Avant la rentrée littéraire, les éditeurs sortent le grand jeu

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Avant la rentrée littéraire, les éditeurs sortent le grand jeu
Avant la rentrée littéraire, les éditeurs
sortent le grand jeu
L’EXPRESS
Par Marianne Payot et Delphine Peras, publié le 26/06/2016
Paris, le 20 avril. Les auteurs Flammarion face aux représentants. CYRIL BITTON/FRENCH POLITICS POUR
L'EXPRESS
C'est au printemps que les éditeurs préparent la rentrée
littéraire. Grand oral des auteurs, réunions de
représentants, grands-messes auprès des libraires...
L'Express s'est glissé en coulisses.
C'est un rite, que seuls les Français connaissent : la fameuse rentrée littéraire, qui s'ouvre dès
le 17 août avec quelque 700 romans français et étrangers publiés en l'espace d'un mois. Mais
dans les maisons d'édition, les grandes manœuvres ont déjà commencé.
L’enjeu ? Séduire les libraires, dont les commandes assurent ou non la visibilité d'un titre.
Pour cela, une armée de représentants maison fait la tournée des points de vente, programme
des éditeurs sous le coude, comme au plus beau temps du porte-à-porte.
A eux de transmettre les arguments à distiller en quelques minutes. D'où l'importance des
réunions de représentants, cénacles très privés auxquels L'Express a pu exceptionnellement
assister. Editeurs et auteurs, plus ou moins à l'aise, y délivrent la bonne parole. Avant de se
présenter devant les libraires lors de grands-messes de plus en plus sophistiquées.
© L’EXPRESS JUIN 2016
Flammarion, mercredi 20 avril
Troisième journée d'un marathon de quatre au cours desquelles toute la production de la
rentrée, soit 630 titres diffusés par Flammarion (J'ai lu, Arthaud, Fluide glacial,
Flammarion...) est exposée à plus de 50 représentants qui tâcheront de la placer, selon leur
affectation, dans quelques-uns des 3000 points de vente, des librairies de premier niveau
(indépendantes et Fnac) à celles de second niveau (maisons de la presse...), en passant par les
enseignes d'hypermarché.
Interview vidéo de Véronique Ovaldé sur "Soyez imprudents les enfants". CYRIL BITTON/FRENCH POLITICS
POUR L'EXPRESS
16h15. Dans une grande salle des éditions Flammarion, situées sur les bords de Seine, Anna
Pavlowitch, directrice du pôle littérature générale, joue les Madame Loyal. Tour de chauffe
avec la collection Ombres noires, dont les deux auteurs de la rentrée, Marin Ledun et Danielle
Thiéry, plutôt décontractés, viennent successivement présenter leur polar en dix minutes
chrono, flanqués de leur éditrice, Caroline Lamoulie. Où l'on apprend que Danielle Thiéry, la
première femme commissaire en France, transfert de chez Rivages, bénéficiera d'une
importante campagne d'affichage en gare. C'est au tour des deux écrivains d'Arthaud, JeanClaude Lalumière et la Cubaine Zoé Valdés, installés dans les grands fauteuils rouges posés
sur une estrade, de dévoiler leur roman sous l'œil expert de leur éditrice, Valérie Dumeige.
17 heures. "La rentrée est légère, mais uniquement composée de livres importants", insiste
Anna Pavlowitch en introduisant les sept titres Flammarion du mois d'août, dont elle pointe
l'esthétisme des bandeaux colorés. Puis elle évoque l'un des deux premiers romans de la
maison, Vivre près des tilleuls. Un récit sur l'impossible deuil d'une mère, signé l'Ajar, un
© L’EXPRESS JUIN 2016
collectif de 18 jeunes auteurs suisses qu'il était compliqué de faire monter à Paris. "J'ai
présenté ce manuscrit 'à l'aveugle' au comité de lecture, raconte la directrice. Personne n'a vu
qu'il s'agissait d'une œuvre collective." Banco ! Les représentants tiennent là leur "paratexte",
l'histoire du livre, considéré parfois comme plus porteur auprès du libraire que le contenu du
roman lui-même.
Quinze minutes plus tard, place à Véronique Ovaldé, ou plutôt à Alix Penent, directrice
littéraire de Flammarion, que l'auteur des éditions de l'Olivier vient de rejoindre. Après un
résumé de Soyez imprudents les enfants, "le texte le plus personnel de Véronique Ovaldé",
Alix Penent lance une interview vidéo de sa romancière, "actuellement à la Réunion pour une
tournée dans les lycées". Les représentants apprécient, tandis que le PDG, Gilles Haéri, après
s'être débattu avec la climatisation déficiente, évoque sa nouvelle recrue sur le mode
"attention, transfert, gros enjeu, grosse mise en place"...
Serge Joncour (en haut, à g.) présente "Repose-toi sur moi". CYRIL BITTON/FRENCH POLITICS POUR
L'EXPRESS
Arrivée, sous les applaudissements, de Serge Joncour avec sa dégaine de bûcheron parisien.
"Je suis intimidé, ce qui ne m'arrive que lorsque je suis chez le dentiste", dit-il en riant.
Sourire de l'assistance acquise à l'humour et à la disponibilité bien connus de l'ami des
libraires. L'homme se chauffe, avant de conclure : "Je sors d'une traversée de deux ans avec
Repose-toi sur moi, de vous voir, je me sens un peu moins seul." Et hop, dans la poche ! "En
fait, je fais toujours dans l'improvisation et volontiers dans la digression, nous confie-t-il plus
tard, je n'ai pas d'éléments de langage. Après tout, c'est le livre qui cause."
© L’EXPRESS JUIN 2016
Gallimard, mercredi 18 mai
Au 5, rue Gaston-Gallimard, dans l'une des salles réservées aux cocktails ou aux conférences
de presse improvisées des Nobel maison, Le Clézio et Modiano. Une grande table
rectangulaire pour la réunion d'une dizaine de représentants auprès des librairies de second
niveau - celle du premier niveau a eu lieu quelques semaines plus tôt, en présence de
nombreux auteurs.
16h45. L'éditeur Jean-Marie Laclavetine patiente, notes en main sur les cinq ouvrages de ses
écrivains, absents aujourd'hui, qu'il doit présenter en trente minutes maximum, soit six par
titre. Le programme a pris un léger retard. C'est que ça discute sec autour de la sortie, le 14
octobre, de la pièce Harry Potter et l'enfant maudit (parties un et deux) et de la réédition des
sept volumes de la saga sous une nouvelle couverture.
Il est vrai qu'on ne badine pas avec le jeune sorcier roux. Entrée en piste de Laclavetine, qui
évoque Antoine Bello, Catherine Cusset, Jean-Baptiste Del Amo, Alexandre Postel, Leïla
Slimani... Beaucoup prennent des notes, quelques-uns chuchotent, vite réprimandés par la
chef des ventes, Nathalie Bernard. Pas un ne regarde son portable. Concentration maximum
pour mémoriser la riche rentrée de la maison, qui se poursuit avec les éditeurs Thomas
Simonnet (Sylvain Prudhomme, Chloé Thomas) et Maud Simonnot (Tonino Benacquista).
17h46. Remplaçant les éditeurs absents, le directeur commercial Jean-Charles Grunstein
aligne avec maestria les dix titres restants, dont ceux de Philippe Forest, Karine Tuil, Benoît
Duteurtre. Sans pense-bête ni hésitation.
Albin Michel, lundi 13 juin
9 heures. Quelque 200 libraires, venus de toute la France, filent directement au buffet dressé
dans les salles d'apparat de la Maison de l'Amérique latine, boulevard Saint-Germain. Isabelle
Theillet, cogérante de la librairie Mots et motions à Saint-Mandé (Val-de-Marne), est
familière de ce grand show des auteurs Albin Michel : "Ça aide à faire des choix, même si on
a envie de tout lire. Bien sûr, le roman ne correspond pas forcément à la prestation des
écrivains ; certains sont très bons à l'oral et décevants à l'écrit. Ou inversement. Mais c'est
instructif, on sent tout de suite quels sont les enjeux de l'éditeur, sur quels titres il va miser
pour les prix littéraires."
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Joann Sfar fait sensation en évoquant "Comment tu parles de ton père". CYRIL BITTON/FRENCH POLITICS
POUR L'EXPRESS
Francis Esménard, PDG de la maison, se fend d'un petit mot d'introduction, ironisant sur
l'année électorale à venir - "Il paraît que ce n'est pas le bon moment pour sortir des livres" tout en faisant assaut d'enthousiasme pour chacun de ses poulains. "Tous les patrons ne
s'investissent pas autant", confie Isabelle Theillet, admirative.
9h30. Si le graphomane Eric-Emmanuel Schmitt, qui ouvre la marche, est rompu à l'exercice,
c'est le baptême du feu pour Aurélien Gougaud, auteur de Lithium, son premier roman. Le
jeune homme de 25 ans se révèle très alerte. Spectacle assuré avec le dramaturge sicilien
Davide Enia, auteur lui aussi d'un premier roman, Sur cette terre comme au ciel, dont la
faconde très italienne réjouit l'auditoire.
Une pause-café, et place à Joann Sfar, qui fait sensation : il évoque Comment tu parles de ton
père, inspiré par le décès de ce dernier, sans jamais verser dans la gravité, multipliant, au
contraire, les anecdotes cocasses. Les rires fusent, les applaudissements sont nourris. La
séquence a même paru trop courte... Puis Jean-Michel Guenassia raconte avec éloquence
comment lui est venue l'idée de mettre en doute le suicide de Vincent Van Gogh par la voix
de la fille du Dr Gachet : sa thèse attise les curiosités.
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Paris, le 13 juin, grand show des valeurs sûres d'Albin Michel. Ici, Amélie Nothomb, qui a toujours "un trac fou"
malgré son 25e roman, "Riquet à la houppe". CYRIL BITTON/FRENCH POLITICS POUR L'EXPRESS
13h10. Comme d'habitude, le final revient à Amélie Nothomb, tout de noir vêtue, dûment
chapeautée. Toujours aussi spirituelle, la romancière présente son Riquet à la houppe, variante
du conte de Perrault. Et puisque c'est son 25e titre, champagne ! - sa boisson de prédilection.
Une coupe est servie à tout le monde. Ambiance bon enfant. "Je viens chaque année, cette
présentation est très importante, souligne la Belge. Tout se joue ce jour-là, les libraires ont un
rôle clef." Et d'avouer qu'elle a toujours "un trac fou". Pas question pour autant de s’entraîner :
"Plus on répète, plus on est mauvais !"
Pour Thierry Jobard, de la librairie Kléber à Strasbourg, ces avant-premières comptent
beaucoup : "Elles nous permettent de prendre de l'avance sur nos lectures. Quand on est en
province, c'est surtout l'occasion de voir des éditeurs et des auteurs avec qui nous sommes peu
en contact." Même Didier Ottogalli, l'un des dix représentants d'Albin Michel chargés des
librairies de premier niveau, déjà très informé sur la rentrée, apprécie ces tours de piste qui
l'aident à affiner ses présentations et à jauger du potentiel de tel ou tel écrivain, notamment
des débutants, auprès des libraires. Ce sont bien eux les vedettes du moment.
© L’EXPRESS JUIN 2016

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