UNIVERSITÉ MONTPELLIER I CENTRE DE DROIT DE LA
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UNIVERSITÉ MONTPELLIER I CENTRE DE DROIT DE LA CONSOMMATION ET DU MARCHÉ MASTER 2 Consommation-concurrence LES REVIREMENTS DE JURISPRUDENCE DE LA COUR DE CASSATION Etude de la place du juge judiciaire français et du rapport Les revirements de jurisprudence remis en 2004 Présenté et soutenu par Nina COLLOMBAT Mémoire réalisé sous la direction de Monsieur Julien ROQUE, Maître de conférence à la Faculté de droit de Montpellier Année universitaire 2013-2014 La Faculté n’entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans les mémoires ; ces opinions doivent être considérées comme propres à leurs auteurs. REMERCIEMENTS Je tiens tout d’abord à remercier Monsieur Malo DEPINCÉ, Directeur du Master 2 « Droit de la consommation et de la concurrence », ainsi que Monsieur le Professeur Daniel MAINGUY, Directeur du Master 2 « Droit économique privé ». Je tiens ensuite à remercier toute l’équipe enseignante qui a su nous faire partager leurs connaissances et qui a contribué à rendre cette année universitaire enrichissante et épanouissante. Mes remerciements vont également à Monsieur Julien ROQUE, Directeur de ce mémoire, qui a su me guider du début à la fin de sa rédaction, tout en me laissant libre dans la réalisation de ce travail. Je tiens à le remercier aussi pour ses conseils, que ceux-ci intéressent l’exécution de ce mémoire ou qu’ils concernent la poursuite de mon parcours universitaire. Je voudrais remercier l’ensemble des personnes qui m’ont soutenu tout au long de cette année et au cours de la réalisation de ce mémoire. Elles ont su faire preuve de disponibilité, de patience, et de pertinence dans les relectures de ce travail. LISTE DES ABRÉVIATIONS Aff. Affaire Ass. Plén. Assemblée plénière B ou P+ B Publié au Bulletin de la Cour de cassation Bull. Bulletin des arrêts de la Cour de cassation c/ Contre C.A. Cour d’appel C.E. Conseil d’Etat CEDH Convention européenne des droits de l’homme CJCE (Arrêt de la) Cour de justice des communautés européennes Ch. Chambre de la Cour de cassation Ch. 1ère civ., 2ème.. Arrêt d’une chambre civile de la Cour de cassation Ch. Ass. Plén. Arrêt de la Cour de cassation siégeant en Assemblée plénière Ch. Mixte Arrêt de la chambre mixte de la Cour de cassation Ch. Crim. Arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation Ch. Soc Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation Coll. Collection C. Constit. Féd Conseil Constitutionnel Fédéral Anglais Conv. EDH (Arrêt de la) Cour européenne des droits de l’homme D. Recueil Dalloz D. Soc. Recueil Dalloz Social D.O.M. Département d’outre mer éd. Édition Gr. Grand(e) Ibid. Ibidem (ici même) J.C.P Juris-classeur de droit civil (voir la revue Semaine juridique) J.C.P. G. Juris-classeur, édition générale J.C.P. N Juris-classeur édition notariale et immobilière (voir la revue Semaine juridique) n° Numéro op. cit. Ouvrage précité p. Page Sect. Section V. Voir . SOMMAIRE Introduction…………………………………………………………………………………...9 PARTIE 1. LA PLACE DU JUGE JUDICIAIRE FRANÇAIS ET DES REVIREMENTS DE JURISPRUDENCE : DE LA RÉVOLUTION À NOTRE ÉPOQUE CONTEMPORAINE…………………………………………………………...18 Titre 1. La place initiale et l’évolution du juge judiciaire……………………………19 Chapitre 1. Les causes de l’évolution de la place du juge judiciaire……………. ………….22 Chapitre 2. L’évolution du juge judiciaire français de la Révolution française jusqu’à notre système contemporain………………………………………………………………………...33 Titre 2. La place contemporaine du juge judiciaire et de sa jurisprudence…………..46 Chapitre 1. La jurisprudence…………………………………………………………………47 Chapitre 2. Le revirement de jurisprudence………………………………………………….60 PARTIE 2. LE RAPPORT DE 2004 RELATIF À LA MODULATION DANS LE TEMPS DES EFFETS DES REVIREMENTS DE JURISPRUDENCE ET SON RETENTISSEMENT DIX ANS APRÈS SA PUBLICATION………………………………………………….……………..73 Titre 1. Le contenu du rapport……………………………………………………….75 Chapitre 1. Les difficultés émanent des revirements de jurisprudence………………………76 Chapitre 2. Les propositions du groupe de travail : inspirations et solutions……………….87 Titre 2. Le retentissement du rapport……………………………………………….111 Chapitre 1. Le retentissement du rapport à court terme : la réaction doctrinale …………112 Chapitre 2. Le retentissement du rapport à moyen et long terme : quelques réactions judiciaires vites étouffées…………………………………………………………………....121 Conclusion…………………………………………………………………………………133 8 INTRODUCTION 1. MONTESQUIEU, dans L’esprit des lois de 1748, démontrait l’existence de trois pouvoirs distincts dans une même société. Ces trois pouvoirs étaient les suivants : le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. Selon lui, ces pouvoirs devaient être attribués à des organes différents, et cela afin de respecter au mieux les libertés fondamentales de la population. Ainsi, le pourvoir exécutif est confié au Gouvernement, le pouvoir législatif au Parlement, et le pouvoir judiciaire aux juridictions. 2. Cette séparation est théorisée et classifiée d’une façon à montrer une hiérarchie des pouvoirs. Montesquieu classera alors le pouvoir exécutif en premier, suivi par le pouvoir législatif, le pouvoir judiciaire n’arrivant qu’en dernier lieu. Il semble donc que le rôle des juges soit rabaissé au dernier rang, et que l’on sous-estime, à cette époque, ses capacités créatrices. 3. Le pouvoir exécutif est la tâche du Gouvernement (et du Président de la République dans notre système français). Ce dernier se doit de rendre efficace les mesures édictées par le pouvoir législatif. L’Etat est alors en charge de la gestion de la politique et du contrôle de la bonne application ou exécution de la loi par le pouvoir législatif. 4. Le pouvoir législatif est attribué au Parlement, mais l’on parle plus volontiers de législateur. Il est chargé de voter la loi, le Gouvernement proposant des projets de loi, mais aussi de contrôler l’action du pouvoir exécutif. 5. On remarque donc que les pouvoirs exécutif et législatif ne se font pas front, mais sont complémentaires. Ils ne s’opposent pas, bien au contraire, ils cohabitent côte à côte afin de créer un corps de règle et d’adopter un comportement harmonieux. Dans ce système, il semble donc que le pouvoir judiciaire soit laissé de côté. 6. Le pouvoir judiciaire, dont l’attribution est celle des juridictions, a pour rôle de veiller à la bonne application de la loi édictée par le pouvoir législatif, et d’en sanctionner le nonrespect. Le pouvoir judiciaire apparait comme indispensable au bon fonctionnement du système étatique : le pouvoir exécutif peut proposer des lois, le pouvoir législatif peut 9 légiférer et donner naissance à une loi, s’il n’y a pas de contrôle de la mise en œuvre de cette loi, ces attributions semblent dénuées de tout intérêt et de toute efficacité. 7. Le pouvoir exécutif et législatif ne peuvent donc pas être pleinement efficaces en l’absence du pouvoir judiciaire. Pourtant, ce dernier a toujours eu une considération moindre que les deux premiers pouvoirs. Et cette conception est encore très marquée dans les esprits, malgré quelques nuances. Pour marquer encore cette différence de traitement, un exemple parait significatif : le pouvoir judiciaire n’est pas compétent pour les affaires impliquant les deux autres pouvoirs. En pareil cas, c’est le Tribunal administratif qui sera compétent. Cette mise à l’écart démontre donc bien que le pouvoir judiciaire n’est pas considéré au même titre que le pouvoir exécutif ou que le pouvoir législatif. Attention, cet écartement peut s’expliquer en ce que le pouvoir judiciaire ne serait pas légitime pour juger des actes venant de représentants du peuple. 8. Le pouvoir judiciaire n’est donc pas considéré de la même façon que les deux autres pouvoirs. Le juge ne semble qu’avoir un rôle passif : contrôler la bonne exécution de la loi, et rien d’autre. Il ne peut être que la « bouche de la loi », il se contente de la répéter telle qu’elle est écrite et de sanctionner un individu qui ne l’aurait pas respecté. Il semble, dans ce contexte, impossible de concevoir un quelconque pouvoir créateur au juge, ni même un pouvoir interprétatif, ce dernier n’ayant qu’un pouvoir déclaratif. I. 9. Le pouvoir interprétatif du juge judiciaire français. Cependant, il semble que cette opinion sur le pouvoir judiciaire soit dépassée. En effet, le pouvoir judiciaire est aujourd’hui très fort, et ne peut être mis de côté. Pour illustrer cela, il n’y a qu’à reprendre la façon dont est enseigné le droit. Souvent, on nous expose la loi telle qu’elle est codifiée. Deux situations sont alors à distinguer : dans le cas où le législateur a rédigé un texte clair, précis et compréhensible, nous devons nous en tenir à la lettre du texte ; dans le cas où le législateur n’a pas été aussi précis et a laissé une porte ouverte sur plusieurs interprétations, il nous faut regarder la jurisprudence en l’absence d’une intervention exécutive ou législative. En effet, face à un texte de loi peu significatif, 10 plusieurs interprétations peuvent être retenues par la population (et par la doctrine). Ces divergences d’interprétations peuvent alors donner lieu à des conflits, conflits étant réglés par le pouvoir judiciaire, qui remplira ici sa première et soi-disant unique fonction, en ce qu’elle rendra un jugement qui tranchera ce litige au regard de la bonne application de la loi. Mais, pour rendre ce jugement, la juridiction sera obligée de « dire la loi », et en l’absence d’un texte clair, il lui sera obligatoire de l’interpréter. C’est ainsi que se forme la jurisprudence, en interprétant la loi. On peut déjà observer que le pouvoir judiciaire ne se contente pas toujours de répéter la loi, mais que parfois il doit l’interpréter. Cela dépasse alors sa fonction déclaratif, allant jusqu’à une fonction au minimum interprétative. 10. On peut trouver un exemple concret de cette fonction interprétative en droit de la consommation. L’article L132-1 du Code de la consommation dispose : « Dans les contrats conclus entre professionnels et non-professionnels ou consommateurs, sont abusives les clauses qui ont pour objet ou pour effet de créer, au détriment du non professionnel ou du consommateur un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat ». Cet article concerne les relations entre un professionnel et un consommateur, mais aussi celles entre un professionnel et un non-professionnel. Le terme de non-professionnel est né d’une discordance au sein du pouvoir législatif. En effet, l’Assemblée nationale et le Sénat n’étaient pas d’accord sur le terme qui serait utilisé dans la loi. L’Assemblée nationale prônait l’utilisation du terme « non-professionnel », alors que le Sénat désirait voir le terme de « consommateur » utilisé. Suite à maintes discussions, les deux termes ont fini par être utilisés dans la loi, sans les distinguer. Le pouvoir législatif voyait donc des synonymes en ces deux termes. La doctrine a alors vu dans ces termes, non pas des synonymes, mais une façon d’élargir le champ d’application de la loi, et de ne pas l’enfermer à la seule notion de « consommateur ». La jurisprudence a du interpréter cet article pour pouvoir distinguer les deux notions, et étendre le domaine d’application de la loi. Le pouvoir judiciaire a donc dû dépasser sa fonction initiale pour endosser sa fonction interprétative et éclairer un texte sombre. 11. Un autre exemple très illustratif se retrouve dans le droit des baux d’habitation : ce sont la loi datant du 24 mars 2014 qui régit actuellement ce type de location, ainsi que les articles L632-1 et suivants du Code de la construction et de l’habitation. 11 L’article L632-1, II, alinéa 2 de ce même code dispose que « Le local loué ❲...❳ doit être équipé du mobilier nécessaire au sommeil et à la vie courante du locataire ainsi qu’être pourvu de chauffage, d’une alimentation en eau et de sanitaire ». Cet article donne donc des conditions que doivent remplir les logements pour pouvoir être valablement qualifiés de baux meublés. Cependant, il apparait que l’article reste vaste, et évasif quant au mobilier que doit contenir le logement : il doit être nécessaire au sommeil et à la vie courante. On comprend donc qu’il faut obligatoirement un lit, et des objets basiques, mais l’interprétation quant à ces objets peut variée d’une personne à l’autre. Ainsi, dans un contrat de bail, les deux parties pourront ne pas avoir la même analyse de ce passage de l’article. Le pouvoir judiciaire a donc dû trancher ce litige, et a dû donner dans ses arrêts des lignes directrices dans l’interprétation de cet article. Par exemple, la Cour d’appel de Paris a rappelé au bailleur que la qualification de logement meublé s’admettait en présence d’équipement suffisant1. Elle a alors requalifié un contrat de bail meublé en un contrat de bail non meublé (et régit alors par la loi de 1989) en fait de l’absence de plaques électriques ou de rangements. La Cour d’appel de Bordeaux a elle aussi refusé la qualification de bail meublé en l’absence de vaisselle, élément qui est, selon son interprétation, nécessaire à la vie courante du locataire2. Au travers de ces exemples, le pouvoir interprétatif des juridictions se manifeste quand cela est nécessaire. Les juridictions rendent alors plusieurs jugements sur une même question, dans un même domaine, et cela forme alors la jurisprudence. II. 12. La notion de jurisprudence. Les juridictions judiciaires ou administratives créent de la jurisprudence. Qu’est-ce que la jurisprudence ? 13. Etymologiquement, le mot a subi une curieuse évolution. A Rome, il désignait la science du droit devant être empreinte de sagesse, de « prudence ». Aujourd'hui, en Europe continentale, il s'applique aux règles juridiques que l'on peut dégager des décisions des 1 2 C.A. Paris, 6e ch, sect. C, 8 avril 2008, n° 2008-360345 C.A. Bordeaux, 1ère ch. B, 13 mars 2000 : Loyers et copr. 2000, comm. n°190 12 tribunaux. On parle en ce sens de la jurisprudence qui s'est formée sur tel ou tel article d'un code ou d'une loi. Avant l'époque révolutionnaire, la jurisprudence n'a pas sa place. Le droit doit être écrit tout entier dans la loi, et on ne doit pas interpréter. La jurisprudence des tribunaux était donc condamnée à être une institution « abominable » ou « détestable » étant contraire à la liberté du citoyen. On retrouve donc là encore la hiérarchisation faite au sein des pouvoirs de notre système. Le pouvoir judiciaire est placé au second rang, alors que les pouvoirs législatif et exécutif forment l’essentiel du droit. Les rédacteurs du Code Napoléon ont compris l'utilité d'une jurisprudence des tribunaux, et ont donc expliqué les fonctions de cette source de règles qui se dégagent des décisions judiciaires, et qui se distinguent des lettres de la loi. En effet, Portalis dira que l’on « ne peut pas plus se passer de la jurisprudence que des lois. L'office de la loi est de fixer par de grandes vues les maximes générales du droit, d'établir des principes féconds en conséquences, et non de descendre dans le détail des questions qui peuvent naitre sur chaque matière. C'est aux magistrats et aux juristes, pénétrés de l'esprit général des lois, à en diriger l'application… Il y a une science pour les législateurs comme il y en a une pour les magistrats ; et l'une ne ressemble pas à l'autre. La science du législateur consiste à trouver dans chaque matière les principes les plus favorables au droit commun ; la science du magistrat est de mettre ces principes en action, de les ramifier, de les étendre par une application sage et raisonnée aux hypothèses prévues3 ». Cependant, même si le pouvoir judiciaire tend à être reconnu à sa juste valeur de cette époque à nos jours, il apparait que ce n’est pas une évidence, et que les juridictions peinent encore à faire reconnaitre leur rôle créateur de droit. La jurisprudence apparait en France au 19ème siècle grâce à la conjonction de trois facteurs : tout d’abord, la suppression du référé législatif a permis aux juges d'interpréter les lois, ensuite, la motivation obligatoire des décisions de justice força le juge à dévoiler son raisonnement, et enfin, la publication de recueils d'arrêts assura la diffusion des décisions juridictionnelles. 14. 3 La jurisprudence a plusieurs fonctions. Ces fonctions sont au nombre de trois. J. PORTALIS, Discours préliminaire sur le projet de Code civil. 13 15. Tout d’abord, elle applique les règles légales et en précise la portée. C’est donc la fonction initiale du pourvoir judiciaire. En effet, le législateur a pour fonction d’édicter des règles générales, qui donnent les lignes directrices des comportements à adopter, mais sans entrer dans les détails, sinon les textes législatifs en deviendraient trop lourds et en conséquences illisibles. Ce sera donc au juge d’interpréter la règle afin de traiter des litiges et d’appliquer la loi aux faits d’espèce qui lui sont soumis. Cette fonction d’interprétation rejoint donc la fonction première du pouvoir judiciaire qui est de dire la loi. 16. Ensuite, la jurisprudence a pour fonction de combler les lacunes des lois. En effet, en l’absence de précisions, et puisque le juge dit la loi, la jurisprudence endosse alors une fonction allant au-delà d’une simple interprétation : elle crée du droit, elle crée une norme. 17. Enfin, la jurisprudence adapte le droit à l’évolution de la société. En effet, la juridiction est amenée à rendre des décisions portant sur des questions similaires. Si la jurisprudence peut être définie comme une manière de juger habituellement les affaires similaires d’une même matière, il ne faut pas comprendre que la jurisprudence est une norme statique, qui ne peut pas changer, se modifier. La jurisprudence s’adapte à la société dans laquelle elle évolue. Il est donc probable qu’elle ne rende pas des décisions similaires à des périodes différentes et cela pour s’adapter à la société qui l’entoure. 18. Une fois la jurisprudence définie, et ses fonctions étudiées, il nous faut revenir sur ses conditions de formation. Tout d’abord, pour qu’il y ait jurisprudence, il faut que les décisions des juridictions forment un corps unique de règle sur une question similaire, dans un même domaine. En effet, si toutes les décisions d’une même juridiction forment la jurisprudence au sens large du terme, ces décisions se doivent d’être cohérentes pour véritablement « faire jurisprudence », c’est à dire créer une norme prise en compte par la société. En cas de décisions multiples et toutes plus différentes les unes que les autres, les juridictions ne seraient pas crédibles, leurs décisions non plus, et donc, la jurisprudence ne saurait exister. Se pose alors une question : est-ce que tous les jugements rendus par les juridictions sont constitutifs de jurisprudence ? Pour répondre à cette question, la doctrine fait une distinction parmi les décisions rendues par les juridictions : on retrouve les arrêts d'espèce qui ne sont pas créateurs de jurisprudence, et les arrêts de principe qui sont créateurs de jurisprudence, où leur solution est susceptible d'être transposée à d'autres cas similaires, une 14 règle de droit étant ici solennellement posée. Cette distinction se fera souvent en fonction de l’autorité judiciaire qui rend la décision. Pour que ce corps de norme puisque être cohérent et pour distinguer les arrêts qui feront ou non jurisprudence, doit se trouver à la tête du système judicaire une Cour Suprême bénéficiant d'une autorité hiérarchique. En effet, la jurisprudence n'aurait sinon pas un effet général et national, mais seulement local au sein de la compétence territoriale de la juridiction qui a rendu la décision. Cette solution ne permettrait donc pas la naissance de quelque jurisprudence que ce soit puisque les décisions seraient trop multiples. C’est, au niveau national, le rôle de la Cour de cassation, et au niveau européen, celui de la Cour de Justice de l’Union Européenne. La Cour de cassation doit veiller à « l’unité de la jurisprudence, gage de son autorité4 ». Les juridictions se doivent donc d’être cohérentes dans leurs jugements, ce qui les poussent à respecter les normes qu’elles ont elles-mêmes édicté. En effet, il existe un principe selon lequel « nul ne peut se contredire au détriment d’autrui ». Ce principe, édicté par la Cour de cassation elle-même, est gage d’harmonie et de cohérence. Cependant, certains auteurs de doctrine considèrent que la Cour de cassation ne respecte pas son propre principe au regard de ses agissements, et se posent la question de savoir si ce principe est universel ou si la Cour de cassation s’en exempte. C’est la position que tient Denis MAZEAUD, à propos notamment de la décision rendue par la Cour de cassation concernant un litige entre un professionnel et un consommateur suite à un jeu concours de loterie. Il explique que la Cour de cassation, au travers de sa chambre mixte, fait véritablement défaut à toute la jurisprudence qu’elle a édicté depuis de nombreuses décisions. Il dira que « l’objectif d’unification de la jurisprudence et d’apaisement du contentieux qui constituait la mission, peut-être impossible il est vrai, confié à la chambre mixte, risque fort de ne pas être rempli ». Il ajoute que « quitte à faire preuve d’audace, la Cour de cassation aurait peut-être pu constater l’existence d’un principe de cohérence 5 ». Attention, il ne faut pas non plus voir ici une forme de sédentarisme de la jurisprudence, qui pourra être modifiable du fait de plusieurs critères. 19. La jurisprudence ne doit pas être confondue avec la coutume. En effet, certes, elles peuvent se ressembler dans le caractère de continuité, de durée, de répétition, mais la 4 5 J-F. BURGELIN, ancien procureur général à la Cour de cassation Ch. mixte, 6 septembre 2002, D, 2002 p.2963, note D. MAZEAUD 15 jurisprudence n'est pas intangible alors que la coutume l’est. La jurisprudence peut être revirée ce qui empêche de la rigidifier en coutume. La jurisprudence ne doit pas se confondre avec les arrêts de règlement, prohibés par l’article 5 du Code civil. Cet article rappelle la séparation des pouvoirs et évite que le juge aille sur le terrain du législateur. De plus, l'article 1351 du Code Civil rappelle lui que les jugements n'ont que l'autorité relative de la chose jugée : la solution rendue ne vaut que pour les parties au procès et ne peut pas être étendue à d'autres litiges. Si on suppose donc que le juge a un pouvoir normatif, alors la norme crée n'est valable qu'individuellement. Pour autant, il y a de la jurisprudence, et celle-ci se forme du fait d’une répétition faite par le juge de décisions rendues dans des cas similaires. 20. La jurisprudence peut donc être créatrice de norme, et cette norme est susceptible de changer du fait d’une modification de jurisprudence ou d’un revirement de jurisprudence. III. 21. Rapport sur les revirements de jurisprudence. Le 30 novembre 2004, le groupe de travail présidé par le professeur Nicolas MOLFESSIS a remis un rapport sur « les revirements de jurisprudence » à Monsieur le Premier Président de la Cour de cassation, Guy CANIVET sur demande de ce dernier. Le groupe de travail devait analyser « l’insertion dans le temps des revirements de jurisprudence6 », afin de « s’interroger sur l’opportunité d’instaurer, dans notre système juridique, un droit transitoire des revirements de jurisprudence et, le cas échéant, d’envisager les règles qui pourraient être suggérées, ainsi que les modalités de leur reconnaissance7 ». Le groupe de travail s’est penché sur la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence, mais pas seulement. 22. La question de la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence va de pair avec la question de la place accordée au juge judiciaire dans notre système juridique. Ces 6 N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, Litec, 2005, p. 3 7 Ibid. 16 deux questions ne peuvent être dissociées. En effet, il serait laborieux de démontrer qu’une adaptation des effets des revirements dans le temps est nécessaire sans avoir au préalable démontrer que la jurisprudence est une véritable source de droit et que le juge judiciaire connait une grande responsabilité quant à l’élaboration de cette source. A l’inverse, il serait aussi compliqué de démontrer l’évolution du juge dans notre système judiciaire sans s’intéresser à sa manifestation principale que sont les arrêts, et sans prendre en compte la teneur que ces décisions ont aujourd’hui. 23. Le groupe de travail était donc confronté à deux questions : savoir quelle est la place du juge judiciaire dans notre système, et savoir si une modulation dans le temps des revirements de jurisprudence est nécessaire. Cependant, ces questions n’en étaient pas des véritables, les réponses étant évidentes. Le juge judiciaire a un rôle créateur de droit, et les revirements de jurisprudence doivent voir leur régime modifier afin d’être plus malléables. La mission du groupe de travail n’était donc pas de répondre à ces questions, mais de justifier les réponses criantes qu’elles posent. 24. Il nous faut alors dans un premier temps nous interroger sur la place initiale du juge et de ses décisions, notamment les revirements de jurisprudence (partie 1), avant de nous pencher sur les propositions faites par le groupe de travail et d’en analyser l’impact dix ans après (partie 2). *** 17 PARTIE 1 : LA PLACE DU JUGE JUDICIAIRE ET DES REVIREMENTS DE JURISPRUDENCE : DE LA RÉVOLUTION À NOTRE ÉPOQUE CONTEMPORAINE. 25. Le juge judiciaire rend des décisions, qui forment ou non de la jurisprudence (selon la conception retenue du terme de jurisprudence). Le juge actuel est né des changements et des modifications au fil du temps. Ainsi, si sa fonction initiale était d’appliquer le droit de manière stoïque, en restant fidèle à la loi, ce n’est plus la seule (ni dans la même teneur aujourd’hui). En effet, le juge judiciaire possède aujourd’hui son rôle d’application de la loi, mais il exerce aussi un rôle créateur de droit. 26. Le juge exerce ses fonctions en rendant des décisions. Ces décisions sont alors le reflet de la volonté du juge, de manipuler la loi afin qu’elle réponde à certains critères. C’est ainsi que pour satisfaire un de ces critères ou plusieurs d’entre eux, le juge va faire un revirement de jurisprudence. Ces revirements de jurisprudence sont donc la conséquence du juge et rendent compte de l’avancée plus ou moins bénéfique du droit. 27. C’est en ce sens qu’il nous faut d’abord revenir sur la place initiale occupée par le juge et par ses décisions (titre 1) en suivant leur évolution, avant de pouvoir s’interroger sur la place qu’ils occupent dans notre système contemporain (titre 2). 18 TITRE 1 : LA PLACE INITIALE ET L’ÉVOLUTION DU JUGE JUDICIAIRE. 28. « Au sens générique ; toute juridiction, quels que soient son degré dans la hiérarchie, son pouvoir, l’origine de son investiture, sa composition ou même l’ordre auquel elle appartient8 » ; « Très généralement ; personnification de la justice (ou du pouvoir judiciaire) par opposition à la loi ou à l’administration9 ». Voilà la définition faite du juge par le Cornu. Le juge est une notion qui désigne toute juridiction, de quelque nature, degré, ou ordre qu’elle soit. Et cette fonction de juger se personnalise dans une entité qui la remplit : elle tranche les conflits, les litiges entre deux ou plusieurs parties qui sont en opposition ou du moins en désaccord. 29. Ordre. La définition nous dit qu’un juge fait référence à toute juridiction quel que soit l’ordre auquel elle appartient. Ici, la notion d’ordre ne fait pas référence à l’ordre juridique qui est défini comme « l’ensemble de tous les éléments entrant dans la constitution d’un droit10 » d’un même système. Il faut entendre la notion d’ordre comme celle distinguant le judiciaire et l’administratif. Certes, ces deux ordres font partis des éléments constituant le droit, mais la notion d’ordre juridique est trop large, alors qu’un contour plus juste de la notion utilisée dans la définition du juge doit être tracé. La justice, rendue par une juridiction grâce à l’intermédiaire d’un juge, est organisée en deux ordres : l’ordre judiciaire et l’ordre administratif. L’ordre administratif traite des litiges entre un particulier et l’Etat. Il est sous le couvert du Conseil d’Etat. L’ordre judiciaire traite des litiges entre particuliers mais aussi des infractions à la loi pénale. C’est la Cour de cassation qui joue le rôle de haute juridiction. 30. Nature. L’ordre judiciaire traite de litiges de différentes natures. Tout d’abord, il est compétent pour connaitre des litiges civils. Ensuite, il est compétent en ce qui concerne les litiges commerciaux. Et enfin, il traite des infractions pénales. Traditionnellement, on 8 G. CORNU et H. CAPITANT, Vocabulaire juridique, 9e éd., Puf, coll. Quadrige, 2011, p.580-581 Ibid 10 D. ALLAND et S. RIALS, Dictionnaire de la culture juridique, 1e éd,. Puf, coll. Quatrige, 2003, p.1113, définition de ordre juridique 9 19 distingue les matières civiles et la matière pénale ; les litiges commerciaux étant regroupés dans les matières civiles. 31. Degré. L’ordre judiciaire possède trois degrés de juridictions. Les juridictions inférieures, ou de premier degré sont nombreuses. Elles se sous- divisent selon la nature du litige et son importance. Ainsi, les juridictions civiles sont au nombre de trois : pour les litiges inférieurs à 4 000 euros, c’est le juge de proximité11 qui est compétent ; pour les litiges inférieurs à 10 000 euros, c’est le Tribunal d’instance12 et c’est le Tribunal de grande instance qui connait des litiges dont le montant est supérieur à 10 000 euros. Attention, des domaines sont exclusivement réservés au Tribunal de grande instance par exemple : c’est le cas en matière de divorce par exemple 13 . Viennent ensuite les juridictions spécialisées avec par exemple le Conseil des Prud’hommes14 compétent pour traiter des litiges entre salariés ou apprentis et employeurs portant sur le respect des contrats de travail ou d'apprentissage, ou encore le Tribunal de commerce15 qui répond des litiges entre les commerçants ou les sociétés commerciales. Enfin, il existe des juridictions pénales de premier jugement avec tout d’abord le juge de proximité qui est compétent pour les quatre premières classes de contravention. Pour les contraventions de la cinquième classe, c’est le Tribunal de police 16 qui est compétent. Le tribunal correctionnel 17 répondra des délits passibles d’emprisonnement jusqu’à dix ans, et la Cour d’assise18 est compétente pour traiter des crimes. Les juridictions de deuxième degré sont les Cour d’appel19. Elles sont au nombre de trente-cinq en France et traitent des litiges jugés en première instance mais dont la solution rendue n’a pas satisfait les parties. Enfin, c’est la Cour de cassation20 qui représente le troisième et plus haut niveau des juridictions judiciaires françaises. Elle peut être saisie par une des parties au litige ou par le ministère public. Elle juge « en droit », c’est à dire qu’elle ne s’intéresse pas aux faits de l’affaire, mais vérifie que les juridictions inférieures aient bien appliqué le droit. C’est pour cette raison que la Cour de cassation est unique : elle vérifie une application uniforme des 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 V. art. R231-1 et suiv. COJ V. art. R321-1 et suiv. COJ V. art. R211-2 et suiv. COJ V. art. R421-1 et suiv. COJ V. art. L721-1 et suiv. C. com. V. art. 521 et suiv. CPP et art. L221-10 et suiv. COJ V. art. 381 et suiv. CPP V. art. L241-1 et suiv. COJ V. art. L311-1 et suiv. COJ V. art. L411-1 et suiv. COJ 20 règles de droit sur l’ensemble du territoire national ; cette tâche ne peut être entièrement accomplie que par une seule entité, afin d’éviter des conflits qui pourraient apporter une pluralité de « Cours de cassation ». 32. Plan. Par l’intermédiaire de ces juridictions de différentes natures, et de différents degrés, le juge judiciaire rend des décisions pour trancher des litiges ou pour évaluer la bonne application de la loi (Cour de cassation). Pendant longtemps et depuis la Révolution française, le juge est cloitré dans cette mission et n’a pas pu en sortir sans être accusé de violer la séparation des pouvoir. Cependant, il n’a cessé d’évoluer, et dans notre société contemporaine, on ne peut nier ses nouvelles capacités. Le groupe de travail formé pour traiter de la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence a mis un point d’honneur à traiter de cette place du juge judiciaire dans notre système juridique. Selon lui, la place actuelle est tellement grande que l’on ne peut plus la nier, et passer outre. C’est ainsi qu’elle propose une reconnaissance formelle de l’aspect créateur de droit du juge et qu’elle donne des solutions pour la mettre en valeur. Le juge n’a donc pas cessé d’évoluer, et il est essentiel de revenir sur sa place initiale pour connaitre les raisons de ces changements (chapitre 1). Après être revenu sur les causes de ces changements, nous verrons que le juge est devenu ce qu’il est aujourd’hui à compter de la Révolution français et des nombreuses réformes qui ont suivi (chapitre 2). 21 CHAPITRE 1 : LES CAUSES DE L’ÉVOLUTION DE LA PLACE DU JUGE JUDICIAIRE. 33. L’ordre judiciaire est né de la Révolution française. C’est ainsi qu’il a trouvé sa force dans la séparation des pouvoirs. Mais, il apparait à cette époque comme n’appartenant pas à la même catégorie : le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ont pris une place beaucoup plus importante que la sienne, le rabaissant ainsi comme simple orateur de la loi, MONTESQUIEU disait : « le juge est la bouche qui prononce les paroles de la loi21 ». Cette expression a conduit à la métaphore très connue en droit, celle qui consiste à dire que le juge est la bouche de la loi. 34. Le juge judiciaire français n’a indéniablement pas la même place à l’époque de la Révolution et à l’époque contemporaine. 35. Plan. A l’origine de la séparation des pouvoirs se trouvent la Révolution française et le besoin de quitter le modèle monarchique. C’est de cette date où notre ordre juridique a connu le jour. Il est nécessaire de revenir sur cette naissance afin d’en connaitre les raisons et les conséquences. Il est évident que la Révolution française est une conséquence à un régime monarchique trop oppressant (section 1). En plus de la monarchie, le peuple s’est révélé avoir des désirs. Ces désirs seront ceux de la prochaine Révolution, et formeront son idéal (section 2). Section 1 : Un système monarchique trop oppressant. 36. « L’hostilité des premiers révolutionnaires à l’égard des juristes, le sentiment que la justice a toujours été du côté du puissant, qu’elle était rendue en charabia voulu pour en écarter le faible, ces certitudes expliquent leur volonté d’une rupture complète avec des mœurs qu’ils connaissaient22 ». 21 22 MONTESQUIEU, L’esprit des lois, 1748, Livre XI, Chapitre VI, p. 327 J-P. ROYER, Histoire de la justice en France, 3e éd., Puf. Coll. Droit fondamental, 2001 p. 155 22 37. Notion de monarchie. La définition générale de la monarchie est la suivante : « régime politique dans lequel l’autorité est exercée par un individu et par ses délégués23 ». Etymologiquement, la monarchie signifie commandement par un seul. Dans la classification des gouvernements d’ARISTOTE, la monarchie est « une forme de gouvernement caractérisée par l’unicité du titulaire du pouvoir » et « par l’exercice de ce pouvoir au bénéfice de tous24 ». Ainsi, seul un gouverne l’ensemble de la population. La monarchie se distingue donc de l’aristocratie ou de la tyrannie dans le sens où le gouvernement profite à tous, à l’ensemble de la population. Il faut cependant ici observer que la monarchie a pu gouverner dans l’intérêt d’un groupe minoritaire. Néanmoins, on ne peut pas apparenter cette façon de gouverner à une forme de tyrannie puisque la tyrannie repose essentiellement sur la satisfaction des besoins propres de celui qui est au sommet de ce système. La monarchie est alors le gouvernement d’un seul obéissant tout de même à un système institutionnel. Le roi prend les décisions seul, mais il doit gouverner par consentement, c’est à dire que le Parlement doit lui donner son accord, et que les Etats généraux ont une fonction de conseil public. 38. Plan. La Révolution française est la conséquence de tout un système monarchique trop déséquilibré. Après avoir longtemps murie (paragraphe 1), elle finira par devenir certaine (paragraphe 2). Paragraphe 1 : Une Révolution future. 39. Justice royale. De 1661 à 1789, la France a été bercée dans une justice royale. Le roi était alors « source et fontaine de justice25 », à la fois acteur du jurisdictio et de l’impérium. Si au départ, c’est le roi qui détient personnellement la justice, il la délèguera ensuite à ses conseillers, sans pour autant la laisser s’échapper, et faisant en sorte qu’elle lui soit toujours à portée de main. 23 Le Robert illustré d’aujourd’hui, éd. 1997, p. 943, définition de monarchie. J. ELLUL, Encyclopédia Universalis, 1e éd. corpus 15, p. 398 25 J-P. ROYER, Histoire de la justice en France, 3e éd., Puf. Coll. Droit fondamental, 2001 p. 155. Cette expression était employée par MONTESQUIEU. 24 23 Au XVIIe siècle, LOYSEAU26 caractérisera la justice royale comme des « cascades » de juridictions qui « de chute en chute trainent les plaideurs dans un gouffre où très peu ont le bonheur de n’être pas engloutis ». Au XVIIIe siècle, la justice sera qualifiée de « fleuve majestueux ❲...❳ mais dont on avait presque épuisé les eaux ❲...❳ ». Jusqu’à la Révolution, la justice sera bercée par un conflit incessant entre les intérêts de la monarchie et sa volonté de garder la main mise sur le jugement ; et la perspective parlementaire de la société. Mme d’ÉPINAY27 dira : « il est certain que depuis l’établissement de la monarchie française, cette discussion d’autorité, ou plutôt de pouvoir, existe entre le roi et le Parlement. Cette indécision même fait partie de la constitution monarchique ; car si on décide la question en faveur du roi, toutes les conséquences qui en résultent le rendent absolument despote. Si on la décide en faveur du parlement, le roi, à peu de chose près, n’a pas plus d’autorité que le roi d’Angleterre ; ainsi, de manière ou d’autre, en décidant la question, on change la constitution de l’Etat28 ». 40. Crise de la justice royale. La justice a connu une crise au XVIIIe siècle, crise qui oppose une monarchie absolue à un système parlementaire. Quelles sont les raisons de cette crise ? Tout d’abord, la crise est le résultat du régime imposé par la monarchie. Elle a imposé son gouvernement sans tenir compte de la population durant de nombreuses années. Cependant, portée par de fortes idéologies, la population se sent de plus en plus étouffée dans ce contexte et cherche à en sortir rapidement. La crise du XVIIIe siècle est aussi une crise qui traduit le manque de confiance de la population dans le système judiciaire. Bien trop souvent, la justice a servi à satisfaire des besoins personnels, que ce soient ceux du roi, ou ceux des juges délégués. Enfin, nous l’avons dit, il y a l’émergence de nouvelles ambitions, de nouvelles valeurs, et de nouvelles têtes pensantes. 41. C’est à cause de ces facteurs que la Révolution française se met doucement en marche dès le début du XVIIIe siècle. La révolution atteindra son apogée après plusieurs étapes. 26 27 28 Jurisconsulte français. Femme de lettres française. Lettre de Mme d’ÉPINAY à l’abbé GALIANI, 11 avril 1771 24 Paragraphe 2 : Une Révolution certaine. 42. Constitutionnalisme parlementaire et voix du peuple. Dans un premier temps, ce sont les gens de justice qui font évoluer la culture juridique en France. Ils poussent à un grand élan intellectuel dans tout le pays. On voit ainsi apparaître les idées de MONTESQUIEU, ROUSSEAU ou MALHERBES. Concrètement, ce renouveau se traduit par une contestation du pouvoir et par des propositions de réformes sous deux aspects : une forme de constitutionnalisme parlementaire et une volonté d’exprimer, d’être la voix du peuple. Le constitutionnalisme parlementaire est un savant mélange entre « une royauté différente » et « une constitution réformée29 » par les vœux des futurs révolutionnaires. Ainsi, les parlementaires d’Ancien Régime plus engagés dans le combat anti-absolutiste veulent, afin de « délimiter plus strictement le domaine d’intervention du prince, et réduire d’autant l’étendue de sa souveraineté30 », étendre le corpus de ces lois fondamentales dont ils sont dépositaires. Ils rêvent d’un « gouvernement des juges31 ». La monarchie semble alors être de plus en plus contrôlée par le Parlement, et une « monarchie constitutionnelle » se met en place petit à petit. Mais le roi ne s’avoue pas vaincu et déclarera en 1774 qu’il est le seul garant des lois fondamentales de l’Etat, et qu’il revient à lui seul le pouvoir le protéger la Constitution de l’Etat. Mais la montée de l’opinion publique a formé une nouvelle puissance de réflexion. C’est grâce aux mémoires rédigées par les avocats que la voix du peuple va se manifester, dans des affaires privées qui seront mises sur le devant de la scène. Cela passe aussi par le biais des magistrats. DARIGRAND dira : « actuellement, la nation n’a plus que vous, Nos seigneurs pour représentants ; veut-on faire taire cet unique mais digne organe. Qui pourrait être assez ennemi du roi, pour lui persuader ❲...❳ qu’il faut rompre toute correspondance entre elle ❲la nation❳ et son roi ? Il faut un corps représentant la nation ; elle a choisi le Parlement ; il ne peut plus rester muet ❲...❳ sans trahir l’Etat ❲...❳ et le roi qui l’a agréé pour représenter son peuple32 ». C’est un très fort appel au peuple qui témoigne de la vivacité du corps judiciaire à représenter l’ensemble de la population. 29 J-P. ROYER, Histoire de la justice en France, 3e éd., Puf. Coll. Droit fondamental, 2001 p. 173 E. LEMAIRE, Grande robe et liberté, la magistrature ancienne et les institutions libérales, 1e éd., Puf, coll. Léviathan, 2012, p. 68 31 M. Antoine, cité dans J-P. ROYER, Histoire de la justice en France, 3e éd., Puf. Coll. Droit fondamental, 2001 p. 177 32 Darigrand, Epître au Parlement de France, cité dans J-P. ROYER, Histoire de la justice en France, 3e éd., Puf. Coll. Droit fondamental, 2001 p. 181 30 25 43. Lumières. Dans un deuxième temps, le mouvement des « Lumières » a largement contribué à faire de la Révolution française ce qu’elle a été. Ils se penchent sur la question de la justice et souhaitent sa réorganisation. Cependant, ils n’étaient pas d’accord sur la manière de procéder, même si une même « volonté de critique33 » les animait. C’est tout d’abord MONTESQUIEU qui ouvrira la voie des « Lumières ». C’est grâce à son œuvre L’esprit des lois qu’il désire introduire « dans l’opacité de l’univers juridique les puissances clarificatrices de l’analyse et de la raison34 ». Son analyse commence bien sûr avec une opposition entre un gouvernement qu’il qualifie de « despotique » et un gouvernement « libre ». Ainsi, dans les gouvernements despotiques, l’ensemble du pouvoir est concentré dans une seule personne ou dans un ensemble minoritaire de personnes, et ce sont eux qui prennent les décisions. Dans le gouvernement opposé, il existerait un système de balance, de contre-pouvoir, et où les trois pouvoirs seraient séparés afin de permettre cet équilibre des forces. Les trois pouvoirs sont bien évidement celui d’agir, celui de délibérer et celui de juger, et ils ont un domaine de compétence spécifique. Il est nécessaire de trouver un équilibre en ce pouvoir, équilibre qui devra se faire entre le maintien de l’indépendance de l’Etat et la prise en compte des souhaits formulés par le peuple, tout en les respectant. Il précise que les trois pouvoirs sont indépendants les uns des autres puisqu’ils émanent tous d’une même souveraineté politique. Il ajoute que le peuple devra être représenté au sein d’un monarque auquel on confiera la puissance exécutive. De plus, ce pouvoir serait supérieur au pouvoir législatif en ce qu’il aurait un droit de véto sur ce dernier. Montesquieu écrira que « tout serait perdu si le même homme, ou le même corps ❲...❳ exerçait ces trois pouvoirs35 ». Ainsi, il explique que le pouvoir rend fou et que c’est « une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser. ❲...❳ Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la nature des choses, le pouvoir arrête le pouvoir36 ». Viendra ensuite BECCARIA. C’est lui qui mettra en œuvre les principes édictés dans L’esprit des lois. La société s’assimile à un tout fragile, qui doit être conservé par les lois, ce corps législatif formant le contour des libertés des hommes. VOLTAIRE manifestera son désaccord avec le gouvernement monarchique par le biais de trois affaires connues : l’affaire Calas, l’affaire Sirven et l’affaire du chevalier de la 33 34 35 36 J-P. ROYER, Histoire de la justice en France, 3e éd., Puf. Coll. Droit fondamental, 2001 p. 187 Ibid, p. 189 MONTESQUIEU, L’esprit des lois, 1748 Ibid. 26 Barre. Par ces trois litiges, il dénoncera « l’excès de la bêtise, de l’injustice et de la barbarie37 ». 44. Conflit entre la monarchie et ses parlements. Enfin, en troisième temps, on retrouve un combat acharné entre la monarchie et ses parlements. En effet, les années 1700 se sont découpées en trois périodes où les vainqueurs n’ont pas été les mêmes. Ainsi, de 1715 à 1770, la monarchie est qualifiée comme étant « en échec », de 1771 à 1774 elle est « triomphante », pour enfin finir comme « vaincue ». Dans la première période, les parlementaires désirent une « union des classes ». Cette doctrine a été engagée sérieusement par le Parlement de Paris, mais n’a pas été acceptée unanimement par toutes les cours de provinces. L’idée voulait que tous les Parlements n’en forment qu’un seul. La monarchie a alors crée un Grand Conseil, mais ce dernier a été renié par les cours inférieures sur proposition du Parlement de Paris. De plus, elle a essayé de mettre en place des lois fiscales, mais face à la résistance des cours, elle a dû se résigner à retirer les lois. Mais c’est sans doute avec l’affaire de Bretagne que le combat entre les parlementaires et la monarchie est le plus emblématique. De 1765 à 1769, le service de justice n’est plus existant à Rennes. Ce n’est qu’au milieu de cette année que la reconstitution se fait. Les quatre années sont marquées par le procès du procureur général de la cour et par le procès du Duc d’Aiguillon. Dans la seconde période, la monarchie est qualifiée de victorieuse, car elle édicte encore des réformes. Ainsi, de 1770 à 1771, le chancelier MAUPÉOU mit en place du « coup d’état » se voulant ferme, et ayant pour but de calmer les tensions de l’opposition et de redonner force à la monarchie. Il enregistre un édit portant règlement de discipline. Face à cet arrêt, le Parlement de Paris en refuse l’application et suspend l’exercice de la justice pour démontrer de son mécontentement. Mais, le chancelier Maupeou avait prévu ce comportement, et avait alors élaboré la suite du plan : c’est ainsi que les magistrats du Parlement de Paris ont reçu l’ordre de reprendre l’exercice de la justice, sous peine d’exil. Le Parlement de Paris a, de cette manière, été disséminé, et reconstitué comme Le Nouveau Parlement de Paris. 37 VOLTAIRE, cité dans J-P. ROYER, Histoire de la justice en France, 3e éd., Puf. Coll. Droit fondamental, 2001 p. 207 27 Se mettra alors en place l’édit de Mai en 1788, où la justice veut être simplifiée, en ne mettant en place que deux degrés... 45. Cependant, il était trop tard, et la Révolution française était déjà en marche. Les révolutionnaires, forts de nouvelles idées et de nouvelles conceptions, se sont cependant heurtés à la réalité de la justice, et ont dû faire face ces difficultés. Section 2 : Des souhaits révolutionnaires trop idéalistes. 46. « La Révolution française est sans doute l’une des périodes les plus fécondes de l’histoire judiciaire, où l’on a le plus créé et recomposé un univers ancien pour un faire un monde nouveau, une “autre justice“ en rupture totale avec la précédente38 ». Le Professeur ROYER décrit ici la période révolutionnaire. 47. Plan. La Révolution française a brisé le lien du peuple avec la monarchie. Ainsi, la population française, face à cette monarchie désireuse d’un pouvoir toujours plus grand, a prit les armes pour briser cette fatalité et mettre en place un système bien plus équilibré. Puisque la monarchie était avare de concessions au peuple, lorsque le peuple a renversé la monarchie, il est devenu avide d’idées le favorisant. Cependant, ces idées n’ont pas toujours été rationnelle, et n’ont pas toujours pu être mise en œuvre. La Révolution française n’a pas cessé de courir après un idéal trop loin à atteindre (paragraphe 1), pour se heurter à la réalité (paragraphe 2). 38 L. CADIET, Dictionnaire de la justice, 1e éd., Puf, coll. Quatrige, 2004, p. 1158, définition de Révolution française par J-P. ROYER 28 Paragraphe 1 : L’idéal révolutionnaire : « une justice de la nation souveraine 39 ». 48. Idéologie principale : la justice du citoyen. Les révolutionnaires connaissaient bien la justice sous le système monarchique, et c’est en connaissance de cause qu’ils ont voulu créer un système idyllique. Le système serait celui de « la justice de la nation souveraine ». Dans ce système, « le citoyen sera mis au centre du système, sera fait juge ou plutôt, avant de trancher, se sera fait arbitre d’un différend, conciliateur entre situations exacerbées 40 ». Trancher un litige serait alors le dernier recours, toute tentative de régler le conflit à l’amiable étant préférée. Le juge ne serait plus un homme de métier, au service du régime en place, mais « homme de bien41 » qui serait là pour aider les parties au litige et non pas pour les enfoncer dans un procès long, tortueux, et incompréhensible. Le citoyen sera le rouage principal de l’engrenage judicaire, si bien qu’il pourrait en contrôler tout le processus. A titre d’exemple, pour illustrer cette très forte présence du citoyen dans le système judiciaire, il faut noter que les révolutionnaires souhaitent que le jury criminel ne jugent qu’en fonction de « leur “intime conviction“ 42». Le citoyen lambda ne devra pas juger en fonction des faits et du droit, mais de son impression personnelle. 49. Simplification du système judicaire. De plus, les révolutionnaires souhaitent ne garder que le « strict nécessaire » quant aux tribunaux. Ils entendent alors ne conserver que le nombre de tribunal nécessaire, sans qu’un système hiérarchique ne soit établi entre eux et cela afin de simplifier la justice et de la rendre peu couteuse pour qu’elle puisse être ouverte à tous. Dans ce sens, ils avaient repensé complètement le découpage territorial pour l’implantation des tribunaux. Ainsi, les tribunaux de première instance et les tribunaux d’appel ne jouiraient plus d’une séparation verticale mais d’une proximité horizontale. Les tribunaux de premier jugement traiteraient les petits litiges rapidement, et en cas d’appel (ce qui devait être limité), le justiciable ne se tournerait pas vers une cour supérieur, mais vers une juridiction voisine, dans le même district que celle qui a rendu la première décision. Ce système était très clair et accessible pour tous. 39 L. CADIET, Dictionnaire de la justice, 1e éd., Puf, coll. Quatrige, 2004, p. 1158, définition de Révolution française par J-P. ROYER 40 Ibid 41 Ibid 42 Ibid. 29 Toujours dans un but de minimiser les structures judiciaires, mais face à une idéologie trop débordante, les révolutionnaires ont voulu mettre en œuvre du concret afin d’encadrer ses pensées : c’est ainsi que pour chapeauter les juridictions inférieures, a été mis en place un Tribunal de cassation par une loi des 27 novembre et 1er décembre 1790. Ce tribunal aurait pour attrait de juger le droit et non les faits. 50. Disparition du « pouvoir judiciaire ». La notion de « pouvoir judiciaire » avait complètement disparue, n’étant présente qu’au sein de la Constitution du 3 septembre 1791. Les révolutionnaires ont pensé un système idéal où le citoyen serait au cœur, écartant toute forme de « pouvoir », ce dernier étant tant redouté et rappelant la monarchie fraichement vaincue. Cependant, ce système n’était pas viable, et n’a pas vécu. Ce n’était qu’une coquille vide. Certes, cette coquille était attrayante car elle regroupait toutes les attentes des révolutionnaires, mais l’intérieur de cette dernière ne pouvait pas survivre car il était dénué de toute consistance. 51. Séparation des pouvoirs. La Révolution française a souhaité mettre en place la séparation des pouvoirs. Cette notion voit le jour pour la première fois en 1791 avec le régime de la Législative. La France est une monarchie, mais ce n’est plus la même qu’avant. Le droit n’est plus celui du roi, mais celui des citoyens. Les pouvoirs sont au nombre de deux. Tout d’abord, il y a le pouvoir législatif, réuni au sein de l’Assemblée législative. Elle a l’initiative de la loi, le monopole de la discussion et le vote. La part monarchique dans le système fait que c’est le Roi qui possède le pouvoir de promulguer. Cependant, son droit de véto n’est pas utilisable au même degré qu’avant la Révolution : il ne peut pas l’utiliser pour toutes les lois, la loi de finance par exemple y échappe, et ne peut l’utiliser que pour une durée maximale de deux législatures. Le pouvoir du Roi est réduit encore puisqu’il ne peut pas dissoudre l’Assemblée législative. Vient ensuite le second pouvoir : le pouvoir exécutif. Il permet d’exécuter les décisions de l’Assemblée législative. Ce pouvoir est celui du Roi, mais il est là encore encadré puisque ce dernier n’est pas entouré de personnes qu’il a choisies, mais de personnes élues qu’il ne peut pas révoquer à son bon vouloir. Le pouvoir judiciaire est mis à l’écart. Il est indépendant des deux autres pouvoirs, les juges étant des citoyens élus comme vu en sus. 30 52. Cependant, si les idéologies ont conquises la majeure partie des révolutionnaires, elles n’ont pas pu concrètement être mise en place. En effet, elles se sont heurtées à la réalité, et les révolutionnaires se sont retrouvés déchus de plusieurs d’entre elles. Paragraphe 2 : La réalité judiciaire de la Révolution française. 53. DDHC. La Révolution française a mis en place la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en 1789. Cette déclaration, constituée de 17 articles, posent les principes essentiels selon les révolutionnaires à un nouvel ordre politique, où le pouvoir ne serait pas concentré dans les mains d’une seule personne, où les hommes seraient égaux et donc où il n’y aurait plus un être supérieur aux autres. Cette déclaration a su apporter les prémisses de notre société actuelle, mettant en avant les valeurs fortes d’une nouvelle ère. 54. Contexte. Mais, le 21 juin 1791, le Roi fuit. C’est le début du retour à la réalité. Le 30 septembre, l’Assemblée Constituante se dissout, estimant qu’elle a accompli son devoir. Mais, en 1792, le climat social se dégrade fortement, ce qui pousse à l’échec de la monarchie et à la proclamation de la République. De plus, d’autres événements comme la guerre déclarée à l’Europe liguée contre la Révolution, la désorganisation administrative, la laïcisation de la société, sont la source des fêlures de la justice mise en place par l’Assemblée Constituante sous la direction du pouvoir législatif. C’est dans ce contexte que les concepts rêvés et parfois mis en place par les révolutionnaires vont mourir ou survivre par petits morceaux. 55. Réelle place du citoyen-juge. En ce qui concerne la mise en place du « citoyen- juge43 », si les résultats sont encourageants au départ, ce n’est pas le cas partout et pour les élections ultérieures. En effet, du fait de nombreuses démissions, de doutes quant à la capacité de juger et quant à la conformité des nouvelles idéologies, les « citoyens-juges » ont très vite perdus de leur crédibilité et de la confiance dont ils étaient investis. Ainsi, petit à petit, ce n’est plus l’élection qui dominera l’office du juge, mais bien la nomination afin de rendre à la justice son sérieux et son caractère intelligible, mais aussi pour pouvoir « mettre la 43 L.CADIET, Dictionnaire de la justice, 1e éd., Puf, coll. Quatrige, 2004, p. 1158, définition de Révolution française par J-P. ROYER 31 magistrature à ❲la❳ botte44 » de chaque nouveau régime. En conséquence, la fonction de juge ne sera plus ouverte à tous les citoyens, mais réservée à une élite ; et ce sera pareil pour la fonction de défendre. 56. Réelle place du « pouvoir judiciaire ». En ce qui concerne la structure de la justice en France, avait été souhaité un système simple, clair, et facile d’accès. Cependant, les révolutionnaires se heurtent très rapidement à la réalité. Attachés à la volonté d’une justice simple, ils ne reviennent pas sur celle qui est mise en place depuis la Révolution, mais, afin de répondre aux attentes de la réalité, ils créent une justice extraordinaire, qui va se complexifier avec le temps. Cette justice extraordinaire va être poussée jusqu’à devenir une « dictature judiciaire ». *** 57. Bilan du chapitre 1. La Révolution française n’a été que les prémisses de notre droit actuel. Bercée entre les idéologies trop grandes pour être réalisables et des mesures non adaptées, elle n’a pas su mettre en place un juge, source de droit, et la séparation des pouvoirs tant attendue n’a connu qu’un échec. Le système mis en place en 1791 était défectueux et il échoua par manque de dialogue entre les pouvoirs. Si la place du juge judiciaire n’a pas été celle souhaitée par le peuple durant de nombreuses années, mais qu’elle a servi le Roi, la Révolution française a su brisé le système inégalitaire, malgré l’échec de plusieurs de ses réformes. 58. Plan. Les années postérieures à la Révolution française ont mis en place quelques réformes toujours en vigueur aujourd’hui, comme la séparation des pouvoirs. Mais ce n’est véritablement qu’à dater de la Constitution de 1799 et des années qui suivirent que le système contemporain du juge judiciaire s’est mis en place (chapitre 2). 44 L.CADIET, Dictionnaire de la justice, 1e éd., Puf, coll. Quatrige, 2004, p. 1158, définition de Révolution française par J-P. ROYER 32 CHAPITRE 2 : L’ÉVOLUTION DU JUGE JUDICIAIRE FRANÇAIS DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE JUSQU’À NOTRE SYSTÈME CONTEMPORAIN. 59. La Révolution française a été balancée entre idéologies et réalité. Si c’est la réalité qui a prit le pas sur les idéologies, certaines d’entres elles ont su s’imposer car elles étaient les mesures phares, principales de la Révolution. Cependant, les mesures trop idéalistes ont conduit les années postérieures à la Révolution française au déclin, et au retour de la monarchie. Le retour de la monarchie a entrainé un retour des concepts employés anciennement, tout en conservant les mesures édictées par la Révolution française. Ainsi, la nouvelle monarchie devait composer avec les révolutionnaires pour pouvoir s’imposer en douceur, ne pas brusquer le peuple, tout en gardant la main mise sur les différents pouvoirs. Le juge judiciaire s’est donc retrouvé balloté entre les idées révolutionnaires et les idées monarchistes. Cependant, si parfois ce balancement était subi par le juge, il fut aussi souhaité par celui ci, piochant les avantages des deux systèmes. Ce ne serait qu’en 1799 que le juge judiciaire trouvera sa place, et qu’il évoluera pour tendre à devenir ce qu’il est aujourd’hui. Ainsi, avec le Code civil de 1804, une nouvelle base légale est créée, et c’est elle qui sera au cœur de toutes les attentions depuis son avènement. 60. Plan. Après 1789, le temps peut être découpé en deux phases : la première fait référence aux années qui suivirent la Révolution (section 1), la seconde court à compter de l’an VIII, c’est à dire de 1799 (section 2). 33 Section 1 : Les années postérieures à la Révolution française : séparation des pouvoirs et des autorités. 61. La Révolution française a poussé de grands noms à soumettre des principes vecteurs de liberté, d’équité, de justice et d’équilibre. Ainsi, MONTESQUIEU présentera sa thèse selon laquelle les pouvoirs doivent être séparés pour mieux être contrôlés et pour empêcher qu’une seule et même personne puisse les moduler à sa guise pour pouvoir user de système. La séparation des pouvoirs intentée par MONTESQUIEU tend donc à protéger la population du concept même de la monarchie. 62. Cependant, la Révolution française n’a pas mis à mal l’ensemble des méthodes utilisées par le système monarchique. C’est ainsi qu’elle a conservé les principes en place qu’elle considérait comme bénéfique et positif. Par exemple, la séparation des autorités, c’est à dire la séparation entre l’administratif et le judiciaire, a été conservé. Cette mesure est toujours en place. 63. Les années qui suivirent la Révolution ont permis de concrétiser la théorie de Montesquieu et la séparation des puissances (paragraphe 1), tout en cohabitant avec une mesure antérieure à la Révolution : la séparation des autorités (paragraphe 2). Paragraphe 1 : La théorie de la séparation des pouvoirs et sa mise en pratique. 64. DDHC. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen datant de 1789 pose, dans son article 16, le principe de la séparation des pouvoirs : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». La séparation théorisée par de grands auteurs avant la Révolution est alors mise concrètement en place. Cependant, même si la notion de séparation des pouvoirs est originaire de la Révolution, elle n’a pas été victorieuse, du fait d’une séparation trop hermétique par peur que les pouvoirs ne se retrouvent concentrés en une seule personne et que l’on ne revienne à une monarchie comme celle présente jusqu’à la Révolution. 34 65. Séparation des pouvoirs hermétique. La Constitution du Directoire de la première République (septembre 1792 à mai 1804) était très longue et prônait une séparation des pouvoirs fermée, c’est à dire sans communication. Ainsi, le pouvoir législatif est aux mains du conseil des Cinq-Cents, le pouvoir exécutif est l’office des Cinq Directeurs. Quant au pouvoir judiciaire, il est toujours mis à l’écart, avec une place moindre que les deux autres, et reste similaire à celui mis en place en 1791. Les pouvoirs ne correspondent pas, et la séparation des pouvoirs est excessivement rigide. C’est ce qui a conduit à la perte de cette Constitution. 66. Séparation des pouvoirs ouverte. Cependant, cette forme de séparation mise en place après la Révolution et sous le régime du Directoire n’était pas celle désirée par Montesquieu avant la Révolution française. Ainsi, Charles EISENMANN45 et Louis ALTHUSSER46 ont démontré que le gouvernement tempéré de Montesquieu impliquait une collaboration des pouvoirs et une combinaison des pouvoirs : la collaboration des pouvoirs est à mettre en place pour éviter de paralyser le système, comme cela s’est passé peu après la Révolution et sous la première République ; la combinaison est à envisager puisque la séparation des pouvoirs sera plus fonctionnelle qu’elle ne sera organique. Cette combinaison des pouvoirs revient à nuancer la séparation et à permettre aux pouvoirs d’empiéter sur les autres de manière contrôlée : par exemple, l’exécutif ira sur le domaine du législatif au moyen des ordonnances, le juge sera détenteur du pouvoir exécutif quand il décidera des modalités de fonctionnement du service public de la justice, et le Parlement pourra être juge par le biais de la Cour de justice de la République. Certes, il y avait ces notions de collaboration et de combinaison des pouvoirs dans l’esprit de Montesquieu, mais, sa première volonté était de forcer les pouvoirs à la Constitution et donc d’ancrer le pouvoir de contraindre au respect des droits supérieurs énoncés par cette Constitution et cela pour veiller à la sauvegarde de la liberté. Il expliquera que ce respect à la Constitution et que cette préservation de la liberté n’est envisageable et possible qu’en cas d’indépendance du juge. Si le pouvoir législatif venait dominer le pouvoir exécutif (détenant le pouvoir judiciaire) par quelque forme que ce soit, alors la pérennité de la liberté serait mise en péril. 45 46 Universitaire français. Philosophe français 35 67. Exclusion du pouvoir judiciaire ? A l’écriture de L’esprit des lois, le discours tenu par MONTESQUIEU a souvent été qualifié comme excluant totalement le pouvoir judiciaire. Ainsi, on a pu penser que le juge se bornait à appliquer la loi, et n’avait qu’un rôle secondaire. C’est une conception qui a souvent été retenue comme celle de MONTESQUIEU, et c’est ainsi que le juge a toujours été relégué à une place moindre que le pouvoir législatif ou exécutif. Cependant, certains auteurs comme Thierry S. RENOUX considèrent que MONTESQUIEU n’a pas mis le pouvoir judiciaire à l’écart. Selon lui, le judiciaire est bien qualifié comme troisième pouvoir et seul son indépendance permettrait de sauvegarder la liberté. Si MONTESQUIEU semble mettre de côté de troisième pouvoir ce ne serait que parce qu’il serait plus facile à « autonimiser47 ». Ainsi quand MONTESQUIEU a écrit « qu’il n’y a point encore de Liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative ou de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et sur la liberté des citoyens serait arbitraire : car seul le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur », il avait pleinement conscience de la force du juge. 68. La séparation des pouvoirs, ou plutôt la collaboration des pouvoirs est ainsi mise en place, avec plus ou moins de facilité et de succès. Cette séparation vient cohabiter avec une séparation déjà en vigueur : la séparation entre l’autorité judiciaire et l’autorité administrative. Paragraphe 2 : La cohabitation de la séparation des pouvoirs et de la séparation des autorités. 69. Origine. Depuis de nombreuses années, le pouvoir judiciaire et les autorités sont séparés. Concrètement, depuis un édit de 1641, les autorités administratives et judiciaires sont distinctes. Pourquoi ? Tout simplement parce que depuis l’Ancien Régime, par crainte d’une ingérence du pouvoir judiciaire dans les affaires du Roi et que ce dernier n’en oriente les 47 Formule utilisée par J.-C. COLLIARD 36 décisions, on désire mettre cette autorité de juger à l’écart. Le Parlement était conduit, par sa nature même, à jouer un rôle politique : c’est grâce à cette fonction, et par le biais de l’enregistrement des édits, lettres du Roi, il a pu contrôler les faits du Roi au prétexte de regarder la conformité de ces actes aux lois fondamentales du royaume et à l’intérêt commun des citoyens, se détournant alors de sa simple et première fonction administrative. RICHELIEU a alors fait proclamer l’édit de 1641 et a multiplier les voies de recours extraordinaires afin d’échapper aux tribunaux ordinaires et à ce contrôle. L’édit interdisait expressément et solennellement aux juges de statuer sur les actes de l’administration ou de poursuivre devant eux les administrateurs pour des faits commis sous leur fonction. C’est ainsi qu’est née la séparation entre les autorités administratives et judicaires que l’on connait encore aujourd’hui. 70. Cohabitation des deux concepts. La Révolution française a mis en place la séparation des pouvoirs, et notamment à l’article 16 de la D.D.H.C. Cependant, elle n’a pas remis en cause la séparation entre les autorités. Au premier abord, on peut se méprendre à considérer cette situation comme un paradoxe. Pourquoi vouloir une séparation des pouvoirs qui préserve le peuple contre la réunion dans les mains d’une même personne des trois puissances et désirer une égalité des hommes tout en conservant une séparation des autorités qui permet de juger des hommes de manière différente et devant une institution distincte ? Comme l’explique Thierry S. RENOUX, « ce second principe, celui de la séparation des autorités administratives et judiciaires, n’a pas de lien nécessaire avec le principe de la séparation des pouvoirs ; l’un peut exister sans l’autre, le premier peut même affaiblir le second48 ». Si la séparation des pouvoirs prône un équilibre entre les trois puissances (pour reprendre l’expression utilisée par MONTESQUIEU), la séparation des autorités préserve l’exercice du pouvoir d’un contrôle juridictionnel. Ce qui semble être paradoxal de prime abord s’explique facilement. Les révolutionnaires craignaient le pouvoir judiciaire (comme expliqué en sus). Préserver la séparation des autorités permettait donc de maintenir écarter cette autorité judiciaire des décisions prises par les révolutionnaires, et sembler limiter les moyens d’actions des tribunaux envers les réformes. C’est ainsi que la séparation des autorités a été un moyen pour les révolutionnaires de se protéger des tribunaux qu’ils considéraient comme partisans du Roi. 48 T. RENOUX, L’apport du conseil constitutionnel à l’application de la théorie de la séparation des pouvoirs en France, D. 1991, p. 169 37 71. Conception française et actuelle. Cette cohabitation entre séparation des pouvoirs et séparation des autorités a donné naissance à la conception française de la séparation des pouvoirs. En 1872, l’administration par le biais du Conseil d’Etat s’octroie le droit de dire le droit souverainement sur des cas qui lui sont présentés. Il devient alors véritable juge et rend la « justice déléguée ». La juridiction administrative se rapproche donc de plus en plus de l’autorité judiciaire, tout en se détachant de l’emprise du pouvoir exécutif, afin de rejoindre progressivement la Cour de cassation qui a tracé son chemin depuis plus longtemps. Le principe de la séparation des autorités va alors permettre, non plus de régir les relations entre le judiciaire et l’administratif vis à vis de l’exécutif, mais de gérer les rapports entre ces mêmes puissances (judiciaire et administrative) vis à vis du pouvoir de juger le droit ; le principe permettra de distinguer le juge judiciaire et le juge administratif. Un exemple témoigne de cette nouvelle application du principe : la création d’un Tribunal des conflits. En l’absence de réponse quant à la désignation du juge compétent, l’affaire sera renvoyée devant ce nouveau tribunal, composé de membres de la Cour de cassation et du Conseil d’Etat. Actuellement, notre système juridique est façonné par les deux ordres juridictionnels : le judiciaire et l’administratif. Le juge judiciaire protégera la liberté individuelle, alors que le juge administratif se devra de juger les décisions prises dans l’exercice des prérogatives de puissance publique. 72. « Le Conseil constitutionnel confirme donc que le principe de la séparation des pouvoirs s’accompagne d’un principe constitutionnel de répartition des compétences contentieuses au sein même du pouvoir juridictionnel49 ». 73. Si nous venons d’observer les prémisses de notre système contemporain, ce n’est qu’à compter des années 1800 qu’il va véritablement se dessiner. 49 D. ALLAND et S. RIALS, Dictionnaire de la culture juridique, 1e éd,. Puf, coll. Quatrige, 2003, p.1220, définition de ordre juridique par T. RENOUX 38 Section 2 : Les années de la Constitution de 1799 : réformes novatrices et origine de notre système contemporain. 74. La Constitution de 1799 est le texte constitutionnel du consulat. Elle consacre le désir d’ordre de la classe bourgeoise et le désir de pouvoir personnel de Napoléon BONAPARTE. Cette Constitution est mise en place après le coup d’Etat du 9 novembre 1799 organisé par BONAPARTE. Une nouvelle Constitution est créée, et elle assurera une excellente place pour BONAPARTE avec un exécutif fort et concentré dans ses mains. Elle permet donc l’exercice d’un pouvoir personnel tout en maintenant une illusion de démocratie. Si la Constitution met en place une « monarchie cachée », elle a su tout de même poser les prémisses de notre juge judiciaire actuel. 75. Ce sont les réformes de l’an VIII, c’est à dire de 1799 (paragraphe 1), qui formeront la justice qui a demeuré jusqu’à nos jour de manière pratiquement inchangée (paragraphe 2). Paragraphe 1 : La Constitution de l’an VIII et ses réformes. 76. Causes de cette nouvelle constitution. La Révolution française était nécessaire pour renverser une monarchie trop oppressive. Cependant, elle a mis en place des mesures qui n’ont pas pu survivre au sein de la société. C’est en ce sens que BONAPARTE voit les conséquences de ce soulèvement. Il estime que la Révolution a eu des effets positifs, mais aussi et surtout qu’elle a compliqué le système juridique. Selon lui, la Révolution s’est « embarrassé d’un pouvoir judiciaire qui n’en était pas un50 », qu’elle a fait croire à des juges proches du peuple et indépendants alors que le pouvoir exécutif en avait plus ou moins le contrôle... Tant de réformes qui n’ont pas eu un franc succès, et qui ne satisfont pas les intérêts des « hauts » personnages de la société et ceux de Napoléon BONAPARTE. 77. Contenu. La Constitution de l’an VIII désigne une « autorité judiciaire » qui dispose d’une « influence proportionnée à ce qu’elle est appelée à faire » et cela au sein d’un 50 J-P. ROYER, Histoire de la justice en France, 3e éd., Puf. Coll. Droit fondamental, 2001, p.435 39 « Etat 51 ». Ainsi, l’autorité judiciaire sera composée de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif, et sera sous la coupe de l’autorité exécutive. L’ordre judiciaire se construit progressivement à partir de 1810 et se placera peu à peu dans le sillage de l’Ancien Régime mais aussi dans celui de la Révolution. Concrètement, le gouvernement de la Constitution de l’an VIII a pris les mesures avantageuses des deux périodes pour les réunir ici. En conséquence, la notion de « hiérarchie52 » est empruntée à la période de l’Ancien Régime, et la notion de « rationalisation53 » est issue de la Révolution. Il est à noter que dans les faits, le gouvernement a abusé de cette situation pour aller jusqu’à la limite d’un retour à l’Ancien Régime, tout en gardant la « rationalisation » de la Révolution comme incontestable. 78. Justice civile. En ce qui concerne la justice civile, c’est l’exemple parfait du compromis fait par la Constitution entre le côté « hiérarchique » de l’Ancien Régime, et le « rationalisme » de la Révolution. La justice de droit commun se découpera alors en tribunaux de première instance, compétent au niveau de l’arrondissement. Viennent ensuite les tribunaux d’appel, qui seront dénommés comme cours d’appel en 1804 puis comme cours impériales en 1810. Le ressort de ces tribunaux était grand puisqu’ils étaient compétents pour les litiges des trois régions les plus proches au minimum. Le découpage avait été confié à un proche du chancelier MAUPÉOU, le troisième consul LEBRUN, partisan d’un retour à l’Ancien Régime. Enfin, au sommet de cette hiérarchie, on retrouve la Cour de cassation, innovation de la Révolution. Cependant, la procédure devant elle a été modifiée puisque le référé législatif qui était obligatoire après deux renvois devant cette cour de la même affaire a été supprimé au profit d’une décision rendue en section réunie. De plus, l’interprétation de la loi n’était pas une prérogative de la Cour : c’était celle de l’Empereur. L’organisation de la justice ordinaire témoigne bien d’un savant mélange entre l’Ancien Régime et la Révolution, et cela dans le but de satisfaire et de plaire à l’ensemble de la population. 79. Juge judiciaire. En ce qui concerne les juges judiciaires à proprement dit, ils ne sont plus élus sous cette Constitution. En effet, si l’élection était une preuve importante du poids 51 52 53 Jean Pierre ROYER, Histoire de la justice en France, 3e éd., Puf. Coll. Droit fondamental, 2001, p. 435 Ibid., p.436 Ibid. 40 du peuple au moment de la Révolution, il semble, du moins pour BONAPARTE, que ce soit une méthode déchue de tout intérêt et que le retour à la nomination soit plus sage. De plus, comme vu en sus, les magistrats étaient souvent nominés de façon extraordinaire, et cela pour éviter l’avis du peuple ignorant sur cette question. C’est en ce sens que les élections des magistrats semblaient avoir mal vieillies, et qu’elles se devaient de laisser la place à la nomination par le pouvoir. La Constitution compte alors deux articles (41 et 68) qui posent le principe de l’élection des juges, mais aussi celui de l’inamovibilité. Certains voient dans l’inamovibilité une contrepartie à la nomination, mais cela traduit surtout une garantie de stabilité pour le gouvernement. Ici, on voit que le compromis entre les idées de l’Ancien Régime et celles de Révolution est présent, mais il n’est pas équilibré : il semble que l’esprit de l’Ancien Régime soit plus présent. On peut alors légitimement se poser la question de connaitre la place occupée par les idéaux de la période révolutionnaire, et notamment l’accès à tous à la fonction de juger. Après quelques mouvements, dans les années 1800-1810, les écoles ont à nouveau ouvertes afin de permettre à chacun d’apprendre le droit. Il est à noter que ces écoles étaient chapotées par l’Etat, ce qui démontre bien encore la mainmise du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire. L’essentiel des magistrats de ces années-là et suivantes sont des bourgeois aisés, mais BONAPARTE affiche une volonté de voir des gens de toute provenance au sein des tribunaux. Cependant, et pour être certain de garder la mainmise sur la magistrature, BONAPARTE a fait en sorte de ne pas nommer des personnes trop intelligentes. Ainsi, on ne fondait plus sur la moralité que sur la connaissance du droit, plus sur le civisme que sur les études faites pour nommer les magistrats. Jean Pierre ROYER conclut par cette phrase : « il n’est pas sûr que la magistrature consulaire, et même impériale, ni le personnel de l’ordre administratif, aient été ce “personnel de choix“ qu’Hiver 54 opposait au “personnel de hasard“ livré par la Révolution55 ». 80. Base de notre juge judiciaire actuel. Jean Pierre ROYER exprime parfaitement à travers la phrase suivant l’évolution de l’ordre judiciaire à compter de cette Constitution : « Le temps sera pratiquement sans prise sur l’édifice, coulé en bronze il restera presque à l’abri des grosses tempêtes des siècles, le fleuve majestueux de la justice reprendra son cours 54 Magistrat sous le règne de Charles X et révoqué en 1848. Il fut le premier auteur à écrire sur les institutions judiciaires de la France à la période de son exercice. 55 J-P. ROYER, Histoire de la justice en France, 3e éd., Puf. Coll. Droit fondamental, 2001, p.461 41 ordinaire après les brisures de la décennie révolutionnaire56 ». Il poursuit : « La grande majorité des réformes judiciaires postérieures à l’an VIII ne modifieront pas substantiellement la structure du temple ❲...❳ de ses fondations aux étages, l’édifice est resté reconnaissable dans ses deux ramifications de la justice civile et de la justice pénale57 ». Il semble très clair que l’ordre judiciaire n’a pas beaucoup évolué depuis la position adoptée en 1799. 81. C’est ainsi que s’explique l’ordre judiciaire instauré par Napoléon BONAPARTE et qui demeure inchangé (ou presque) depuis cette date jusqu’à notre époque contemporaine. Paragraphe 2 : L’Empire et notre système contemporain. 82. Le 2 avril 1814, Napoléon BONAPARTE est déchu de ses fonctions. A compter de cette date, de multiples régimes vont se succéder, régimes balloter entre l’envie de revenir au passé et l’envie d’innover et de se détacher complètement de l’Histoire de France. 83. Monarchie constitutionnelle. De 1814 à 1848 se met en place une monarchie constitutionnelle, période dite de la Restauration. Suite à la déchéance de BONAPARTE, Louis XVIII est proclamé Roi de France par une légitimité historique, celle des successions à la couronne. Cependant, il est impossible de revenir à une monarchie absolue, à l’époque antérieure à la Révolution Française : c’est ainsi que ce se met en place la monarchie constitutionnelle. Le Roi met alors en place une charte constitutionnelle, mêlant monarchie et régime parlementaire. Cette charte est un acte unilatéral de la part du Roi pour le peuple ; elle se distingue donc de la Constitution qui s’apparente plus à un contrat entre le dirigeant et les citoyens. Cette charte limite les pouvoirs du Roi : elle maintient les droits donnés aux français par la Révolution (égalité des hommes devant la loi par exemple), et elle laisse entrevoir une séparation et une collaboration des pouvoirs (les Chambres des Pairs et des Députés détiennent une portion de puissance législative ; les juges sont inamovibles...), même si en grossissant à peine le trait on se rend compte que le Roi est le chef suprême de l’Etat et qu’il détient à lui seul les trois pouvoirs. Ainsi, le pouvoir judiciaire se retrouve une fois de plus 56 57 J-P. ROYER, Histoire de la justice en France, 3e éd., Puf. Coll. Droit fondamental, 2001, p. 436 Ibid. 42 entre les mains du Roi, même si cette détention n’est pas aussi forte qu’avant la Révolution : par exemple, la vénalité des offices n’est pas rétablie. La justice ne sait pas être tenue stable et écartée du pouvoir exécutif : la Restauration va elle aussi emprunter ce chemin tortueux, pour conduire ce régime aux « Trois Glorieuses » (27, 28 et 29 juillet 1830). En effet, la monarchie n’a pas su se mettre à bonne distance pour être assez près afin de pouvoir garder le contrôle de la justice tout en étant assez éloigné pour ne pas trop s’immiscer dans cette autorité. Ainsi, si certains juges ont démissionné, la majeure partie des magistrats a répondu présent à la demande royale qu’était l’enregistrement des édits. Les journées de fin juillet et de début aout 1830 étaient jonchées de réflexions : « Il faut que la justice marche, la justice est indépendante de la politique ; c’est rendre un réel service au gouvernement que de continuer à administrer la justice... » ; « Nous ne pouvons plaider devant la cour tant que nous ne saurons pas au nom de qui elle entend rendre la justice58 ». En 1830, CHARLES X abdiqua, et c’est LOUIS PHILIPPE, Duc d’Orléans qui se met en place sur le trône. C’est alors qu’il décide de faire un véritable compromis avec la révolution, et qu’il permet l’implantation d’un parlementarisme. Le problème de ce parlementarisme est qu’il est dualiste mais sans base populaire : le suffrage n’est pas universel. Les journées des 22, 23, et 24 février 1848 marquent la fin de ce régime, poussé par les Républicains. Ces deux périodes sont très ressemblantes. Il y a des deux côtés un Roi, et une société judiciaire, une magistrature usée. Si les Trois Glorieuses ont remis la magistrature dans le droit chemin, la détachant une fois de plus de la suprématie du pouvoir judiciaire, ce n’a pas été suffisant. Ce déficit a alors conduit aux trois journées de février 1848, face à une magistrature qui s’était rangée au Roi LOUIS PHILIPPE, afin de la convaincre d’adopter la République. 84. Deuxième république. En 1848, la République est proclamée, et c’est un gouvernement provisoire qui est mis en place. La première réforme de ce gouvernement est l’élection de l’Assemblée Nationale au suffrage universel, Assemblée qui adoptera une nouvelle Constitution en novembre de la même année. Durant cette période, on compte là encore une sorte d’épuration du personnel judiciaire : les juges déjà en place voient leurs fonctions retirées de force au profit « d’amis » du gouvernement. De la même façon, l’autorité judiciaire est encore dégradée avec la mise en place de commissaires du gouvernement, 58 J-P. ROYER, Histoire de la justice en France, 3e éd., Puf. Coll. Droit fondamental, 2001, p.498 43 chargés de surveiller ses faits et gestes. Enfin, est remis en cause le principe d’inamovibilité des juges. Quant à la séparation des pouvoirs, le régime appliqué n’a pas été de suite unanime. En effet, les républicains étaient tiraillés par deux courants : les républicains radicaux qui souhaitaient une suprématie du pouvoir législatif sur le pouvoir exécutif, et les républicains plus modérés qui prônaient une séparation des pouvoirs fixe et stable. Finalement, c’est un régime de séparation absolue qui est mis en place, sans possibilité pour les pouvoirs de se limiter entre eux (absence de véto, ou de possibilité de révocation). Mais, Napoléon III entend transformer cette république présidentielle en république autoritaire. Victor HUGO écrira dans Napoléon le petit cette réplique : « magistrature, je brise la constitution... je bannis qui me plait... je viole tout ce qui est convenu d’appeler droit... Nous ferons semblant de ne pas voir, disent les magistrats. Vous êtes des insolents, réplique l’homme providentiel. Détourner les yeux, c’est m’outrager. J’entends que vous m’aidiez... vous les jugerez et vous les condamnerez. Les juges inamovibles baisent la botte... 59». Une nouvelle ère s’ouvre, accompagnée d’une nouvelle constitution : celle du 14 janvier 1851. C’est en ce sens que la justice s’est alors retrouvée sous la coupe du pouvoir exécutif, une fois de plus : les juges étaient la bouche du pouvoir exécutif. Par exemple, en matière de censure, la jurisprudence a, pendant cette période, rendu des décisions très strictes quant à la littérature, sanctionnant ainsi sur le délit d’obscénité. 85. Gouvernement provisoire. En 1870, Napoléon III capitule, et un nouveau gouvernement provisoire est mis en place, avec THIERS à sa tête. C’est au début de l’année 1875 que les républicains sont majoritaires au sein de l’Assemblée, et qu’ils réussissent à mettre en place une République parlementaire. Le gouvernement est ensuite confié au Maréchal MAC-MAHON qui démissionnera en 1879. 86. Justice contemporaine. En 1879, Jules GRÉVY est élu Président de la République. « La République est désormais aux républicains. La Justice le sera aussi !60 ». Ainsi, si les bases datent de l’an VIII et si elles restent inchangées de cette date à notre époque contemporaine, la justice est passée par de nombreuses réformes afin de suivre les évolutions 59 J-P. ROYER, Histoire de la justice en France, 3e éd., Puf. Coll. Droit fondamental, 2001, p. 546 : extrait de l’œuvre Napoléon le petit de V. HUGO 60 Ibid. p. 612 44 sociétales. Des années 1880 jusqu’à nos jours, la justice sera républicaine, mais il lui faudra du temps pour pouvoir s’épanouir et occuper tout l’espace qui lui est donné, tout en s’adaptant aux nouvelles attentes du peuple modelées par les évènements historiques et temporels. *** 87. Bilan du chapitre 2. La justice française voit donc ses fondements apparaître avec l’an VIII, elle subira tout au long des années suivantes la peur de la part du pouvoir exécutif de lui laisser une trop grande liberté. C’est en ce sens qu’elle sera malmenée, souvent rattachée au pouvoir exécutif et à ses dirigeants, sans qu’elle ne puisse réellement rendre la justice comme elle l’entend : le juge et ses décisions formant la jurisprudence semble obéir à la puissance exécutive, sans pouvoir être véritablement autonome comme le ventait la séparation des pouvoirs. S’il est clair que les réformes mises en place par la Constitution de 1799 ont d’abord été mises en place pour servir l’intérêt propre d’une seule personne, on ne peut nier qu’elles constituent la base de notre système juridique actuel. Ainsi, le juge judiciaire français tire ses origines de ce système. 88. Plan. A l’époque contemporaine, le juge ne semble pas avoir la même place qu’à la création de ses fondements : il n’est pas soumis au pouvoir exécutif. Cependant, quels sont ses rapports avec le pouvoir législatif ? En effet, pendant toutes les années vues en sus, le juge applique la loi, sans se permettre aucune fantaisie pour s’écarter de cette fonction première. Le second titre de cette partie sera alors consacré à la place contemporaine du juge judiciaire et de sa jurisprudence (titre 2). 45 TITRE 2 : LA PLACE CONTEMPORAINE DU JUGE JUDICIAIRE ET DE SA JURISPRUDENCE. 89. Contexte. Si le juge qui nous est légué est la bouche de la loi, et qu’il se cantonne à sa cette fonction, c’est la conséquence de la domination par le pouvoir exécutif. Il avait donc un rôle mineur face au pouvoir exécutif. « Rien dans la culture juridique continentale ne prédisposait le juge à jouer un rôle de quelque importance61 ». Pourtant, depuis une trentaine d’années, les changements semblent donner une place de plus en plus grande au juge en lui confiant de nouvelles fonctions. Son rôle premier d’application de la loi semble dépassé en deux points. Tout d’abord, le juge est de plus en plus proche de la population, ce qui fait de lui une personne d’influence, une personne qui comprend les souhaits des citoyens. De plus, le juge n’est maintenant plus attaché à des lois uniquement nationales, elles sont aussi européennes et internationales. 90. Plan. Le système qui encadre le juge est cependant resté le même. Il n’a pas évolué pour s’adapter à ces réformes. Se pose alors une question très emblématique dans notre système contemporain : quelle est la place du juge dans notre système juridique actuel ? Plus précisément, on semble s’interroger sur la place du juge en tant que source du droit. Le juge peut-il être considéré comme une source de droit ? De plus, la jurisprudence est composée de revirements. Qu’est ce qu’un revirement ? S’apparente-il à une simple modification de la jurisprudence par exemple ? Ou recouvre t’il une notion plus précise ? De plus, c’est lors des revirements que le caractère rétroactif de la jurisprudence semble être le plus remarqué du fait de son coté néfaste. Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de revenir dans un premier temps sur la jurisprudence (chapitre 1) avant de traiter des revirements de jurisprudence (chapitre 2). 61 D. ALLAND et S. RIALS, Dictionnaire de la culture juridique, 1e éd,. Puf, coll. Quatrige, 2003, p.862, définition de juge 46 CHAPITRE 1 : LA JURISPRUDENCE. 91. Le dictionnaire courant en donne une définition sous trois points : « Jurisprudence : ❲1❳ (vieux) science du droit ; ❲2❳ (mode actuel) ensemble des décisions des juridictions sur une matière ou dans un pays, en tant qu'elles constituent une source de droit ; ensemble des principes juridiques qui s'en dégagent (droit coutumier) ; ❲3❳ ensemble des décisions d'un tribunal ; manière dont un tribunal juge habituellement une question62 ». On peut d’ores et déjà relever les notions de « source de droit », « principes juridiques » ou « habituellement ». Ces notions nous apprennent donc que la jurisprudence est une source de droit qui édicte des principes juridiques du fait de la façon habituellement utilisée pour juger un même problème de droit. Cette première définition accentue donc l’ampleur pouvoir judiciaire, en ce qu’elle lui accorde une importance au même titre que le pouvoir législatif puisqu’elle qualifie la jurisprudence de source de droit, au même titre que la loi est une source de droit. 92. Le lexique juridique donne la définition suivante du mot jurisprudence : « Dans un sens ancien, science du droit. Au sens large, ensemble des décisions de justice rendues pendant une certaine période dans un domaine du droit ou dans l'ensemble du droit. Dans un sens plus restreint, ensemble des décisions concordantes rendues par les juridictions sur une même question de droit. Au sens strict, propositions contenues dans les décisions rendues par les juridictions de rang supérieur et présentant l'apparence d'une norme, en raison de leurs formulations générales et abstraites. En droit public, on parle volontiers de "jurisprudence prétorienne" pour souligner le caractère créateur de la jurisprudence administrative et son rôle de source très importante du droit administratif 63». Ici, on remarque que la notion de jurisprudence est définie en partant d’un sens très large (« ensemble des décisions de justice ») pour finir sur un sens plus réduit (« norme »). La jurisprudence regroupe donc plusieurs notions, suivant que son sens soit plus ou moins étroit. La notion la plus étroite vient ici encore renforcer la place du pouvoir judiciaire aux côtés du pouvoir exécutif et législatif. Cette conception étroite rend donc la Cour de cassation éditrice de normes par le biais de sa jurisprudence. 62 Le Robert illustré d’aujourd’hui, éd. 1997, p. 795, définition de jurisprudence. S. GUINCHARD et T. DEBARD, Lexique des termes juridiques, 19e éd., Dalloz, 2012, p. 256, définition de jurisprudence. 63 47 Une véritable question se pose alors ; est ce que la jurisprudence est une source du droit ? Afin d’y répondre, il faut tout d’abord revenir sur la notion de source du droit pour pouvoir la cerner et se prononcer en connaissance de cause (section 1). Une fois cette notion définie, il nous faudra nous tourner vers la doctrine afin d’observer les réponses qu’elle donne à cette question (section2). Section 1 : Notion de source du droit 93. Définition. Au sens littéral, une source désigne le « point de jaillissement d’une eau 64». C’est donc l’endroit où l’on puise. Au sens figuré, elle est définie comme un « point de départ, origine d’une chose65 ». Elle regroupe ainsi les origines, les principes, et les causes. Juridiquement, la source est définie comme « tout ce qui contribue, ou a contribué, à créer l’ensemble des règles juridiques applicables dans un Etat à un moment donné 66». Donc, la source en droit désigne « les forces d’où surgit le Droit (objectif) ; ce qui l’engendre 67 ». « Par sources du droit, on désigne les modes de formation des règles juridiques au sein d’une société donnée, les différentes façons dont ces règles sont établies68 ». 94. Droit comparé. Historiquement, si on revient à l’an VIII, un projet de code civil était proposé. Ce projet était composé de plusieurs articles, dont l’un qui aurait listé les sources du droit « de chaque peuple ». Mais, le code civil n’a vu le jour qu’en 1804, et sans article énumérant ces sources. Ainsi, en France, il n’y a pas de textes listant expressément les différentes sources du droit (à la différence de certains pays comme la Suisse, l’Espagne ou l’Italie). Quelles auraient été les conséquences d’une telle liste ? Tout d’abord, si un article existait dans le code civil, cette présente section n’aurait pas lieu d’être, puisque les questions de savoir que sont les sources du droit, et si la jurisprudence en est une, ne se poseraient pas. De plus, une liste aurait eu le mérite d’ancrer dans notre système certaines sources, sans que 64 65 66 67 68 www.le-dictionnaire.com, définition de source Ibid. www.wikipedia.org, définition de source du droit G. CORNU et H. CAPITANT, Vocabulaire juridique, 9e éd., Puf, coll. Quadrige, 2011, p. V. LASSERRE-KIESOW, L’ordre des sources ou le renouvellement des sources du droit, D. 2006, p. 2279 48 l’on ne se pose la question de savoir si tel texte ou si telle décision peut s’apparenter à une source du droit. D’un autre côté, cette codification aurait eu comme conséquence de figer des sources, et n’aurait pas permis une évolution. Cela aurait fixé « les pôles émetteurs du droit69 » et aurait conduit à nier le « pluralisme70 » des sources du droit. De plus, un paradoxe aurait été présent : puisque le code codifie la loi, ce serait à la loi de déterminer les sources du droit. Or, le pouvoir législatif reste un pouvoir, certes aujourd’hui contrôlé, mais qui reste fort. Ainsi, il aurait été paradoxal de demander au pouvoir législatif de nommer des sources du droit autres qu’elle même... La codification d’une telle liste « fait découler le titre de “source“ de l’une d’elles 71 ». Enfin, codifier par exemple la coutume (définie comme l’ensemble des règles non écrites suivies par un groupe de personnes considérées par ce groupe comme obligatoires) reviendrait à contredire sa nature même de source non écrite. 95. Il est inévitable de devoir classer les sources. La classification peut venir différencier les formes de source (paragraphe 1). Mais les sources du droit peuvent aussi se différencier selon le type (paragraphe 2). Paragraphe 1 : Classification selon les formes de source. 96. Le droit français n’est pas tributaire d’une seule et unique source. Si de manière générale, et historiquement c’est la loi qui est considérée comme la source la plus importante, aujourd’hui elles ont évolué et sont maintenant multiples. En effet, la Révolution française et le code civil ont imposé les sources de manière « rigoriste et hiérarchisée72 ». Ainsi, afin de garder le contrôle des pouvoirs, la loi a été érigée comme source principale voir exclusive du droit. Ainsi, « la loi devenait “la“ source, son élaboration étant rationalisée, son étude magnifiée et les autres sources dévalorisées73 ». Cette conception selon laquelle la loi était l’unique source du droit à demeurer présente en France jusqu’en 1899 et la publication par Gény de son ouvrage Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif : la coutume est reconnue comme une véritable source aux côtés (et non au-dessus ou au-dessous) de la loi, 69 D. ALLAND et S. RIALS, Dictionnaire de la culture juridique, 1e éd,. Puf, coll. Quatrige, 2003, p. 1431, définition de sources du droit par M. BORGETTO 70 Ibid. 71 Ibid. 72 Ibid. 73 Ibid. 49 et la jurisprudence est qualifiée d’autorité. Cependant, l’introduction de la jurisprudence comme source du droit n’a pas été perçue de la même manière par l’ensemble de la doctrine74. 97. La classification de JESTAZ. Les sources du droit sont classifiées selon leur forme. Pour Phillipe JESTAZ75, les sources du droit sont au nombre de cinq. Cette classification mise au point par cet auteur est connue et reprise dans de nombreuses notes doctrinales. Premièrement, la source désigne « le fondement idéologique d’un système juridique donné76 ». La source repose alors sur un concept choisi : souveraineté nationale, volonté divine... C’est un moyen pour l’Etat de transmettre sa vision des choses et de l’imposer. Deuxièmement, les sources du droit désignent les « forces créatrices du droit77 ». Ici, le droit est vu comme influencé par la société dont il est entouré : les acteurs économiques, les partis à la tête du pouvoir, les syndicats... Les sources du droit sont donc ici réelles, mais elles sont poussées par la politique et la sociologie. Troisièmement, les sources du droit désignent l’ensemble des documents qui constituent la partie visible de la matière juridique, qu’ils soient écrits ou oraux. Elles englobent à la fois la loi, les publications doctrinales... mais aussi les coutumes et jugements. Quatrièmement, les sources du droit désigne une partie de l’ensemble des documents décrits dans le troisièmement : ici, elles n’enrôlent que les normes juridiques dotées de la force obligatoire. Enfin, cinquièmement, la notion de source se rapporte aux activités productrices de droit : Parlement, juridictions, édition juridique... Les sources du droit peuvent donc être très diverses selon la conception que l’on retient. Il me semble que la conception la plus pertinente soit la deuxième idée présentée. En effet, si l’on prend la loi, source du droit formelle et que l’on ne peut pas remettre en question, elle s’adapte à la société dans laquelle elle vit. En effet, le législateur édicte de nouvelles règles pour qu’elles s’accordent au mieux avec les nouvelles meures sociales78. 98. Norme ? Les sources du droit peuvent donc être diverses. Mais, comment s’y retrouver, tant les conceptions sont nombreuses, et tant le mot de « source » peut être appréhendé de différentes manières. Ainsi, On peut légitimement se poser la question de 74 Cela sera vu plus en détail dans le II de ce même paragraphe. P. JESTAZ, Source délicieuse... (Remarques en cascades sur les sources du droit), RTD civ. 1993, p.73-75 76 Ibid. 77 Expression employée par Georges RIPERT. 78 Cet exemple est très représentatif, mais, comme on le démontrera par la suite, c’est plus la jurisprudence qui adapte la loi à la société, la loi n’étant pas assez réactive. 75 50 savoir si la source et si la norme sont assimilables. Est-ce qu’une source est semblable à une norme ? Si la norme est une source du droit, la réciproque n’est pas exacte. La norme se définie comme une règle qui, du fait de son origine, de son caractère général et impersonnel, constitue une source de droits et d’obligations juridiques. Ainsi, la norme est une source du droit ; mais une source du droit n’est pas nécessairement et forcément une norme. La norme est une branche des sources du droit. Il faut comprendre que la notion de « source du droit » englobe la notion de « norme du droit », mais que l’inverse n’est pas vrai. Or, souvent, ces deux termes sont employés similairement, sans distinctions, comme des synonymes. Et cela se comprend : en effet, la source englobe, comme on le verra, la loi, la coutume et la jurisprudence ; la norme, quant à elle, englobe la loi et la jurisprudence. La confusion est alors très vite possible, la frontière entre ces deux notions étant mince. Cependant, si l’on revient sur le quatrième sens accordé à la notion de source du droit par Philippe JESTAZ : « sources documentaires qui ont le statut de normes juridiques dotées de la force obligatoire ». Ainsi, si les deux notions peuvent apparaitre comme distinctes, elles se rejoignent dans cette définition. 99. Pyramide de Kelsen. Les sources du droit sont classiquement hiérarchisées. Cela permet une certaine clarté dans l’esprit des praticiens (ou profanes) du droit. Traditionnellement, est enseignée la pyramide de Kelsen qui classe les normes du droit : au sommet, on y retrouve le bloc de constitutionnalité avec la Constitution, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et la Charte de l’environnement. En dessous, se situent le bloc de légalité comprenant les lois organiques et la loi ordinaire. Viennent ensuite les principes généraux du droit dégagés de la jurisprudence et elle-même. Suivent les règlements. Enfin, la pyramide trouve sa base constituée des actes administratifs. Quant aux traités et actes européens, il faut les situer tout en haut de cette pyramide, le droit européen prévalant sur le droit national. Cependant, une telle hiérarchisation « aboutit à une certaine privatisation de l’office d’identification de ce par où jaillit le Droit79 ». Ainsi, en classant les sources du droit, il faut être vigilant puisque cela conduira à considérer ces sources à des valeurs différentes. De plus, cette classification peut sembler dépassée puisqu’elle ne prend pas en compte les évolutions des sources du droit. Par exemple, quelle est la place des circulaires et conventions collectives de travail dans cette pyramide des normes ? Si la classification a le mérite de rendre les 79 D. ALLAND et S. RIALS, Dictionnaire de la culture juridique, 1e éd,. Puf, coll. Quatrige, 2003, p. 1431, définition de sources du droit par M. BORGETTO 51 sources du droit intelligibles, elle a le défaut de les figer telles qu’elles sont à un moment précis et donné de l’histoire. Paragraphe 2 : Classification selon les types de source. 100. Le droit français provient de plusieurs sources, et ces sources peuvent être divisées en plusieurs sections : les sources écrites ou non écrites, formelles ou informelles, sources directes ou d’interprétation, source nationale ou internationale... Le droit n’est composé que de sources. En effet, sans sources il ne peut pas y avoir de droit. Le droit découle de ces sources, qu’elles soient ou non formelles. Un des moyens de distinction est donc la formalité des sources. Ainsi, une source formelle est une source qui est expressément reconnue par l’Etat dans laquelle elle se manifeste, alors qu’une source informelle est, à l’inverse, une source qui n’est pas reconnue par cet Etat. 101. Sources formelles et écrites. Traditionnellement, parmi les sources formelles on retrouve la Constitution, la loi, le règlement, les textes internationaux… Toutes ces sources ont un texte comme base, un document. Ces sources formelles se recoupent donc avec les sources écrites. 102. Sources informelles et orales. Les sources informelles sont souvent recoupées avec les sources orales. Traditionnellement, on admet dans cette catégorie les coutumes… La coutume est issue de pratiques traditionnels et d’usages communs consacrés par le temps et qui constitue une source du droit. 103. Et la jurisprudence ? La jurisprudence n’apparaît pas dans les classifications traditionnelles. Ce n’est pas une source formelle puisqu’elle n’est pas issue de texte, et ce n’est pas une source informelle car elle ne s’apparente pas à la coutume, elle n’est pas issue de pratiques traditionnelles. Cependant, on ne peut pas nier que la jurisprudence ait un poids dans le droit en France, de même que la doctrine par exemple… 104. « Pour autant, l’appréciation doctrinale ne se traduit pas, sauf période transitoire, par l’existence de grandes controverses sur la typologie des sources du droit. Ainsi, un large 52 accord (pour ne pas dire plus) se fait-il sur l’admission de la loi, de la coutume, et de la jurisprudence, comme sources du droit80 ». Si la doctrine semble accordée pour estimer que la jurisprudence est une source du droit (opinion partagée par le groupe de travail présidé par N. MOLFESSIS en 2004), il est intéressant de se tourner vers les quelques réfractaires à cette opinion. Section 2 : La jurisprudence, source de droit ? 105. La jurisprudence n’est pas assimilée à une source du droit dans le découpage traditionnel. Ainsi, si la jurisprudence ne fait pas parti des sources formelles, on ne peut pas nier qu’elle s’apparente au moins à une source informelle. 106. Si la réponse semble aujourd’hui évidente, elle ne l’a pas été pour la doctrine. L’ensemble de la doctrine est d’accord pour admettre que la jurisprudence est une véritable source de droit (paragraphe 1). Cependant, cet accord ne s’est pas fait tout de suite et unanimement (paragraphe 2). Paragraphe 1 : Une réponse négative dans un système législatif. 107. Article 4 du Code civil. Officiellement, le droit français est législatif, voire « ultra- législatif81 ». En effet, au début des années 1800, la France crée le code civil et interdit toute initiative au juge, qui se retrouve cantonné à son rôle primaire d’application de la loi. Cette voie se justifie puisque, selon la philosophie de l’époque, seule la loi traduit la volonté populaire, alors que la jurisprudence, elle, n’a pas cette fonction. Cependant, le pouvoir législatif va, de lui même et sans s’en rendre compte, donner au pouvoir judiciaire les moyens et la force de créer du droit. Elle oblige les tribunaux de première instance à justifier, à motiver leurs décisions, et oblige la Cour de cassation à en faire de même. De plus, l’article 4 du Code civil qui impose au juge de statuer même en cas d’insuffisance ou d’obscurité de la loi ouvre une immense porte pour ce dernier de créer du 80 D. ALLAND et S. RIALS, Dictionnaire de la culture juridique, 1e éd,. Puf, coll. Quatrige, 2003, p. 1431, définition de sources du droit par M. BORGETTO 81 P. JESTAZ, Les sources du droit : le déplacement d’un pôle à un autre, RTD Civ. 1996. p.299 53 droit ! Certes, les arrêts rendus ne doivent pas être qualifiables d’arrêts de règlement, mais finalement, les juges se montrent assez malins pour éviter cette qualification. Ainsi, ce n’était pas le législateur qui avait étoffé le code civil, mais bien le juge avec la jurisprudence que formaient toutes ses décisions. Le juge se détache alors de son rôle applicateur de la loi, pour s’octroyer une fonction plus audacieuse : celle d’interprétation de la loi. 108. Aval obligatoire du pouvoir législatif. Or, si le juge s’est accaparé cette fonction, cette dernière ne peut être valablement mise en pratique qu’avec l’aval du pouvoir législatif. Un texte de loi est promulgué. Pour que le juge puisse en donner une interprétation, il faut tout d’abord qu’une affaire portant sur ce texte lui soit soumise. Si le texte a une portée générale, la soumission de ce texte au juge ne tardera pas. Cependant, à l’inverse, si le texte édicte une règle très précise, alors il se peut que le juge ne puisse l’interpréter tout de suite. Donc, tout d’abord, et dans l’absolu, le texte peut ne jamais être soumis au juge, qui ne pourra donc pas intervenir sur l’interprétation de celui ci. Imaginons que le texte soit soumis au juge. Ce dernier pourra en donner une interprétation. Cependant, il faudra que le texte soit assez vaste pour pouvoir en donner une interprétation. De plus, et en cas d’interprétation de la part du juge, le législateur aura toujours la possibilité de légiférer pour rendre au texte son sens initial et pour débouter l’initiative du juge. Une partie de la doctrine considère alors que la jurisprudence est « une source précaire qui ne peut prospérer qu’avec l’accord au moins tacite du Parlement et qui donc procède in fine de la loi82 ». 109. Caractère incertain. De plus, dans les années 1800-1900, la jurisprudence, en plus d’être inule (puisque la loi est l’unique source de droit) est incertaine, complexe et illégitime. Incertaine, puisqu’elle est différente suivant les régions et les tribunaux, complexe puisqu’elle n’est pas accessible au profane du droit et illégitime puisque le droit qui ressortirait de ces décisions serait celui du juge et non du peuple. 110. Si anciennement, la question de savoir si la jurisprudence était ou non une source de droit ne se posait pas (la réponse étant évidente), dans notre système contemporain, la doctrine s’y est penchée, et une partie semble tenir le même discours qu’à l’époque : la jurisprudence ne serait pas une source du droit. 82 P. JESTAZ, Les sources du droit : le déplacement d’un pôle à un autre, RTD Civ. 1996. p.299 54 111. Doctrine réfractaire. « La jurisprudence, qui a si puissamment contribué aux progrès de la science du Droit, et qui est appelée, par la nature même de la mission confiée aux tribunaux en général, et plus particulièrement à la Cour de cassation, à suppléer aux lacunes de la législations et à diriger le développement des principes qui y sont posés, a toujours joui en France d’une considération justement méritée. Mais quelle que soit l’autorité qui s’y attache, et alors même qu’elle serait constante sur tel ou tel point de droit, elle ne forme jamais une règle juridiquement obligatoire pour les citoyens ou pour les tribunaux...83 ». C’est ainsi que débute l’article de Christian ATIAS en 200784. Il poursuit son exposé en expliquant que la jurisprudence est une réalité qui « dépasse largement la fiction d’un pouvoir ou d’une source du droit85 ». En effet, selon lui, au regard de la masse de décisions rendues, il est impossible de trouver une réelle cohérence entre elles. Si certaines rendent compte de cela, beaucoup de décisions restent inconnues et les divergences sont « trop manifestes pour qu’il soit envisageable de s’interroger sur l’autorité de l’ensemble86 ». Il revient sur la notion de jurisprudence. La jurisprudence a, selon lui, deux sens : elle représente l’ensemble des décisions judiciaires et leur uniformité sur un point donné. La jurisprudence doit, comme la loi, se reconnaître à son auteur (le juge), et uniquement par rapport à ce critère si l’on se rapporte aux deux sens de la jurisprudence. Ainsi, si c’est seulement le juge le point de repère, on ne peut prendre en compte ni la « qualité », ni la « conformité aux dispositions légales ou aux positions adoptées par d’autres juridictions dans des cas supposés analogues », ni la « vocation à être suivie dans des espèces semblables et à servir dans des espèces semblables et à servir de guide, voire de règle87 » d’une décision de justice. Il y a alors un paradoxe : comment la jurisprudence peut être définie comme l’ensemble des décisions judiciaires et leur uniformité sur un point précis si on ne peut pas comparer une décision avec les autres en considérant que seul le juge est à prendre en compte ? Seulement, pour être qualifiable de source du droit, la jurisprudence doit être définie comme l’ensemble des décisions judiciaires. Suivant cette conception, on ne peut donc pas 83 AUBRY et RAU, Cours de droit civil français d’après la méthode de Zachariae, 4e ed. 1869, §39, p.128- 129 84 C. ATIAS, D’une vaine discussion sur une image inconsistance : la jurisprudence en droit privé RTD Civ. 2007, p.23 85 Ibid. 86 Ibid. 87 Ibid. 55 admettre que la jurisprudence constitue une source du droit. « Si la jurisprudence ne se compose que de certaines décisions judiciaires, elle n’est l’œuvre de la volonté du juge88 ». De plus, le juge ne serait pas totalement maître de la décision qu’il rend. Ainsi, sa décision est influencée par la loi, par les parties, par les faits, par les moyens des avocats. Il ne prend pas seul et unilatéralement la décision en quelque sorte. Ce n’est pas lui non plus qui décide du sort de la décision une fois prononcée : elle lui échappe. Elle sera commentée par la doctrine et sera analysée par elle. Parfois cette analyse rejoindra l’idée du juge, parfois, elle s’en détachera complètement, le juge voyant alors une interprétation collée à la peau de sa décision qui est toute autre de celle qu’il désirait. Ensuite, il observe un autre paradoxe. Le juge réclame la reconnaissance de son pouvoir créateur de droit au travers de sa jurisprudence. Ainsi, et grossièrement, il voudrait que ses décisions soient reconnues au même titre que la loi. Cependant, ce même juge, désireux de voir apparaitre une nouvelle corde à son arc, n’hésite pas à écarter une jurisprudence si cette dernière l’embarrasse, en la qualifiant « d’anodine, de circonstance ou mal justifiée89 ». 112. Cependant, si une partie de la doctrine considère que la jurisprudence n’est pas une source du droit, il reste évident pour la majorité qu’elle en est une. Certains la considère alors comme une véritable source du droit, tandis que d’autres nuancent leurs propos en affirmant que la jurisprudence est une source du droit qui reste mineure face au législateur. 88 C. ATIAS, D’une vaine discussion sur une image inconsistance : la jurisprudence en droit privé RTD Civ. 2007, p.23 89 Ibid. 56 Paragraphe 2 : Une réponse positive énoncée comme une évidence. 113. Il est indéniable, aujourd’hui que la jurisprudence est une véritable et réelle source du droit en France. C’est la position tenue par une majorité doctrinale, mais aussi celle retenue par le groupe de travail présidé par N. MOLFESSIS en 2004. 114. Article 4 du Code civil. C’est à la fin des années 1800, et au début des années 1900 que la jurisprudence est reconnue comme elle doit l’être. L’article 4 du Code civil pose le principe suivant : « Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ». C’est ainsi que le pouvoir législateur donne au pouvoir judiciaire une force qu’elle ne soupçonne pas. Grâce à ce texte, le juge va pouvoir dépasser la fonction restreinte à laquelle il est assigné depuis la Révolution. « Qui dit interprétation dit création90 » : en effet, si le juge a le pouvoir d’interpréter la loi (quand elle est insuffisante), il a le pouvoir de créer du droit. 115. Rôle de la Cour de cassation. La création du droit a été allouée à la Cour de cassation en 1837 grâce à une réforme. Elle a bénéficié du statut de « Cour suprême », et c’est en ce sens que sa jurisprudence a plus de valeur que celle des tribunaux de ressort inférieur. Par exemple, et comme déjà expliqué, la Cour de cassation aura le pouvoir de casser la décision d’une cour d’appel et si cette cour se borne à appliquer quand même la même solution dans la même espèce après renvoi, la Cour de cassation pourra rendre une décision encore plus forte car rendue en assemblée plénière. 116. Adaptation à la société. La jurisprudence, essence du juge, permet de relier les textes aux faits. Ainsi, si le législateur a l’idée de base, c’est le juge qui permettra de l’adapter à la société. L’un des exemples les plus emblématique, et déjà exposé dans l’introduction quant à la fonction d’adaptation à la société des normes, est présent en droit des contrats. Ainsi, et toujours en appui sur l’article 4 du Code civil qui lui offre beaucoup de liberté, la Cour de cassation va pouvoir édifier des constructions juridiques. Pour donner un autre exemple que celui proposé dans l’introduction, les règles relatives aux assurances vie se sont formées en 90 M. GOBERT, La jurisprudence, source du droit triomphante mais menacée, RTD Civ. 1992, p.344 57 application de l’article 1121 du Code civil91, article relatif aux stipulations pour autrui. Très vite, le juge saura adapter les textes aux situations réelles et aux faits qui lui sont soumis, en jouant avec cet article 4 du Code civil et en créant de nouveaux concepts, qui bouleverseront le droit et dépasseront la pensée première du législateur. 117. Caractère de force jugée. La décision du juge peut revêtir le caractère de force jugée. La force jugée se définie comme « l’état d’un jugement qui n’est susceptible d’aucuns recours92 », soit parce que les recours sont épuisés, soit parce que les délais sont expirés. Le caractère de force jugée permet à une décision d’être exécutée (notion d’exécution forcée). Lorsque la décision du juge est passée en force jugée, la décision ne pourra plus être contestée. Si la loi est d’ordre public, le jugement, lui, n’est applicable qu’aux parties impliquées dans l’affaire. Mais, si la Cour de cassation se borne à réitérer la même solution pour des faits similaires ou semblables, alors la décision n’aura plus des effets cantonnés aux seules parties en cause : la décision rendue en l’espèce sera admise comme jurisprudence et sera alors une norme pour les praticiens du droit. 118. Une source, oui, mais « d’appoint ». Si la jurisprudence est une source, pour une partie de la doctrine, elle n’est qu’une source « d’appoint93 ». L’auteur utilise l’article 4 du Code civil qui donne obligation aux juges de statuer même dans l’obscurité de la loi pour, là encore justifier que la jurisprudence est bien une source. Ainsi, le rôle créateur de droit du juge est édicté, mais semble resté mineur face au pouvoir législatif. Mais, l’auteur ne renie pas le pouvoir créateur du juge, il en nuance simplement sa valeur et sa portée. Selon cet auteur toujours, toutes les décisions de justice ne sont pas vouées à devenir jurisprudence. Pour qu’une décision judiciaire forme de la jurisprudence, « il faut que s’en dégage une norme générale de conduite accueillie par une reconnaissance commune94 ». Pour pouvoir être qualifiée de source, la jurisprudence doit revêtir deux conditions : elle doit provenir d’un juge fort, suprême (celui de la Cour de cassation) et elle doit être de façon claire et précise. Ainsi, seule la jurisprudence de la Cour de cassation pourra être 91 Article 1121 du Code civil : « On peut pareillement stipuler au profit d’un tiers lorsque telle est la condition d’une stipulation que l’on fait pour soi-même ou d’une donation que l’on fait à un autre. Celui qui a fait cette stipulation ne peut plus la révoquer si le tiers a déclaré vouloir en profiter ». 92 www.vosdroits.service-public.fr 93 Ibid. 94 D. TRICOT, L’interrogation sur « la jurisprudence d’aujourd’hui », RDT Civ. 1993. p.87. Extrait où il reprend la thèse soutenue par Michelle Gobert. 58 qualifiable comme jurisprudence et seule une décision claire, susceptible d’être analyser ou du moins d’être comprise par la doctrine peut espérer être qualifiée de jurisprudence. Enfin, et toujours pour nuancer la valeur de la jurisprudence en tant que norme, il faut préciser qu’elle ne peut être qualifiée que de source informelle. Comme nous l’avons vu, seule la Constitution, la loi… sont des sources officielles de droit. Mais, nous avons aussi vu que désormais la jurisprudence ne pouvait être écartée. La seule nuance entre la loi et la jurisprudence est donc que l’une est une source formelle alors que l’autre non. *** 119. Bilan du chapitre 1. La jurisprudence est donc une source de droit, ce n’est que sa valeur qui n’est pas appréciable de la même façon. Le juge a aujourd’hui une forte place dans l’élaboration de notre droit, par sa jurisprudence. Et c’est plus précisément le travail de la Cour de cassation. Pas moins de huit missions sont dévolues au juge95 : la résolution des litiges, la dissolution des conflits, la détermination de la loi, l’énonciation de normes sociales de comportements, l’authentification des accords, le contrôle général, le contrôle institutionnel des lois, et la mise en œuvre des politiques sociales. 120. Ce sont les revirements de jurisprudence qui posent souvent problèmes. Du fait de leur caractère rétroactif, ils sont source d’injustice et d’insécurité juridique. Il nous faut donc revenir sur cette notion de revirement (chapitre 2), notion au cœur du rapport rendu en 2004. 95 D. ALLAND et S. RIALS, Dictionnaire de la culture juridique, 1e éd,. Puf, coll. Quatrige, 2003, p.863, définition de juge par D. SALAS 59 CHAPITRE 2 : LE REVIREMENT DE JURISPRUDENCE. 121. Définition. Dans le sens courant de la langue française, un revirement est défini de la façon suivante : « changement en sens contraire dans une évolution ; changement brusque et complet dans les dispositions les opinions (de quelqu’un)96 ». Un revirement suppose donc une très grande modification dans la ligne conductrice de la jurisprudence, changement conduisant à adopter une solution opposée à la solution initiale. Il est d’ailleurs à noter que dans la marine, le terme de revirement est utilisé pour changer radicalement de direction. Cela démontre bien qu’une simple divergence ne peut emporter qualification de revirement. 122. Plan. Le revirement de jurisprudence s’entendrait alors comme une modification allant dans le sens inverse de la jurisprudence initiale, au sens de la définition courante. Cette analyse est-elle correcte, et est-elle applicable à notre système judiciaire ? Le revirement de jurisprudence est défini comme un « changement du tout au tout de la solution précédemment retenue par les tribunaux ». Cette définition juridique du revirement de jurisprudence rejoint la définition courante du revirement. Guy Canivet, le Premier Président de la Cour de cassation, définit le revirement de jurisprudence de cette manière : « Il y a revirement de jurisprudence chaque fois que la Cour, à propos d’une affaire, varie dans l’interprétation de la loi qu’elle retenait jusqu’alors97 ». Il nous faut donc revenir précisément sur la notion de revirement de jurisprudence (section 1), avant d’observer le recours au revirement de jurisprudence par la Cour de cassation (section 2). 96 Le Robert illustré d’aujourd’hui, éd. 1997, p. 1237, définition de revirement. G. CANIVET, Les revirements de jurisprudence ne vaudront-ils que pour l’avenir ?, JCP. G., n°51, 15 décembre 2004, p.2295 97 60 Section 1 : Notion de revirement de jurisprudence. 123. La notion de revirement de jurisprudence n’est pas évidente à cerner, et la doctrine n’est pas unanime quant à la qualification à lui attribuer. Ainsi, si certains estiment que le revirement de jurisprudence englobe l’ensemble des changements jurisprudentiels, d’autres sont plus précis et distinguent plusieurs sortes de modifications jurisprudentielles. 124. Comme remarqué dans la définition, le revirement ne s’apparente pas à un simple changement. Il est plus fort, plus puissant qu’une modification. Ainsi, le revirement de jurisprudence est une chose, et la modification de jurisprudence en est une autre (paragraphe 1). Cependant, s’il y a une chose qui est commune à toutes les formes de jurisprudence, c’est bien le caractère rétroactif qu’elle possède (paragraphe 2). Paragraphe 1 : Distinction du revirement et de la modification. 125. Le revirement de jurisprudence ne saurait s’apparenter à une simple modification. Il convient ici de traiter de cette distinction, afin de définir un cadre à la notion de revirement de jurisprudence. 126. Critère de la distinction, acteur de la modification. Un revirement de jurisprudence emporte modification radicale, et complète de la jurisprudence tenue initialement par une juridiction. Une modification ou une divergence de jurisprudence n’emporte pas nécessairement modification radicale et complète. Elle ne peut diverger que sur un nombre de points infimes ou mineurs de la solution antérieurement retenue. La juridiction s’écartera un peu de sa ligne directrice, c’est à dire des solutions antérieures qui formaient sa jurisprudence, pour en rendre une différente sur certains aspects, sans pour autant abandonner substantiellement l’idée principale qui gouverne dans sa jurisprudence d’origine Le revirement et la divergence se distinguent, mais cela n’est pas chose facile. Il nous faut alors regarder un critère qui permettra de cantonner une divergence de jurisprudence en 61 une simple modification, ou au contraire de l’ériger en un véritable revirement. Ce critère est celui de l’identification des acteurs de la modification de jurisprudence. Trois situations sont à mettre en avant. 127. Divergence entre les juges du fond. Dans la première situation, il y a divergence de jurisprudence entre les juges du fond. Ici, les juridictions inférieures ne rendront pas les mêmes décisions sur une question similaire ou identique. Il y aura donc divergence. Ce sera notamment le cas face à une nouveauté législative. Le texte est nouveau, et n’a pas encore été interprété par la Cour suprême, ce qui oblige les juridictions inférieures à interpréter ellesmêmes le texte, sans pouvoir se conformer à une solution supérieure. Les tribunaux locaux s’attacheront alors à leur conception, conception qui ne sera peut être pas partagée par des juridictions voisines. Ainsi, face à cette divergence de jurisprudence, des pourvois seront tôt ou tard engagés, et ce sera alors à la Cour de cassation de trancher la question de l’interprétation de cette nouvelle norme législative. La notion de « contrariété 98» s’adapte alors parfaitement à cette situation, à l’instar de la notion de divergence. Ce type de « contrariété » ne semble pas poser de difficulté, à une condition : la saisie de la Cour de cassation. 128. Divergence entre les juges du fond et les juges du droit. Dans la deuxième situation, il y a divergence entre les juges du fonds et la Cour de cassation. Il convient ici de rappeler le principe selon lequel la jurisprudence de la Cour de cassation n’est pas obligatoire : la jurisprudence de la Cour supérieure n’est pas imposable aux juridictions inférieures en principe. Cependant, dans les faits, la jurisprudence de la Cour de cassation sera presque systématiquement suivie par les juridictions d’un degré inférieur, du fait de sa supériorité et qu’elle puisse casser et renvoyer l’affaire qui ne justifie pas ses motifs. Il est à noter ici que l’article L431-4 alinéa 2 du Code de l’organisation judiciaire pose une exception au principe de liberté de juger des juridictions inférieures : « lorsque le renvoi est ordonné par l’assemblée plénière, la juridiction de renvoi doit se conformer à la décision de cette assemblée sur les points de droit jugés par celle-ci ». Il faut ici distinguer deux sous contextes où une juridiction inférieure ne suivra pas la jurisprudence posée par la Cour de cassation : 98 E. PIWINICA, A propos des divergences de jurisprudence en matière judiciaire, D. 2008, p. 295 62 - la juridiction du fond, ou plus précisément les parties qui s’érigent devant elle, ne se conforment pas à la jurisprudence de la Cour supérieure puisqu’elles espèrent un revirement de jurisprudence. - la juridiction du fond ne se conforme pas à la jurisprudence de la Cour de cassation puisqu’elle use de sa liberté de ne pas se conformer et reste sur sa position et sur l’interprétation qu’elle donne du texte. Dans ce contexte, et si la Cour de cassation souhaite imposer véritablement sa jurisprudence, elle pourra soumettre la seconde solution rendue au fond à son assemblée plénière (avec ici l’application de l’exception à la liberté de juger comme l’entend une juridiction et l’article L431-4 alinéa 2 du Code de l’organisation judiciaire99). Cependant, il semble ici dérisoire d’espérer un revirement de jurisprudence (allant dans le sens retenu par la juridiction inférieure), l’assemblée plénière ne revenant que très rarement sur les décisions rendues par une de ses chambres. 129. Divergence entre les juges du droit. Enfin, troisième situation : il y a divergence de jurisprudence au sein de la Cour de cassation, et plus précisément, quand des chambres ne donnent pas la même interprétation d’une même question. Les chambres de la Cour sont compétentes dans un domaine bien défini, mais il arrive qu’elles soient confrontées à une question se posant dans plusieurs d’entre elles. C’est par exemple le cas en ce qui concerne le relevé d’office du juge d’une règle de droit applicable au litige en cours. La première chambre de la Cour de cassation répond à cette interrogation en estimant que le juge a obligation de relever d’office une règle de droit applicable. La deuxième chambre a elle une conception plus tolérante et estime que ce n’est qu’une faculté pour le juge. 130. Le revirement de jurisprudence se distingue donc de la divergence de jurisprudence, du fait de son intensité de modification et de l’acteur judiciaire qui le fait. 99 Article L431-4 al. 2 du Code de l’organisation judiciaire : « Lorsque le renvoi est ordonné par l’assemblée plénière, la juridiction de renvoi doit se conformer à la décision de cette assemblée sur les points de droit jugés par celle-ci ». 63 Paragraphe 2 : Caractère rétroactif de la jurisprudence et donc du revirement. 131. Définition. La rétroactivité peut se définir comme un effet « qui agit sur ce qui est antérieur ». Plus spécifiquement, la rétroactivité est une notion en droit qui envisage qu’un acte juridique puisse avoir des effets sur des cas antérieurs à sa date de mise en application. 132. Rétroactivité et loi. La rétroactivité n’est en principe pas permise puisque contraire à la sécurité juridique. En effet, l’article 2 du Code civil dispose que : « la loi ne dispose que pour l’avenir ; elle n’a point d’effet rétroactif ». Cette règle est bien sur d’ordre public, et on ne saurait donc y déroger. La loi n’est donc pas rétroactive par principe. Mais par exception, il est possible de donner à la rétroactivité un caractère licite. Ce sera le cas si la rétroactivité fait bénéficier le condamné d’une loi plus clémente, l’ancienne loi étant alors moins adaptée. De plus, la loi fiscale bénéficie elle aussi d’une exception puisqu’en raison de la matière, les lois édictées à l’année N s’appliqueront à l’année N-1. Cependant, malgré ces exceptions, le principe veut que la loi ne puisse pas être rétroactive, et cela dans un souci de cohérence du droit. 133. Notons qu’en 2001, dans son rapport, la Cour de cassation qualifie le terme de rétroactivité comme « impropre100 » à la jurisprudence, même si elle reconnait que ce terme est efficace à la compréhension de tous. 134. Rétroactivité et jurisprudence. Qu’en est-il de la jurisprudence ? Elle est tout le contraire de la loi puisqu’elle est rétroactive par nature. Le principe veut que la jurisprudence soit rétroactive. Nous avons défini la jurisprudence comme un ensemble de décisions d’une même juridiction traitant similairement des affaires portant sur un même texte de loi. La jurisprudence est donc l’interprétation d’un texte de loi par une juridiction. La décision juridictionnelle est interprétative d’un texte normatif. Cette décision s’y intégrera et s’appliquera dès l’entrée en vigueur de ce texte dont elle fait l’application (l’interprétation) à l’espèce. La jurisprudence opère donc rétroactivement. 100 Rapport de la Cour de cassation, 2001 ; La jurisprudence de la cour. La responsabilité civile et les assurances. La responsabilité civile. La responsabilité médicale. ❲http://www.courdecassation.fr/publications_26/rapport_annuel_36/rapport_2001_117/troisieme_partie_jurispru dence_cour_124/responsabilite_civile_assurances_130/responsabilite_civile_6021.html❳ 64 Qu’en est-il du revirement de jurisprudence ? Il est dicté par le même principe que la jurisprudence. Le revirement de jurisprudence est, comme nous l’avons dit, un changement certain dans la jurisprudence constante d’une juridiction dans l’interprétation d’un texte. Si la jurisprudence est rétroactive, il est logique que son revirement le soi aussi. Le revirement de jurisprudence régit les situations antérieures à l’énoncé de la nouvelle norme jurisprudentielle issue du revirement. De manière pratique, des faits seront présentés à une juridiction qui, à partir de ces faits passés, décidera de revirer de jurisprudence et appliquera cette jurisprudence à ces faits passés. Ce mécanisme est systématique et ne peut être évité. Dès qu’il y a un changement de jurisprudence, cela ne pourra se faire que par un arrêt jugeant des faits passés, antérieurs. Il est impossible de pouvoir saisir une juridiction pour des faits futurs et pour un litige qui n’est pas encore né. De plus, les parties n’auraient pas d’intérêt à agir. Les faits présentés à la juridiction seront forcément passés. Et le revirement de jurisprudence sera prit sur la base, en considération de faits passés, antérieurs à ce revirement. N’importe quel arrêt de la Cour de cassation qui revire de jurisprudence est illustratif de ce mécanisme (n’importe quel arrêt de jurisprudence l’est aussi). Par exemple, en droit social, pendant très longtemps, la jurisprudence n’a pas admis que le contrat de travail comportait à la charge de l’employeur une obligation contractuelle de restituer l’ouvrier sain et sauf après son travail101. Ce n’est que récemment qu’elle a reconnu qu’en « vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l’employeur est tenu envers celui-ci d’une obligation de sécurité de résultat102 ». L’arrêt et le revirement de jurisprudence datent de 1997 alors que les faits datent des années 1990, 1991. Le revirement de jurisprudence est donc rétroactif puisqu’il est applicable à des faits antérieurs. 135. Rétroactivité sécurisée. L’effet rétroactif du revirement de jurisprudence peut être restreint. En effet, il se peut que les effets aient plus d’impacts dans l’avenir que dans le passé. Dans ce cas, le revirement ne pose pas de réelles difficultés. C’est le cas en ce qui concerne l’indemnisation du transporté bénévole, c’est à dire de l’auto-stoppeur. En 1968, la Cour de cassation l’a admise, bouleversant alors les principes de réparation, et se dirigeant vers une indemnisation systématique des victimes. Certes, cela a eu 101 102 Ch. civ. 27 févr. 1929, D. 1929. I. p.129, note RIPERT Ch. soc. 28 octobre 1997, D. 1998. p.219, note C. RADÉ 65 des effets dans le passé, mais le nombre de faits antérieurs était très faible. Ce revirement de jurisprudence a donc eu principalement des effets pour l’avenir103. 136. Rétroactivité dangereuse. Cependant, cet effet rétroactif peut être porteur de difficultés. L’arrêt qui illustre très clairement ces difficultés est celui datant du 9 octobre 2001104. En 1974, un médecin accouche Madame X. par voie basse mais ne l’informe pas des risques exceptionnels que ce dernier encourt. Le bébé nait avec des séquelles. A cette époque, le médecin n’est tenu qu’à une obligation de soin. En 1998, un arrêt de la Cour de cassation estime que désormais le médecin a une obligation d’information en plus de son obligation de soin : il doit informer le patient « des risques graves afférents aux investigations et soins proposés » et il n’est pas dispensé de cette obligation « par le seul fait que ces risques ne se réalisent qu’exceptionnellement 105». En 2001, l’action est portée devant la Cour de cassation par le fils de Madame X. né en 1974. Il estime que le médecin a manqué à son obligation d’information, puisque Madame X. n’a pas été informée des risques de ce type d’accouchement. La Cour de cassation estime qu'un « médecin ne peut être dispensé de son devoir d'information vis-à-vis de son patient, qui trouve son fondement dans l'exigence du respect du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, par le seul fait qu'un risque grave ne se réalise qu'exceptionnellement ». Elle confirme alors la solution retenue en 1998. Cependant, pour justifier l’application de ce principe à des faits antérieurs, elle explique que « la responsabilité consécutive à la transgression de cette obligation peut être recherchée ❲...❳ alors même qu'à l'époque des faits la jurisprudence admettait qu'un médecin ne commettait pas de faute s'il ne révélait pas à son patient des risques exceptionnels ❲...❳ ; l'interprétation jurisprudentielle d'une même norme à un moment donné ne peut être différente selon l'époque des faits considérés et nul ne peut se prévaloir d'un droit acquis à une jurisprudence figée ». La Cour de cassation sanctionne donc un médecin pour une faute dont il n’était pas fautif à l’époque des faits. Cela donne à la rétroactivité un caractère injuste, et on comprend que cette solution soit difficilement admise, d’autant que l’arrêt ne cherche pas à dissimuler l’ambigüité affirmant qu’aucune faute ne pouvait être retenue à l’époque. 103 104 105 Ch. mixte, 20 décembre 1968, n° 67-14.041 Ch.1re civ., 9 octobre 2001, Bull. civ., I, n°249, p.157 Ch. 1ère, 7 octobre 1998, n° 97-10267, Bull. n° 291 66 Au regard de cette jurisprudence, on comprend que la question de la rétroactivité fasse débat. Il semble tout à fait injuste que ce médecin soit reconnu fautif pour des faits qui ne l’étaient pas lorsqu’ils ont été réalisés. Cet arrêt semble justifier toutes les discussions doctrinales posant la question d’une modulation dans le temps des revirements de jurisprudence. 137. Modulation de la rétroactivité. Quatre ans après cet arrêt, la Cour de cassation a elle même marqué son désir de moduler dans le temps les revirements de jurisprudence dans une décision très importante datant du 8 juillet 2004106. La demanderesse est soupçonnée dans une autre affaire d’avoir enfreint le code pénal. Une société de radiodiffusion propage cette information. La demanderesse, s’estimant diffamée et victime d’une atteinte à la présomption d’innocence, assigne cette société. La société défenderesse argue la nullité de l’assignation introductive d’instance. En appel, la défenderesse oppose un texte de loi spécial selon lequel la demanderesse doit réitérer son intention de poursuivre l’action engagée trimestriellement. Ce texte ne sera pas retenu par la Cour d’appel qui décidera alors que « le demandeur n’a pas à réitérer ❲...❳ son intention ». La Cour de cassation rejettera le pourvoi : « si c’est à tort que la cour d’appel a décidé que le demandeur n’avait pas à réitérer trimestriellement son intention de poursuivre l’action engagée, la censure de sa décision n’est pas encourue de ce chef, dès lors que l’application immédiate de cette règle de prescription dans l’instance en cours aboutirait à priver la victime d’un procès équitable, au sens de l’article 6§1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». Elle refuse d’appliquer sa propre interprétation de la règle. C’est une véritable avancée puisqu’elle semble moduler l’application de sa jurisprudence. 106 Ch. 2e civ., 8 juillet 2004, n° 01-10.426. 67 Section 2 : Le recours au revirement de jurisprudence. 138. Contexte. Comme nous l’avons vu dans l’introduction, la jurisprudence a trois fonctions. Tout d’abord, elle applique les règles légales et en précise la portée. Elle joue ici son rôle premier et principal : applicateur de la loi. En effet, si l’on en revient aux bases, le juge est présent pour veiller à la bonne application et au bon respect de la loi par les justiciables et doit trancher les litiges au regard des règles édictées par le pouvoir législatif. Ensuite, elle comble les lacunes de la loi. Le juge, lorsqu’il est confronté à un conflit, se doit de le trancher dans tous les cas, et même si la loi est muette. En effet, le juge ne peut s’abstenir de régler un conflit sans risquer de se voir sanctionner. Il se doit donc de compléter la loi lorsque celle ci omet certains aspects, certaines questions. Il dépasse alors son rôle premier et devient interprète de la loi. Enfin, le juge et sa jurisprudence doivent adapter le corps législatif à l’évolution de la société. Et c’est ici qu’interviennent les revirements. Ainsi, le juge rendra sa jurisprudence en fonction d’une société à un instant donné, et devra changer de positions pour adapter l’interprétation de la loi aux faits des justiciables. L’ajustement avec la société pourra se faire au moyen de modifications de jurisprudence ou au moyen de revirements de jurisprudence, notamment lorsque la société a fortement évoluée. 139. C’est donc l’une des causes du recours au revirement de jurisprudence (paragraphe 1). Cette adaptation à la société se fera le plus souvent devant la Cour de cassation, juge suprême de notre système juridique français (paragraphe 2). Paragraphe 1 : Le recours au revirement pour une adaptation nécessaire à la société. 140. L’adaptation à la société est nécessaire, et c’est ainsi que la jurisprudence des juridictions se doit d’évoluer. Elle pourra évoluer de différentes façons : modifications très lente (qui sera dénommé comme « la politique des petits pas »), modifications, ou revirements. 68 141. Causes de l’adaptation. Pourquoi la jurisprudence doit-elle s’adapter à la société qui l’entoure ? Cela s’explique tout d’abord par le fait que les juges ne sont pas éternels, et que l’interprétation de la loi pourra être différente d’un juge à l’autre. De plus, à côté de cette considération plutôt subjective, le juge doit s’adapter à l’époque dans laquelle il dit le droit : il doit tenir compte des évolutions législatives, des évolutions judiciaires (en tenant compte des décisions des juridictions inférieurs et supérieurs notamment avec la Cour de Justice de l’Union Européenne), et des évolutions gouvernementales. C’est ainsi que le pouvoir judiciaire se doit de s’adapter à la société qui l’entoure, et cela grâce à la modification de sa jurisprudence, modification pouvant parfois conduire à des solutions contraires à la jurisprudence initiale : on parle alors de revirements de jurisprudence. La jurisprudence n'est pas réduite aux normativismes, elle est située socialement à une époque donnée dans un lieu déterminé où les juges prennent en considération les faits afin de faire prévaloir une certaine conception morale. 142. Arrêt Teffaine. L’exemple le plus significatif de cette troisième fonction est l’évolution faite en ce qui concerne les dommages causés par les machines. Au départ, ces dommages n’étaient pas réparables parce que le Code civil ne traitait pas de ce sujet, les machines n’existant pas en 1804, du moins n’étant pas développées. C’est alors la Cour de cassation qui a alors dû trouver un fondement pour réparer ce dommage, et elle le trouva dans l’article 1384 alinéa 1 du Code civil107, faisant de cet article le principe de la responsabilité des choses. Elle s’est servie de ce texte pour engager la responsabilité d’un remorqueur, dont l’explosion de la machine du fait d’un vice de construction inconnu par lui, avait causé le décès d’une personne108. La Cour de cassation a donc interprété un texte de loi afin de s’adapter aux faits qui lui étaient exposés. Cette fonction de la jurisprudence semble d’autant plus importante que notre système reste très attaché à notre Code civil. Certes, des lois le modifie ou l’étoffe, mais il reste très ancien et ne peut donc pas répondre à notre société actuelle. C’est alors à la jurisprudence de pallier les conséquences de cet attachement. Un projet de réforme du Code civil est en cours, mais il se heurte à cet engouement traditionnel pour notre Code napoléonien. 107 Article 1384 al. 1 du Code civil : « On est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde ». 108 Civ., 16 juin 1896, Teffaine, D.P. 1897, I, 433, note SALEILLES, concl. Sarrut ; S. 1897, 1, 17, note ESMEIN 69 Il est à noter ici qu’une interprétation différente peut être retenue : en effet, on pourrait considérer que la jurisprudence n’évolue pas pour s’adapter à l’époque présente, mais qu’elle opère un retour aux sources, c’est à dire au droit romain. C’est la conception retenue par Jean François BRÉGI. Selon lui, la jurisprudence contemporaine propose un retour vers le passé. Il en donne un exemple, selon lui, significatif : la Cour de cassation a analysé les droits de propriétaires et a fait directement référence au dominum romain. En effet, dans un arrêt en date du 8 juin 2002109, elle rappelle qu’une « attestation établissant suffisamment que les ouvrages dont la suppression était demandée avaient été construits plus ainsi, alors que la propriété ne se perdant pas par le non-usage, l’action d’appel a violé les articles 544, 545 et 2262 du Code Civil », et cela afin de déclarer prescrite l’action d’un propriétaire en démolition d’une construction empiétant sur son fond. 143. Certains voient dans ces évolutions jurisprudentielles une action sociale de la part de la Cour de cassation. Ainsi, elle opérerait des revirements de jurisprudence pour agir socialement, répondre à des besoins sociaux. Elle envisagerait alors les effets sociaux de ses décisions et mettrait en place une certaine politique pour choisir, sélectionner des voies d’action, et décider. Une politique jurisprudentielle de la Cour de cassation reviendrait à ouvrir le dialogue avec les justiciables, comme le fait une politique édictée par le gouvernement. Attention, la politique jurisprudentielle n’est pas la jurisprudence : elle est le chemin suivi par cette dernière dans un domaine particulier ou sur une question spécifique. Elle est le fondement des jurisprudences, leur ligne directrice et donc l’inspiration du juge. La politique jurisprudentielle est un moyen de sécurité juridique, puisqu’elle ne laisse pas la place à l’incertitude, le sillon de la jurisprudence étant tracé. De plus, elle permet alors une seule et unique jurisprudence, évitant ainsi les divergences. De même, la politique jurisprudentielle n’est pas la politique judiciaire : cette dernière organise les organes du droit, et met en place des mesures dans ce but là : ce sera pas exemple l’accélération du processus de décision. 109 Civ. 3e, 5 juin 2002, n°00-16.077 : JurisData n°2002-014580 ; Bull. civ. III, no 129 ; JCP G 2003, I, 117, n°1, obs. H. PÉRINET-MARQUET ; D. 2003, p. 2044, obs. N. REBOUL-MAUPIN ; D.2003, p. 1461, note G. PILLET ; RTD civ. 2003, p. 316, obs. TH. REVET. 70 Paragraphe 2 : Le recours au revirement par un pourvoi en cassation. 144. Le revirement de jurisprudence intervient souvent, pour ne pas dire toujours, par l’action de la Cour de cassation. 145. Juge du droit. Ainsi, lorsque des parties ont un litige en commun, et que l’une d’elles n’est pas d’accord avec la solution rendue en appel, c’est à la Cour de cassation qu’il reviendra de traiter de l’affaire, suite à sa saisine par un pourvoi. Traditionnellement, on dit que la Cour de cassation ne juge que le droit de l’affaire et qu’elle ne s’intéresse pas aux faits. Elle ne juge qu’en droit : elle analyse l’arrêt rendu par la Cour d’appel sur les moyens de droit retenus, c’est à dire qu’elle analyse l’interprétation faite par la juridiction inférieure quant à une loi par exemple et en donne son avis (elle valide ou non cette conception). Si la Cour de cassation est d’accord avec l’interprétation retenue par la juridiction inférieure, elle rejettera le pourvoi ; sinon, elle cassera l’arrêt rendu par la Cour d’appel et renverra l’affaire devant la même Cour pour que l’affaire soit rejugée. En général, la Cour de cassation sera conforme à sa jurisprudence. C’est ce qui fait la force de celle ci. Mais, il arrive qu’elle s’en détache pour retenir une autre interprétation, et si cette interprétation est radicalement différente, alors la Cour de cassation opérera un revirement de jurisprudence, qui pourra par exemple suivre l’interprétation de l’arrêt rendu par la Cour d’appel. 146. Causes du pourvoi. La partie qui aura formé un pourvoi l’aura fait en considération de la jurisprudence initiale. Et c’est en considération de cette jurisprudence que la demanderesse et que la défenderesse formeront leur moyen, afin d’espérer trois situations. Premièrement, la partie qui introduit le pourvoi va le faire afin de se voir appliquer la jurisprudence constante de la Cour de cassation sur ce point (ici, la jurisprudence sera alors favorable pour elle) : elle estime donc que l’arrêt rendu par la Cour d’appel n’est pas représentatif de la conception retenue par la Cour de cassation et qu’une autre interprétation plus juste (du moins, plus favorable) de la règle de droit doit être appliquée, celle de la Cour de cassation. Deuxièmement, la partie qui forme le pourvoi estime que la jurisprudence retenue par la Cour de cassation n’est pas la bonne et espère lui forcer la main pour qu’elle opère un revirement de jurisprudence. Ainsi, elle formera un pourvoi afin de modifier la jurisprudence. 71 Cette solution ne sera que très rare puisque former un pourvoi coute cher, prend du temps et est très risqué. Enfin, troisièmement, ce ne sera plus la partie demanderesse, mais la partie défenderesse qui espèrera faire revirer la Cour de cassation. Ainsi, face à l’insertion d’un pourvoi de son adversaire qui souhaite se voir appliquer la jurisprudence favorable de la Cour suprême, la défenderesse défendra ses moyens et la conception retenue par la Cour d’appel. Cette possibilité est envisageable, mais restera rare aussi. 147. Les parties devant la Cour de cassation s’en tiennent donc en premier lieu à la jurisprudence initiale, constante de celle ci. Puisque l’on ne connait pas en avance la solution que rendra la Cour de cassation, il est logique que l’on s’en remette aux « précédents » de cette cour. Et c’est le comportement qu’adoptent les parties qui se trouvent devant la Cour de cassation. Attention, le terme de « précédents » doit être utilisé avec beaucoup de prudence. Ici, il faut entendre par le terme « précédents », l’ensemble des décisions déjà retenu par une cour. Cependant, il ne faut pas y voir ici un enfermement, comme c’est le cas dans le droit anglais. Une cour française n’est pas contrainte par ces « précédents », par sa jurisprudence. Elle peut décider de changer d’interprétation quand elle le souhaite. La décision de justice n’est enfermée que dans l’effet relatif de l’autorité de la chose jugée. Elle ne vaut que pour les faits soumis dans cette affaire, dans ce litige. Ainsi, le juge reste libre d’opérer un revirement de jurisprudence quand la solution antérieure lui semble moins adaptée, ou insatisfaisante. Le rapport de 2004 utilisera le terme de « prévision légitime des parties ». 148. Cela marque donc une différence avec les lois interprétatives. Un rapprochement avec les arrêts de règlement est aussi à prohiber. La loi interprétative et la jurisprudence ont cependant un point commun : elles sont rétroactives, l’une par exception, l’autre par principe. 72 PARTIE 2 : LE RAPPORT DE 2004 RELATIF À LA MODULATION DANS LE TEMPS DES EFFETS DES REVIREMENTS DE JURISPRUDENCE ET SON RETENTISSEMENT DIX ANS APRÈS SA PUBLICATION 149. Sur demande de Guy CANIVET, le Premier Président de la Cour de cassation, un groupe de travail a été constitué en 2004 pour traiter d’une éventuelle modulation dans le temps des revirements de jurisprudence. Ce groupe est composé de praticiens et d’universitaires, et la présidence revient au professeur Nicolas MOLFESSIS, Directeur du Laboratoire de sociologie juridique à l’Université Panthéon-Assas (Paris II). 150. Les revirements de jurisprudence ont depuis tout temps suscité la discussion du fait de leur caractère rétroactif, et la Cour de cassation ne s’était pas prononcée sur une quelconque position, à la différence de la jurisprudence de la Cour de Justice des Communautés Européennes ou de la Cour Européenne des Droits de l’Homme au niveau européen, et de la jurisprudence du Conseil d’Etat au niveau national. 151. Le rapport est composé d’un rapport général et de rapports annexes. Le rapport général est structuré en deux temps : tout d’abord, il explique les causes de la création d’un tel groupe, c’est à dire qu’il expose les raisons qui ont poussé la Cour de cassation à se pencher sur la question des revirements de jurisprudence ; puis, dans un second temps, il propose des solutions plus ou moins envisageables pour palier aux problèmes issus des revirements de jurisprudence. Il est à noter que le groupe de travail part du postula selon lequel la jurisprudence est une source du droit, et que donc le juge n’a plus uniquement la place initiale de « bouche de la loi ». 152. Aujourd’hui, en 2014, cela fait dix ans que le rapport sur une modulation dans le temps des revirements de jurisprudence a été publié. Si les critiques ont été vives à la publication de ce dernier, on peut légitimement se poser la question de son retentissement à long terme : estce que le rapport a eu une influence sur notre droit aujourd’hui ? 73 153. C’est donc tout d’abord à analyser le contenu du rapport que nous devrons nous attacher (titre 1), pour pouvoir ensuite nous interroger sur les retentissements de ce dernier dix ans après sa publication (titre 2). 74 TITRE 1 : LE CONTENU DU RAPPORT. 154. A la question de savoir si les revirements de jurisprudence sont inévitables ou pas, Guy CANIVET répond que « c’est une question que la Cour de cassation se pose à chaque fois qu’elle est amenée à décider si elle maintient ou si elle reverse sa position antérieure. Elle est évidement consciente du besoin de sécurité du justiciable. Mais son rôle est d’adapter la jurisprudence aux évolutions économiques et sociales. La société bouge. L’économie se transforme. La jurisprudence doit s’adapter. Les revirements de jurisprudence sont donc inévitables110 ». Ainsi, le juge doit adapter le droit à la société dans laquelle il évolue. C’est inévitable, car sans cela, le droit ne serait qu’un ensemble de règles arriérées et inapplicables. De plus, si cette adaptation n’était dévolue qu’au législateur, le travail de ce dernier serait trop lourd pour lui, et le corps de normes législatives serait perpétuellement modifié, ce qui entrainerait sans doute le déclin de ces dernières. Guy CANIVET poursuit : « Mais on ne devrait les ❲revirements de jurisprudence❳ décider qu’après en avoir pesé les conséquences. Si la Cour de cassation change sa jurisprudence, elle doit savoir pourquoi. Au delà des intérêts privés précis impliqués dans l’affaire qu’elle juge, elle doit être consciente des conséquences globales que va entraîner le bouleversement de sa jurisprudence. Il est essentiel que cette notion soit introduite dans le débat judiciaire. ❲...❳ De ce point de vue, lorsqu’un revirement est nécessaire, la difficulté est inévitablement sa rétroactivité111 ». 155. Les revirements de jurisprudence seraient dangereux du fait de leur caractère rétroactif. Ce sont ces dangers que le groupe de travail a analysé. Il faudra alors se pencher nous aussi sur ces questions : quelles sont les causes de création du groupe de travail ? Autrement dit, quels sont les dangers émanant du caractère rétroactif des revirements de jurisprudence ? (chapitre 1). 156. Une fois les causes analysées, le groupe de travail a su dégager plusieurs solutions à ces problèmes (chapitre 2). 110 G. CANIVET, Les revirements de jurisprudence ne vaudront-ils que pour l’avenir ?, JCP. G., n°51, 15 décembre 2004, p.2295 111 Ibid. 75 CHAPITRE 1 : LES DIFFICULTÉS ÉMANENT DES REVIREMENTS DE JURISPRUDENCE. 157. Les auteurs du rapport relatif à la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence justifient leur mission en quatre points. Tout d’abord, ils estiment devoir prendre en compte « l’influence croissante du droit européen112 » en ce qui concerne la rétroactivité et l’appréhension de ses effets néfastes. En effet, le droit européen souhaiterait limiter les atteintes à la sécurité juridique, et cela passerait naturellement par un encadrement des revirements. Ensuite, ils considèrent que la jurisprudence est une source de « règles113 » et ils souhaitent par « un principe de réalisme114 », réfléchir sur « la mise en place de règles permettant l’amélioration en même temps que l’encadrement de ce pouvoir 115 ». Ainsi, puisque la jurisprudence est créatrice de droit, il semble compréhensible de vouloir cerner, border ce pouvoir. Les auteurs du rapport justifient la mission qui leur est dévolue suite à des arrêts rendus par la Cour de cassation démontrant un désir de se pencher sérieusement sur la question des revirements de jurisprudence. C’est le cas en ce qui concerne l’arrêt rendu le 9 octobre 2001116 déjà évoqué où la « décision posait qu’un médecin pouvait être responsable pour avoir, en 1974, manqué à l’obligation d’informer son patient sur les risques exceptionnels qu’il encourait, alors même qu’une telle obligation n’a été consacrée, par la jurisprudence elle même, qu’en 1998117 ». Enfin, les auteurs estiment que la Cour de cassation veut moduler dans le temps les effets de la jurisprudence. Ainsi, dans un arrêt en date du 4 juillet 2004, elle a refusé d’appliquer son interprétation de la règle à l’espèce en cause expliquant que « l’application immédiate de cette règle de prescription dans l’instance en cours aboutirait à priver la victime d’un procès équitable, au sens de l’article 6§1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales118 ». 112 N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 5 113 Ibid. 114 Ibid. 115 Ibid. 116 Cass. 1re civ., 9 octobre 2001, Bull. civ., I, n°249, p.157 117 N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 6 118 Ibid. 76 158. Si ce sont ces quatre points qui ont poussé la question de moduler dans le temps les revirements de jurisprudence, il est évident que le danger principal des revirements de jurisprudence est l’insécurité juridique. 159. Plan. Le rapport estime qu’il est nécessaire de développer un droit transitoire des revirements de jurisprudence. Deux problèmes principaux sont à mettre en relief : tout d’abord, il y a une forte hétérogénéité dans les revirements de jurisprudence (section 1) et on ne peut pas les traiter de la même manière ; mais, il y a aussi de nombreuses conséquences quant au caractère rétroactif lui même (section 2). Section 1 : Des revirements trop divers et trop sévères. 160. Le rapport rendu à la Cour de cassation en 2004 se pose plusieurs questions quant à la notion de revirement. « Faut-il parler de revirement lorsque la nouveauté introduite par le juge n’induit pas, concrètement, un changement de situation dans la personne même des justiciables ? ». Cette question s’intéresse à la situation du juge qui modifie uniquement le fondement de son interprétation. « Faut-il parler de revirement lorsque la Cour de cassation choisit de paralyser le jeu des clauses limitatives de responsabilité, non plus par l’interprétation extensive de la faute lourde – assimilée au dol – mais sur le fondement de la cause ? ». 161. Les revirements de jurisprudence ne sont pas tous de la même teneur. Ainsi, édicter une règle générale pour l’ensemble des revirements de jurisprudence n’est pas envisageable. Le groupe de travail a alors analysé les revirements de jurisprudence (paragraphe 1), avant de tirer des constats de ces situations (paragraphe 2). 77 Paragraphe 1 : La notion de prévision légitime des parties. 162. Fondement de l’attente. « Tout les revirements n’ont pas de conséquences injustes ni ne désorganisent les secteurs économiques visés par la décision119 ». Ainsi, le groupe de travail a pu isoler trois situations de revirement de jurisprudence aux conséquences différentes. Ces trois situations se fondent cependant sur un même élément qui les comparent : la prévision légitime des parties. La prévision légitime des parties s’entend de l’attente que les parties peuvent avoir sur l’issue de leur affaire en connaissance de la jurisprudence. Cependant, plusieurs questions se posent. Quelle est la jurisprudence à prendre en compte ? Bien évidemment, la prise en compte d’une jurisprudence postérieure à l’issue de cette affaire n’est pas envisageable puisqu’inconnue pour le moment. Mais, en ce qui concerne la jurisprudence antérieure, faut-il tenir compte uniquement de la jurisprudence de la Cour de cassation, ou la jurisprudence édictée par les Cours et tribunaux de rang inférieur est-elle mobilisable ? Faut-il se limiter à la jurisprudence telle qu’elle était au moment des faits ou les parties peuvent-elles se prévaloir de la jurisprudence formée entre les faits et la décision pour se forger une prévision légitime ? 163. Fondement de la légitimité. De plus, qu’est ce qui définit qu’une attente sera ou non légitime ? Il faut rappeler l’article 5 du Code civil120 selon lequel le juge ne peut pas se prononcer de manière général sur les litiges qui lui sont soumis ; il ne peut que trancher l’affaire en cause, sans avoir le droit d’édicter des règles générales. Ainsi, même si l’on considère que la jurisprudence est une source du droit, cette dernière reste informelle et inférieure à la loi. Les parties peuvent donc s’inspirer des décisions rendues préalablement par les juges, mais ce ne devrait être qu’un indice, et elles ne devraient pas se former leur défense avec les décisions antérieurement rendues figées en tête. Les parties peuvent avoir des attentes, et peuvent soupçonner quelle sera la décision rendue par le juge, mais de là à dire que les parties ont des attentes légitimes seulement au regard de la jurisprudence... La notion de légitimité est floue. La jurisprudence se modifie sans cesse, et d’autant plus en cas de revirement. 119 N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 18 120 Article 5 du Code civil : « Il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et règlementaire sur les causes qui leur sont soumises ». 78 La notion de légitime fait penser à la notion de bonne foi en droit contractuel, mais si dans cette matière, les parties au contrat se doivent un comportement de bonne foi réciproque bien que adverses, dans le cadre judiciaire, le juge et les parties n’ont pas les mêmes attentes : le juge est ici pour trancher des litiges, les parties sont là pour voir leur litige trancher et non pour trouver un compromis dans la bonne exécution de leur contrat. Cette nuance change tout. Ainsi, la question de savoir si les parties peuvent avoir des attentes légitimes peut légitimement se poser. La Cour de cassation reprend elle même cette analyse en jugeant souvent dans les termes qu’il n’y a pas de consécration « d’un droit acquis à une jurisprudence figée, l’évolution de la jurisprudence relevant de l’office du juge dans l’application du droit121 ». Les parties ne peuvent pas prétendre connaitre par avance la décision du juge, et cela même si la jurisprudence est une source du droit, et même si les décisions antérieures sont un faisceau d’indices. Les parties ne sont pas juges de leur affaire, seul le juge l’est. 164. De plus, il faut comprendre que la prévision légitime des parties ne fait pas seulement référence aux attentes des parties dans le cadre d’une procédure judiciaire. Non, la notion de prévision légitime des parties englobe aussi les attentes extra-procédurales : ainsi, il faut y ajouter les attentes contractuelles par exemple… Ce n’est pas évident au premier abord, mais cet élargissement prend forme à la lecture du rapport. La notion de prévision légitime des parties est à appréhender in abstracto. 165. Le rapport ne donne pas de réponse à ces questions et se contente d’employer le terme de prévisions légitimes des parties. De cette notion, les auteurs du rapport ont fait ressortir trois catégories de revirement de jurisprudence. 121 V. Ch. 1re civ., 21 mars 2000, n° 98-11.982, JurisData n° 2000-001121 79 Paragraphe 2 : Les types de revirement jurisprudentiel. 166. L’analyse est faite à partir d’un choix aléatoire d’arrêts. De cette quarantaine de décisions analysées, le groupe de travail a fait ressortir trois cas de revirements de jurisprudence, toujours autour de la notion de prévision légitime des parties au litige. 167. Des prévisions préservées. Dans un premier cas, les parties n’ont pas tenue compte de la jurisprudence, et le revirement de cette même jurisprudence ne les atteint pas. Dans ce cas, et se sera de même dans la plupart des cas, « les revirements de jurisprudence n’ont pas de prise sur les anticipations des justiciables122 ». Deux sous situations sont à distinguer. Tout d’abord, les auteurs prennent un exemple concret et positif pour illustrer cette première sous hypothèse de revirement de jurisprudence : la modification de l’état civil des transsexuels. En effet, pendant longtemps la Cour de cassation a refusé de modifier la mention sexuelle au sein de l’état civil 123 . Mais, en 1992, la Cour de cassation a reviré de jurisprudence, et a alors autorisé le changement de situation sur l’état civil. Ce revirement a alors amélioré la situation d’une partie de la population sans porter préjudice aux tiers, à l’autre partie de la population. Ici, le revirement de jurisprudence ne peut pas être préjudiciable pour les parties au litige et ne peut bafouer leurs attentes légitimes puisqu’il leur est totalement étranger. Puis, en ce qui concerne la seconde sous hypothèse, les auteurs visent la situation où le revirement de jurisprudence ne sera plus totalement étranger aux parties au litige, au contraire, il leur est préjudiciable. Cependant, ici, le revirement ne viendra pas contredire les anticipations des parties. C’est par exemple le cas d’un changement de nature d’une présomption de responsabilité, ou d’un changement dans les conditions d’applicabilité d’un droit. La partie aura prévu l’objectif (la décision) et les moyens pour y arriver, et le revirement de jurisprudence vient seulement modifier la teneur de ces moyens. Les prévisions de la partie ne sont pas remises en question, mais le revirement l’atteint quand même. C’est aussi le cas en ce qui concerne les contrats cadres : un revirement de jurisprudence en ce qui concerne la détermination des prix est survenu124, mais il n’a pas déjoué les prévisions des 122 N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 18 123 Cass. 1re civ. 16 décembre 1975, n° 73-10.615, JCP 1976. II. p.18503 ; Cass. 1re. Civ. 21 mai 1990, n° 8812.829, D. 1991. p.169 124 Cass. Ass. Plén. 1er décembre 1995, Bull., AP, n° 7, p. 13 80 parties. La Cour a jugé que l’article 1129 du Code civil125 n’était plus applicable dans la détermination du prix. Ce revirement de jurisprudence a alors déjoué les actions en nullité fondées sur cet article 1129 du Code civil. Cependant, les prévisions des parties ne se trouvent pas entachées de nullité et les contrats cadres restent valables. A l’inverse, « on relève qu’en rendant licite et plus généralement valide une stipulation contractuelle qui ne l’était pas sous l’empire de la jurisprudence antérieure, la Cour de cassation ne semble pas déjouer les prévisions des parties126 ». Ainsi, dans ce premier cas de revirements de jurisprudence, il ne contredit pas les prévisions légitimes des parties, puisque leur comportement n’a pas dépendu de la solution jurisprudentielle. Il faudra toutefois ici faire un effort afin de rechercher au cas par cas l’intention de chacune des parties, afin de déterminer si le revirement a eu ou non un effet sur cette dernière. 168. Des prévisions atteintes. Dans le second cas, la partie a basé son comportement sur la décision jurisprudentielle fraichement dépassée car ayant fait l’objet d’un revirement de jurisprudence. Le revirement est donc ici préjudiciable pour cette partie qui avait dicté son comportement en référence à la norme jurisprudentielle encore valable antérieurement à cette décision de revirer des juges. Les auteurs vont encore plus loin, puisqu’ils ajoutent à cette situation, toutes les fois où « un comportement ❲...❳ aurait pu être orienté par la solution que le revirement entend abandonner127 ». C’est le cas lorsqu’un comportement licite devient illicite à la suite d’un revirement, et l’exemple le plus significatif est celui du médecin et de l’obligation d’information128. Les auteurs du groupe de travail illustre ce cas aussi avec la clause de non concurrence : si pendant longtemps, la Cour de cassation n’a pas jugé la contrepartie financière comme une condition de validité de la clause de non concurrence, elle a reviré sa façon de trancher les litiges 129. C’est ainsi, que nombres d’employeurs qui n’avaient pas insérés de clauses de contrepartie financière face à une clause de non concurrence ont vu leurs contrats de travail qualifié comme entièrement nul ou en partie. 125 Art. 1129 Code civil : « Il faut que l’obligation ait pour objet une chose au moins déterminée quant à son espèce. La quotité de la chose peut être incertaine, pourvu qu’elle puisse être déterminée ». 126 N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 19 127 Ibid. 128 Cass. 1re civ., 9 octobre 2001, Bull. civ., I, n°249, p.157 129 Cass. Soc., 10 juillet 2002, Bull., V. n°239, p.234 81 169. Des prévisions atteintes ou pas. Enfin, dans le troisième et dernier cas de revirement, les auteurs englobent les deux premiers. Ils envisagent le cas d’un revirement de jurisprudence qui peut ou non avoir des effets sur les prévisions des parties, et cela sur une même question de droit. « L’analyse montre aisément que, sur une même question de droit, la solution retenue en conséquence du revirement peut ou non déjouer les prévisions légitimes des parties130 ». Selon que le revirement valide ou invalide un comportement qui était valable en conséquence de la jurisprudence antérieure, les prévisions des parties seront écartées. Par exemple, en matière de contrat-cadre, le prix doit-il être déterminé, et est-il, en conséquence, une condition de formation du contrat ? La réponse positive entraine un anéantissement des prévisions des parties, alors qu’une réponse négative ne les atteindra pas. 170. Une fois les trois situations isolées, le groupe de travail a pu tirer des conséquences, donc une plus importante que les autres. Section 2 : Des revirements rétroactifs. 171. Le groupe de travail dissocie les effets des revirements de jurisprudence des revirements eux mêmes. Ce ne sont pas les revirements qui sont nocifs, mais leurs effets. Les revirements sont même, au contraire, bénéfiques et nécessaires à s’adapter à la société : « Les revirements font partis de la Cour de cassation, comme d’ailleurs des autres juridictions. Une jurisprudence qui ne se modifie pas est souvent aussi une jurisprudence qui se dessèche131 ». Les revirements sont nécessaires, et témoignent que le droit est en mesure de s’adapter à son époque. 172. Le caractère rétroactif des revirements de jurisprudence est indéniable. Jean RIVERO en avait fait la démonstration : « ❲...❳ la règle nouvelle ❲c’est à dire le revirement de 130 N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 20 131 Y. CHARTIER, Les revirements de jurisprudence, in L’image doctrinale de la Cour de cassation, La Documentation française, 1994, p. 149, spéc. p. 150 82 jurisprudence❳ va produire effet, non à partir du jugement, dont le prononcé lui confère existence, mais à l’égard des faits ou des actes sur lesquels il statue132 ». 173. Selon le groupe de travail, il ne faut s’attarder que sur les effets des revirements de jurisprudence, seuls eux étant synonymes d’insécurité juridique. Qu’est ce que l’insécurité juridique (paragraphe 1) ? Et quelles sont les conséquences qui y sont attachées (paragraphe 2) ? Paragraphe 1 : Notion de sécurité ou d’insécurité juridique. 174. Cercle Montesquieu. Il faut tout d’abord remarquer qu’il n’y a pas de définition de la notion de sécurité juridique dans le rapport général. La notion est évoquée à maintes reprises, cependant, si on en discernait les contours, on ne peut pas se reposer sur une définition clairement exprimée par les auteurs du rapport. C’est dans les documents annexés au rapport que l’on retrouve précisément la notion de sécurité (ou d’insécurité) juridique exprimée. Or, si c’est à l’initiative du groupe de travail que cette note (« Le droit à la sécurité juridique : une nécessité vitale pour les entreprises et les échanges internationaux ») à été écrite, ce n’est pas elle qui l’a rédigé, mais le Cercle Montesquieu133. Cette note dénonce l’insécurité juridique provoquée par les revirements de jurisprudence au travers de l’arrêt préalablement cité de la chambre sociale de la Cour de cassation concernant la contrepartie pécuniaire d’une clause de non concurrence. Le Cercle Montesquieu considère que le revirement pose déjà des problèmes en lui même parce qu’il est soudain et qu’il met du jour au lendemain les entreprises dans des situations illégales, alors qu’hier leurs comportements n’étaient pas répréhensibles. De plus, pour deux affaires exactement identiques, deux décisions différentes peuvent être rendues : en effet, si la première affaire est portée directement devant les tribunaux, elle sera jugée en fonction de la jurisprudence de l’époque, alors que pour la seconde affaire qui est portée plus tard, elle sera régie par la nouvelle règle jurisprudentielle issue du revirement de jurisprudence. Ensuite, les auteurs de cette note dénoncent un viol d’un droit fondamental reconnu par la CJCE : « la validité d’un acte ne doit être apprécié qu’au regard des seules règles de droit applicables au 132 133 J. RIVERO, Sur la rétroactivité de la règle jurisrudentielle, AJDA, 1968, p.15 Association des directeurs juridiques. 83 jour de la conclusion de cet acte et non au regard des règles nées postérieurement à sa création134 ». Dans la même lignée, ils s’indignent que le juge se permette de s’octroyer un droit de cette ampleur, alors que le législateur n’en a pas lui même l’usage (comme le prohibe l’article 2 du Code civil135). « Sommes-nous tous des fautifs en puissance pour n’avoir pas “anticipé“ la nouvelle règle ?136 ». 175. Cependant, si la notion de sécurité juridique peut se comprendre ici aussi, nous ne sommes toujours pas fixés. 176. Droit comparé. L’origine du principe de sécurité juridique né dans le droit allemand, et plus anciennement dans le droit romain. L’Allemagne a su tirer profit de cet ancien droit pour mettre encore aujourd’hui en place ce principe de sécurité juridique137. Au niveau européen, il faut se pencher sur la CJCE qui estime que « le principe de sécurité juridique, nécessairement inhérent au droit de la Convention comme au droit communautaire, dispense l’Etat ❲...❳ de remettre en cause des actes ou situations juridiques antérieurs au prononcé du présent arrêt138 ». Ainsi, elle lie directement le principe de sécurité juridique à la non rétroactivité de la jurisprudence. La sécurité juridique permet de faire un compromis entre les décisions de justice, leur effectivité et la stabilité des normes139. Le principe de sécurité juridique est né au sein de la CJCE en 1962, avec le célèbre arrêt Bosch140 : dans sa partie réservée au fond, la Cour pose le principe suivant : « Il serait contraire au principe général de la sécurité juridique de frapper de nullité de plein droit certains accords avant même qu’il ait été possible de savoir ». Le rapport de 2006 du Conseil d’Etat donne une définition de la sécurité juridique : « Le principe de sécurité juridique implique que les citoyens soient, sans que cela appelle de leur part des efforts insurmontables, en mesure de déterminer ce qui est permis et ce qui est défendu par le droit applicable. Pour parvenir à ce résultats, les normes édictées doivent être 134 Cercle Montesquieu, Le droit à la sécurité juridique : une nécessité vitale pour les entreprises et les échanges internationaux, in N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 166 135 Article 2 du Code civil : « La loi ne dispose que pour l’avenir, elle n’a point d’effet rétroactif ». 136 Cercle Montesquieu, Le droit à la sécurité juridique : une nécessité vitale pour les entreprises et les échanges internationaux, in N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 168 137 P. RIMBAULT, D. SOULÂS DE RUSSEL, Nature et racines du principe de sécurité juridique : une mise au point, dans Revue Internationale de droit comparé, 2003, Vol. 55, n°1, p. 95 138 CEDH, 13 juin 1979, Marcks c/ Belgique, Notice A31, AFDI 1980, p. 317 139 P. RIMBAULT, D. SOULÂS DE RUSSEL, Nature et racines du principe de sécurité juridique : une mise au point, dans Revue Internationale de droit comparé, 2003, Vol. 55, n°1, p. 89 140 CJCE, 6 avril 1962, Bosch, affaire 13-61 84 claires et intelligibles, et ne pas être soumises, dans le temps, à des variations trop fréquentes, ni surtout imprévisibles141 ». Cette définition va de concert avec le principe de non rétroactivité des décisions administratives. 177. C’est grâce à ces informations que l’on peut plus précisément cerner la notion de sécurité juridique. Et on remarque que, tant au niveau européen, qu’au niveau national avec le droit administratif, la notion de sécurité juridique est toujours et étroitement liée à celle de rétroactivité. Paragraphe 2 : Les conséquences de la rétroactivité des revirements de jurisprudence. 178. Les conséquences directes de la rétroactivité des revirements de jurisprudence sont de trois ordres pour le groupe de travail. 179. Imprévisibilité, injustice. Tout d’abord, ils isolent la conséquence qu’ils titrent comme «l’imprévisibilité du droit et injustice du revirement142 ». En effet, et c’est un point qui a déjà été évoqué, et qui est évident, la rétroactivité des revirements de jurisprudence peuvent avoir pour effet d’imposer au justiciable des règles qui n’existaient pas au moment de la commission des faits, et donc dont ils ne pouvaient qu’ignorer l’existence. La réaction première à cet effet est bien évidemment l’injustice, l’iniquité de la jurisprudence. La rétroactivité des revirements de jurisprudence « comporte ainsi le risque de contredire les prévisions et anticipations des acteurs, alors que c’est le droit lui même qui les avait rendues parfaitement légitimes143 ». 180. Coût, désorganisation. Ensuite, le groupe de travail met en relief le coût des revirements de jurisprudence et la désorganisation qu’elle entraine. Cette conséquence est 141 Rapport public du Conseil d’Etat, 2006, Sécurité juridique et complexité du droit N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 14 143 Ibid. p. 15 142 85 celle qui a été envisagée par le Cercle Montesquieu, et notamment lorsque les auteurs de la note ont expliqué les enjeux économiques que le revirement de jurisprudence de la chambre commerciale en matière de clause de non concurrence a entrainé. Le groupe dira alors que les revirements peuvent avoir des effets « anti-économiques 144 ». Il est à noter que les répercussions économiques néfastes des revirements de jurisprudence ne sont pas soufferts uniquement par les entreprises ou les groupes : ce sont aussi les consommateurs qui pâtissent de cette situation, puisque les entreprises auront tendance à leur répercuter les pertes subies. 181. Fragilisation des normes. Enfin, il est indéniable que les revirements de jurisprudence fragilisent grandement le cadre formé par les normes. En effet, les normes et règles donnent aux justiciables des voies quant à leur comportement ; mais, l’effet rétroactif du revirement vient contrer cette fonction. Le revirement de jurisprudence en ébranlant les piliers posés par la norme est source de litige. *** 182. Bilan du chapitre 1. Les prévisions légitimes des parties, synonyme de sécurité juridique, sont parfois victimes des revirements de jurisprudence. Les revirements de jurisprudence sont dangereux puisque rétroactifs, contraires à la sécurité juridique et aux prévisions légitimes des parties. Le groupe de travail a été formé dans l’espoir de pallier à ces conséquences nocives et risquées pour notre système juridique. 183. Plan. Le groupe de travail a donc constaté les difficultés venant des revirements de jurisprudence. Il a du et su proposé des solutions afin de neutraliser ces effets néfastes. 144 N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 15 86 CHAPITRE 2 : LES PROPOSITIONS DU GROUPE DE TRAVAIL : INSPIRATIONS ET SOLUTIONS 184. Le groupe dirigé par le Professeur N. MOLFESSIS, afin de travailler sur les difficultés des revirements de jurisprudence, mais aussi pour proposer des solutions dans le but d’y remédier, a été formé en 2004 à la demande de Monsieur le Premier Président Guy CANIVET. Il s’agissait de s’interroger sur « l’insertion dans le temps des revirements de jurisprudence145 » et de créer en quelque sorte « un droit transitoire146 » en envisageant les règles et les modalités. 185. Le rapport commence par constater l’état des revirements de jurisprudence et leurs conséquences dans le système judiciaire français. Il se poursuit par l’étude de la jurisprudence et de sa réception dans le temps en droit administratif et en droit européen, c’est à dire sur la neutralisation du caractère rétroactif. Mais, dans les annexes du rapport, une partie est consacrée au droit pénal français, mais aussi aux droits étrangers comme le droit allemand ou les systèmes de Common Law. 186. Le rapport se termine enfin sur les propositions du groupe de travail : ces possibles ouvertures gravitent autour d’une même idée, celle de moduler dans le temps les revirements de jurisprudence. 187. Ce sont ainsi plusieurs modèles qui ont inspiré le groupe de travail (section 1), le conduisant à formuler certaines propositions (section 2). 145 N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 3 146 Ibid. 87 Section 1 : L’inspiration des solutions. 188. Contexte. Le rapport a observer les systèmes mis en place dans d’autres pays ainsi que par l’Union Européenne. Cette démarche est intelligente et elle doit être soulignée puisqu’elle permet de remettre la France dans le contexte actuel, et de la comparer. De plus, ce recours a permis au rapport de prendre les mesures bénéfiques de chaque système pour les appliquer au « droit transitoire ». 189. Plan. Le groupe de travail s’est tout d’abord penché sur les modèles existants en droit français : le traitement dans le temps des revirements de jurisprudence en droit pénal français et en droit administratif français (paragraphe 1). Mais, il s’est aussi attardé sur les modèles extranationaux : comment le juge communautaire limite-il dans le temps les effets des revirements de jurisprudence ? Au delà du juge communautaire, le groupe de travail s’est intéressé aux systèmes anglais et allemand, systèmes connus emblématiques en ce qui concerne la modulation dans le temps de la jurisprudence (paragraphe 2). Paragraphe 1 : L’inspiration nationale. 190. En France, le juge judiciaire ne traite pas de l’ensemble du contentieux. Ainsi, le juge pénal et le juge administratif ne répondent pas aux mêmes attentes ni aux mêmes règles. Le rapport a estimé intéressant de regarder les principes régissant ces deux autres juges, afin de pouvoir les comparer avec la place occupée par le juge judiciaire. Cette comparaison se fera donc en deux temps : tout d’abord, il nous faudra observer le juge pénal français (I), pour pouvoir ensuite observer le juge administratif français (II). I. 191. Le traitement de la jurisprudence par le juge pénal français. Evolution. L’annexe du rapport général traitant du droit pénal décrit l’évolution du droit pénal et l’admission progressive de la jurisprudence comme source du droit : cette évolution est similaire à celle du juge judiciaire. En effet, au départ, le juge n’a qu’un pouvoir déclaratif et il doit se border à appliquer la loi, sans rien faire de plus. Cependant, et parce que 88 les lois ne sont pas toujours claires ou complètes, le juge pénal a dû interpréter la loi, la définir ou la préciser. C’est en ce sens que le principe « d’interprétation stricte147 » de la loi s’est peu à peu dissout pour laisser apparaître la jurisprudence comme source à ses côtés. La jurisprudence et ses revirements ont alors de plus en plus intéressé la doctrine, notamment grâce à l’engouement des notions de prévisibilité et de sécurité juridique. 192. Modulation de la rétroactivité de la loi. En droit pénal, la loi n’est pas soumise au principe immuable de non rétroactivité de la loi148. Selon que la nouvelle loi soit ou non plus douce que l’ancienne, elle sera ou non rétroactive. L’article 112-1 alinéa 3 du Code pénal dispose que : « les dispositions nouvelles s’appliquent aux infractions commises avant leur entrée en vigueur et n’ayant pas donné lieu à une condamnation passée en force de chose jugée lorsqu’elles sont moins sévères que les dispositions anciennes ». A l’inverse, et cela se comprend à la lecture de l’article, les lois pénales plus répressives, plus sévères ne jouissent pas d’un effet rétroactif149 : en effet, il n’est pas acceptable de pouvoir qualifier des faits passés de délit par exemple du fait d’une nouvelle loi, alors que ces mêmes faits n’étaient pas répréhensibles au moment de leur commission150. 193. Rétroactivité de la jurisprudence. On aurait pu penser que la jurisprudence et que son caractère rétroactif soient appliqués et modulés dans le même esprit que celui de la loi. Lorsque la jurisprudence rendrait une solution plus clémente que les anciennes, elle recevrait le caractère rétroactif. Par exemple, une décision réduisant le champ d’application d’une infraction est favorable puisqu’elle tend à exclure certains faits du domaine de l’infraction : cette décision jurisprudentielle bénéficierait du caractère rétroactif151. Cependant, il semble que la jurisprudence ne soit pas modulée et qu’elle reçoive le caractère rétroactif indépendamment du résultat qu’elle aura sur le sort des justiciables152. 147 D. REBUT, Les revirements de jurisprudence en matière pénale, in N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 96 148 Article 2 Code civil : « La loi ne dispose que pour l’avenir ; elle n’a point d’effet rétroactif ». 149 Article 112-1 Code pénal : « Sont seuls punissables les faits constitutifs d’une infraction à la date à laquelle ils ont été commis. Peuvent seules être prononcées les peines légalement applicables à la même date ». 150 C’est exactement la réaction d’injustice que l’on a lorsque l’on prend connaissance de l’arrêt du 9 octobre 2001 de la première chambre civile de la Cour de cassation sur l’obligation d’information du médecin. Ici, le droit pénal, en modulant la possibilité de rétroactivité, permet une application de la loi plus intelligente. 151 V. Ch. Crim., 21 octobre 1998, Bull. crim., n°274, D. 1999, Jur. 75 : cet arrêt revient sur la définition donnée à la notion de « viol » et revire la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation. 152 V. Ch. Crim., 14 novembre 2000, Bull. crim., n°338 : cet arrêt marque le revirement d’une jurisprudence constante selon laquelle le détournement d’un bien incorporel n’était pas puni. Avec cette décision, ce type de détournement est maintenant puni. Il est à noter que la solution de cet arrêt à été appliqué à l’instance en cours. 89 194. Constat. On l’a donc bien vu ici, la rétroactivité n’est pas toujours synonyme d’insécurité juridique. Si la rétroactivité de la jurisprudence s’accorde avec la rétroactivité de la loi en cas de clémence, c’est tout le contraire en cas d’aggravation. Cela ne rend donc pas facile la détermination de la loi applicable, d’autant de l’application de la jurisprudence telle qu’elle est faite ici semble contraire à l’article 7§1 de la CEDH153. L’application de la jurisprudence n’est pas encore modulée dans le temps, contrairement à ce que peut l’être la loi pénale. La façon dont est traitée la jurisprudence en matière pénale est donc très proche, pour ne pas dire similaire au traitement par le juge judiciaire. Certes, la loi est appliquée de façon plus modulée selon sa teneur et son champ d’application, mais, pour ce qui concerne la jurisprudence, une application rétroactive globale est mise en œuvre. II. Le traitement de la jurisprudence par le juge administratif français. 195. Rétroactivité de la jurisprudence. Traditionnellement, la jurisprudence du juge administratif est elle aussi rétroactive. La décision du juge administratif s’appliquera aux faits passés antérieurement à elle. C’est ainsi que, comme pour le juge judiciaire, cela peut être source d’insécurité juridique ou d’iniquité. L’exemple le plus emblématique en droit administratif est la rétroactivité des effets des décisions contentieuses relatives à l’excès de pouvoir. Lorsqu’il est fait grief à une décision administrative, et que le juge entend faire cesser un excès de pouvoir, il rendra une décision administrative. Au regard du principe régissant la jurisprudence, cette décision contentieuse aura un caractère rétroactif. Cette rétroactivité aura des conséquences, non seulement pour les parties de l’affaire, mais aussi pour l’intérêt général : la décision administrative annule un acte administratif applicable à l’ensemble des administrés. La rétroactivité d’une telle décision d’annulation conduit alors à réputer l’acte administratif en cause comme inexistant et comme n’ayant jamais existé. La situation se corse donc puisque 153 Article 7§1 CEDH : « Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même, il n’est infligé aucun peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise ». 90 les administrés ont bâti des situations juridiques ou autres sur la base de cet acte administratif, maintenant anéanti. 196. Solutions envisagées par le juge administratif. La doctrine, et même le Conseil d’Etat se sont penchés sur cette question de rétroactivité. Ils ont isolé une possibilité novatrice afin de limiter dans le temps les effets du revirement de jurisprudence conduisant à l’annulation d’un acte administratif, à côté des solutions antérieures déjà existantes. Ces solutions sont de deux ordres. Premièrement, la décision annulant un acte administratif n’aura aucun effet concernant les décisions antérieurement prises sur la base de ce même acte, et cela en raison du caractère définitif reconnu aux décisions administratives une fois le délai de recours expiré. Deuxièmement, le juge est maitre de la décision qu’il rend. Ainsi, même en présence d’une illégalité, il pourra estimer que l’annulation d’un acte administratif n’est pas nécessaire en raison des conséquences que cette annulation aura, et il pourra décider de ne pas prononcer l’annulation qui serait disproportionnée par rapport aux intérêts en présence. 197. Arrêt A. C. ! . A côté de ces solutions qui existent du fait de règles procédurales ou de la manipulation du juge de son pouvoir, le Conseil d’Etat a créé une véritable solution permettant au juge de limiter dans le temps les effets de l’annulation d’un acte administratif déterminé. Cette possibilité est consacrée par l’arrêt A. C. !154 en 2004. Cet arrêt consacre la possibilité pour le juge de moduler dans le temps les effets de l’annulation d’un acte administratif, et seulement de cet acte. La jurisprudence administrative conserve donc son caractère rétroactif en principe. La possibilité de modulation du juge est donc l’exception à ce principe. Le Conseil d’Etat ne comprend pas le caractère rétroactif de l’annulation comme une contrainte pour le justiciable, mais au contraire comme un droit pour le requérant155 : ainsi, il vielle à ce que ce droit puisse être quelque fois mis de côté, mais seulement dans des situations très particulières. 154 C.E.. Ass., 11 mai 2004, Association A.C. ! et autres, AJDA 2004, p. 1183 ; JCP A 2004, RFDA 2004 p.438 155 Il est ici fait référence au droit à un recours effectif, protégé par l’article 13 de la CEDH : « Toute personne dont les droits et libertés reconnues dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leur fonctions officielles ». Le requérant a droit à un recours effectif, et la possibilité nouvellement accordée au juge administratif en 2004 de moduler dans le temps les effets d’un acte excessif va à l’encontre de ce droit. C’est en ce sens que le Conseil d’Etat insiste sur le fait que le principe reste inchangé, et que seule une exception lui est ajoutée. 91 198. Conditions de la modulation. L’exception de la modulation dans le temps est encadrée par deux conditions cumulatives. Tout d’abord, le juge ne peut user de la modulation que lorsque les conséquences d’une annulation rétroactives sont « manifestement excessives156 ». Ce sera le cas quand l’acte en cause aura déjà produit des effets juridiques importants à la date où le juge statue. Ensuite, le juge doit se plier à un test de proportionnalité très exigeant avant de pouvoir se prononcer sur une quelconque modulation dans le temps. Puisque la modulation prive le requérant de son droit à un recours effectif, le juge doit justifier de raisons fortes. Le juge n’est pas le seul à décider de la modulation dans le temps, même si le système est rattaché à « l’office du juge157 ». En effet, la décision de moduler dans le temps ou non les effets de l’annulation d’un acte administratif pour excès de pouvoir se fera après discussion avec les parties en présence. C’est une sorte de délibération dans la délibération. Si le juge décide de moduler dans le temps, c’est à dire de prononcer une décision dépourvue de rétroactivité, il pourra le faire à cette même date ou à une date ultérieure, cela permettant à l’administration de jouir d’un délai où elle pourra régulariser la situation. 199. Il semblait nécessaire que le groupe de travail revienne sur cette avancée en droit administratif. Même si cela ne concerne qu’un acte isolé et précis, on voit que le Conseil d’Etat a su franchir une ligne afin d’éviter les conséquences néfastes attachées au caractère rétroactif de la jurisprudence ou de ses revirements. Le groupe de travail s’est donc inspiré de cela pour faire avancer le débat de la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence de la Cour de cassation. Paragraphe 2 : L’inspiration extranationale. 200. Le droit de l’Union européenne a aujourd’hui une place dominante dans notre droit français. Il est donc indispensable d’observer le raisonnement qu’il tient en ce qui concerne notre sujet (I). Mais, l’inspiration peut aussi être apportée par des droits qui nous sont voisins et étrangers : le droit allemand, genèse de la notion de sécurité juridique, et le droit anglais avec ses précédents (II). 156 157 Terme utilisé par le Conseil d’Etat dans l’arrêt A. C. ! , op. cit. n° 197 Ibid. 92 I. 201. Le traitement de la jurisprudence par le juge communautaire. Rétroactivité de la jurisprudence. La jurisprudence du juge communautaire est rétroactive que ce soit en ce qui concerne les manquements de pays membres ou en ce qui concerne les questions préjudicielles. La rétroactivité est justifiée au regard de l’objectivité du droit et de la dominance du droit futur sur droit passé158. 202. Conditions de la modulation. Cependant, à côté de ce principe, la CJCE a posé l’exception de moduler dans le temps les revirements de jurisprudence basé sur la sécurité juridique159 : si la sécurité juridique l’exige, le juge communautaire (et seul lui) peut décider de moduler dans le temps les effets de sa décision. Le juge communautaire s’autorise à adapter les effets de sa décision lorsque trois critères sont réunis. Tout d’abord, le juge doit prendre en compte un critère administratif, c’est à dire le comportement des institutions communautaires et leur incidence sur le comportement de l’Etat membre, partie au litige. Ensuite, le juge doit répondre d’un critère juridique, c’est à dire qu’il doit prendre en compte les spécificités d’une matière160, d’un régime national161, des textes communautaires et de leur incertitude162, ou encore de l’état de la jurisprudence de la CJCE elle même163. Enfin, le juge doit prendre en considération les conséquences financières d’un revirement de jurisprudence rétroactif. Si le juge communautaire décide de moduler dans le temps les effets de son jugement, alors l’arrêt n’aura des effets qu’à compter de sa date et uniquement à compter de cette date, 158 . : « Attendu que, si les conséquences pratiques de toute décision juridictionnelle doivent être pesées avec soin, on ne saurait cependant aller jusqu’à infléchir ‘objectivité du droit et compromettre son application future en raison des répercussions qu’une décision de justice peut entrainer pour le passé ». 159 « Que, dans ces conditions, il convient de constater que, dans l’ignorance du niveau global auquel les rémunérations auraient été établies, des considérations impérieuses de sécurité juridique tenant à l’ensemble des intérêts en jeu, tant publics que privés, empêchent en principe de remettre en cause les rémunérations pour des périodes passées ». 160 V. Aff. C-110/91, Moroni, 14 décembre 1993, pt. 29. : ici, la particularité résidait dans la forme de rémunération des réversions de pension prévues par des régimes professionnels privés. 161 V. Aff. C-163/90, Legros, 16 juillet 1992, pt. 31. : ici, la spécificité était celle des DOM français et de l’octroi de mer. 162 V. Aff. C-367/93, Barber,17 mai 1990, pt. 42. : deux directives avaient été adoptées autorisant les Etats membres à différer la mise en application d’un principe. La Cour a jugé, dans cet arrêt, que les Etats membres ait pu penser que certaines exceptions du principe puissent encore jouer, au regard des spécificités des deux directives. 163 V. Aff. 24/86, Blaizot, 2 février 1988, pt. 29. : la Cour a estimé qu’elle tranchait une question de droit nouvelle, et que ce n’était donc pas un revirement de jurisprudence. 93 les limitations postérieures à la date n’étant pas admises. De plus, le caractère rétroactif de la décision est maintenu à l’égard des parties introductrices de l’instance. Le juge communautaire a donc su encadrer de manière intelligente la possibilité de moduler dans le temps la jurisprudence, et ses revirements. II. Le traitement de la jurisprudence par le juge de droit comparé. A. Le juge allemand. 203. Le juge développe le droit. La jurisprudence est encadrée en droit allemand. La loi allemande reconnaît expressément aux juridictions suprêmes la possibilité de « développer » le droit. Elle ne reconnaît pas simplement une faculté pour le juge de statuer dans l’obscurité de la loi, elle lui offre un réel pouvoir de développer, de créer, d’engendrer du droit164. La loi allemande gère donc la jurisprudence, et donne au juge un pouvoir créateur de droit. Le juge de cassation allemand165 se voit offrir une place de choix, puisqu’il peut créer du droit de sa propre initiative ; parfois, ce sont les juridictions inférieures qui lui renvoient des affaires pour avis. Il est maître de la jurisprudence et donc des revirements, ces changements de jurisprudence étant donc programmés. 204. Rétroactivité de la jurisprudence. La Cour fédérale de Justice a énoncé en 1982 que « notamment lors de l’interprétation des lois assez anciennes par une jurisprudence constante, la protection de la confiance et la valeur de sécurité juridique doivent être fortement prises en compte et exigent en principe un maintien de l’évolution juridique telle que réalisée. Une jurisprudence stable doit toutefois être exceptionnellement considérée comme abandonnée lorsque cela s’impose pour des raisons décisives ou mêmes impératives166 ». Le revirement de jurisprudence est donc encadré, et il ne peut survenir dans n’importe quelles circonstances. 164 V. §132 CVG : « La formation de jugement peut renvoyer une question d’une importance fondamentale pour la Grande Chambre pour décision, si cela est nécessaire, à son avis pour l’élaboration de la loi ou pour assurer une jurisprudence uniforme ». 165 Il est désigné en Allemagne, non pas comme le juge de cassation, mais comme le juge de révision. 166 C. Fés. Justice, Gr. Ch. Civ., 4 octobre 1982, BGHZ 85, p. 64. 94 La Cour constitutionnelle fédérale estime que la loi est constante elle aussi, mais qu’elle peut également changer de sens, et que l’interprétation qui lui est attribuée peut donc aussi changer. Il faut donc comprendre que la loi et que la jurisprudence avancent de concert, et qu’elles ne se fassent pas front. 205. Conditions de la modulation. Le revirement de jurisprudence est rétroactif. Mais son effet de « surprise » est atténué par diverses techniques. Une pratique, faite par la Cour constitutionnelle fédérale, consiste à indiquer, au sein de la décision, à quelle majorité elle a été adoptée. Ainsi, le résultat obtenu permet d’envisager un revirement proche et certain, et donc d’atténuer l’effet néfaste de surprise du revirement de jurisprudence. Une autre technique consiste à user des opinions dissidentes, comme le fait la CEDH, pour prévenir un futur revirement. Enfin, les juridictions allemandes ont recours à la pratique des obiter dicta167. Ce mécanisme n’est pas beaucoup utilisé et il est assez aléatoire. 206. Le revirement de jurisprudence est rétroactif, et la Cour constitutionnelle de Karlsruhe justifie cela en expliquant que le caractère rétroactif est nécessaire à l’adaptation de la jurisprudence, c’est à dire plus généralement des juges, aux conditions sociales, politiques, ou économiques 168 . Cependant, elle s’octroie la possibilité de déroger à ce principe de rétroactivité dans des situations particulières, et pour tenir compte de la sécurité juridique et de la confiance qu’une partie a pu avoir de bonne foi en la jurisprudence constante. B. Le juge anglais. 207. Common Law. Le droit anglais s’inscrit dans les systèmes de common law. La common law est un droit créé par les juges et non par la loi, et elle donne la primauté aux précédents jurisprudentiels. Ainsi, le revirement de jurisprudence est-il rare, pour ne pas dire anormal, puisque le juge est tenu par la jurisprudence antérieure. Seuls les changements, ou les modifications minimes sont tolérés pour une adaptation aux circonstances nouvelles. 167 168 Obider dictum : opinion incidente et secondaire exprimée par un juge. C. const. Féd., 1er sénat, 11 novembre 1964, BVerfGE 18, p. 240. 95 208. Condition de la modulation. Ainsi, puisque les revirements sont « prohibés », il a fallu mettre en place des mécanismes pour modifier les précédents, sans tomber sous la qualification de revirements. D’abord, le revirement peut être déguisé en affinement de la jurisprudence antérieure. Ainsi, ce n’est pas aussi brutal qu’un revirement de jurisprudence, et cela permet aux juges de se détacher des précédents. Cette technique est celle du distinguishing. La nouveauté n’est pas présentée comme une rupture, mais comme la continuité, la prolongation du passé. Ensuite, c’est la technique, déjà citée en droit allemand, de l’obiter dictum : le juge annonce un changement logiquement imminent. C’est donc une forme d’incitation au recours à la première technique du distinguishing, puisque le juge expliquera dans quelles circonstances (différentes de celles de l’espèce) il opterait pour une solution dérogeant au précédent. Enfin, il y a la technique du not following. Ce mécanisme est utilisé lorsqu’un précédent qui s’imposait n’est pas suivi, sans pour autant que le juge auteur de cette décision ne veuille totalement se détacher du précédent normalement applicable. Cette situation implique donc un désaccord, mais qui n’est pas total. En ce qui concerne le prospective overruling, technique qui consiste à appliquer aux revirements de jurisprudence un régime transitoire basés sur des principes similaires commandant l’application de la loi dans le temps. Le caractère rétroactif laisse la place au critère d’application pour l’avenir. Cette technique est justifiée par l’égalité des plaideurs devant la justice, mais il semble qu’elle soit dépendante des Cours suprêmes qui l’appliquent (c’est à dire qu’elle n’est pas toujours bien reçue et donc appliquée). En cas de décision innovante, se détachant des précédents, c’est elle qui régira ses effets dans le temps. Mais, l’effet pour l’avenir peut se prêter à un débat public : en effet, avant d’étendre à des situations passées, les effets d’une décision innovante, il semble opportun de d’entendre les groupes autres que les parties à l’espèce, et cela surtout en présence d’une décision ayant de grosses conséquences sociologiques ou économiques. De plus, les revirements pour l’avenir se doivent d’être motivés sur les raisons et sur la portée des changements, mais aussi sur une éventuelle modulation dans le temps. 209. C’est donc en confrontant l’ensemble de ces systèmes et les modes qu’ils utilisent que le groupe de travail a rendu compte de propositions concernant la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence. 96 Section 2 : Les solutions proposées par le groupe de travail du rapport. 210. « Certains revirements de jurisprudence, par l’effet rétroactif qui leur est attaché, comportent un risque de méconnaissances des anticipations des justiciables, qui doit être évité169 ». C’est en ce sens que les auteurs du rapport ont voulu proposer une modulation dans le temps des revirements de jurisprudence, même s’ils précisent que ce ne sont pas tous les revirements qui seront concernés, mais seulement la partie mineure qui tend à avoir des effets néfastes en contrant les prévisions légitimes des parties. 211. Les propositions du groupe de travail s’articulent autour de la neutralisation du caractère rétroactif de la jurisprudence. Ainsi, si leur plus grosse proposition est celle de moduler dans le temps les revirements de jurisprudence, elle s’accompagne évidemment d’autres propositions permettant d’en préciser les contours ou de la soutenir. 212. Les mesures sont au nombre de sept. Le groupe de travail envisage : - la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence, - la consécration de la Cour de cassation pour la modulation dans le temps de ses revirements de jurisprudence, - que seule la Cour de cassation puisse décider de moduler ou non dans le temps les revirements de jurisprudence, - que seules les hautes formations de la Cour de cassation puissent assurer une modulation, - quels seraient les critères de la modulation dans le temps, - quelle serait la procédure à suivre pour décider d’une modulation dans le temps, - et enfin, quelle serait la situation du justiciable qui serait demandeur d’un revirement de jurisprudence. 213. De toute ces propositions, on remarque que la Cour de cassation se voit attribuer une place importante car unique quant à la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence (paragraphe 1). Au côté de cette suprématie, quelques autres mesures gravitaires doivent être présentées car elles sont toute autant importantes (paragraphe 2). 169 N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 32 97 Paragraphe 1 : La place dominante de la Cour de cassation concernant la proposition principale de modulation dans le temps. 214. Si la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence est admise, il faudra bien évidemment se poser la question des modalités (I), et de la procédure (II). I. 215. La modulation dans le temps des revirements de jurisprudence. Avant de se confronter aux conditions d’application d’une éventuelle modulation dans le temps (B), il semble nécessaire de déterminer quel sera l’acteur principal de cette modulation et dans quelles circonstances (A). A. La Cour de cassation, acteur essentiel et unique de cette modulation. 216. Le groupe de travail s’est posé les questions suivantes : « est-il juridiquement possible et politiquement opportun qu’une telle évolution résulte d’une initiative purement prétorienne » ? « Une intervention du législateur ne serait-elle pas nécessaire, sinon préférable, qui assurerait l’accord de la représentation nationale au principe même de ce changement de cap et garantirait sa maîtrise sur le temps du droit » ? 217. Arrêt de règlement. Le groupe de travail fait tout d’abord référence à l’article 5 du Code civil170 qui prohibe les arrêts de règlement. En effet, si la Cour de cassation s’octroie le droit de mettre en place une modulation dans le temps, cela pourrait s’apparenter à une forme d’arrêt de règlement. L’arrêt de règlement peut se définir de la manière suivante : arrêt qui édicte une règle obligatoire, faisant que l’autorité judiciaire se substitue au pouvoir législatif ou administratif. Cela est interdit à toute autorité judiciaire par le pouvoir législatif (on en revient aux sources où seul le législatif crée et où le judiciaire doit se borner à appliquer). Ainsi, le juge a l’interdiction de rendre des arrêts qui dépasseraient le champ des parties en l’espèce, et qui auraient une portée générale. Concrètement, il est interdit de transformer un arrêt en loi. 170 Article 5 du Code civil : « Il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et règlementaire sur les causes qui leur sont soumises ». 98 Si au premier abord, on peut penser que la mise en place d’une modulation dans le temps peut s’apparenter à édicter des arrêts de règlement, le groupe de travail justifie l’inverse. Selon lui, le revirement et l’éventuelle modulation dans le temps n’a de conséquences que pour les parties en l’espèce et uniquement pour elles. Aucun justiciable externe au litige n’est contraint par la décision de revirement ou de modulation rendue par la Cour de cassation. De même, ni les juges du fond ne sont liés à la décision, ni les juges de la Cour de cassation eux mêmes. La décision de revirer ou la décision de moduler ne possèdent pas de caractère règlementaire. 218. Intervention législative ? Le groupe de travail se pose ensuite la question d’une éventuelle intervention législative pour convenir de la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence. La réponse est négative : l’intervention n’est pas opportune et il s’en justifie par plusieurs raisons, même s’il convient que cette intervention législative serait obligatoire. Les auteurs du rapport considèrent tout d’abord que cette prérogative fait partie naturellement de celles du juge : qui de mieux que lui est habilité à définir les règles encadrant un mécanisme qu’il mettra lui même en place ? « On ne voit pas pour quelle raison l’aménagement temporel de cette innovation exigerait une forme d’habilitation législative alors même que l’innovation qui la justifie relève de la seule intervention du juge171 ». Ensuite, il est cohérent, selon le groupe de travail, que le juge conserve entièrement le processus de modulation dans le temps. Enfin, la question de la modulation dans le temps n’est que le prolongement du pouvoir des juges à maitriser le dispositif de leurs décisions. Ainsi, la modulation dans le temps s’inscrit dans la continuité des prérogatives du juge, mais ne les dépasse pas. 219. Le groupe de travail est donc d’avis que la Cour de cassation puisse « prendre elle même l’initiative d’une telle modification de l’état du droit et savoir l’assumer172 ». 171 N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 38 172 Ibid. 99 B. Les modalités de cette modulation. 220. Compétence des Hautes formations. Le groupe de travail insiste une fois de plus sur la suprématie de la Cour de cassation, à penser parfois qu’il essaye de s’en convaincre lui même. Il explique que seule la Cour de cassation est compétente pour traiter de la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence, puisque seule elle édicte véritablement de la jurisprudence et que la modulation est une conséquence du caractère rétroactif des revirements de sa jurisprudence. Ainsi, tout en suivant cet enchainement en cascade, le groupe de travail martèle le fait que seule la Cour de cassation est apte à s’affranchir de cette question. Le groupe de travail affine sa position sur la compétence de la Cour de cassation. En effet, si elle affirme que seule la Cour de cassation est compétente, elle propose que le pouvoir de moduler dans le temps les revirements de jurisprudence soit exclusivement réservé « aux formations de jugement aptes à assurer l’unité de l’interprétation de la règle au sein de la Cour de cassation (Assemblée plénière, Chambre mixte, plénières de Chambre)173 ». Ainsi, le pouvoir de moduler dans le temps doit être appliqué dans des conditions de stabilité et de certitude, et seules ces « hautes » formations de la Cour de cassation sont capables de garantir cette application. En effet, il est fréquent de voir des chambres de la Cour de cassation êtres en désaccord sur une même question de droit174. 221. Auto-gestion de la Cour de cassation. En ce qui concerne les critères de la modulation, le groupe de travail ne propose pas une ligne à suivre et préfère que la Cour de cassation ait la possibilité d’agir comme elle l’entend et d’analyser les affaires au cas par cas. En effet, le rapport estime qu’une « grille » serait trop contraignante et que ce serait « contreproductif 175». Cependant, il apparaît comme nécessaire de fixer un cadre minimum pour l’exercice de ce pouvoir. Ainsi, le juge devra-t-il évaluer les avantages et les inconvénients d’une modulation et prendre sa décision en conséquence. « A ce titre, il convient de prendre en considération les anticipations sur la stabilité de leur situation juridique que les justiciables ont pu légitimement former et le risque que ces anticipations soient déjouées par 173 N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 39 174 V. V. AVENA-ROBARDET, Crédit à la consommation : la première Chambre civile campe sur ses positions, D. 2004, p. 947 175 N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 39 100 l’existence même du revirement176 ». Le juge devra aussi prendre en compte les motifs d’intérêt général qui pourraient justifier une modulation dans le temps ou au contraire le respect du principe de rétroactivité de la jurisprudence. II. La procédure à effectuer pour moduler dans le temps les revirements de jurisprudence. 222. La question de la modulation dans le temps de la jurisprudence doit suivre deux débats : le premier doit être orchestré par les parties (A), tandis que le second doit être distinct de l’affaire en cause et doit donc dépasser les parties de l’espèce (B). A. La modulation, objet d’un débat contradictoire avec les parties. 223. Débat avec les parties. Ici, le débat ne porte plus sur le fond de l’affaire, mais bien sur la question d’une éventuelle modulation. Mais le juge ne doit pas exclure les parties de ce débat, il doit prendre leur avis en considération. Le juge doit même aller au delà de la simple demande aux parties de donner leur avis puisque le rapport estime que la Chambre doit « provoquer les observations des parties177 ». Les parties pourront alors donner leur avis lors de l’échange des mémoires, mais, si ce n’est pas le cas, le juge devra inciter les parties à livrer leur commentaires en suivant la procédure de l’article 1015 du nouveau Code de procédure civile178. 176 N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 40 177 Ibid. 178 Article 1015 du Code de procédure civile : « Le président de la formation doit aviser les parties des moyens susceptibles d’être relevés d’office et les inviter à présenter leurs observations dans le délai qu’il fixe. Il en est de même lorsqu’il envisage de rejeter un moyen par substitution d’un motif de pur droit relevé d’office à un motif erroné ». 101 B. La modulation, objet d’un débat au delà des parties. 224. Le rapport préconise d’ouvrir le débat sur la modulation dans le temps : en effet, la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence serait une des branches du pourvoir créateur du juge. Ainsi, si la modulation ne se confond pas avec un arrêt de règlement, elle est susceptible de toucher les justiciables en modifiant véritablement le droit positif179. 225. Causes. Le revirement de jurisprudence entraine des effets erga omnes180 dans le droit positif, et sa modulation aussi. Du fait de cette conséquence, le groupe de travail propose d’élargir le débat mené devant le juge. « Cet élargissement consiste simplement à mettre en adéquation la portée des décisions de principe avec les mécanismes procéduraux qui concourent à leur édiction181 ». Le rapport tend à mettre en place une discussion pour concilier la prise de position du juge et les effets concrets de cette position. Ainsi, le juge doit prendre en compte les souhaits des parties en cause, mais aussi élargir le contexte et intégrer les conséquences sur l’ensemble des justiciables. Cependant, le débat doit être en cohérence avec le litige initial. Si le juge élargit sa vision, ce n’est pas pour se perdre dans l’infinité des prévisions des justiciables : il doit se cantonner au litige en cause. 226. Conséquences. Le groupe de travail propose alors le recours à l’amicus curiae182, avec un débat qui serait ouvert aux représentants des intérêts en cause dans la décision. Il faut cependant apporter une limite à cette possibilité : l’ouverture du débat ne doit en aucun cas porter atteinte aux parties du litige. Ainsi, les justiciables tiers ne pourront pas être considérés comme les parties au litige, le statut de ces contributions ne pouvant être que des avis, des opinions. 179 Rappelons que le groupe de travail estime que la jurisprudence est une réelle source du droit et que le juge est désormais titulaire d’un pouvoir créateur 180 « à l’égard de tous ». 181 N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 41 182 « notion de droit interne anglo-américain désignant la faculté attribuée à une personnalité ou à un organe non partie à une procédure judiciaire de donner des informations de nature à éclairer le tribunal sur des questions de fait ou de droit », Séverine Menétrey, L'Amicus curiae, vers un principe de droit international procédural ?, thèse de doctorat en cotutelle présentée à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval, Québec 102 227. Selon le groupe de travail, « le Parquet général de la Cour de cassation, de par sa mission, a vocation à contribuer à une telle ouverture183 ». En effet, les magistrats du parquet général sont chargés d’émettre un avis sur le bien fondé du pourvoi. Ils apportent un regard différent concernant la procédure soumise à la Cour de cassation, en donnant déposant des conclusions écrites et en en prenant la parole à l’audience. On se rend donc bien compte que la proposition faite par le rapport est en adéquation avec le rôle du parquet général. Paragraphe 2 : Les propositions gravitaires. 228. Les propositions qui découlent de la neutralisation de l’effet rétroactif et surprenant des revirements de jurisprudence, c’est à dire de la modulation dans le temps, sont tout autant importantes. En effet, si elles ne traitent pas le cœur du problème, elles traitent les aspects connexes du même problème. 229. Le groupe de travail s’est ainsi penché sur trois questions : tout d’abord, qu’en est-il des mesures déjà existantes antérieurement au rapport ? La Cour de cassation usait de moyens pour limiter l’effet négatif de ses revirements. Il nous faut alors revenir sur cette question pour savoir quelles sont ces mesures, et s’il est possible de les conserver en cas de la mise en place de la modulation (I). Ensuite, le groupe de travail a tranché la question de savoir quel serait le sort du justiciable à l’origine de la décision possiblement modulable et la question du repérage des arrêts emportant revirement de jurisprudence (II). I. Le repérage des revirements et le sort du justiciable à l’origine de la décision modulable. 230. Avant de traiter de la question du sort du justiciable (B), il faut pouvoir localiser les décisions de revirements emportant de telles conséquences néfastes qu’elles doivent être surveillées et neutralisées (A). 183 N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 42 103 A. Le repérage des revirements de jurisprudence. 231. Problème. Le gros problème dans l’analyse de ces situations a été de savoir si, tel ou tel revirement avait véritablement des effets néfastes, dommageables sur les prévisions des parties. La réponse à la question de savoir si un revirement de jurisprudence est ou non préjudiciable à une partie n’est pas évidente. Il est nécessaire, car sans cela il ne peut y avoir de discussion concernant une modulation dans le temps, de repérer les revirements de jurisprudence devant être isolés pour bénéficier de l’exception au principe de la rétroactivité. Les évolutions jurisprudentielles sont souvent faites délicatement, c’est à dire qu’elles n’interviennent pas directement en rupture avec la solution antérieure. Elles sont progressives. Il est ainsi parfois compliqué de pouvoir dater un revirement. La rupture d’une jurisprudence antérieure par une solution nouvelle est souvent difficile à décrypter. Par exemple, cela est compliqué lorsque c’est une autre formation de la Cour de cassation qui rend une décision en scission avec la jurisprudence tenue jusqu’alors. Il n’est pas évident de trancher entre un revirement de jurisprudence et une divergence entre formation de la Cour de cassation. De même, il peut y avoir un flottement quant à la portée de la solution, en raison de l’imprécision des termes employés par exemple. 232. Ainsi, si la question est claire, la réponse l’est moins. C’est en ce sens que le groupe de travail estime opportun de séparer la recherche de la réponse à la décision de revirement de jurisprudence. « L’interrogation sur les effets d’un éventuel revirement ❲...❳ ❲doit elle même faire❳ l’objet d’un débat judiciaire distinct de celui portant sur la décision de revirer184 ». 233. Analyse in abstracto. Le groupe de travail préconise d’analyser au cas par cas les effets des revirements de jurisprudence sur les prévisions légitimes des parties. Cependant, cette recherche doit se faire in abstracto : il faudrait analyser le comportement d’un justiciable « normalement diligent et supposé connaître la règle jurisprudentielle 185 ». Il serait impensable car impraticable d’analyser in concreto les prévisions légitimes des parties : ce travail serait bien trop lourd, et surtout il serait impossible à réaliser. 184 N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 21 185 Ibid. 104 234. Neutralisation du caractère soudain. Le groupe de travail préconise aussi de prévenir le caractère imprévisible et irrésistible du revirement de jurisprudence. Car c’est en effet ce caractère qui pose problème : si les parties étaient dans la possibilité de prévoir les revirements de jurisprudence, leur prévisions seraient toujours légitimes car en liaison avec le futur revirement. Les décisions de revirer ne seraient donc plus accueillies avec stupéfaction par les justiciables, mais en connaissance de cause. Ce caractère soudain du revirement de jurisprudence va de paire avec le caractère rétroactif : la rétroactivité d’un revirement est aggravée par la soudaineté de celui ci. Si le caractère soudain était relativisé, alors la rétroactivité le serait aussi. 235. Repérage par le juge. Le groupe de travail n’a pas su donner de définition à la notion de revirement, et estime, de toute manière, que ce n’est pas la question principale du débat et qu’elle n’a pas véritablement d’importance. Selon lui, si la mesure qui suit est édictée, il n’y aura pas de problème quant au repérage : le juge, auteur du revirement, est le seul à pouvoir donner objectivement et efficacement une telle qualification à ses décisions. Ainsi, la question de repérer les revirements ne se pose plus, puisque seul le juge sera à même de les localiser et d’en donner une telle qualification. Le rapport considère qu’il appartient « à celui qui a prit la décision de modifier l’état du droit d’assumer son pouvoir, et de le faire reconnaître comme tel186 ». B. La situation du justiciable ayant sollicité le revirement de jurisprudence. 236. Deux situations peuvent être envisagées. Le justiciable peut bénéficier d’une situation dérogatoire. C’est l’hypothèse prévue par la CJCE. Mais, les auteurs n’entendent pas accorder au justiciable français la même solution : ils préfèrent que ce dernier ne jouisse pas d’une situation particulière. 237. Traitement particulier du justiciable. Pourquoi le groupe de travail n’a t’il pas suivi la CJCE, qui applique à l’affaire en cause la nouvelle solution tout en modulant pour la suite les effets des revirements de jurisprudence ? Le groupe n’a pas voulu accorder cela au 186 N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 21 105 justiciable et adopte une solution qui ne présentera pas de particularité. Cette solution est surprenante, d’autant qu’il explique les raisons défendant le choix de la CJCE. Tout d’abord, appliquer aux parties en cause le revirement de jurisprudence tendrait à les « récompenser » pour l’engagement de l’affaire et pour avoir contribué à créer une nouvelle solution ou interprétation de droit. Ainsi, en l’absence d’une telle gratification, il serait possible que le nombre de pourvoi diminue fortement, les justiciables ne trouvant pas d’intérêts. D’autre part, la notion d’équité voudrait l’adoption de cette décision. « Peut-on raisonnablement dire à un justiciable qui a prit le risque de poursuivre une procédure jusqu’à la Cour de cassation – avec tout le temps et le cout que cela entraine –, nonobstant une jurisprudence qui lui était défavorable et dont il demandait le changement, qu’il avait parfaitement raison, mais que ce sont d’autres justiciables qui bénéficieront de l’avancée du droit qu’il a permis de faire consacrer ?187 ». 238. Traitement indifférent du justiciable. Cependant, malgré ces raisons, le groupe de travail a décidé qu’il serait plus opportun de ne pas traiter différemment le justiciable à l’origine de la modulation dans le temps. Il s’en justifie par plusieurs explications. Traiter de manière différente le justiciable serait à l’encontre de l’article 5 du Code civil188. En effet, trois phases se succèderaient : consécration de la nouvelle solution à l’affaire qui en est à l’origine ou aux affaires en cours, puis maintient de la solution antérieure au revirement, et enfin, mise en place de la solution issue du revirement de jurisprudence consacrée lors de la première phase. Cela donnerait la faculté au juge d’aller au delà du pouvoir du législateur puisqu’il rendrait là des arrêts de règlement. De plus, la paralysie du caractère rétroactif de la jurisprudence doit s’appliquer au justiciable à l’origine de l’affaire en cause en raison de l’équité. En effet, comment justifier que l’auteur des faits objet du litige soit condamné du fait de la rétroactivité, alors que l’affaire qui sera portée à la connaissance de la Cour de cassation pour les mêmes faits plus tard se verra appliquer la modulation et que donc l’auteur des faits ne sera pas tenu comme responsable ? La neutralisation du caractère rétroactif de la jurisprudence doit donc s’imposer à toutes les affaires, y compris celle qui est à l’origine du revirement. 187 P. SARGOS, in Ch. Civ. 1ère, 9 octobre 2001, n° 18, p. 3472 Article 5 du Code civil : « Il est interdit aux juges de prononcer par voie de disposition générale et règlementaire sur les causes qui leur sont soumises ». 188 106 Enfin, le rapport se défend d’une telle application et des effets sur une éventuelle diminution des pourvois en cassation en reprenant le fait que la modulation n’aura lieu que sur des cas très précis et qu’elle restera l’exception du principe de rétroactivité de la jurisprudence et de ses revirements. II. 239. Le recours aux techniques déjà utilisées par la Cour de cassation. Le groupe de travail a isolé plusieurs techniques préventives utilisées par la Cour de cassation pour tenter de limiter les effets des revirements de jurisprudence attachés au caractère rétroactif et à l’effet de surprise que les justiciables auront à subir. 240. Politique des « petits pas ». Un des mécanismes utilisé est appelé la technique des « petits pas » ou des « ballons d’essai ». La Cour de cassation rend le revirement de jurisprudence progressif : l’arrêt qui tend à revirer ne le fait pas, laisse des questions en suspend, et permet aux justiciables de prendre le temps de s’adapter au futur revirement. L’exemple le plus significatif est celui de l’arrêt Blieck189 : cet arrêt a emporté la nouvelle conception de responsabilité du fait d’autrui, mais a laissé de coté les questions quant au champ d’application, et au régime de cette nouvelle responsabilité, qui a alors oscillé entre régime pour faute ou régime de plein droit. Il faudra attendre six ans avant que des réponses ne soient apportées à ces questions. Ce n’est donc qu’en 1997190 que le revirement a véritablement eu lieu. 241. Obiter dictum. Une autre technique est employée par la Cour de cassation. Elle consiste à donner aux justiciables une information sur les évolutions futures susceptibles au sein d’un arrêt grâce à l’obiter dictum et donc grâce à une incidente ajoutée aux attendus, n’ayant pas de rapport avec les faits, mais qui donne un indice sur cette évolution à venir. L’arrêt se fait donc « porteur d’un message à bon entendeur191 » pour reprendre les termes du rapport. 189 Ass. Plé., 29 mars 1991, n° 89-15231 Ch. Civ. 2nde, 19 février 1997, Bertrand, JCP 1997, II, 22848, concl. Kessous, note Viney ; D. 1997, 265, note Jourdain. 191 N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 33 190 107 242. Rapports annuels. Une autre méthode réside dans les rapports annuels de la Cour de cassation. En effet, s’ils font état de l’ensemble des décisions rendues au cours d’une année, ils apportent aussi des indices concernant le comportement que la Cour de cassation entend adopter pour les prochaines interrogations concernant l’interprétation d’une règle de droit. En effet, le rapport propose des suggestions de modifications législatives ou règlementaires, et on peut y voir ici une forme de piste quant à la future attitude de la Cour de cassation. 243. Le rapport relève que la Cour de cassation a déjà su limiter dans le temps les effets de son revirement de jurisprudence. Ainsi, elle s’est appuyée sur la future entrée en vigueur d’un décret pour repousser jusqu’à cette date les effets de sa jurisprudence192. Voilà donc les mesures à disposition de la Cour de cassation pour repousser les effets de sa jurisprudence. Cependant, ces effets ne permettent pas véritablement de moduler dans le temps et ne sont que des alibis. Ces techniques préventives ne sont pas effectives, et ne sont que des hâbleries. 244. Critiques. De plus, il faut se poser la question du vide juridique. En effet, la technique des « petits pas » permet, certes, de préparer les justiciables à une évolution future et certaine, mais pour cela, elle laisse de manière consciente et volontaire des questions en suspens. Cette omission fait que l’interprétation rendue par la Cour de cassation n’est que partielle et est incomplète. Pour reprendre l’exemple de l’arrêt Blieck, le champ d’application ainsi que le régime n’ont pas été définis. Ce sont des aspects pourtant essentiels d’une responsabilité civile, mais la Cour de cassation n’a pas voulu répondre de ces questions, laissant alors ce « vide » être comblé par les justiciables eux mêmes, comme bon leur semble. Ces techniques créent des incertitudes. Elles ne sont que peu efficaces quant à la neutralisation du caractère brutal du revirement de jurisprudence. Par exemple, l’obiter dictum adouciera l’effet du revirement lors de la première application, mais c’est tout. Ainsi, les autres affaires saisies de la même question se verront appliquer le revirement de jurisprudence et quelque soit la date à laquelle elles interviennent, que ce soit un mois ou trois ans après la première application. 192 V. Ch. Com., 12 avril 1988, Bull. civ. IV, n° 130 : jurisprudence sur la stipulation des intérêts du solde débiteur d’un compte courant. La Chambre commerciale de la Cour de cassation repousse les effets de son revirement de jurisprudence jusqu’à l’entrée en vigueur du décret du 4 septembre 1985, relatif au mode de calcul du taux effectif global. 108 Enfin, la mise en place de ces pratiques reste mesurée par la Cour de cassation puisqu’elle s’autocensure de mettre en place une nouvelle façon d’interpréter le droit. Et généralement, elle sera trop impatiente pour mettre en place l’une de ces techniques. Cependant, ce comportement peut se comprendre dans la mesure où l’on ne sait pas quand est-ce qu’une affaire similaire sera présentée à elle, et donc quand est ce qu’elle pourra véritablement mettre en place son revirement de jurisprudence. Ce ne serait pas opportun d’adopter ce comportement : « pourquoi régler le problème de la rétroactivité des revirements en retardant le revirement lui même – et donc l’avènement d’une solution que, par hypothèse, l’on estime meilleure que l’ancienne ? ». 245. Ainsi, si ces techniques sont intéressantes puisqu’elles retardent la soudaineté du revirement, il semble qu’elles ne soient pas assez efficaces et justes. Selon le groupe de travail, il serait donc indispensable de mettre en œuvre dans le droit positif une possibilité de moduler les effets des revirements dont la rétroactivité porterait atteinte aux prévisions légitimes des parties. *** 246. Bilan du chapitre 2. Le rapport, demandé par le Premier président de la Cour de cassation, se devait de traiter des effets néfastes attachés aux revirements de jurisprudence, et notamment à leur effet rétroactif et brutal. C’est ainsi qu’il a dû s’obliger à faire un constat de ces effets, d’en tirer les conséquences, mais aussi de regarder la législation en vigueur dans d’autres organisations ou dans d’autres Etats pour comparaison. Grâce à cet exercice, le groupe de travail a su proposer des solutions quant à la mise en place d’une modulation dans le temps des revirements de jurisprudence, mesure phare de l’aboutissement de cette œuvre. 247. Ainsi, le groupe de travail estime que : - seul le juge est capable de déterminer un revirement de jurisprudence, - seul le juge qui est à l’origine de la modification du droit positif peut s’octroyer le droit de définir si cette décision est ou non un revirement de jurisprudence, 109 - la décision de moduler dans le temps ne peut appartenir qu’aux formations plénières de la Cour de cassation. En conséquence de la deuxième préconisation, seule la formation en cause du jugement peut avoir le pouvoir de traiter de la décision de moduler, - la Cour doit adopter une « séquence invariable de délibération », c’est à dire qu’elle doit mettre en place une façon différente de rendre le jugement lorsqu’il s’agit d’un revirement de jurisprudence, tout en débattant la décision de fond et la décision de moduler séparément, 248. la Cour de cassation doit motiver ses décisions. Le rapport propose donc de rendre en quelque sorte, deux décisions : l’une concernant les faits et le changement de jurisprudence, c’est à dire le revirement ; l’autre concernant la question de la modulation dans le temps de ce revirement. 249. Plan. Ce rapport a été rendu en 2004. Dix ans après, il est nécessaire d’étudier l’impact qu’il a eu aussi bien à court terme qu’à long terme, et tant sur la doctrine que sur les autorités. 110 TITRE 2 : LE RETENTISSEMENT DU RAPPORT. 250. « La figure du revirement pour l’avenir, ou prospectif, a éclos en droit français, à la faveur d’un arrêt du Conseil d’Etat (Ass, 11 mars 2004), puis d’un arrêt de la Cour de cassation (Ch. 2e civ. 8 juillet 2004) dont le raisonnement fut aussitôt corroboré (Ch. Soc. 17 décembre 2004)193 ». 251. Le rapport est donc la conséquence d’une réelle question en droit judiciaire français. Si le Conseil d’Etat a régler seul la question d’une modulation dans le temps de ses revirements de jurisprudence, on remarque aisément que la Cour de cassation a envoyé des signaux concernant ce domaine, sans véritablement entrer dans les détails. Elle a ainsi manifesté son désir de voir la question traitée, par deux arrêts, mais n’a pas précisé les modalités qu’elle souhaitait voir appliquée. 252. Le rapport a été publié le 30 novembre 2004, et fait l’objet de nombreuses critiques, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, positives ou négatives, de la part du monde juridique. Le droit judiciaire a alors vu éclore un nouveau droit transitoire envisageable pour sa jurisprudence et surtout pour ses revirements. 253. Plan. Le retentissement du rapport se fait en deux temps. Tout d’abord, dès sa parution, et au cours de l’année qui la suivit, le rapport fut l’objet de nombreuses critiques, controverses de la part de la doctrine. Cette période a été très riche en notes et commentaires, et a divisé la doctrine concernant la question (chapitre 1). Cependant, cette engouement s’est vite estompé pour laisser la question désuète de tout intérêt en 2014. Ainsi, des années 2006 à aujourd’hui, les problèmes soulevés par le rapport n’ont pas fait l’objet de véritables critiques de la doctrine. Mais, on ne peut pas leur en vouloir : en effet, il semble que même la Cour de cassation ne s’intéresse plus à ce problème dix ans après la publication d’un rapport accueilli vivement (chapitre 2). 193 P. MORVAN, Le revirement de jurisprudence pour l’avenir : humble adresse aux magistrats ayant franchi le Rubicon, D. 2005. p. 247 111 CHAPITRE 1 : LE RETENTISSEMENT DU RAPPORT À COURT TERME : LA RÉACTION DOCTRINALE. 254. Dès sa parution, et dès le colloque qui a été organisé le 12 janvier 2005, le rapport sur les revirements de jurisprudence a divisé la doctrine. Certains étaient favorables aux propositions du rapport alors que d’autres n’étaient pas en accord avec le rapport, et ont totalement rejeté celui ci. 255. Plan. Il nous faudra donc divisé notre chapitre en deux temps : tout d’abord, nous reviendront sur la doctrine qui a vu en ce rapport des innovations bénéfiques au juge judiciaire (section 1). Cependant, ce ne sera pas la partie la plus volumineuse, puisque cette doctrine, sauf exceptions, donne son aval à l’ensemble du rapport. Ainsi, dans les commentaires, on retrouvera beaucoup de points développés dans le rapport lui même. Ce sont les notes émises par les réfractaires à ce rapport qu’il est intéressant d’étudier. Ainsi, nous prendrons deux exemples significatifs, formant une critique globale contre les propositions du rapport (section 2). Section 1 : Le rapport accueilli avec bienveillance par la doctrine. 256. Cette partie ne sera que très peu exhaustive, au regard de l’intérêt qu’à suscité le rapport. Les réactions étant tellement nombreuses, il est impossible de les retranscrire entièrement ou intégralement. De plus, et comme expliqué précédemment, il est plus pertinent de revenir sur la doctrine réfractaire. C’est ainsi que j’ai choisi d’exposer quelques points qui m’ont paru les plus pertinents. Il faut toutefois remarquer que chacune des notes doctrinales ne valide pas dans l’ensemble le rapport, émettant toujours des réserves sur tel ou tel point. 257. Tout d’abord, il a été dit que le rapport était bénéfique puisqu’il « porte sur un vrai problème, à la fois théorique et pratique 194 » et qu’il ne « paraît n’en négliger aucune dimension fondamentale195 ». La doctrine considère que le rapport traite d’une question utile 194 195 F. MELLERAY, A propos de la rétroactivité de la jurisprudence, RTD Civ. 2005. p. 318 Ibid. 112 et qu’il apporte des réponses pertinentes. Le rapport se place dans la réalité et traite d’une question concrète. Il n’essaie pas de nier les revirements de jurisprudence et les effets pervers qui y sont associés : il les prend en compte et en tire les conséquences. 258. Quant à la structure du rapport, elle n’est pas non plus critiquée, puisqu’elle est même applaudie par la doctrine. Elle considère que le rapport a su suivre une « méthodologie empreinte d’une grande rigueur196 ». 259. Le recours au droit comparé est aussi mis en évidence. Une partie de la doctrine considère cela comme une ouverture et une avancée, puisque la doctrine française aurait tendance à s’enfermer dans sa bulle, ne se félicitant que de son « rayonnement197 » et de ses « conquêtes198 ». 260. Quant aux solutions dégagées par le rapport, la doctrine les considère comme parfaitement envisageables. « Il semble ainsi raisonnable ❲...❳ de considérer ❲...❳ que l’identification d’un revirement doit être réalisée par celui qui l’opère et de réserver la possibilité de le moduler à certaines formations de jugement “aptes à assurer l’unité d’interprétation de la règle au sein de la Cour de cassation“ 199 » ; « le revirement doit alors émaner, comme les auteurs et le rapport MOLFESSIS le soulignent, des plus hautes formations de la juridiction : Assemblée plénière de la Cour ou de la chambre, d’une chambre mixte ou d’un accord exprimé par les chambres antérieurement en conflit sur son contenu et son application200 ». La proposition d’élargissement du débat est aussi largement acceptée. « Comme l’a souligné la Commission, il est souhaitable que la question de l’application du revirement dans le temps fasse l’objet d’un débat distinct afin d’éviter que la question de l’opportunité même du revirement ne vienne polluer la discussion sur l’application dans le temps de cette décision, les problèmes étant nécessairement de nature différente201 ». 196 197 198 199 200 201 F. MELLERAY, A propos de la rétroactivité de la jurisprudence, RTD Civ. 2005. p. 318 Ibid. Ibid. Ibid. J. MONÉGER, A propos de la rétroactivité de la jurisprudence, RDT Civ. 2005. p. 323 C. RADÉ, De la rétroactivité des revirements de jurisprudence, D. 2005. p. 988 113 Section 2 : Le rapport accueilli comme trahissant des aspects fondamentaux de la démocratie. 261. Bien des notes doctrinales semblent être en accord avec les solutions du groupe de travail, mais bon nombre d’entres elles ne le sont pas entièrement. On se rend souvent compte que l’accord ne vaut que pour certaines mesures, et que d’autres ne sont pas du tout bien reçus. Mais, ce ne sont pas ces notes doctrinales qui sont intéressantes, bien qu’elles critiquent à plusieurs égards le rapport, se recoupant même parfois sur quelques questions telles que la place du justiciable à l’origine du revirement ou la place de la jurisprudence en tant que source du droit. Deux notes ont retenu mon attention : tout d’abord, il y a celle datant de 2005 écrite par Pierre SARGOS, à l’époque Président de la Chambre sociale de la Cour de cassation202 ; puis, il y a celle écrite par Vincent HEUZÉ datant de 2005203 elle aussi. De ces doctrines, deux arguments se dégagent : le rapport nie complètement l’être humain et ses libertés fondamentales (paragraphe 1), et il nie la séparation entre le juge et le législateur (paragraphe 2). Paragraphe 1 : L’ignorance de l’être humain et de ses libertés fondamentales. 262. S’il est indéniable que la notion de sécurité juridique est au cœur du débat et qu’elle bénéficie par tous les moyens de la bienveillance et de la volonté de protection par le groupe de travail, l’auteur de la note L’horreur économique dans la relation de droit estime que la notion de sécurité juridique n’est protégée que dans un but économique. Il liste en effet un certain nombre de formulées dont les auteurs du rapport usent pour mettre en valeur les effets négatifs de la rétroactivité : « effets fondamentalement antiéconomiques 204 », « marché rationalisé205 », ou encore « prise de choix des opérateurs sur ce marché206 ». 202 P. SARGOS, L’horreur économique dans la relation de droit (libres propos sur le « Rapport sur les revirements de jurisprudence »), D. Soc. 2005. p. 123 203 V. HEUZÉ, A propos de rapport sur les revirements de jurisprudence, Une réaction entre indignation et incrédulité, JCPG n°14, 6 avril 2005, I p.130 204 N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 15 205 Ibid. 206 Ibid. p. 17 114 263. Clause de non concurrence. Selon l’auteur, le rapport oublierait totalement la notion humaine de la justice et se focaliserait essentiellement (pour ne pas dire seulement) sur la notion économique des revirements de jurisprudence. Et l’auteur justifie bien son propos en reprenant l’exemple cité par le rapport pour stigmatiser les effets négatifs des revirements de jurisprudence. L’exemple est celui de la Chambre sociale de la Cour de cassation qui, par trois arrêts, a érigé en principe la contrepartie financière à la clause de non concurrence. Le rapport estime que la Chambre sociale a méconnu les « prévisions raisonnables d’une partie » lorsqu’elle a décidé de cette obligation de contrepartie. Cependant, la relation de travail n’est pas équilibrée et chacun le sait (sauf exceptions). Comme l’a rappelé la CJCE, « le travailleur doit être considéré comme la partie faible au contrat de travail, de sorte qu’il est nécessaire d’empêcher que l’employeur ne dispose de la faculté de circonvenir à la volonté du cocontractant ou de lui imposer une restriction de ses droits sans que ce dernier ait manifesté explicitement son consentement207 ». L’utilisation du rapport de cet exemple et le déséquilibre du contrat ne sont pas compatibles. En effet, « comment alors les auteurs du rapport peuvent-ils oser parler, à propos d’une clause de non concurrence sans contrepartie financière, de “méconnaissance des prévisions raisonnables d’une partie“ ? ». Si l’on grossit le trait, puisque l’employé est la partie faible au contrat, il n’aura pas d’autre choix que de se plier au contrat proposé par l’employeur, et il ne peut pas légitimement prévoir une contrepartie à la clause de non concurrence. Ainsi, le revirement qui met en place une contrepartie financière ne viole pas les attentes légitimes de l’employé puisque concrètement, il n’en a pas et se plie au bon vouloir de l’employeur. Une interrogation est a avancée ici : si l’auteur estime que le rapport désigne la partie « employé » de la relation de travail dans le terme de « partie » désigné dans cette phrase, il me semble que ce soit plutôt la partie « employeur » qui soit visée dans ce cas-là. En effet, il y a une incohérence entre la vision de l’auteur de cette doctrine et le contexte du rapport. Comment le rapport peut-il estimé que la Chambre sociale a bafoué les attentes légitimes de l’employé en consacrant la contrepartie financière alors que plusieurs arguments vont contre cette idée ? Tout d’abord, cette contrepartie est dans l’intérêt de l’employé. Ensuite, le salarié ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à cette contrepartie puisque la jurisprudence de la Chambre sociale était constante pour évincer la demande d’une contrepartie, et que les 207 CJCE, Aff. 397/01 à 403/01, Pfeiffer c/ Deutsches Rotes Kreuz Kreisbverband Waldshut, n° 82 115 prévisions légitimes des parties tiennent justement compte de la jurisprudence antérieure au revirement. Enfin, quant bien même il s’y attendait, l’employé ne voit alors pas ses prévisions raisonnables méconnues, mais plutôt reconnues. Il semblerait donc que le rapport vise plutôt l’employeur ici : lui s’en tient à la jurisprudence constante de la Chambre sociale qui n’exige pas de contrepartie et base ses contrats sur cette solution. Cependant, en venant mettre en œuvre cette nouvelle condition, la Chambre sociale est venue méconnaitre ses prévisions légitimes (celles de conclure un contrat de travail valable contenant une clause de non concurrence sans contrepartie financière) et a créé une sorte d’insécurité juridique. Mais, pour la bonne compréhension de cette note doctrinale, faisons abstraction de cette interrogation, et restons sur le postula que la notion de « partie » désigne l’employé. 264. Abstraction de la notion d’humanité. Ainsi, le rapport fait totalement abstraction de la notion d’humanité dans son exemple puisqu’il ne prend pas en compte la situation réelle du contrat de travail. « La nécessité d’assurer, au bénéfice de la partie la plus faible, la protection de certains de ses droits fondamentaux est de nature à imposer un revirement jurisprudentiel208 ». Ainsi, la décision prise par la Chambre sociale de la Cour de cassation ne peut pas être critiquée comme méconnaissant les anticipations légitimes des parties puisque l’employé ne peut pas avoir cette attente et puisque la décision de la Chambre va dans un sens bénéfique à l’employé. De plus, « un tel revirement fondé sur un tel impératif démocratique ne peut être qu’à effet immédiat, sauf à contredire la nécessité même du revirement ». Le groupe de travail ne peut donc pas prendre cet exemple dans un rapport traitant d’une éventuelle modulation dans le temps des revirements de jurisprudence. Le revirement apporté par cet arrêt est tel qu’il était nécessaire et que l’on ne peut pas envisager une quelconque modulation : son application doit être immédiate et ne saurait être reportée dans le temps pour des raisons de méconnaissance d’anticipations légitimes. Plus généralement, l’auteur fait le constat suivant : lorsqu’un revirement a vocation à assurer la protection d’une liberté fondamentale, il ne peut pas être modulé, et donc obligatoirement être rétroactif. La protection est à rechercher tant dans le passé que dans le futur. « Dans le rapport de proportionnalité entre, d’une part, une liberté aussi fondamentale que celle d’exercer une activité professionnelle, et d’autre part, la sécurité juridique de l’une 208 P. SARGOS, L’horreur économique dans la relation de droit (libres propos sur le « Rapport sur les revirements de jurisprudence »), D. Soc. 2005. p. 123 116 des parties au contrat, la balance ne peut que pencher en faveur de la liberté209 ». L’auteur s’indigne que le rapport n’ait pas mis en valeur cet obstacle à la modulation et qu’il ne se soit que focaliser sur l’aspect économique. 265. Information du médecin. L’arrêt de 2001 relatif à l’obligation d’information emporte le même problème. Il semblerait que le rapport ait préféré la notion de sécurité juridique à la notion de « principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine210 ». Le rapport stigmatise donc cet arrêt comme injuste et inique alors que les droits fondamentaux auraient dû passés en priorité. Là encore, une critique peut être avancée : le rapport explique bien, à plusieurs reprises, que le principe devra rester celui de la rétroactivité des revirements de jurisprudence, et que la modulation n’en sera qu’une exception. Ainsi, face à des principes fondamentaux, le juge ne devra pas moduler dans le temps les effets de sa décision mais appliquer directement l’interprétation qu’il donne au texte, pour que cette nouvelle jurisprudence soit applicable aux faits passés et aux faits futurs. Si le rapport a choisi ces exemples, ce n’est que dans le but de donner des références claires dans la compréhension du rapport. Il n’en demeure pas moins que le choix de ces arrêts reste critiquable… Paragraphe 2 : L’ignorance de la séparation des pouvoirs. 266. Les deux notes doctrinales se rejoignent sur ce point : l’une titre « l’ignorance de la démocratie 211 » et l’autre écrit « ce qui est en cause n’est rien d’autre que la forme démocratique de notre mode de gouvernement212 ». 267. Le juge n’est pas le législateur. Certes, le juge se doit de tenir compte des évolutions de la société dans laquelle il évolue, et doit rendre état de ces transformations dans sa 209 P. SARGOS, L’horreur économique dans la relation de droit (libres propos sur le « Rapport sur les revirements de jurisprudence »), D. Soc. 2005. p. 123 210 Ch. Civ. 9 octobre 2001, I Bull. n° 249 211 P. SARGOS, L’horreur économique dans la relation de droit (libres propos sur le « Rapport sur les revirements de jurisprudence »), D. Soc. 2005. p. 123 212 V. HEUZÉ, A propos de rapport sur les revirements de jurisprudence, Une réaction entre indignation et incrédulité, JCPG n°14, 6 avril 2005, I p.130 117 jurisprudence, en modifiant le rendu de ses décisions. Il ne doit cependant pas traverser son pouvoir pour venir entacher celui du législateur. « Le juge ne peut être que le serviteur de la loi dont le législateur est le maitre213 » et l’article 5 du Code civil va en ce sens : il n’autorise le juge qu’à statuer sur le litige en question, en cause, mais ne lui permet pas de rendre des arrêts de règlement. La Constitution écarte « “l’Autorité judiciaire“ des “Pouvoirs“ entre lesquels elle répartit, dans ses articles 34 et 37, les compétences pour édicter des règles générales214 ». C’est en ce sens que le rapport se fourvoie : il autorise au juge des choses qui ne peuvent pas lui être permises, et outrepasse ses fonctions. Ainsi, si la Cour de cassation n’applique pas directement au litige en cause la solution qu’elle édicte, elle outrepasse l’article 5 du Code civil, et la règle jurisprudentielle ne pourra pas être considérée comme édictée pour les besoins de la cause, car traitant uniquement les causes dont « la Haute juridiction215 » n’est pas encore saisie. La Cour de cassation n’a pas le pouvoir de faire évoluer sa situation. Elle ne peut pas s’attribuer le droit de moduler dans le temps les effets de sa jurisprudence. En effet, si la Cour de cassation s’octroie le droit de proposer des solutions non applicables à la cause du litige, mais applicables ultérieurement, on peut se poser la question se savoir jusqu’où la Cour de cassation poussera le vice de ce nouveau pouvoir : va elle se cantonner à trancher des questions similaires, ou règlera t’elle une question relative au droit médical dans un litige concernant le droit des baux d’habitation par exemple ? Il semble tout de même que ce point ne fasse pas débat, la Cour de cassation devant être raisonnable quant à cette question 268. Législateur supérieur. Le juge n’a pas le même pouvoir que le législateur, et ce pouvoir n’est pas au même degré. En effet, si le juge peut rendre des décisions interprétant la loi, ce sera le législateur qui aura le dernier mot : « lorsque le législateur estime que l’interprétation faite par le juge d’une loi ne correspond pas à sa volonté, il est parfaitement légitime dans un Etat de droit qu’il intervienne pour exprimer, dans un but d’intérêt général, sa volonté, sous réserve bien évidemment de ne pas interférer dans des procès en cours et ne pas privilégier arbitrairement une partie aux dépens d’une autre. De même il est légitime que 213 P. SARGOS, L’horreur économique dans la relation de droit (libres propos sur le « Rapport sur les revirements de jurisprudence »), D. Soc. 2005. p. 123 214 V. HEUZÉ, A propos de rapport sur les revirements de jurisprudence, Une réaction entre indignation et incrédulité, JCPG n°14, 6 avril 2005, I p.130 215 Ibid. 118 le législateur limite pour le passé les effets d’une jurisprudence nouvelle lorsqu’il existe un impérieux motif d’intérêt général 216 ». Le législateur interviendra donc quand bon lui semblera. Ce fût le cas par exemple en matière de crédit immobilier : en mars 1994217, la Cour de cassation a rendu un arrêt susceptible de bouleverser beaucoup de crédits : en avril 1996, le législateur a édicté une loi218 où un article était dédié à traiter de cette question. C’est ainsi que cet article modifiait le texte interprété par la Cour de cassation dans le sens de la jurisprudence, mais elle limitait les effets de la décision, réputant que offres de prêts émises avant le 31 décembre 1994 comme régulières. 269. Jurisprudence n’est pas source du droit. Puisque le juge n’a pas le pouvoir d’édicter des arrêts de règlement, il n’a pas le pouvoir créateur de droit, et donc la jurisprudence ne revêt pas ce caractère. Ainsi, il est impossible d’aller dans le sens du rapport lorsque celui ci préconise de rompre avec « cette “fiction“ » selon laquelle la jurisprudence ne serait pas créatrice de droit, « par une “modification du statut de la jurisprudence“ consistant à la reconnaître “officiellement comme source du droit“ 219» en raison de l’ancienneté de la discussion et de l’évidence de la réponse. L’auteur estime que « toute incitation à “composer avec le dogme d’un juge serviteur de la loi“ ou avec le respect d’une distribution nullement “théorique“ mais constitutionnelle, des compétences normatives constitue, en soi, une provocation à contredire l’état de droit220 ». Si la jurisprudence peut être comprise comme source du droit, ce n’est que par le biais d’un raisonnement, mais « la raison n’est pas le droit221 » : « la jurisprudence n’est pas, et ne peut pas être par elle-même une source du droit222 ». Ainsi, puisque la jurisprudence n’est pas une source du droit, le justiciable qui a dicté son comportement en tenant compte de cette jurisprudence ne pourra pas voir son comportement qualifié de fautif (à la différence d’un comportement dicté par la loi), et n’a pas de droit acquis au maintien d’une jurisprudence quelconque. 216 P. SARGOS, L’horreur économique dans la relation de droit (libres propos sur le « Rapport sur les revirements de jurisprudence »), D. Soc. 2005. p. 123 217 Ch. Civ. 16 mars 1994, I Bull. n° 100 p. 76 218 Loi n° 96-314 du 12 avril 1996 219 P. SARGOS, L’horreur économique dans la relation de droit (libres propos sur le « Rapport sur les revirements de jurisprudence »), D. Soc. 2005. p. 123 220 V. HEUZÉ, A propos de rapport sur les revirements de jurisprudence, Une réaction entre indignation et incrédulité, JCPG n°14, 6 avril 2005, I p.130 221 Ibid. 222 Ibid. 119 La jurisprudence n’est pas une source du droit, mais on ne peut pas nier qu’elle est importante dans « la connaissance et la compréhension du droit positif223 ». . 270. Engagement des futurs juges ? Le rapport explique que la décision d’application future n’engage pas les juges. Cette solution est bien heureuse car « la solution contraire eût obligé à considérer que les magistrats en fonction à une époque donnée aurait le pouvoir de lier ceux qui viendraient ensuite exercer les mêmes fonctions, ce qui est totalement indéfendable224 ». Mais, si cette solution est correctement acceptable, elle anéantie toute les solutions proposées par le groupe de travail : en effet, si les juges postérieurement en place ne sont p as liés par la décision déjà prise par les juges antérieurs à application future, alors la règle nouvelle ne sera jamais appliquée, car remplacée par une règle différente, qui tombera dans le même raisonnement. Ainsi, la modulation ne sera jamais mise en œuvre, et le décalage entre la prise de position et l’application de cette position ne sera pas prise en compte. La modulation n’aura servie à rien, « sinon à engendrer chez les justiciables des prévisions qui seront déjouées, sans qu’il soit pour autant permis de s’en déclarer choqué. Car les arrêts de revirement n’étant pas des arrêts de règlement, et les justiciables étant donc informés qu’ils n’ont d’effets contraignants à l’égard de personne, aucun plaideur ne pourra prétendre avoir un droit acquis à leur application225 ». La modulation dans le temps ne viendrait donc pas régler le problème de l’insécurité juridique, mais ne ferait que l’aggraver. 271. Inapplicabilité matérielle. Enfin, on peut apporter un autre problème aux solutions proposées par le rapport. Matériellement, il ne sera pas possible pour la Cour de cassation d’assumer la lourdeur des instances et la lourdeur du recours aux organisations et représentants des intérêts pour la question de la modulation. De même, il sera compliqué de prendre en charge le dédoublement d’instance souhaité par les auteurs du rapport. 223 V. HEUZÉ, A propos de rapport sur les revirements de jurisprudence, Une réaction entre indignation et incrédulité, JCPG n°14, 6 avril 2005, I p.130 224 Ibid. 225 Ibid. 120 CHAPITRE 2 : LE RETENTISSEMENT DU RAPPORT À MOYEN ET LONG TERME : QUELQUES RÉACTIONS JUDICIAIRES VITE ÉTOUFFÉES. 272. Le rapport rendu en 2004 a eu de fortes réactions doctrinales. Mais qu’en est-il judiciairement ? Le rapport a eu comme impulsion un arrêt du Conseil d’Etat, mais surtout deux arrêts de la Cour de cassation : un arrêt de la deuxième chambre civile datant du 8 juillet 2004 et un arrêt de la chambre sociale datant du 17 décembre 2004. Suite au rapport, la Cour de cassation a confirmé son désir de voir les effets de sa jurisprudence modulée dans le temps. Elle a ainsi rendue deux arrêts : l’un en 2006, l’autre en 2009 (section 1). Cependant, si ces arrêts témoignent de l’intérêt de la question, on ne peut nier que cet intérêt a peu à peu disparu depuis que le rapport a été publié. Ainsi, dix ans après, le rapport n’aura été que maigrement consacré et cela pour une raison en particulier : le juge refuse d’admettre qu’il a un pouvoir créateur de droit (section 2). Section 1 : La mise en œuvre de la modulation dans le temps par la Cour de cassation. 273. Au cœur des propositions formulées par le rapport, la Cour de cassation a joué et jouera un rôle décisif dans la consécration de la modulation dans le temps des effets des revirements de jurisprudence. Ainsi, par deux arrêts rendus en chambre civile et en chambre sociale, elle réitère sa volonté de modulation sur le fondement d’un article : 6§1 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Paragraphe 1 : L’arrêt d’assemblée plénière du 21 décembre 2006. I. 274. Contexte. Moyen problématique. Le journal « La Provence » a, en avril 1996, publié un article concernant un fait divers. Madame X. s’est estimée mise en cause par cet article dans des conditions attentatoires à la présomption d’innocence. Elle a alors assigné le journal en 121 réparation de son préjudice. La Cour d’appel a condamné la société éditrice et le directeur de la publication du journal. Ils ont alors formé un pourvoi devant la Cour de cassation par trois moyens, dont seul le premier est intéressant pour notre analyse. Le premier moyen introduit par le journal concerne la prescription de l’action. Le journal invoque une violation des articles 65-1 et suivants de la loi du 29 juillet 1881 et de l’article 9-1 du code civil. Il s’agissait de savoir si les règles de prescription prévues par ces articles relatives au respect de la présomption d’innocence étaient ou non similaires à celles prévues à l’article 65 de la même loi concernant la diffamation. En effet, la jurisprudence avait interprété les articles 65 de la loi de 1881 de manière à prescrire l’action par trois mois avec la nécessité, sous peine de forclusion, d’interrompre cette prescription tous les trois mois au cours de la procédure. La question était donc de savoir si « un demandeur en justice, qui agit en se conformant, pour le délai d’exercice d’une action en justice, à l’interprétation donnée à cette date par la Cour de cassation du texte relatif à la prescription de l’action, peut-il se voir priver d’un droit processuel régulièrement mis en œuvre par l’effet d’une interprétation nouvelle qu’il ne pouvait connaître à l’époque ?226 ». Le problème soulevé par ce moyen était de savoir comment statuer sur l’obligation de réitérer tous les trois mois les actes interruptifs d’instance en matière de présomption d’innocence et du fait de la nouvelle interprétation retenue en 2004 par la Cour de cassation. 275. Interprétation jurisprudentielle initiale. Puisqu’en effet, la Cour de cassation a reviré sa manière d’interpréter la loi de 1996 à 2004. Dans un arrêt de 1996227, la Cour de cassation avait jugé que les actions fondées sur une atteinte au droit de la présomption d’innocence n’étaient pas soumises à l’obligation de réitérer tous les trois mois les actes interruptifs d’instance. Elle avait alors estimé que l’action du demandeur n’était pas prescrite et avait cassé l’arrêt d’appel n’allant pas en ce sens. Depuis 1996, en matière de respect de la présomption d’innocence, une fois l’action introduite dans les trois mois, il n’y avait pas d’obligation pour la partie demanderesse d’introduire régulièrement, c’est à dire tous les trois mois, des actes introductifs d’instance. 276. Revirement. Or, dans un arrêt de 2004228 déjà étudié, la Cour de cassation a reviré de position quant à l’interprétation des articles 65 et suivant de la loi de 1881. Soucieuse des 226 227 228 Communiqué de la cour de cassation relatif à Ass. Plé. 21 décembre 2006, n° 00-20.493 Ch. Civ. 4 décembre 1996, II, n° 94-18.896 Bulletin 1996 II N° 278 p. 168 Ch. Civ 2ème, 8 juillet 2004, n° 01-10.426 122 intérêts en présence, la Cour de cassation a reviré sa position, mais elle a modéré sa position en estimant que « si c’est à tort que la cour d’appel a décidé que le demandeur n’avait pas à réitérer trimestriellement son intention de poursuivre l’action engagée, la censure de sa décision n’est pas encourue de ce chef, dès lors que l’application immédiate de cette règle de prescription dans l’instance en cours aboutirait à priver la victime d’un procès équitable, au sens de l’article 6§1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales »229. La Cour de cassation a donc changé d’interprétation jurisprudentielle de l’article entre 1996 et 2004. Or, les faits reprochés au journal se sont déroulés en avril 1996 : il est donc de la prévision légitime des parties qu’elles s’attendent à une interprétation de la part de la Cour de cassation similaire à celle retenue en 1996. Le revirement introduit en 2004 n’était pas prévisible. C’est en ce sens que la Cour avait déjà semblé moduler les effets de sa décision en 2004. Mais, en 2006, la Cour de cassation ne semble plus vouloir moduler les effets de sa jurisprudence, elle affirme cette volonté 277. Dans l’arrêt de 2006 en cause, la Cour de cassation reprend la formule utilisée en 2004 : « … la censure de sa décision n’est pas encourue de ce chef, dès lors que l’application immédiate de cette règle de prescription dans l’instance en cours aboutirait à priver la victime d’un procès équitable, au sens de l’article 6§1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales230 ». Déjà modulée dans le temps car non appliquée à l’espèce en cause en 2004, la nouvelle interprétation jurisprudentielle de la Cour de cassation voit à nouveau ses effets neutralisés et non appliqués au litige. 229 C’est d’ailleurs dans cette optique que le groupe de travail avait été fondé, c’est cet arrêt de la Cour de cassation qui avait propulsé l’étude. 230 Ass. Plén., 21 décembre 2006, Bull. Ass. Plén., n° 15 ; D., 2007.835, note P. MORVAN ; JCP, 2007, II, 10040, note E. DREYER, et 10111, note X. LAGARDE ; RTD civ., 2007.72, obs. P. DEUMIER, et 168, obs. P. THÉRY 123 II. Fondement de la modulation dans le temps : l’article 6§1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. 278. Cette position adoptée par la Cour de cassation est en lien avec le rapport de 2004 au regard de la formation qui a rendu cet arrêt. Le rapport préconisait de ne laisser qu’aux hautes formations de la Cour le soin de moduler dans le temps les effets jurisprudentiels. L’arrêt rendu en 2006 est issu de l’Assemblée plénière, formation de jugement de la Cour de cassation chargée de traiter les questions de principe, les pourvois formés contre les décisions rendues après renvoi et attaquées selon les mêmes moyens… C’est la seule formation de jugement dont les points de droit qu’elle a jugé sont obligatoirement imposables à la juridiction de renvoi231. On ne saurait donc nier le choix de la Cour de cassation quant à la formation qui a rendu le jugement. 279. Cependant, le fondement sur lequel se repose la Cour de cassation pour différer l’application dans le temps de sa décision n’est pas véritablement traité par le rapport dirigé par Nicolas MOLFESSIS. L’article 6§1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales232 est évoqué, mais il n’est pas proposé comme base légale à la modulation. Il fait référence à un droit d’accès au juge. L’utilisation de cet article présente des avantages mais aussi des inconvénients. A. Les avantages de l’article 6§1. 280. Principe. L’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme, c’est à dire le droit d’accès au juge, subordonne la rétroactivité de la norme jurisprudentielle à sa prévisibilité et son accessibilité par le justiciable. Ainsi, lorsqu’une jurisprudence apparait 231 Article L431-4, alinéa 2 du Code de l’organisation judicaire : « Lorsque le renvoi est ordonné par l’assemblée plénière, la juridiction de renvoi doit se conformer à la décision de cette assemblée sur les points de droit jugés par celle ci ». 232 Article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès à la salle peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie rivée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice ». 124 sans que le justiciable n’ait pu baser ses prévisions légitimes dessus, il ne peut pas correctement jouir de son droit d’accès au juge, ou de son droit à un procès équitable. 281. Affaire des transfusions sanguines. C’est en ce sens que fut jugé le contentieux relatif à l’indemnisation des victimes de transfusion sanguines contaminées par le virus du sida. La CEDH233 avait jugé que « “ni le texte de la loi du 31 décembre 1991, ni ses travaux préparatoires ne permettaient à l’intéressé de se douter des conséquences juridiques que la Cour de cassation allait déduire de son acceptation de l’offre“ du fond de garantie institué par cette loi, si bien que le requérant n’avait “pas eu la possibilité claire et concrète de contester devant un tribunal le montant de l’indemnisation“ et n’avait donc “pas bénéficier d’un droit d’accès concret et effectif devant un tribunal“ 234 ». Puisque le justiciable ne pouvait légitimement s’attendre à la position tenue par la Cour de cassation, la CEDH a estimé qu’il n’avait pas eu droit à un procès équitable, et avait donc condamné la France. 282. La CEDH considère que « le principe de prééminence du droit et de la notion de procès équitable consacrés à l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice afin d’influer sur le dénouement judiciaire des litige235 ». Elle érige ainsi la jurisprudence, grâce à la prééminence du droit et grâce à la notion de procès équitable, à un niveau tel que le revirement ne devrait plus être contesté par le pouvoir législatif. B. Les inconvénients de l’article 6§1. 283. Tout d’abord, l’utilisation de cet article est paradoxale puisqu’elle est utilisée par la même juridiction pour repousser le justiciable qui se prévaut d’une jurisprudence, en estimant que ce dernier n’a pas un « droit acquis à une jurisprudence figée ». 284. De plus, l’article 6§1 de la Convention européenne s’oppose à une quelconque modulation en ce qui concerne les contentieux de la légalité. C’est ce qui est mis en place 233 CEDH, 4 décembre 1995, Bellet c/ France, Daloz 1996. Jur. 357 P. MORVAN, Le sacre du revirement prospectif sur l’autel de l’équitable, Dalloz 2007, p. 835 235 Cass. Ass. Plé. 24 janvier 2003, n° 01-40.967 : dans cet arrêt la formule de la CEDH est reprise par la Cour de cassation. 234 125 dans l’arrêt A.C. ! du Conseil d’Etat236 : quand l’effet rétroactif de l’annulation d’un acte administratif est « de nature à emporter des conséquences manifestement excessives en raison tant des effets que cet acte a produit et des situations qui ont pu se constituer lorsqu’il était en vigueur que de l’intérêt général pouvant s’attacher au maintien temporaire de ses effets », il faut que le juge administratif prenne « en considération, d’une part, les conséquences de la rétroactivité de l’annulation pour les divers intérêts publics ou privés en présence et d’autre part, les inconvénients que présenterait, au regard du principe de légalité et du droit des justiciables à un recours effectif, une limitation dans le temps des effets de l’annulation237 ». Ainsi, le droit au juge ne milite pas ici pour une modulation dans le temps. Paragraphe 2 : Les arrêts de la première chambre civile du 11 juin 2009238. 285. Contexte. Ces arrêts traitent de la même question. Des patients ont été infectés par le virus de l’hépatite C suite à des soins pratiqués dans les cabinets privés de deux médecins entre 1981 et 1986. Les patients ont alors intenté une action en responsabilité contre leur médecin. Les juges de la Cour d’appel ont estimé que le médecin était tenu à une obligation de sécurité de résultat. Cependant, la difficulté émanait du fait suivant : l’obligation de sécurité de résultat du médecin est issue d’un revirement de jurisprudence postérieur aux faits objets du litige puisqu’en date de juin 1999. Le médecin a alors formé un pourvoi devant la Cour de cassation, au moyen qu’il n’avait pas eu droit à un procès équitable et donc que la Cour d’appel avait violé l’article 6§1 de la Convention européenne. La Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par les médecins au motif que « la sécurité juridique, invoquée sur le fondement du droit à un procès équitable, pour contester l’application immédiate d’une solution nouvelle résultant d’une évolution de la jurisprudence, ne saurait consacrer un droit acquis à une jurisprudence figée, dès lors que la 236 237 238 C.E., ass. 11 mai 2004, Assoc. A.C. !, ob. Cit., n° 197 Ibid. Ch. civ. 1ère, 11 juin 2009, n° 07-14932 et 08-16914 126 partir qui s’en prévaut n’est pas privée du droit à l’accès au juge239 », formule connue de la Cour de cassation. 286. Constat. Il semble donc que la première chambre civile de la Cour de cassation soit réticente à moduler dans le temps les revirements de jurisprudence. Cependant, dans sa formule de rejet, il faut remarquer qu’elle permet, exceptionnellement, en cas de privation du droit d’accès au juge, de moduler les effets de sa décision pour l’avenir. La première chambre de la Cour de cassation justifie donc la notion de modulation par l’article 6§1 de la Convention européenne. 287. Critique. La chambre est réticente ou se borne t’elle à respecter les propositions faites par le rapport ? En effet, le rapport préconise de ne permettre qu’aux hautes formations de la Cour de cassation de pouvoir moduler les effets des jurisprudences, la première chambre étant exclue de ces formations de jugement. Ainsi, ne faut-il pas voir une application de la proposition du rapport et donc une acceptation de la modulation dans le temps plutôt qu’une réticence ? 288. Il reste cependant que la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence n’est pas appliquée régulièrement, et que les rares fois où la Cour de cassation s’est octroyé la permission de moduler, elle ne l’a pas fait de manière franche, mais plutôt avec une sorte de demie mesure. Section 2 : Le maigre succès des propositions du rapport : cause et conséquences. 289. Contexte. Si le rapport a fait couler beaucoup d’encre, il n’a pas réussi à mettre véritablement en place une modulation des effets de la jurisprudence dans notre système judiciaire français. Malgré les positions retenues par la chambre sociale et la première chambre civile, il n’y a pas eu de modulation véritable des effets de la jurisprudence dans le temps. 239 Ch. civ. 1ère, 11 juin 2009, n° 07-14932 et 08-16914 127 290. Plan. Un des problèmes majeurs est que les juges ne veulent pas se reconnaître un tel pouvoir. En effet, ils nient totalement leur pouvoir créateur de droit, et à partir de cet obstacle, ils nient tout ce qui en découle, c’est à dire la possibilité de moduler dans le temps les effets du droit qu’ils créent, de la jurisprudence (paragraphe 1). En conséquence de ce déni, la doctrine s’est peu à peu éloignée du sujet, et même la Cour de cassation ne semble plus y prêter attention (paragraphe 2). Paragraphe 1 : Le déni du juge de son pouvoir créateur. 291. Pour que le juge puisse moduler dans le temps les revirements de sa jurisprudence, il faudrait tout d’abord qu’il se reconnaisse le pouvoir créateur de droit. Cependant, comme l’a souligné le rapport, il semble que la Cour de cassation ne veuille pas s’attribuer cette faculté, et qu’elle la nie. « L’attitude de la Cour de cassation contribue en effet à entretenir la fiction de l’absence de pouvoir créateur de ses décisions240 ». Les juges continuent à ne se considérer que comme des interprètes de la loi, alors que l’on ne peut aujourd’hui nier le pouvoir créateur de droit de la jurisprudence. Cette position mène donc au « déni de l’existence même des revirements de jurisprudence241 ». En effet, puisque le juge ne crée pas le droit, il ne peut en aucun cas le modifier, le changer, le faire revirer. 292. Paradoxe. Pourtant, si les juges n’acceptent pas la faculté créatrice du droit, ils ne se « gênent » pas pour revirer de jurisprudence. C’est en ce sens que le déni est paradoxal. Le pouvoir judiciaire ne s’attribue pas la compétence que l’on ne peut maintenant nier, mais use des conséquences de cette nouvelle faculté. Il apparaît donc nécessaire de « réfléchir à la mise en place de règles permettant l’encadrement de ce pouvoir refoulé et de son effectivité242 ». 293. Constat. Ainsi, la position de la Cour de cassation fait « obstacle, par hypothèse, à toute possibilité de remédier aux inconvénients qui pourraient ❲...❳ être attachés ❲à l’effet créateur de la jurisprudence❳, et que la seule possibilité d’améliorer éventuellement un 240 J. LEMOINE, 3 questions, les revirements de jurisprudence de la Cour de cassation : entre excès et déni, La Semaine Juridique Entreprise et Affaires n°46, 14 novembre 2013, p. 820 241 Ibid. 242 Ibid. 128 système juridique au sein duquel la jurisprudence joue un rôle prépondérant est de reconnaître l’existence d’un tel rôle pour en permettre l’aménagement243 » « Presque dix ans plus tard, nous ne pouvons que nous ranger derrière un constat identique244 ». Telle est la conclusion de la doctrine. Le statut de la Cour de cassation n’a pas évolué. Il est resté figé au stade de « bouche de la loi » et s’interdit d’évoluer. Pourquoi ? Sans doute par crainte d’assumer une nouvelle fonction très ambitieuse, ou encore pour pouvoir continuer à user de ce pouvoir de manière totalement informelle et donc comme bon lui semble. Paragraphe 2 : Le désintérêt du problème des effets de la jurisprudence. 294. Dans quelques mois, cela fera dix ans que le rapport concernant une modulation dans le temps des effets de la jurisprudence, et plus précisément des revirements, aura été publié. Cependant, si le rapport a mobilité l’intérêt de la doctrine au cours de l’année 2005, voir des années suivantes, c’est à dire 2006 ou 2007, aujourd’hui, en 2014, la question a perdu de son attirance, et la doctrine ne s’y intéresse plus. Bien qu’ayant effectué de nombreuses recherches, peu de notes doctrinales concernant une modulation dans le temps des revirements de la jurisprudence de la Cour de cassation ont été écrites dix ans après la publication du rapport. Par contre, concernant la jurisprudence du Conseil d’Etat et la modulation, beaucoup d’articles ont été publiés. 295. Désintérêt de la Cour de cassation. La Cour de cassation s’est elle aussi détachée de cette question. Dans son rapport de 2013, il n’y a pas de référence à la modulation. De plus, au cours des nombreux revirements que la Cour de cassation a effectué depuis le début de l’année 2013, il y a toujours eu application immédiate de la nouvelle solution, sans une quelconque application différée possible. 243 N. MOLFESSIS et le groupe de travail, Les revirements de jurisprudence, rapport remis à Monsieur le Premier Président Guy CANIVET, éd. LexisNexis, 2005, p. 16 244 J. LEMOINE, 3 questions, les revirements de jurisprudence de la Cour de cassation : entre excès et déni, J.C.P. éd. N. n°46, 14 novembre 2013, p. 820 129 Par exemple, la Cour de cassation a, dans un arrêt en date du 19 mars 2013245, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a statué sur la célèbre affaire Kerviel et a opté pour un revirement de jurisprudence. Pourquoi n’a t’elle pas moduler les effets de sa décision dans le temps ? La jurisprudence constante voulait que la négligence fautive de la victime ne permette pas de réduire son droit à indemnisation dans le cadre d’une infraction intentionnelle contre les biens. L’auteur de la faute ne pouvait donc voir l’indemnisation à allouer à la victime révisée à la baisse du fait d’une négligence de cette victime : la Cour de cassation refusait d’admettre que l’auteur de l’infraction puisse s’enrichir sur une faute de la victime246. La Cour d’appel avait donc suivi cette jurisprudence. Cependant, elle a vu son arrêt cassé du fait d’un revirement de jurisprudence de la Cour de cassation : elle modifie sa position quant à la prise en compte de la faute de la victime d’une infraction. Désormais, la faute de la victime sera prise en compte et exonérera l’auteur des faits d’une partie de l’indemnisation. Si ce revirement semblait nécessaire dans la matière dans laquelle il est édicté, se pose tout de même la question de la modulation dans le temps : pourquoi la Cour de cassation n’a pas neutralisé les effets de sa décision ? En effet, au premier abord, on peut se dire que la décision vient contrecarrer les prévisions légitimes des parties, et qu’au regard de l’importance de ces pratiques dans le milieu, une modulation serait la bienvenue. Cependant, la rétroactivité pour l’avenir n’est pas ici envisageable. En effet, le défaut de surveillance ne doit pas être volontaire, sinon cela constituerait un comportement de mauvaise foi. Un comportement de mauvaise foi ne peut pas être protégeable ni par le pouvoir législatif, ni par le pouvoir judiciaire, ni même par tout autre pouvoir. Ainsi, la Cour de cassation ne peut pas moduler son revirement de jurisprudence car sinon cela reviendrait à allouer aux auteurs de défaut de surveillance volontaires un lapse de temps pour qu’ils puissent conformer leur comportement avec la nouvelle jurisprudence. C’est en ce sens que, malgré le viol des prévisions légitimes des parties, la Cour de cassation se devait d’appliquer sa décision sans que les effets en soient différés. C’est pour la même raison que la Chambre sociale n’a pas modulé les effets de son revirement en matière d’indemnisation forfaitaire pour le travail dissimulé. Les décisions qu’elle rendait mettaient en place la solution suivante : l’indemnité forfaitaire de six mois de salaire et l’indemnité conventionnelle de licenciement étaient comparées et l’employeur 245 246 Cass. Crim. 19 mars 2013, n° 12-87.416 V. Cass. Crim. 14 juin 2006, n° 05-82.900 130 frauduleux n’était redevable que de la plus élevée de deux indemnités. En 2013, la Chambre sociale a reviré sa position et l’employeur est désormais redevable de ces deux indemnités247. Si le revirement est fort, il ne peut pas faire l’objet d’une modulation car la décision traite d’un comportement frauduleux. La Cour de cassation ne peut pas retarder les effets de cette décision car cela irait en faveur des employeurs qui ne déclarent pas l’ensemble de leurs employés. Un arrêt rendu en Chambre mixte de la Cour de cassation aurait pu mériter de voir ses effets modulés dans le temps. Il concerne les contrats concomitants ou successifs qui s’inscrivent dans une opération avec une location financière. L’arrêt est venu mettre un terme à une jurisprudence instable au sein des Chambres et entre les Chambres. Désormais, ces contrats sont interdépendants, et les clauses qui dissocient ces contrats doivent être réputées non écrites248. Les effets de cette jurisprudence tendent à faire vaciller des montages contractuels. Ainsi, la Chambre mixte aurait pu moduler pour l’avenir les effets de son revirement, puisque cela contredit les prévisions légitimes des parties. 296. La Cour de cassation n’a pas modulé les effets de sa jurisprudence en 2013. Il semble donc que cette question se soit essoufflée et qu’elle n’intéresse plus grand monde. *** 297. Bilan du chapitre 2. On remarque aisément que l’intérêt pour la question de la modulation la dans temps s’est vite étouffé après les années 2006 pour la doctrine et tout au long des dix ans pour la Cour de cassation qui n’a édicté que deux arrêts. De plus, le législateur n’est pas intervenu face à la mobilisation en 2004, et ne l’a pas non plus fait durant les dix années qui ont suivies la publication. On se rend bien compte que cette question, pourtant majeure, n’intéresse plus. 247 248 Ch. Soc. 6 février 2013, n° 11-23738, P+B Ch. Mixte. 17 mai 2013, n° 11-22768, P+B 131 298. On peut tout de même se demander si le comportement de la Cour de cassation n’est pas involontaire de sa part. en effet, le rapport avait préconisé la mise en place d’une modulation comme une exception au principe de rétroactivité de la jurisprudence. La Cour de cassation n’a t’elle pas voulu mettre en place la modulation, ou n’a t’elle pas pu ? En effet, il est possible que la Cour de cassation n’est pas estimée être face à des revirements trop dangereux, et qu’elle a donc écarté l’application de la modulation dans le temps des effets de cette nouvelle jurisprudence. 132 CONCLUSION 299. Place initiale du juge. Le juge judiciaire a vu sa place évoluée. Au départ, il est resté cantonné à appliquer la loi. Il ne pouvait pas faire plus. Il était « la bouche de la loi ». Cette unique faculté était véritablement encadrée, et notamment suite à la Révolution français. En effet, par crainte de la force du juge, les révolutionnaires ont encerclé le juge, et ne lui ont pas laissé une grande marge de manœuvre quant à ses capacités. Le juge judiciaire français du XIXème siècle était donc restreint à une place étroite : répéter la parole du pouvoir législatif. 300. Elargissement des fonctions du juge. Cependant, cette place était trop étrécie : le juge judiciaire ne pouvait se borner à appliquer la loi, et se limiter à cette seule fonction. C’est ainsi qu’il a su se créer un autre pouvoir. L’article 4 du Code civil de 1804 a, sans le vouloir, donné au juge une possibilité sans fin de se mettre à la même place que le pouvoir législatif. En effet, le juge doit juger dans tous les cas et même en cas d’obscurité ou d’insuffisance de la loi. Le législateur a octroyé au juge la possibilité d’interpréter la loi, en plus de l’appliquer. Le juge n’est alors plus cantonné dans son rôle premier, la place qui lui est dévolue change et devient de plus en plus grande. 301. Développement de la jurisprudence. Et ce n’est pas seulement le juge qui évolue, c’est aussi ce qu’il rend. En effet, la jurisprudence n’est plus seulement un recueil de toutes les décisions rendues par le juge, elle forme une véritable source du droit. Si sa place est encore aujourd’hui contestée, on ne peut pas nier que la jurisprudence est considérée au même titre que la loi, puisque c’est elle qui vient combler les manques ou élucider les mystères législatifs. La jurisprudence a donc évolué en même temps que le juge et désormais, elle est de plus en plus surveillée. 302. Rétroactivité. La surveillance de la jurisprudence s’explique du fait de son effet principal qui est la rétroactivité. La jurisprudence est rétroactive par sa nature même : le juge ne se prononce et ne peut que se prononcer sur des faits passés, antérieurs à la date à laquelle il statue. Cela est logique et inévitable. Mais, si ce caractère rétroactif est fatal, il peut aussi avoir des conséquences néfastes. En effet, et cela est bien illustré avec l’arrêt concernant l’obligation d’information du médecin, la jurisprudence peut revêtir un effet inique, injuste, 133 inéquitable. Cet effet néfaste est encore plus visible lorsque la Cour de cassation revire sa position : les justiciables s’attendent à ce que la Cour juge d’une certaine manière et adaptent leur comportement en fonction. Ainsi, le revirement, qui est un changement radical dans la position jurisprudentielle, vient anéantir ces prévisions, et rend donc fautif un comportement qui était légal. 303. Rapport. C’est en ce sens que le Premier président de la Cour de cassation a souhaité la constitution d’un groupe de travail pour étudier les revirements de jurisprudence. Dirigé par le Professeur Nicolas MOLFESSIS, le groupe a divisé son travail en plusieurs points : ils ont tout d’abord constaté les effets des revirements de jurisprudence de la Cour de cassation en France, puis ils ont étudié les méthodes dans des systèmes comparables (en droit administratif français, en droit communautaire, en droit comparé avec notamment le droit anglais, le droit américain et le droit allemand) pour enfin proposer des solutions. La solution la plus emblématique pour neutraliser les effets néfastes des revirements de jurisprudence est la modulation dans le temps. Ainsi, les hautes formations de la Cour de cassation pourraient décider, en cas d’atteinte disproportionnée à l’intérêt général ou aux prévisions légitimes des parties (garantes de la sécurité juridique), de remettre à plus tard les effets de la décision de revirement. 304. Retentissement. Ce rapport n’a pas été adopté unanimement par la doctrine, mais l’a plutôt divisé. Certains ont vu dans ce rapport la solution aux problèmes d’injustice des effets de la jurisprudence, d’autres ont vu une affronte à la séparation des pouvoirs ou une ignorance des libertés fondamentales. La Cour de cassation a modulé les effets de certaines de ces décisions, mais en règle générale, elle n’a pas réellement appliqué les propositions du groupe de 2004. Ainsi, en 2014, dix ans après la publication du rapport, on ne peut que constater que le rapport n’a pas eu de véritables effets. Pour reprendre une expression familière, le rapport n’a fait que « brasser de l’air ». Il a eu des effets sur la doctrine, mais concrètement, le juge judiciaire français ne l’a pas mis en place. 305. Cause du maigre succès. Pourquoi ? La réponse à cette question n’a pas été traitée en doctrine du fait du désintérêt de cette question dix ans après. Il semble que la principale cause réside dans le déni de la part du juge de son pouvoir créateur. Il ne semble pas désireux de voir un tel pouvoir lui être attribué. Ainsi, sans reconnaissance du pouvoir créateur de sa 134 jurisprudence, le juge ne peut pas se reconnaître la possibilité de moduler dans le temps les effets de sa jurisprudence ou de ses revirements. 306. Le juge français a donc vu son pouvoir évolué. Il était catonné à l’application de la loi, mais très vite cette fonction a été dépassée et l’interprétation, voir la création du droit lui a été alloué. Cependant, si le juge judiciaire français voit ses facultés sans « limites », il semblerait qu’il se cantonne lui même appliquer seulement la loi. C’est du moins ce qu’il essaie de faire croire et ce qu’il dit, répète et redit encore. Car s’il s’entête à faire figure d’applicateur de la loi, on ne peut pas nier son rôle créateur. Le juge n’assume pas sa fonction créatrice et ne se permet donc pas de moduler dans le temps les effets de sa jurisprudence. La possibilité de moduler dans le temps les effets de sa jurisprudence est appliquée par d’autres systèmes, sans qu’il n’y ait de débordement. Si elle risque de se piquer à la séparation des pouvoirs, il n’en reste pas moins que les effets jurisprudentiels sont parfois injustes, et qu’une modulation paraitrait évidente. Ainsi, il semble que la question soit lentement oubliée. Cela est dommage car le rapport de 2004 avait mis au point quelques pistes qui auraient pu servir de premier jet pour la mise en place concrète d’une modulation dans le temps. Faudra t’il attendre une nouvelle affaire médiatisée et injuste pour que le débat soit relancé ? Sans doutes, mais cela retarde un peu plus la mise en place de réelles solutions concernant les conséquences de la jurisprudence du juge judiciaire français. 135 BIBLIOGRAPHIE Ouvrages généraux, manuels • ALLAND et S. RIALS, Dictionnaire de la culture juridique, 1e éd,. Puf, coll. Quatrige, 2003 • L. CADIET, Dictionnaire de la justice, 1e éd., Puf, coll. Quatrige, 2004 • J-P. ROYER, Histoire de la justice en France, 3e éd., Puf. Coll. Droit fondamental, 2001 Ouvrages spéciaux, thèse • M. TASCHER, Les revirements de jurisprudence de la Cour de cassation, thèse de doctorat, Besançon, 2011 • MONTESQUIEU, L’esprit des lois, 1748, Livre XI, Chapitre VI • AUBRY et RAU, Cours de droit civil français d’après la méthode de Zachariae, 4e ed. 1869 • J. PORTALIS, Discours préliminaire sur le projet de Code civil 136 Ouvrages collectifs, mélanges, dictionnaires, rapports • G. CORNU et H. CAPITANT, Vocabulaire juridique, 9e éd., Puf, coll. Quadrige, 2011 • J. 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LA PLACE DU JUGE JUDICIAIRE FRANÇAIS ET DES REVIREMENTS DE JURISPRUDENCE : DE LA RÉVOLUTION À NOTRE ÉPOQUE CONTEMPORAINE………………………………………………………………………..18 TITRE 1 : La place initiale et l’évolution du juge judiciaire……………………..19 CHAPITRE 1 : Les causes de l’évolution de la place du juge judiciaire……22 SECTION 1 : Un système monarchique trop oppressant……………...……………………..22 Paragraphe 1 : Une Révolution future………………………………………………………..23 Paragraphe 2 : Une Révolution certaine……………………...………………………………25 SECTION 2 : Des souhaits révolutionnaires trop idéalistes...………………………………..28 Paragraphe 1 : L’idéal révolutionnaire : « une justice de la nation souveraine »…..………...29 Paragraphe 2 : La réalité judiciaire de la Révolution française…………..…………………..31 CHAPITRE 2 : L’évolution du juge judiciaire français de la Révolution française jusqu’à notre système contemporain……………………………………….33 SECTION 1 : Les années postérieures à la Révolution française : séparation des pouvoirs et des autorités…………………………………………………………………………………..34 Paragraphe 1 : La théorie de la séparation des pouvoirs et sa mise en pratique……...………34 Paragraphe 2 : La cohabitation de la séparation des pouvoirs et de la séparation des autorités ……………………………………………………………………………………….………..36 SECTION 2 : Les années de la Constitution de 1799 : réformes novatrices et origine de notre système contemporain………………………………………………………………………...39 Paragraphe 1 : La Constitution de l’an VIII et ses réformes…………...……………………..39 Paragraphe 2 : l’Empire et notre système contemporain……………………………………..42 143 TITRE 2 : La place contemporaine du juge judiciaire et de sa jurisprudence….46 CHAPITRE 1 : La jurisprudence…………………………..………………..47 SECTION 1 : Notion de source du droit……………...………………………………………48 Paragraphe 1 : Classification selon les formes de sources………………...………………….49 Paragraphe 2 : Classification selon les types de sources…………………...………………...52 SECTION 2 : La jurisprudence, source du droit ? …………………………………………...53 Paragraphe 1 : Une réponse négative dans un système législatif………...…………………...53 Paragraphe 2 : Une réponse positive énoncée comme une évidence…………...…………….57 CHAPITRE 2 : Le revirement de jurisprudence…………………………….60 SECTION 1 : Notion de revirement de jurisprudence…………...…………………………...61 Paragraphe 1 : Distinction du revirement et de la modification.…………...………………...61 Paragraphe 2 : Caractère rétroactif de la jurisprudence et donc du revirement…...………….64 SECTION 2 : Le recours au revirement de jurisprudence………………………...………….68 Paragraphe 1 : Le recours au revirement pour une adaptation nécessaire à la société…...…..68 Paragraphe 2 : Le recours au revirement par un pourvoi en cassation………………...……..71 PARTIE 2. LE RAPPORT DE 2004 RELATIF À LA MODULATION DANS LE TEMPS DES EFFETS DES REVIREMENTS DE JURISPRUDENCE ET SON RETENTISSEMENT DIX ANS APRÈS SA PUBLICATION…………………………...73 TITRE 1 : LE CONTENU DU RAPPORT………………………………………..75 CHAPITRE 1 : Les difficultés émanent des revirements de jurisprudence....76 SECTION 1 : Des revirements trop divers et trop sévères…………………...………………77 Paragraphe 1 : La notion de prévision légitime des parties……………………..……………78 Paragraphe 2 : Les types de revirement jurisprudentiel………………...…………………….80 SECTION 2 : Des revirements rétroactifs……………...…………………………………….82 Paragraphe 1 : Notion de sécurité ou d’insécurité juridique……………...…………………..83 Paragraphe 2 : Les conséquences de la rétroactivité des revirements de jurisprudence…...…85 144 CHAPITRE 2 : Les propositions du groupe de travail : inspirations et solutions………………………………………………………………………………87 SECTION 1 : L’inspiration des solutions………………………………...…………………..88 Paragraphe 1 : L’inspiration nationale…………………………...…………………………...88 I. Le traitement de la jurisprudence par le juge pénal français……………….....88 II. Le traitement de la jurisprudence par le juge administratif français……….....90 Paragraphe 2 : L’inspiration extranationale…………………………………...……………...92 I. Le traitement de la jurisprudence par le juge communautaire……...………...93 II. Le traitement de la jurisprudence par le juge de droit comparé…………...….94 A. Le juge allemand…………………………...……………………………..94 B. Le juge anglais…………………………………………………………….95 SECTION 2 : Les solutions proposées par le groupe de travail du rapport……………..........97 Paragraphe 1 : La place dominante de la Cour de cassation concernant la proposition principale de modulation dans le temps……………………………..…………………….…98 I. La modulation dans le temps des revirements de jurisprudence……………..98 A. La Cour de cassation, acteur essentiel et unique de cette modulation…....99 B. Les modalités de cette modulation…………...………………………….100 II. La procédure à effectuer pour moduler dans le temps les revirements de jurisprudence………………………………………………………………...101 A. La modulation, objet d’un débat contradictoire avec les parties……...…101 B. La modulation, objet d’un débat au delà des parties………………….....102 Paragraphe 2 : Les propositions gravitaires………………………...……………………….103 I. Le repérage des revirements et le sort du justiciable à l’origine de la décision modulable……………………………………………………………………103 A. Le repérage des revirements de jurisprudence………..………………....104 B. La situation du justiciable ayant sollicité le revirement de jurisprudence…………………………………………………………….105 II. Le recours aux techniques déjà utilisées par la Cour de cassation……...…...107 TITRE 2 : LE RETENTISSEMENT DU RAPPORT…………………………..111 CHAPITRE 1 : Le retentissement du rapport à court terme : la réaction doctrinale………………………………………………………………………...….112 SECTION 1 : Le rapport accueilli avec bienveillance par la doctrine…………………...….112 SECTION 2 : Le rapport accueilli comme trahissant des aspects fondamentaux de la démocratie...............................................................................................................................114 Paragraphe 1 : L’ignorance de l’être humain et de ses libertés fondamentales………...…...114 Paragraphe 2 : L’ignorance de la séparation des pouvoirs…………………………………..117 145 CHAPITRE 2 : Le retentissement du rapport à moyen et long terme : quelques réactions judiciaires vite étouffées………………………………………………..…121 SECTION 1 : La mise en œuvre de la modulation dans le temps par la Cour de cassation………………………………………………………………………...…………...121 Paragraphe 1 : L’arrêt d’assemblée plénière du 21 décembre 2006…………………..…….121 I. Contexte………...…………………………………………………………...121 II. Fondement de la modulation dans le temps : l’article 6§1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales……………………………………………………………….124 A. Les avantages de l’article 6§1……………………………..…………….124 B. Les inconvénients de l’article 6§1………..……………………………..124 Paragraphe 2 : Les arrêts de la première chambre civile du 11 juin 2009………………......126 SECTION 2 : Le maigre succès des propositions du rapport : cause et conséquences……..127 Paragraphe 1 : Le déni du juge de son pouvoir créateur…………...………………………..128 Paragraphe 2 : Le désintérêt de cette question dix ans après la publication du rapport..…...129 CONCLUSION ……………………………………………………………………………..133 BIBLIOGRAPHIE …………………………………………………………………………136 TABLE DES MATIÈRES ………………………………………………………………….143 146