1870 souvenir d`un franc-tireur
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1870 souvenir d`un franc-tireur
1870 SOUVENIR D’UN FRANC-TIREUR C’était au commencement de décembre, pendant le siège de Paris. Mon bataillon de francs-tireurs avait pris position à Nanterre, aux avant-postes. Un matin, on poussa une pointe dans Rueil, histoire d’apercevoir le bout du nez de l’ennemi. Nous étions une quinzaine, le lieutenant nous commandait : un ancien des campagnes d’Afrique, d’Italie et du Mexique. Il faisait un bon petit froid sec, la terre gelée, craquait sous les clous de nos souliers. Nous suivions une ruelle. On allait lentement, avec précautions, rasant les murs, l’œil et l’oreille au guet, la carabine armée. Ne voilà-t-il pas que soudain, à un détour, nous nous trouvons face à face avec une patrouille de chasseurs bavarois. Des jeunes gens courts, trapus, avec de grandes capotes sales et des casques de cuir bouilli. Giroux ne perd pas une minute : « Rendez-vous ! leur cria-t-il » Nous avions déjà l’arme à l’épaule, prêt à faire feu. Les Bavarois ne comprirent pas la phrase ; mais ils comprirent notre attitude et ils mirent la crosse au pied en nous regardant d’un air inquiet. Leur officier s’approcha du notre : « Monsieur, déclara-t-il en excellent français, je dois vous prévenir que j’ai là un piquet de cinquante hommes qui va vous écraser ». Il nous désignait une maison qui s’élevait à quelques pas. Giroux paya d’audace : « Et moi, Monsieur, répondit-il en tirant sa montre, je vous préviens que le reste de mon bataillon est sur mes talons, et je vous prie d’aller annoncer à vos cinquante hommes que, si dans cinq minutes, ils ne sont pas sortis sans armes ; on ira les relancer à la baïonnette ». L’Allemand ne souffla plus mot, fit demi-tour, se dirigea vers la maison et y entra sans se presser. Nous attendîmes, assez anxieux de la tournure que prenaient les choses. Cinq minutes s’écoulèrent, puis dix. Je pensais : « Quand les brigands verront qu’on ne nous renforce pas, ils nous canarderont d’une jolie manière. Sans compter ceux qui sont ici, qui nous tomberons sur le dos. Entre deux feux. Pétrin complet ! » Giroux mit le révolver au poing : « Attention ! nous dit-il. Que la moitié d’entre vous désarme les prisonniers. Brûler-leur la figure s’ils bougent. Je vais m’introduire dans le nid. L’autre moitié me rejoindra si j’appelle ou si vous entendez un coup de feu. » Il s’en fut droit à la maison indiquée et y entra. Plusieurs minutes passèrent ; puis notre lieutenant reparut bouleversé de colère : Le Drapeau/1884 1870 SOUVENIR D’UN FRANC-TIREUR « Mes enfants, nous sommes volés. Pas plus d’Allemands que sur ma main. Leur officier s’est foutu de nous. Il a joué des jambes par une porte de derrière, et il est loin s’il court toujours. » L’autre jour, en passant par la rue de Sentier, j’avisai un quidam qui se tenait près d’une porte cochère vis-à-vis de laquelle on chargeait un camion. Il était habillé d’une façon cossue et fumait avec sérénité. Ce personnage me frappa par quelque chose de déjà vu, qui m’arrêta dans mon chemin. J’avais certainement rencontré ce crâne rasé. Par exemple où, quand et dans quelle circonstance. C’est ce que je ne pouvais m’expliquer. Le quidam s’aperçut que je le considérais avec attention. Il me dévisagea à son tour, et me salua d’un sourire. Je m’approchais : Est-ce que par hasard, j’aurais eu l’avantage… » Il m’interrompit cordialement : « Moi aussi je vous reconnais. Ca va bien ? Alors tant mieux.» « Vous me reconnaissez ?.. » « Parbleu ! Vous ne vous rappelez donc pas : à Paris, pendant le siège, ne faisiez-vous pas parti des francs-tireurs à la branche à houx ? » « Oui, mais j’ai beau chercher… » « « Où nous sommes nous retrouvés ensemble ? Dans une ruelle, un matin de décembre. Vous étiez en reconnaissance avec les vôtres. Moi, j’étais avec les miens et je commandais une patrouille » Je m’écriais avec stupéfaction : « L’officier des chasseurs bavarois ! » Il me répondit : « Ia Wohl ! Ma foi, vous pouvez vous vanter de m’avoir fait passer une minute désagréable. En revanche, quel bon tour j’ai joué à votre satané lieutenant qui m’attendait devant la porte, pendant que je m’esquivais de l’autre. » « Ah ça ! Balbutiai-je interloqué, les détours de la maison de Rueil vous étaient donc familiers ? » « S’ils m’étaient familiers ? C’était la maison de campagne de mon associé, un de vos compatriotes, et j’y venais tous les dimanches en été, depuis des années. Car, tel que vous me voyez, je suis arrivé à Paris en 1860, avec 3 thalers dans ma poche. Aujourd’hui, je fais pour plus d’un million d’affaires. » J’avais envie de l’étrangler. Il lut probablement cette velléité dans mes yeux, car il recula en murmurant : « Je suis sous la protection de vos lois, et il y a un gardien de la paix à l’extrémité de la rue. » Ensuite d’un ton où il y avait de l’orgueil, de l’ironie et de la menace : « D’ailleurs, nos sommes comme ça vingt-cinq mille à Paris ! » Le Drapeau/1884