relation du père et de la fille est bien marquée d’un
cachet passionnel, comme un scénario fantasmatique. La jouissance (ghebruken) est en effet
ce qui dépouille tout ce qui tient à la raison.
C’est donc en quelque sorte par le père, qui est aussi l’autorité ecclésiale, que la jeune
femme, sortant de sa préhistoire maternelle, accède à son histoire propre et parvient à
« l’obscur abîme sans fond de la béatitude », qui est aussi sans doute l’obscurité de ce que
Freud a dénommé comme des tourbillons pulsionnels. Alors quel est l’usage que la béguine
Hadewijch fait de ce père5 ?
Il est remarquable que, si saint Augustin est ancien et parfait, s’il est la « plénitude »
de l’union mystique tant désirée, c’est l’amour même que lui porte Hadewijch qui projette sur
lui une splendeur nouvelle, qui accroît sa gloire accidentelle. Le regard de la jeune femme
Hadewijch confère au vieil aigle en sa surface corporelle des plumes blondes6, c’est-à-dire
une coloration jaune, cependant que les plumes grises du jeune aigle désignent la nature
parfaite, éternelle de son être, c’est-à-dire la promesse de l’accomplissement de son désir et de
son devenir de femme en union mystique, au risque de l’invisibilité de son effective jeunesse.
Ici la jeune béguine n’a pas besoin de défier le regard de saint Augustin. C’est par la présence
de saint Augustin, le père aimé, qu’elle peut sortir du premier abîme pour accéder aux raisons
de son désir dans le nouvel abîme qu’elle parcourt avec lui. Saint Augustin est l’idéal bien
apte à soutenir son désir mystique et à la renvoyer par là même à l’affirmation claire de soi.
Car Hadewijch préfère sa disponibilité et sa mobilité d’« arrivante, débutante et croissante » à
l’état de plénitude de saint Augustin, à tout « état ». Préfère-t-elle sa jeune féminité en
devenir, en mouvement passionnel d’un désir au féminin, à une vieillesse, ici masculine, fixée
dans l’éternité ?
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Il convient de noter ici que l’importance de saint Augustin dans la spiritualité des béguines et des religieuses de
ce temps est bien attestée. Dans la Vie de la cistercienne contemporaine Ida de Louvain, il y a ce passage :
« Cum quodam tempore divinae plenitudinis nimietate languida quodam iaceret lectulo, cuidam noctis tempore
Nativitatem Domini praecedentis, lectiones intelligens de beati Augustini loquentis mirabiliter de mirabilibus
Trinitatis, tantis repente gaudiis, exaestuante spiritu, fuit ipsius anima delibuta, quod pene timuit ne sensum
perderet, et prae mirabili cordis laetitia semet amittens penitus insaniret » (Acta Sanctorum, 13 octobre).
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Le jaune, évoquant la jeune blondeur des cheveux d’Hadewijch, est aussi la couleur sacrée par excellence du
monde indo-européen, également la couleur du féminin comme l’a souligné Freud. Je renvoie ici à l’éclairante
analyse de Wladimir Granoff , La pensée et le féminin, Paris, Minuit, 1976 : « Le souvenir-couvercle », p. 357380.
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Or, volant dans l’abîme divin, voici que les aigles décrivent de leurs ailes en pointe
des V, selon un mouvement qui fait varier un angle, rappelant le V de la gorge ouverte et
dévorante du phénix, mais aussi le V des jambes de la femme pénétrée. De ce que le regard
d’Hadewijch veut saisir il émerge comme le cheminement d’un désir inlassable, sinon
intraitable. Car c’est à la jeune curieuse et non au saint de l’Eglise qu’une voix de tonnerre
demande soudain : « Sais-tu ? ». Elle désire savoir en effet, mais elle sait déjà. Et parce
qu’elle « brûle » d’entendre encore la voix, elle questionne : « Et la vérité me fut dite en
effet ». Le cheminement du désir mystique, inlassable, inassouvi, se marque en décisions de
rupture. Après l’éloignement des figures de la maternité divine et d’un enfant divin, c’est
désormais la décision de se détacher de saint Augustin.
« Je ne prétends pas être plus privilégiée que saint Augustin, mais, ayant eu
connaissance de la vérité de l’Etre, je ne voulais... aucunement me satisfaire de la sécurité qui
m’avait été donnée d’être unie à saint Augustin ».
Le « mais » est évidemment essentiel. Saint Augustin n’est d’ailleurs que le dixième
nommé des vingt-neuf parfaits et parfaites, morts et mortes, que voit Hadewijch dans un autre
rêve. Le désir de Hadewijch apparaît ici comme la singularité au féminin d’un destin mystique
qui s’affirme singulier. Faisant retour à elle-même dans la plus grande tristesse, Hadewijch se
livre alors à la réflexion, au commentaire. Car c’est bien de son personnel devenir mystique et d’un devenir femme mystique - qu’il s’agit, l’une des tâches les plus complexes que mortel
ait jamais à accomplir. Gardant son regard rivé sur la scène que désormais elle assujettit à
l’instance du « c’est écrit », Hadewijch raconte comment elle a éprouvé un sentiment de
dépersonnalisation, de non liberté :
« Lorsque, ensuite, je revins à moi, où je me trouvais pauvre et misérable, je
réfléchissais à cette union où j’étais arrivée avec saint Augustin. Et je ne fus pas contente de
ce que mon Bien Aimé l’avait permise, bien que ce fût avec mon consentement et mon
inclination. J’étais accablée par l’idée de m’être pleinement satisfaite de cette union avec lui,
saint Augustin, moi qui, auparavant, avais été unie à Dieu seul, loin des saints et des
hommes ».
Il lui faut couper un lien pour en sauver un autre, abandonner le fini pour se lancer
dans l’abîme vertigineux de l’infini. La tentation de la solitude n’est-elle pas ré-expérience de
la séparation autant que repli sur soi ? C’est ainsi que le désir mystique condamne à une
activité intense, celle de jouer son être dans un devenir qui ne finit jamais de se passer.
Hadewijch se démontre ainsi pure actrice de son identité mystique. Faisant fi de tout lien et
donc de tout déterminisme social et culturel, elle s’engage dans la voie du défi -ontrouwe, qui
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est, selon elle, la voie la plus sublime et la plus rare, le refus de tout lien dans l’amour et dans
la jouissance, le désir intrépide d’une union à la fois active et passive.
« Je voulais demeurer seule en mon Dieu aimé... ayant eu connaissance de la vérité de
l’Être ».
Mais voici qu’avec son extrême clairvoyance Hadewijch sait qu’elle doit garder une
préférence pour saint Augustin. C’est elle-même qui procède à ce choix désormais unique et
irremplaçable, parce que l’Aimé est tout autre :
« Je sus clairement que ni dans le ciel ni dans le ravissement de l’esprit on ne peut
jouir de sa propre volonté, si ce n’est de la pure volonté de l’amour. En y réfléchissant je
demandai à mon Aimé de me libérer de cette imperfection. Car je voulais rester seule dans la
fruition au sein de son très profond abîme... Je voulais rester ainsi seule en lui... J’étais à Dieu
seul tout en étant unie à cette créature, saint Augustin, dans l’ordre de l’amour. Mais la liberté
que je gagnais alors m’apportait quelque chose de plus, que n’avaient ni Augustin ni
beaucoup d’autres gens ».
Dans ce temps du désir, elle est libre et ne saurait plus faire l’expérience d’aucune
chute ni d’aucune assomption.
« Pour moi j’ai rejeté bien des expériences et des états merveilleux parce que je
voulais être à l’Amour seul et que je ne pouvais croire qu’un être humain pût aimer Dieu aussi
passionnément que moi... si puissante a été sur moi la touche de l’Amour ».
La « touche » de l’Amour, au principe du désir et de l’expérience mystique, est un
terme qui apparaît dans les Confessions d’Augustin et sera précisé ultérieurement par
Ruusbroec ; c’est la motion de l’âme par la divinité : « Tu m’as touché et je me suis enflammé
pour ta paix » (Confessions, X, XXVII, 38). Le texte d’Hadewijch est : so na ben ic gherenen7.
Le terme gherenen évoque l’expérience de contact, initiale et bouleversante, plus sensorielle
que spirituelle, où se noue l’expérience mystique, puisque c’est cette « touche » qui déclenche
le désir qui ne finit pas. Hadewijch ne craint pas d’affirmer hautement :
« Je suis un être libre et partiellement pur et je puis, avec ma volonté, désirer librement
et vouloir aussi haut que je veux, saisir et recevoir de Dieu tout ce qu’Il est sans contradiction
ni refus, ce que ne peut faire aucun saint. En effet leur volonté est dans l’au-delà parfaitement
accomplie... »
Tel est le défi d’Hadewijch, elle doit sans cesse poursuivre son désir, toujours
inassouvi, toujours inaccompli, afin d’obtenir tout et toujours plus, en contraste des saints
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Éd. cit., p. 122, l.119-120.
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dont les voies sont déjà fixées et abouties. La jeune femme sait qu’il lui faut sans cesse se
placer en situation de conquérir, et c’est pourquoi elle se donne le droit de subordonner son
allégeance aux saints et en particulier à saint Augustin, Père de l’Eglise, à son propre désir et
à sa propre expérience. Mais cette voie du désir – la touche de l’amour – est une voie de
douleurs et d’humiliations, peut-être aussi d’extravagances :
« Mais jamais je ne ressentis l’amour comme un repos, tant j’étais accablée par son
impitoyable disgrâce. Car j’étais créature humaine et la divinité est si terrible et implacable,
dévorant et consumant sans merci… Qu’est-ce que l’amour en soi ? C’est une puissance
divine qui doit passer avant tout, comme elle l’a fait pour moi ; car la puissance de l’amour
n’épargne personne dans la haine comme dans l’amour. Et jamais elle ne vous accorde sa
merci ».
Dans ce contexte, qu’est-ce que le repos – rasten – pour la femme en voie de désir
mystique, en réalisation de son devenir femme mystique, si ce n’est la souffrance ?
« J’aimais l’être intime des saints, mais je ne laissais pas d’envier le repos où Dieu en
eux jouit de lui-même... Je ne pouvais pas ignorer que, tandis que je pleurais, on leur souriait,
... qu’ils étaient honorés de Dieu et que Dieu par eux était honoré dans tous les pays, tandis
que j’étais tournée en dérision. Pourtant cela même était mon plus grand repos puisque c’était
sa volonté... »
Telle est la douloureuse loi et voie du désir au principe du devenir Epouse d’un Dieu :
« L’Épouse a goûté par amour toutes les angoisses du ciel et de la terre. Elle a tant
connu la douleur sur la terre étrangère que je lui manifesterai maintenant sa croissance dans
cette région de ténèbres : elle sera grande et goûtera le repos ».
Tous les hommes paraissent alors être pour la rêveuse des instances et des occurrences
déterminantes dans l’accès à l’amour divin, mais de quelle façon ?
« Pour les hommes, mon repos était de les aimer chacun pour soi et de souhaiter à
chacun ce qui lui était bon et cher… Aimer en eux leur amour de Dieu, tel était mon seul
plaisir… La puissance divine qui est l’amour même m’a retenue, alors que j’aurais voulu
libérer en un clin d’œil tous les hommes, contrairement à la décision de Dieu. Me tourner
ainsi contre lui aurait donné l’impression toute humaine que j’étais un être beau et libre :
j’étais libre de désirer ce que je voulais. Mais y renoncer me faisait entrer plus bellement et
profondément dans la nature divine ».
Ici encore le rêve de la femme mystique lui permet de comprendre que la foule des
hommes et les idéaux sociaux ne sont qu’un leurre, si utile soit-il, dans l’invention toujours
renouvelée de son désir. Pour vivre son destin, pour poursuivre son devenir de femme
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mystique, d’Epouse divine, Hadewijch, héroïque et passionnée, jeune aigle aux plumes grises,
découvre qu’elle doit toujours se placer à l’envers de la loi, dans le paradoxe, afin de mieux
désigner et de mieux rejoindre ce qui ne cesse de manquer, ce qui est absent, qui n’est autre,
en fin de compte, que ce qui est propre au christianisme, ce vide primordial du tombeau vide
d’un corps ressuscité. Au principe de la mystique, le désir ne porte-t-il pas sur cette origine
muette, prometteuse de vie, qui a pourtant le visage de la mort, en qui mort et vie se
rejoignent et s’abolissent ? Car tel est le paradoxe par excellence que ne peut signifier que le
rêve : une énigme de sommeil et vertige de femme.
« Dieu retient encore ce que pourtant je possède et qui restera mien. Je ne sentis jamais
l’amour que dans une mort renouvelée, jusqu’à ce que vienne pour moi le temps d’être
consolée en Dieu ».
Légère et emportée à l’infini de son désir, la jeune Hadewijch d’Anvers nous invite à
la suivre dans l’abîme, entre son désir de savoir et son désir d’expérimenter le manque qui
fonde son désir. Elle apparaît bel et bien dans sa Onzième vision comme une substantialité du
désir mystique, une substantialité inouïe de parole rêveuse, le lien mystérieux entre les motifs
de l’amour et les motifs du manque qui fonde le désir. C’est bien par son désir de devenir
femme mystique qu’elle est déjà entrée dans la vraie vie, comme nous le dit l’aigle, et elle
nous apprend par son écriture la jouissance de ses mots et de ses choses. Tel est bien l’enjeu
de la Onzième vision : l’enjeu d’une relation en abîme et d’un texte, par quoi quelque chose
de la féminité trouve aussi à se dire. A notre tour d’accrocher notre œil et notre cœur à la
Vision voyageuse de cette jeune femme du 13ème siècle.

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