A télécharger ici. - Institut français | Mauritanie

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Le
25
juin
2016
au
Mauritaniens d’Expression
soir
à
Nouakchott,
Française
au
(AEMEF) a
restaurant
"Le
Délice",
l’Association
organisé
une
cérémonie
pour
rendre
des
Ecrivains
hommage
au
romancier M’Barek Ould Beyrouk et célébrer le « Prix Ahmadou Kourouma » qu’il a obtenu.
La manifestation a connu la présence d’écrivains, de journalistes, d’hommes de culture et de diplomates dont son
Excellence, Monsieur Joël MEYER L’Ambassadeur de France.
Plusieurs intervenants se sont succédé à la tribune. Nous publierons certaines de leurs communications que nous
commençons
par
le
discours
d'ouverture
du
Président
de
l’AEMEF,
l’universitaire Mohamed
Ould
Bouleiba, professeur de littérature générale et comparée (Université de Nouakchot) :
" Mesdames, Messieurs,
Permettez-moi d’abord de vous remercier tous, très chaleureusement, de votre présence à cette cérémonie et de me
féliciter de l’honneur que vous nous faites d’y assister, malgré l’heure tardive et les contraintes du mois béni de
Ramadan.
L’évènement qui nous réunit ce soir ; la célébration par l’Association des Ecrivains Mauritaniens d’Expression
Française(AEMEF) du prestigieux « Prix Ahmadou Kourouma » de littérature, édition 2016 obtenu par notre
compatriote MBarek Beyrouk, nous semble bien mériter de vous déranger après une journée de jeûne difficile ; afin
de ne pas retarder davantage cette cérémonie que nous aurions voulu organiser dès le lendemain de l’annonce de la
bonne nouvelle, ce que des circonstances de force majeure nous ont empêchés de faire.
Mesdames, Messieurs,
L’AEMEF est fière et honorée de compter le lauréat Beyrouk parmi ses membres fondateurs et de voir ainsi atteint,
grâce à la notoriété que ce prix apporte à l’auteur du Tambour des Larmes et à travers lui à la littérature de notre
pays, un des objectifs qu’elle se fixe ; à savoir la promotion de la littérature mauritanienne et sa vulgarisation dans
le monde. Notre Association poursuit également d’autres buts :
• Accompagner, guider et soutenir les écrivains mauritaniens ;
• Favoriser les rencontres et les échanges entre écrivains, critiques littéraires d’une part et public de l’autre ;
• Animer des cercles littéraires et de lecture (conte, poésie, théâtre, débats, conférences, etc.).
Entre autres.
Les notions de rencontre et d’échange sont au cœur de nos objectifs, pour encourager les contacts, dissiper les
préjugés et enraciner la culture de l’amour des belles lettres. L’accueil réservé à l’œuvre romanesque de notre ami
Beyrouk et le succès qu’elle a eu - et dont témoignent les prix successifs qu’il a obtenus, couronnés cette année par
le Prix Ahmadou Kourouma- constituent un bel exemple de la rencontre entre la littérature mauritanienne de
langue française et celle du monde. Cette résonnance traduit la fortune que le fait littéraire mauritanien ne cesse de
gagner. Nous sommes convaincus au sein de l’AEMEF que, pour avoir une littérature et une culture nationales
dynamiques par les temps qui courent, notre pays a besoin d’un grand élan vers l’autre, car toute dynamique
culturelle ne prend sa source que grâce aux contacts et aux échanges.
A notre époque, la modernité de la culture occidentale semble venir aussi des rencontres et du dialogue avec les
autres cultures : Gauguin, par exemple, atteint son apogée créateur en Polynésie, dans ce qu’il considérait comme
un paradis où il poursuivait sa quête spirituelle et artistique.
Mais il n’est pas le seul à avoir trouvé son inspiration par le biais d’autres cultures : le cubisme est né à partir des
“Demoiselles d’Avignon”, tableau peint par Picasso influencé par l’art nègre, art qui a touché aussi le domaine
littéraire avec les surréalistes. Le nouveau théâtre en France est apparu après l’introduction des dramaturges
nordiques : Ibsen, Strindberg, mais aussi à la suite de la découverte du théâtre balinais ; le théâtre de la cruauté et
de l’art mexicain par Antonin Artaud. Et les romanciers américains, Faulkner et Dos Passos, ont joué un rôle non
négligeable dans le développement du nouveau roman.
Notre pays a besoin d’écrivains de talent comme Beyrouk qui gagnent des prix prestigieux comme le sien et
écrivent des œuvres de portée universelle ; des écrivains qui assurent, par le retentissement de leurs écrits, cette
rencontre avec l’autre, faisant découvrir la spécificité et la richesse de la culture mauritanienne au monde et, en
retour, celle du monde à notre peuple longtemps tenu à l’écart de certaines harmonies du temps par la solitude où le
met sa situation géographique. L’écriture nous aidera, à coup sûr, à échapper enfin à cette solitude pour mieux
communiquer avec d’autres peuples et dynamiser la culture du nôtre. Sans communication, surtout par l’écrit, la
culture stagne, se bloque, et meurt. Et les écrivains sont, en cela, les premiers et les plus efficaces des messagers.
Un jour donc, je n’en doute pas, le style de Beyrouk, diluvial et allégorique, fera des disciples et marquera celui
d’autres écrivains mauritaniens et du monde.
Mesdames, Messieurs,
Le prix Ahmadou Kourouma est décerné par le Salon international du livre et de la presse de Genève et
récompense une œuvre de fiction ou un essai consacré(e) à l’Afrique. Il est présidé par le professeur Jacques
Chevrier, un éminent spécialiste de la littérature africaine et compte parmi ses membres de grands écrivains,
journalistes et critiques littéraires francophones.
Il a déjà été décerné au moins treize fois et compte parmi ses lauréats des écrivains africains de grande
renommée : Sami Tchak en 2007 pour Le Paradis des chiots (éditions Mercure de France) ; Emmanuel
Dongala en 2011pour Photo de groupe au bord du fleuve (éditions Actes Sud) ou encore Tierno Monénembo en
2013 pour son roman Le Terroriste noir (éditions du Seuil).
•
Beyrouk obtient cette grande distinction pour son dernier roman, Le Tambour des larmes, dont les
conférenciers vous parleront tout à l’heure. Et ce n’est pas son premier prix ! Il a écrit son premier roman Et
le ciel a oublié de pleuvoir (Paris, éditions Dapper) en 2006. En 2007 il a obtenu lePrix du roman
francophone maghrébin pour cette œuvre ; puis son recueil de nouvelles, Nouvelles du
désert (éditions Présence Africaine, Paris, 2009) a été nominé au Prix «Akwaba » de Littérature
Africaine ; son deuxième roman Le griot de l’émir(éditions Elyzad, Tunis, 2013) a reçu le prix « Sel des
mots » en 2014, et la mention particulière de l’ADELF (Association des Ecrivains de langue française) la
même année. L’auteur a été nominé au prix Métis 2013 et sélectionné pour le prix du roman francophone
maghrébin 2015.
Le prix Ahmadou Kourouma n’est donc qu’une étape, décisive certes, d’une carrière littéraire brillante, que
d’autres prix encore plus prestigieux ne manqueront pas d’émailler à l’avenir. Beyrouk vient d’ailleurs d’être
nominé pour la quatrième édition du « Prix de la Littérature arabe », décerné conjointement par l’Institut du
Monde Arabe et la Fondation Lagardère.
En primant cet écrivain de talent, le jury du prestigieux « Prix Ahmadou Kourouma » de littérature a fait enfin un
hommage qu’il fallait rendre, depuis longtemps, à un écrivain de talent dont l’œuvre est sans pareille. Au delà de
cette consécration de l’auteur, ce prix, répétons-le, honore tous les écrivains mauritaniens et ceux d’expression
française particulièrement.
J’espère pour ma part que le Prix Kourouma sera de bon augure pour l’avenir de notre jeune association qui, à la
phase actuelle de son parcours, souffre sans doute de certaines insuffisances dans l’organisation de ses
manifestations (absence d’un local par exemple, entres autres), mais qui arrive quand même à mener à bien ses
activités et à assurer un cadre favorable pour la réussite de ses membres. Cela doit être pour nous non seulement
une raison d’espérer, mais surtout une raison de croire, de notre côté, que l’envol est pris et que désormais
l’AEMEF a fait son choix, celui de contribuer, grâce à l’écriture de livres par ses membres, au développement
culturel de notre chère patrie, et de bâtir des passerelles qui serviront de belles rencontres entre nous et le reste du
monde.
Je vous remercie".
M'Bouh Seta DIAGANA
Maître de Conférences en Littératures Francophones à la Faculté des Lettres,
Université de Nouakchott, Mauritanie
Secrétaire général de l’AEMEF
Beyrouk, sans tambour ni griot
Présenter l’œuvre de Beyrouk est à la fois chose ardue et aisée‫ ة‬tant sa poétique est sauvage et élaborée, son
écriture classique et moderne, ses thématiques simples et complexes.
Je n’aborderai pas l’homme Beyrouk, vous le connaissez sans doute mieux que moi dans cette salle. En toute
sincérité je ne l’ai découvert qu’en 2006 lorsqu’il publia son premier roman : « Et le Ciel a oublié
pleuvoir » ; même si plus tard je saurai que d’autres liens autres que littéraires m’unissaient à lui.
Mon intérêt pour l’écrivain me fera découvrir d’autres facettes de l’homme : le journaliste assoiffé d’indépendance,
le penseur libre, le chroniqueur, le pionnier de la presse indépendante. J’avoue, à mon humble avis, que tous ces
attributs de Mbarek** devenus aujourd’hui comme intrinsèques à sa personne, ne l’ont été que grâce à sa gloire
littéraire. Pourtant, s’il a toujours taquiné les muses et écrit très tôt ses premiers textes de qualité littéraire
indéniable au demeurant. C’est relativement tard qu’il va s’affirmer sur l’échiquier culturel international, en 2006
alors qu’il a presque 50 ans. Son œuvre littéraire éditée riche de quatre textes, dont trois romans : « Et le Ciel a
oublié de pleuvoir », « le Griot de l’Emir », « le Tambour des larmes » ainsi que le recueil « les nouvelles du
désert », fait incontestablement une fierté pour notre pas.
Son coup d’essai, « Et le ciel a oublié de pleuvoir » fut un coup de maître ; et la critique ne s’est pas trompée
autrement en saluant unanimement la naissance d’une plume prometteuse et surtout porteuse des valeurs tirées du
local avec cependant des résonances universelles, des valeurs chevaleresques, débarrassées de contingences
particularisantes qui lorsqu’elles ont quand bien même pour référence une petite tribu du désert, elles n’en
demeurent pas moins des échos et des dédoublements retentissants et audibles ouverts à tous les pans de
l’univers. « Et le Ciel a oublié de pleuvoir », un coup d’essai - disais-je - salué comme un coup de maître, dont la
première force est d’abord le style. Les thématiques développées dans le roman toutes accrocheuses qu’elles sont,
ne sont - toutes proportions gardées- que de prétextes au service d’un style qui aurait pu constituer à lui seul un
roman, un roman qui ne tiendrait que par la seule force du style comme le dirait Flaubert à propos de
« l’Education sentimentale ».
Mon cher Mbarek**, je sais bien que tu n’apprécies que peu les gloses des universitaires, et leurs commentaires et
leurs analyses et leurs critiques pédantes, et leurs péroraisons pour pasticher ton style inégalable, fleuries de figures
de rhétorique ; mais aujourd’hui tu n’as qu’à prendre ton mal en patience, pour une fois que nous avons, mes
collègues et moi, l’occasion de te faire écouter nos dissertations, on ne se fera pas prier….
Plus sérieusement, contrairement à ce que l’opinion pense, ce n’est pas avec « Le Tambour des
Larmes » que Beyrouk a commencé à être primé. « Et le Ciel a oublié de pleuvoir » a reçu lui aussi ses prix et a
été nominé à plusieurs prix de prestige à sa parution. Le Prix Kourouma et « Le tambour des Larmes » ne
sont pas pour moi des surprises, bien au contraire, ils viennent confirmer la belle dynamique de notre
romancier. Ce qui n’est pas en soi évident ; car publier en moins de dix ans trois chefs d’œuvres, trois best sceller
relèvent sinon d’un talent à nul autre pareil du moins à une inspiration exceptionnelle et la persévérance dans
l’amour du travail bien fait. Certains grands auteurs africains ont-ils attendu combien d’années pour publier un
deuxième roman après le succès du premier ? Il s’est écoulé 34 ans entre « l’aventure ambigüe », le premier
roman de Cheikh Hamidou Kane et « les gardiens du temple » son second ; 22 ans entre « Les Soleils des
indépendances », le premier roman d’Ahmadou Kourouma et « Monné, outrages et défis », son deuxième.
Combien de grands écrivains installés dans la postérité mais dont la renommé n’a été faite que sur la base d’une
seule œuvre ? Je pense à Montaigne et à ses « Essais », à La Bruyère et à ses « Caractères… », à Alain
Fournier et « le Grand Meaulnes », et j’en passe.
J’aurais bien voulu faire une analyse détaillée de chacun des romans de Beyrouk, mais ni le temps ne le permet ni
le contexte ne s’y prête, en plus mes collègues vont aborder tout de suite certains aspects de l’œuvre de notre
lauréat. Je me contenterai en ce qui me concerne d’en brosser certains contours.
Continuité et complémentarité
Il faut de prime abord dire qu’il y a une certaine continuité et complémentarité générique du roman beyroukien.
Chaque roman s’inspire d’un mode littéraire et s’enracine dans une tradition à la fois très ancienne et universelle,
sous-tendue par une poéticité débordante. Aussi, « Et le Ciel a oublié de pleuvoir » s’enracine-t-il dans une
narration mythologique. Et de là comparer Lolla, l’héroïne du roman à Antigone de Sophocle, il n’y a qu’un pas
qu’on pourra allégrement franchir. « Quant au griot de l’émir », ne nous fait-il pas penser à tous les contes et
légendes, orientaux et africains de la savane, de la forêt et du désert, certains contes d’Amadou Koumba ou
d’autres de mille et une nuits si ce n’est l’épopée mandingue. Enfin, nous retrouvons toutes les réminiscences de
l’épopée et de la tragédie dans Le tambour des larmes ». La fatalité, le destin, la grandeur de l’âme, la noblesse du
cœur, la dichotomie honneur et devoir, sont autant de manifestations qui semblent caractériser la belle et
rebelle Rayhana.
Lolla, Khadija, Rayhana voilà les trois noms, les trois beautés, les trois rebellions qui constituent le harem
littéraire de Beyrouk et qui donnent du fil à retordre à toutes les dictatures phallocratiques des tentes cossues et
têtues des sables mouvants ;
Lolla, Khadija, Rayhana, trois femmes, trois belles, trois rebelles qui disent oui à l’amour, à la poésie à la vie ;
trois grâces qui disent non à la haine, à la vanité et à la compromission.
Rêve de générosité
Les trois romans de Beyrouk, je veux dire les trois héroïnes que je viens de citer ne sont que l’incarnation de la
quête de leur auteur ; la vertu, la bienveillance le désir de la délivrance du monde, Il ne s’agit pas dans cette œuvre
de la dénonciation de l’esclavage, mais de l’appel à la liberté ; il n’est pas question d’injustice mais d’un rêve de
générosité, non pas de la concupiscence mais de don de soi. Il n’y a dans l’attitude de Lolla,
de Khadija et Rayhana, ni soupçon de rancune, ni désir de vengeance. Non leurs gestes, leurs stratagèmes, leurs
alibis sont simplement humains, beaux et guidés par l’amour dans toute sa quintessence, dans toute son essence.
Trois romans symbioses, trois romans synthèses qui résument à eux seuls la généalogie du romancier, le fils
d’Atar, le neveu de Tombouctou ; l’enfant maure aux oncles bambara. Intagrist l’a su bien résumé. Quand il
écrit :
« Beyrouk est en quête de vertus. Il s’emploie avec acuité à faire des qualités morales le trait cardinal de ses
héroïnes. Que ce soit dans « Et le ciel a oublié de pleuvoir », son premier roman paru en 2006, dans « Le Griot de
l’émir », publié en 2013, ou encore dans ce tout dernier « Le Tambour des larmes », qui lui vaut la distinction
du Salon de Genève, son désir de bienveillance perce dans ses personnages, comme une attitude spontanée. Et le
lecteur est frappé par une telle attention aux vertus morales qui donne une unité à toute son œuvre, en même temps
qu’elle laisse entendre, en arrière-plan, le message que Beyrouk entend délivrer au monde : décrire
un Sahara « méconnu » où se fait aujourd’hui la synthèse des Afriques.
En distinguant un auteur saharien, le jury du prix Ahmadou-Kourouma, généralement « dédié aux œuvres
consacrées à l’Afrique noire », fait sauter symboliquement le verrou des frontières mentales et culturelles
entre l’Afrique saharienne et subsaharienne et veut considérer le continent dans sa globalité », Le Monde Afrique.
Trait d’union
Oui Beyrouk, à l’image de la Mauritanie, est l’écrivain trait-d’union, l’écrivain-osmose par excellence. Son
identité est particulièrement fluctuante entre le nord et le sud de Sahara. Son histoire personnelle et familiale
témoigne de son œuvre unie et variée. Son écriture (qui se déploie dans la langue française) en reste marquée et se
trouve en quelque sorte chargée d'une fonction testimoniale. L'écriture devient elle-même fluctuante, entre deux
mondes. De la culture oasienne à la production francophone, c'est un parcours original qu'effectue Beyrouk.
Je suis persuadé que Mbarek** n’a pas fini de nous étonner par son écriture, car celle-ci, j’en ai l’intime
conviction, est pour lui une nécessité vitale, conditionnée par un besoin intérieur. C’est me semble-t-il un plaisir
pour lui de raconter par l’écriture des histoires ; une écriture devenant plus défensive, comme une voie de fuite de
la société moderne, violente et artificielle où tout le monde rencontre la mort, l’envahissement, l’asservissement et
l’agression de la vie. Il cherche à retranscrire le monde, à faire en sorte que la pensée humaine corresponde avec le
texte.
Revote
Dans «Le tambour des larmes, en l’occurrence, c’est par cette modernité qu’arrivera le malheur de Rayhana avec
l’installation à côté de son campement des étrangers, citadins dépourvus de foi et d’honneur :
Rayhana, belle, à peine sortie de l’adolescence, âme confiante, n’a pas vite compris son sort de femme. Elle a cru
aux paroles tendres et furtives d’un jeune citadin. La voici enceinte avant d’avoir été mariée ; pire, d’un amant
inconnu, nuitamment disparu comme il est apparu. Horreur ! Scandale ! Elle accouche en cachette, on lui arrache
le bébé et la marie de force à un garçon naïf afin de simuler, preuve à l’appui, sa virginité. Les âmes rebelles sont
en fait des esprits confiants et purs. Rayhana ne peut consentir à ce destin. Son bébé disparu la hante, ce qu’on a
fait de lui la torture nuit et jour. Elle ne peut rester là, dans ce campement, dans ce monde. Elle s’en va, s’enfuit,
s’évade d’eux, de tout, de tous. En emportant – geste de vengeance ? De rage ? – l’objet sacré parmi les plus
sacrés de la tribu : le tambour tribal. » Théo Ananissoh, La cause littéraire.
« Jamais le tambour de la tribu ne devait toucher terre, jamais des mains impures ne devaient l’approcher, jamais
il ne devait quitter le cœur de nos campements, le tambour c’est nous, le tambour c’est notre présence, nos têtes
relevées, notre voix (…) Et voilà, moi,Rayhana, la mauvaise, j’ai accompli le geste fatal, j’ai étranglé vos voix, j’ai
châtré votre force, j’ai brûlé vos tentes, j’ai insulté vos aïeux et les miens, j’ai appelé à vous la honte, je me suis
emparée de votre rezzam, letobol sacré, et je l’ai souillé de mes mains de femme, de ma poitrine impure, et puis je
l’ai laissé choir. Le tambour de la tribu a touché terre. Il va, si vous ne le reprenez pas, perdre la baraka première,
ne plus gronder pour vous, ne plus avertir des dangers qui guettent, ne plus appeler les braves à la mort. Votre
tambour s’est tu, parce que, moi, Rayhana, la mauvaise, la dévergondée, je l’ai conquis », Le tambour des larmes,
p 11-12.
Sous les feux de la rampe
Pour finir et au risque de ma répéter, je dis encore que Beyrouk a mis la littérature mauritanienne francophone sous
les feux de la rampe. En effet, après ce prix Kourouma, personne n’osera encore demander s’il existe une
littérature mauritanienne d’expression française. Et Dieu sait que cette question m’a été posée à chaque fois que je
présentais une communication dans de colloques internationaux. A voir la liste des noms des précédents lauréats
de ce prix, nous ne pourrions être qu’admiratifs, et en cela le succès de Beyrouk mériterait d’être salué et apprécié
à sa juste valeur. Avant lui, ce furent en effet des auteurs tels que Tanella Boni, Sami Tchak, Nimrod, Emmanuel
Dongala, Scholastique Mukasonga, Kossi Efoui, Tierno Monénembo… La récompense de Beyrouk doit être
saluée comme une revanche ; elle vient en effet mettre du baume au cœur de toute une génération d’auteurs et
chercheurs mauritaniens qui ont toujours cru à la qualité et à la vitalité de la littérature mauritanienne de langue
française en sacrifiant parfois sur l’autel du militantisme littéraire national des vocations.
Cette consécration vient donc légitimer une littérature qui se débat depuis un demi-siècle dans le difficile mais ô
combien exaltant combat de la reconnaissance que des esprits bien-pensants lui dénient. Oui, nous le savons
depuis Hegel : «Rien de grand ne s'est jamais accompli dans le monde sans passion ».C’est cette même passion
qui t’a poussé et t’a permis, à toi Beyrouk, de hisser haut et fort l’étendard du « pays du million des poètes » et
de porter sur les fonts baptismaux une littérature certes peu connue, mais dynamique, qui fait
incommensurablement son petit bonhomme de chemin, sans tambour de larmes ni griot d’émir mais sur laquelle
le Ciel n’oubliera pas de pleuvoir.
------------------------------------------------------------------------------*Prénom de l’auteur objet du présent papier, M’Barek Ould Beyrouk, qui signe ses œuvres sous le nom de
Beyrouk.
Idoumou Mohamed Lemine (Professeur d’université)
Secrétaire à l’édition à l’AEMEF.
L’œuvre de Beyrouk, trois constantes *
Parler de Beyrouk et de son œuvre est pour moi une entreprise intellectuellement ardue : Non seulement je dois
séparer en moi entre l’homme et le critique littéraire, ce qui est déjà très difficile en soi, mais je dois aussi faire la
distinction, autre difficulté de taille, entre un « ami véritable » suivant les termes de Montaigne et un écrivain dont
mon rôle en tant que professeur est d’étudier les œuvres avec détachement et, autant que faire se peut, froide
objectivité.
Je réserve pour des occasions moins solennelles de parler de l’ami dont toute une vie de relations exemplaires à
tous points de vue – Macha Allah – m’ont appris à apprécier les qualités humaines et je m’en vais parler de
l’écrivain ; du prix Ahmadou Kourouma 2016. Mais puisqu’il s’agit d’un ami, vous imaginez sans doute
l’embarras où je me trouve d’avoir à choisir entre encenser un talent qui n’a plus rien à prouver et proposer une
lecture objective des manifestations textuelles de ce talent.
Que Beyrouk obtienne un prix si prestigieux ne m’a personnellement pas surpris : je l’avais pressenti, déjà, pour
son deuxième roman, « Le griot de l’Emir ». Et j’avais dit, au cours de la cérémonie de présentation-dédicace
organisée à la Maison de la Culture à l’occasion de la sortie du livre, que ce roman ferait parler de lui. Je publiai
d’ailleurs mes impressions de lecture dans les colonnes du quotidien Biladi du 7 mars 2014 sous le titre « Le griot
de l’émir : un roman dont on parlera beaucoup » ; formulation dont la banalité voulue exprimait sciemment cette
prémonition. Que le prix soit donc décerné pour « Le Tambour des Larmes » deux ans plus tard, ne constitue à mes
yeux que la récompense, juste différée, du talent d’un écrivain qui méritait déjà d’être distingué pour son œuvre
précédente. Il ne s’agit pas là d’une déclaration de préférence pour « Le griot… » au détriment du « Tambour… » l’un pourrait-il d’ailleurs se concevoir sans l’autre ? - mais de l’expression d’un constat : Les trois romans
de Beyrouk, les deux derniers surtout, ont tellement de choses en commun que le cœur et la raison balancent entre
eux, comme dirait Charles Baudelaire.
Mon propos ici n’étant pas d’entrainer l’assistance dans de savantes et complexes interprétations textuelles – je
laisse ce soin à mes éminents collègues qui, eux, peuvent s’adonner à cet exercice sans état d’âme - je me
permettrais brièvement d’insister sur trois constantes qui me semblent marquer, déjà au niveau de la macrostructure
narrative et discursive, l’œuvre romanesque du lauréat du Prix Ahmadou Kourouma 2016 :
Première constante : Une société nomade en sédentarisation
Ce thème, est présent dans toute l’œuvre romanesque de l’auteur. Il est prédominant dans le recueil de nouvelles,
« Nouvelles du désert », paru chez Présence africaine en 2009). C’est, peut-on dire, le principe générateur de
l’écriture de Beyrouk : il l’aborde dans « Et le ciel a oublié de pleuvoir » à travers les destins croisés de trois
nomades dont la vie est tissée par leurs relations réciproques avec l’héroïne, Lolla, une jeune affranchie qui, pour
marquer son rejet de l’ordre archaïque de la tribu, où elle a ouvert les yeux, les oreilles et tous les sens sur la
servitude, l’injustice et l’étouffement des élans de vie, emprunte les chemins tortueux mais exaltants du refus et de
la révolte. Dans ce roman, la société nomade en sédentarisation est décrite avec force détails : des bouleversements
qui en affectent l’organisation, aux angoisses et interrogations qui tourmentent l’âme des personnages, passant par
les scarifications douloureuses ; « souillures infectes des ces dernières années » (p. 39) laissées sur la terre
immaculée des ancêtres. Ces bâtiments ubuesques qui poussent entre les dunes, ces routes qui rendent facile
l’exode et amènent les mauvaises idées et les mauvaises choses, ces gendarmes, cette administration…, bref, cet
ordre qui « s’est établi [et] qui ne vient pas de nous », dit Béchir, le Chefd’Aoulad Ayatt (pp. 35-36)
Beyrouk peint les métamorphoses de la société maure aujourd’hui tels que les voient et ressentent, tour à tour,
Mahmoud l’affranchi, lucide et prudent, Lolla l’indomptable, Béchir, le féodal arrogant et récalcitrant au progrès
et Moulay, le fou libre de parole et d’acte. C’est ce dernier qui tire, d’ailleurs, les enseignements de cette histoire
émaillée de coups durs, de cœurs brisés et d’audacieuses irrévérences en décrivant, avec une sagacité où pas un brin
de folie ne se perçoit, la société nouvelle qui émerge de la lutte entre les classes déclenchée par les soubresauts de
la vie citadine.
La même thématique traverse « Le Griot de l’Emir », où elle se décline cette fois sous forme d’une version
romancée de l’épopée guerrière d’Oulad M’Bareck au XVIIIème et XIXème siècles passés, de leurs luttes
intestines pour le pouvoir et conflits de générations, ponctués par la poésie et la musique des griots, ces faiseurs de
princes et défaiseurs de dynasties entières. Ici, Beyrouk se sert de l’épopée pour tenter d’inverser le cours de
l’histoire, afin de restaurer l’ordre juste et normal ; abattre l’usurpation par le présent des grandeurs ancestrales.
La quête par le Griot d’Oulad Mabrouk de l’ordre perdu, parce que suscitée par la mort tragique de la
belle Khadija et le projet de poursuivre son combat et de venger son honneur foulé, est comparable par bien des
aspects à celle de Rayhana, l’héroïne de « Le Tambour des larmes », pour retrouver son enfant, symbole de son
identité de femme ; la sape méticuleuse par lui du pouvoir de l’Emir Ahmed, son ennemi et celui de sa maîtresse,
fait pendant au vol par la jeune mère révoltée du Rezzam, le tambour de la chefferie d’Oulad Mahmoud.
Dans les trois romans donc, nous assistons à la mise en récit de deux temps : Le temps des aïeux, de la Badiyya,
des harmonies et des tranquillités de la tradition et celui des gens d’aujourd’hui, de la ville et des corruptions dont
la ville frappe tout ; le temps de la modernité.
Deuxième constante : Le personnage de la femme rebelle
La femme occupe une place centrale dans l’œuvre de Beyrouk. La critique littéraire devrait un jour s’intéresser à
ce sujet. Lolla, en plus d’être au centre de l’intrigue de « Et le ciel a oublié de pleuvoir », prend la parole dans
quatre des onze séquences du roman, dont l’avant-dernière, celle qui précède l’unique prise de parole par Moulay,
le fou. Les premières paroles de l’héroïne du roman sont des paroles de refus et d’irrévérence : « Je n’ai pas été
avalée par les flots. Je n’ai pas offert ma virginité pour calmer les appétits du monstre. Je ne me suis pas courbée
devant les sentences du ciel, ni les rafales du zéphyr, ni les injonctions au petit matin. J’ai refusé mon corps aux
certitudes évanescentes d’hier et aux illusions branlantes d’aujourd’hui » (p. 23) et ses dernières des mots
d’audace et de défi : « Moi Lolla, je viens défier Béchir et tous ses pères, et Leguelb et toutes ses peurs et le monde
entier… » (p. 119).
On retrouve ce refus, cette irrévérence, ce défi sous-tendant la fierté de Khadija, dans « Le griot de
l’émir » lorsqu’elle dit à l’Emir Ahmed, le vainqueur des siens et démolisseur de leur gloire : « Je te salue, émir
du moment ! », pour lui signifier le mépris qu’elle a pour son pouvoir usurpé et provisoire.
Et voici ce que dit Rayhana, dans « Le tambour des larmes » :« Et moi, Rayhana, si fragile et menue, je n’avais
peur de rien. J’étais prête à tout, à affronter les ogres de la nuit et les serpents des sables, à plonger seule dans
l’enfer des cités »(p.9)
Ou encore :
« Et voilà, moi Rayhana, la mauvaise, j’ai accompli le geste fatal, j’ai étranglé vos voix, j’ai châtré votre force,
j’ai brûlé vos tentes, j’ai insulté vos aïeux et les miens, j’ai appelé à vous la honte… » (p. 12)
Ces trois figures féminines ont donc l’indépendance et le parti pris féministe qu’Elizabett Bennet dans « Orgueil
et préjugés » de l’Anglaise Jane Austen (paru en 1813), le courage et la force physique et mentale de Lisbeth
Salander dans « L’homme qui n’aimait pas les femmes » du Suédois Stieg Larsson (2005). Elles sont, toutes les
trois, en avance sur le temps de leur tribu et de leur peuple, en ce qu’elles ont rompu le silence, élevé la voix et jeté
un pavé dans l’ordre établi et les certitudes égotistes de leur société.
Face aux mirages des temps nouveaux, d’une part, et aux nostalgies surannées des temps passés de l’autre, les
destins de Lolla, Khadija et Rayhana convergent au même point de rupture et empruntent la même voie de
révolte, prometteuse de temps et d’ordres autres que ceux que leur propose l’histoire.
On peut aussi disserter, longuement, sur le personnage de M’Barka, l’esclave marronne qui aide Rayhana dans
sa quête, de la présence, pleine de sens dans le contexte mauritanien, d’un efféminé dans le roman, etc. Et aussi sur
la symbolique des personnages et des situations qui font de « Le tambour des larmes », le plus mauritanien des
romans de Beyrouk.
Troisième constante : Un lyrisme poétique
Beyrouk a souvent recours au lyrisme dans son écriture. Son écriture est pétulante de poésie. En cela, l’usage
systématique de la narration à la première personne du singulier est révélateur.
Aussi bien dans son premier que dans son deuxième roman où il donne la parole, d’abord à plusieurs
personnages (Mahmoud, Lolla, Béchir et Moulay (Et le Ciel…), puis à un seul personnage, le griot d’Oulad
Mabrouk, dans « Le Griot de l’Emir », que dans ses nouvelles, l’auteur prête à ses créatures littéraires ce parfait
instrument textuel de la subjectivité dans le langage (Cathérine-Kerbrat Orechioni). Le choix, finalement, de
l’origine du flux narratif, se confirme dans « Le Tambour des Larmes », dont la narratrice, Rayhana, est le centre
de focalisation du récit et la source du discours.
De roman en roman, donc, l’auteur nous livre ce que R. Jakobson appelle «…une expression directe de l'attitude
du sujet à l'égard de ce dont il parle » ; une sorte de « pathos »orienté vers les mouvements de l’âme d’une
bédouine prise de rébellion, déterminée à prendre sa revanche sur les siens et sur les ostracismes qui pourrissent la
vie des siens et les empêchent de vivre dans leur temps. Il passe ainsi d’une vision à multiples voix de la réalité, à
une vision à une seule voix, celle du personnage narrateur principal, la sienne, peut-on dire, sans tomber – c’est
important de le souligner –dans le subjectivisme, ni dans l’identitarisme primaires.
Pour livrer son message itératif sur la société nomade en sédentarisation Beyrouk emploie, en plus de l’effusion
intime (l’usage du « Je »), des évocations de souvenirs personnels et nostalgiques, des flux de conscience, un
vocabulaire émotionnel, des mots et expressions poétiques, des anaphores, des métaphores et d’autres enjoliveurs
verbaux chers aux poètes… Cela donne à la prose de l’auteur une saveur particulière qui fait de ses romans presque
de longs poèmes narratifs.
Et dans « Le tambour des larmes » il recourt, pour la première fois, à une toponymie
réaliste : Hamdoun, Atar, Nouakchott, Tombouctou ; (cité mythique par laquelle le roman acquiert une
dimension régionale sur la voie de l’universalité)… Beyrouk introduit ainsi la poéticité de ces lieux à la beauté
époustouflante dans son texte. Et il évoque, non sans parti pris de couleur locale, certaines caractéristiques de la
société maure des campements et des villes : la passion des grands espaces, la musique, celle des maîtres et celle
des esclaves … Tout cela situe l’histoire de son roman dans l’espace mauritanien et ouvre large la voie de sa lecture
contextuelle.
Il reste cependant, qu’en même temps qu’elles en fondent l’authenticité, les trois constantes évoquées là-haut
consacrent aussi l’universalité de l’œuvre du Prix Ahmadou Kourouma 2016. Mais, dans leur mauritanité
assumée et soigneusement construite par l’auteur, les personnages de Beyrouk demeurent d’abord des catégories
esthétiques, c’est-à-dire des symboles d’actions, de sentiments et de valeurs universels.
Une prouesse que mon ami Cheikhou** réussit et qu’on ne trouve pas chez nombre d’écrivains mauritaniens
d’aujourd’hui, plus portés sur ce qu’ils peuvent faire avec la littérature que sur ce qu’ils peuvent faire pour elle.
--------------------------------------------------*Surnom donné à l’auteur objet du présent papier, Beyrouk. Il est surtout connu dans des milieux qui lui sont
proches : amis et membres de sa familles, (NDLR).
Mamadou Ould DAHMED ,
Professeur habilité, chercheur de littérature francophone,
Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Nouakchott
Vice-président de l’AEMEF.
"Le tambour des larmes" de Beyrouk, déshonneur et
honneur de femmes*
En signant récemment son troisième roman, Le Tambour des larmes, Editions Elyzad, 2016, Beyrouk confirme
son talent de romancier. Par sa forme et sa thématique, cette œuvre vient renforcer la cohérence d’un univers
imaginaire que cet écrivain bâtit consciemment ou inconsciemment autour de certaines figures féminines, autour de
certaines images obsessionnelles d’un passé lointain et proche à la fois, d’un présent fortement imprégné de
traditions et de mentalités séculaires, le tout sur fond d’une analyse approfondie des mutations sociales du pays, et
porté par une poésie dont le lyrisme tempère parfois les évocations des situations les plus dramatiques.
Ces thèmes et beaucoup d’autres sont pris en charge le plus souvent par des procédés narratifs assez originaux, tels
que l’alternance entre les épisodes du passé et ceux du présent, l’enchevêtrement, la superposition des états de
conscience et d’inconscience, la délégation de la voix narrative à la figure féminine qui, tout en racontant l’histoire
et imposant ainsi son point de vue qui s’élargit parfois à la gent féminine ou du moins au groupe d’âge, fait de la
femme et de ses différentes figures, l’élément essentiel du roman.
1. STRUCTURE ET PROCEDES NARRATIFS
Le titre du roman de Beyrouk : Le tambour des larmes peut se lire comme une introduction symboliquement
paradoxale à l’histoire tragique de l’héroïne Rayhana. Le tambour évoque souvent la joie, la dance, l’harmonie,
alors que les larmes sont le signe manifeste le plus souvent de la détresse, de la tristesse. Le tambour prendra très
vite dans le récit plusieurs valeurs au point de devenir lui-même la métaphore du pouvoir traditionnel autoritaire et
phallocratique. L’autodafé du tambour dans le dernier chapitre, épilogue du roman, renforce la portée symbolique
de cet instrument traîné comme un fétiche tout au long du récit.
1. Ordre du récit et ordre de l’histoire
Le récit est le processus narratif qui prend en charge l’histoire racontée. Celle-ci consiste en une série d’évènements
qui s’enchaînent selon une certaine logique et les intentions esthétiques de l’auteur. Ainsi, Le tambour des
larmes raconte l’histoire tragique de Rayhana, jeune fille bédouine, issue d’une noble lignée, encore dépositaire du
pouvoir et de l’autorité tribales, séduite et rendue enceinte par Yahya, ingénieur dans une société d’exploration
venue s’établir près du campement de la tribu des Oulad Mahmoud. Mariée de force à Memed pour sauver
l’honneur et les apparences par une mère autoritaire et intraitable, Rayhana fuit sa famille, son clan et son bled à la
recherche de son fils illégitime, enlevé et caché par sa propre mère pour enterrer l’opprobre. Rebelle contre sa
société et ses codes d’honneur, elle emporte dans sa fuite vers la ville d’Atar, rezzam, le tambour séculaire,
symbole de la suprématie et de l’honneur tribal, en guise de rançon. Son errance dans les villes d’Atar et
de Nouakchott permet de jeter un regard sur une société en pleine mutations. Les tribulations de cette jeune
« sauvageonne », dévoilent l’attachement à des valeurs « rétrogrades » dans une société traditionnelle et les
comportements modernes répréhensibles d’hôtes dont la bonté pourtant coule à flot et à fleur de peau, comme son
ancienne esclave Mbarka, Hama, l’efféminée, sa sœur Hawa qui accueille la fugitive à Nouakchott, son fils
Abdou le journaliste d’investigation ou le détective ainsi que le foyer accueillant des deux jumelles.
L’histoire que nous venons de résumer est racontée dans le roman suivant un ordre non chronologique. Plutôt,
l’auteur en déléguant la responsabilité de la narration au personnage central de Rayhana, soumet l’histoire aux
états d’âme et de conscience d’une victime profondément ébranlée. Aussi évoque-t-elle les différentes péripéties de
l’intrigue de manière non linéaire. La narration désarticule l’ordre de l’histoire. On remarque une alternance entre
l’évocation des séquences du présent et celles du passé, ce dernier n’étant pas présenté dans l’ordre où les
évènements se sont déroulés. Le tableau suivant montre l’ordre logique de l’histoire telle qu’elle est sensée être
réellement passée en mettant les chapitres dans l’ordre normal.
Avant de présenter ce tableau, il nous faut préciser que même si les chapitres ne sont pas marqués par une
numérotation forte dans le roman, on peut remarquer une mise en page et des espacements qui aident à distinguer
clairement les différents chapitres du roman. Cette répartition est d’ailleurs renforcée par l’unité d’action,
l’intention narrative qui caractérise chaque chapitre. Ainsi le roman se compose de onze chapitres, de longueur
inégale mais sans véritable déséquilibre, sauf pour les deux derniers chapitres qui sont assez courts par rapport au
reste et seuls se suivent dans l’ordre de l’histoire racontée. Le chapitre numéro 11 est particulièrement court : deux
pages seulement, c’est véritablement l’épilogue du roman.
Le tableau synoptique de la chronologie évènementielle de l’histoire montre que les chapitres pairs (2, 4, 6,8) se
suivent logiquement selon l’ordre normal de l’histoire alors que les chapitres impairs (1, 3, 5, 7, 9) se succèdent. La
narration a opéré une désarticulation dont l’auteur détient seul le secret eut-il procédé à cet effet de manière
consciente ou non. Cette répartition n’est altérée que par la composition du chapitre 9 centré globalement sur
l’arrivée de Rayhana à Nouakchott ; il comprend tout de même une longue analepse qui revient sur le retour
bredouille de Memed qui était parti à la recherche de l’enfant. C’est alors que l’héroïne se décide à quitter son bled
pour Atar, emportant avec elle le tambour tribal. Chronologie des événements de l’histoire du roman :
Dans son déroulement, le roman met en parallèle plusieurs parcours parfois similaires, parfois contrastés. Cela
renforce son organisation interne, sa cohérence thématique. Ainsi, à l’établissement du campement de la société
d’exploration près de la tribu des Oulad Mahmoud fait écho l’établissement de la tente de la mère près
des Imraguen et aussi le campement du clan des Tekats « voleurs d’esclaves, vendeurs d’âme, pillards, habités
par les djinns de la dévastation et des colères impies… », (p.130). Toutes ses situations de « voisinages non
souhaités » sont marquées par l’incommunicabilité, la mauvaise appréhension. Ces situations renvoient aux
rivalités séculaires entre tribus et campements qui se disputent le couvert végétal, les pâturages. Un autre
parallélisme plus symbolique s’établit entre les fuites des personnages de la campagne vers la ville. Il y a d’abord la
fuite de l’esclave marron Mbarka qui ne supporte plus sa situation en dépit de son amitié pour sa
maîtresse Rayhana ; il y a ensuite la fuite de l’héroïne vers Atar à la recherche de son enfant ; le gardien de
voitures, lui, est chassé de sa hella par les effets de la sécheresse. Mais si les deux fugitives dressent un tableau
sombre de la vie nomade, le gardien reste nostalgique de ce monde traditionnel dont il évoque l’équilibre et l’ordre.
Il préfère l’absolutisme émiral généreux à l’autoritarisme étatique moderne incapable de subvenir aux besoins des
citoyens encore moins d’imposer les règles de sa démocratie. Il a le même point de vue que Memed, homme de
culture, qui a préféré retourner vivre auprès des siens à la campagne et qui continue à pourfendre le train de vie
dévoyé des citadins à l’image du comportement de Yahya. Ce tableau sombre de la société moderne culmine dans
les invectives sermonnées par l’instituteur Ahmed Salem, une autre figure de l’immigration forcée de la ville vers
la campagne.
1.2 La voix narrative
Dès l’incipit du roman, le lecteur découvre la poésie familière de l’auteur, mais cette fois transfigurée en un
monologue intérieur d’un narrateur auto diégétique. Il ne reviendra pas de sa surprise lorsqu’il se rend compte, au
travers d’un accord au passage « J’étais pourtant heureuse » (p.7) que la voix narrative est une voie féminine.
Mais, le lecteur n’est pas encore au bout de ses surprises, lorsque ce « je » s’élargit au chapitre 2 pour se faire le
porte voix de la communauté tribale des Oulad Mahmoud : « Nous vîmes soudain arriver ces monstres de fer et
d’acier. Nous ne savions rien, car personne ne nous avait prévenu » (p30), ou celle du groupe d’âge des jeunes
filles : « Nous, les jeunes filles bien nées, nous nous efforcions de grossir pour être belles et bien nous marier, mais
nous passions surtout la journée à raconter et écouter des histoires où il était question de prince charmant qui
tombait amoureux de la jolie bédouine », (p.41). Cette élasticité de la voix narrative lui permet trois attitudes :
l’objectivité narrative, lorsqu’elle ne fait que décrire la société nomade et la tribu avec un « nous » globalisant ; le
lyrisme poétique qui accompagne les déclamations au cours des soirées de groupe d’âge, les réminiscences, les
débats intérieurs portés par le monologue intérieur qui constitue une bonne dimension du roman et qui s’exprime à
la première personne (je).
2. Un roman du réalisme social
2.1 Des espaces symboliques
Le tambour des larmes déroule sa trame romanesque entre différents espaces qui contrastent autant par leurs
habitants que par leurs habitudes et leurs mentalités. Ils donnent un aperçu des multiples visages du pays tiraillé
entre le nomadisme et les mentalités primitives ancrées dans des traditions séculaires et une modernité habitée par
de nouvelles pratiques répréhensibles certes, mais qui s’imposent fatalement comme des défis que toute société en
mutation se doit d’affronter. L’opposition entre ces deux univers apparaît dès l’entame au travers de l’irruption des
agents perturbateurs de la société d’exploration dans le monde paisible de la tribu des Oulad Mahmoud. Vivant
dans son campement suivant l’ordre ancien réglé par l’autorité tribale, ce campement donne l’impression d’être
retranché de la civilisation, même s’il essaie d’entretenir les rapports politiques normaux avec l’administration
centrale. Au départ, il n’y a aucune communication entre les deux univers, comme s’ils n’étaient pas faits pour se
rencontrer ou cohabiter.
Par son intrusion, Yahya devient symboliquement l’agent par qui le scandale arrive dans le mode traditionnel. Le
personnage a le privilège de la séduction pernicieuse de la modernité. Symboliquement aussi, Yahya est comme
l’annonciateur de l’avènement de l’ordre nouveau, celui qui prévaut en ville et qui est décrié par son
rival Memed qui met en garde contre les valeurs néfastes de cet univers en tout point contraire aux codes de
l’honneur nomade : « C’est vrai qu’en ville, ils ne connaissent rien à l’honneur »,(p.46). Pour la mère
de Rayhana, « la ville, c’est le péché et le crime, à chaque instant », (p.58).
Rayhana va découvrir au fil de ses pérégrinations les contrastes entre ses deux univers ; elle dont le comportement
va susciter l’étonnement et les railleries de ses hôtes qui la prennent pour une sauvageonne. Les thèmes
traditionnels de l’opposition ville et village, de la tradition et de la modernité sont transcendés par une poésie
teintée d’ironie mordante de la part de l’écrivain. Pourtant, à quelque chose malheur est bon, car cette ville, lieu de
dépravation, devient par la force des choses, le lieu de liberté pour les esclaves qui se noient dans l’anonymat
urbain même s’ils seront confrontés aux affres de la vie, aux nécessités de l’existence qui peuvent faire d’eux des
« dépravés », comme Mbarka. Les maîtres perçoivent la vile de manière négative à l’image de la mère de
Rayhana : « tu devais avoir déjà atteint la ville ou les grosses bourgades, ‘’ là où les esclaves retrouvent la
liberté… et la misère ‘’, (p.114).
Le camp des Oulad Mahmoud, le village des Imraguen et le camp mobile des Tekats sont symboliques de
l’univers traditionnel. L’auteur évoque avec pittoresque la vie rustique et les différentes coutumes : mariage,
divorce, habitude alimentaire ou vestimentaire, habitat, l’exercice du pouvoir émiral, dénoncé de l’intérieur, les
groupes d’âge et les soirées de poésie. L’épisode chez les Imraguen donne l’occasion à des analyses
ethnographiques de cette communauté dont on décrit les pratiques de pêche, parallèle en cela à la vie mouvementée
des Tekats.
La présence de cette ingénue qu’est Rayhana dans les espaces urbains d’Atar et de Nouakchott est une autre
occasion de voir, au travers de son regard candide qui suscite parfois le ridicule, des milieux très différents. Dès son
arrivée à Atar, Rayhana perçoit d’autres formes de rapports sociaux ; le marché qu’elle arpente lui fait découvrir
l’insouciance des uns par rapport aux difficultés des autres. L’attrait pour les modes vestimentaires, les mœurs peu
amènes, les soirées de jouissances de Benje qui cohabitent avec celles de Medh constituent une part du tableau
social que l’héroïne découvre avec surprise. Cette peinture devient encore plus sombre lorsqu’elle s’enrichit de la
description de la vie à Nouakchott qui fait regretter parfois à l’héroïne la solidarité traditionnelle. En effet, la
capitale est le lieu de l’individualisme, du matérialisme, de l’indifférence, de la solitude et de la souffrance telle que
la vivent les enfants abandonnés.
A travers le parcours de M’barka, Hawa ou le gardien de voitures, le roman expose avec pertinence la question de
l’esclavage dans ses formes traditionnelles telles que vécue dans les campagnes, à l’image de la situation
de Messouda, esclave Imraguen, taillable, corvéable, soumise aux caprices et au traitement abusif de la mère
de Rayhana. Le récit évoque ce mouvement historique des révoltes individuelles qui ont entraîné la fuite des
esclaves marron de la campagne vers la ville. Ces révoltes ont été les véritables causes de l’émancipation et de la
libération des esclaves plutôt que tout autre mouvement de libération politique ou d’intervention de l’Etat. Le
développement des villes a eu un effet heureux sur l’amorce de la libération des esclaves qui poursuivent ainsi une
émancipation sociale et économique. Le roman en évoquant le train de vie de M’barka à Atar et la réussite
économique de Hawa à Nouakchott pose la problématique de l’insertion sociale de cette classe.
Le fondamentalisme religieux qui est devenu depuis quelque temps une réalité incontournable dans le visage
sociopolitique du pays est représenté à travers les tribulations de l’instituteur prêcheur Ahmed Salem et ses
démêlés avec l’administration scolaire et l’autorité tribale qui finit par s’émouvoir de ses dénonciations
sempiternelles.
2.2 L’honneur des femmes
Le tambour des larmes est un hymne à la féminité. C’est une œuvre dont les personnages principaux sont des
femmes. Plusieurs figures féminines, avec des profils et des rôles différents traversent ce roman, alors que
l’homme, même s’il déclenche par son action la trame du récit, reste relégué au propre et au figuré au second plan.
Certes, Rayhana, par son rôle actantiel peut sembler jouer le premier rôle. Mais sa mère possessive, autoritaire et
intraitable par ses stratagèmes donne l’image de cette sagesse ancestrale des tribus nomades, fortement imprégnée
des us et coutumes avec un sens élevé de la dignité et de l’honneur et qui pour ce faire est capable de sacrifier le
bonheur et la maternité de sa fille. Déçue, suite à la fuite de son mari, elle est restée attachée à son frère, le chef de
la tribu ; c’est dire combien l’intérêt de sa communauté et l’honneur familial priment sur toute autre considération.
Elle est capable pour cela de séduire par les récompenses, de faire chanter, de menacer, de manigancer les scènes
(celle de la virginité de sa fille,) les plus rocambolesques, et de faire preuve d’un courage suprême, lorsque pour sa
tranquillité et la préservation de son secret, elle doit affronter l’intraitable clan des Tekats. Son caractère, elle le
résume en une formule éloquente en s’adressant au chef des sicaires après avoir répété qu’elle n’était pas une
femme « ordinaire » : « Je suis née de la crête qui surmonte le haut du mont de l’Aoukar », (p.134).
Rayhana est l’image de la jeune fille bédouine naïve et quelque peu romantique qui se laisse facilement séduire par
un jeune homme étranger à son milieu qui lui fait miroiter les merveilles de la modernité. Avec la naissance de son
fils et devant l’attitude de sa mère qui la met en quarantaine avant de lui enlever son enfant, la mariant de force
pour sauver l’honneur, elle développe une attitude de révolte contre son clan qu’elle rend responsable de ses
déboires et décide de le punir en lui enlevant son rezzam, symbole phallocratique, d’honneur et de suprématie.
M’barka est la figure de l’esclave révoltée. Elle prend conscience de sa situation et décide de fuir ses maîtres pour
recouvrer sa liberté. Certes, on peut condamner son train de vie à Atar, mais elle vit sans rancune pour ses anciens
maîtres, reçoit son amie et la protège même contre la dépravation environnante. Culturellement, son image reste
liée aux soirées de Medh et Benje, mélange de profane et de sacré, qui constituent les créations artistiques de la
communauté harratine. Hawa est son double positif. Elle incarne une insertion réussie sur le plan social et
économique même si son teint devenu assez clair dénote d’un certain complexe apparent dans sa dépigmentation.
CONCLUSION
Le tambour des larmes, troisième roman de Beyrouk, est celui d’une certaine maturité apparente dans la maîtrise
de la narration et la profondeur de l’analyse des mutations sociales saisies au travers de l’épisode tragique
de Rayhana, jeune fille bédouine séduite et trompée par Yahya. Cet épisode sentimental est symbolique de
l’attrait croissant qu’exerce la ville sur la campagne et du mouvement historique de l’exode rural. Mais la ville par
ses mirages attire surtout cette catégorie d’esclaves marron qui espèrent retrouver une liberté longtemps confisquée.
L’auteur a su montrer la persistance de certaines mentalités rétrogrades à travers l’importance accordée à ce
symbole anachronique qu’est le rezzam, tambour tribal, dont la perte ameute toute la tribu qui poursuit la fugitive
jusqu’à la déloger de son refuge à Nouakchott. L’autodafé du tambour à la fin du roman signifie-t-il qu’un monde
est fini ; mais faut-il encore calmer les lamentations nostalgiques du gardien qui ne retrouve dans ce monde
moderne que des raisons de désespérer d’où l’évocation de la grandeur de sa hella d’antan dans les dernières pages
du roman, les plus poétiques et les plus belles.