Kilimanjaro 2004

Transcription

Kilimanjaro 2004
Par Claude Garceau, MD
Luxe et plaisir
Luxe et plaisir
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Kilimanjaro 2004
À TROIS-RIVIÈRES, au milieu des années 70,
il y avait peu à faire : le ciné-club du
Séminaire, la brasserie avant le cours de
biologie du vendredi ou la pratique de
hockey au centre Marcotte… Puis, en un
morne jeudi de novembre, un visiteur est
venu donner une conférence dans la salle
de spectacles du collège. Quinze étudiants étaient venus voir Haroun Tazieff,
le grand volcanologue français. J'ai appris
à ma grande stupéfaction qu'un immense
volcan de 6 000 mètres couvert de glace
se trouve en plein centre de l'Afrique et
qu'il est possible, avec prudence, d'en
tenter l'ascension. Cependant, vu du centre de la Mauricie, une expédition avec
ses jeeps, ses porteurs, son équipement
de haute montagne et ses dangers
savamment dramatisés par Tazieff semblait du seul domaine de l'explorateur
professionnel. Trente ans plus tard, l'industrie du tourisme a centré toutes ses
énergies vers une niche payante : les
hommes et femmes dans la quarantaine
avides d'exploits et de sensations que leur
profession ne parvient plus à leur procurer. On commence par le Kilimanjaro,
on finit par l'Everest?
L'ascension du Kilimanjaro
Les six mois d'entraînement semblent
porter fruit : je marche avec une grande
facilité. Aujourd'hui, nous allons traverser une forêt équatoriale tempérée. Le
tout relève plus de la balade que de l'expédition. Des porteurs s'occupent du
transport des tentes, de la nourriture et
des réchauds, du kérosène, des chaises
et même d'une toilette portative.
Officiellement, pas plus de 30 lb par porteur à la pesée aux portes du parc. En
fait, c'est souvent plus de 60 lb que
chaque porteur transportera jusqu'au
sommet et cela, pour quelques dollars
par jour; bien peu quand on pense au
décès par hypothermie de deux jeunes
porteurs le mois avant notre tentative.
D'ailleurs, deux croix rapidement tracées
avec des galets nous rappellent que la
vie n'a pas nécessairement la même
valeur selon les latitudes...
Photo originale : Dr Claude Garceau
À la conquête d’une autre merveille de l’Afrique
Cette forêt tempérée équatoriale me
trouble par son grand silence… À part
quelques singes columbus virevoltant au
loin dans la futaie, aucun son, rien qui
bouge, pas d’insectes piqueurs, pas de
serpents. Où sont les hordes de moustiques voraces et porteurs de malaria de
Haroun Tazieff? D’immenses fougères
sorties tout droit du précambrien semblent attendre les dinosaures. Nous
allons marcher demain environ 8 km;
une petite marche de santé vers des
hauteurs de 3 000 mètres.
lentement. De petits arbrisseaux sont
couverts de barbiches, mousses
grisâtres, presque lugubres, qui s’effilochent au gré des vents. Le ciel gris et
les nuages qui amènent une fine pluie
cachent le sommet, soudainement inaccessible et menaçant. Je me sens du
coup bien petit et je commence à douter.
Mes amis sont peu bavards. Difficile de
faire abstraction de tous ces récits de
voyage apocalyptiques sur Internet… Je
me sens soudainement petit et bien
vieux. Par ailleurs, la vie continue au-delà
de mes peurs. Les porteurs ont en effet
mis la table : on nous apporte de grands
bols d’eau chaude et le sahib peut maintenant prendre son thé à l’anglaise pendant que le « staff » prépare un délicieux
cari de poulet avec des fruits frais.
La vie en montagne
Nous sommes sur la montagne depuis
deux jours, mais elle est si vaste qu’il est
impossible de sentir une progression
quelconque vers le sommet. À la limite
des arbres, le monde minéral s’impose
La vie glaciale
À 3 000 mètres d’altitude, il n’y a que
roche et glace, ou presque. Nous en
sommes à traverser un immense champ
de lave : cette montagne est vivante et, il
y a 200 ans, une coulée de scories a tout
L’auteur est spécialiste en médecine interne, à l’hôpital Laval à Québec
balayé sur son passage. Un peu plus
loin, aucune lecture ne m’a préparé à
une telle merveille : sous mes yeux, une
petite vallée avec une pierre précieuse
encaissée entre les parois rocheuses, où
les miracles de l’évolution et un microclimat ont permis à de curieuses plantes
de croître à près de 10 000 pieds. J’évite
avec mes bottes de petits cactus cireux
capables de résister à la sécheresse de
la haute altitude, puis j’aperçois cet étonnant reliquat d’un autre âge : on dirait de
petits palmiers avec les feuilles non au
sommet, mais plutôt à la base. Cette vallée, ces plantes si bizarres : on se met
presque à penser qu’on a découvert la
Shangri-La, la vallée sans âge…
La vie à 15 000 pieds
Nous sommes maintenant en haute
montagne. Il n’y a aucune vie à 15 000
pieds d’altitude sauf quelques corbeaux,
ombres qui nous survolent en poussant
des cris lugubres. Nous nous couchons
vers 20 h : près de 150 voyageurs sur
une petite terrasse d’à peine 75 mètres
carrés. Impossible de dormir, il fait froid.
Le Diamox (un diurétique pouvant
prévenir l’œdème cérébral) me fait pisser sans arrêt. J’ai des engourdissements à toutes les extrémités (manque
de magnésium?). Mais vaut mieux les
engourdissements que la mort cérébrale.
À deux heures du matin, c’est le lever,
éclairé par la lampe frontale et ses 3
piles AAA neuves. Puis c’est la longue
procession vers le sommet. Six heures
de marche lente, très lente, très très
lente. Personne ne parle. Je regarde derrière moi et sur près d’un kilomètre, un
long chapelet de diodes clignotantes
s’étire. Pendant des heures, un grand
silence intérieur, rythmé par nos pas :
un, deux, pause, souffle, un, deux,
pause, souffle… Un mantra dans une
nuit étoilée sans vent.
La montée est facile, je suis déjà à
17 000 pieds. Je ne ressentirai jamais
d’essoufflement; toutefois, à 200 mètres
du sommet, j’ai envie de m’asseoir.
Heureusement, mon chef guide a in-
tuitivement compris que ma « fatigue » si
près du sommet n’est que la somme de
mes inquiétudes et qu’un bon coup de
pied au cul est tout ce qui est requis. Dix
minutes plus tard, c’est l’apothéose… La
lune est à ma droite, illuminant les
dernières glaces du Kilimanjaro; le soleil se
dresse à ma gauche, l’Afrique est à mes
pieds. Je ne resterai sur le sommet que 30
minutes, hébété de bonheur. Je me
rendrai compte plus tard comment l’altitude avait diminué mon jugement. Par je
ne sais quelle impulsion, je décide
soudainement que c’est le temps de
descendre et sans attendre le reste du
groupe, je décide de partir seul. Je confie
mon passeport et ma carte de crédit à un
porteur inconnu : je suis convaincu que ce
maudit crédit est très lourd et m’empêche
de descendre plus vite… Quant à cette
descente du Kilimanjaro, sachez que ce
fut pour moi une marche de la mort, un
compromis entre la glisse et le roulis qui se
termina par la perte, des mois plus tard,
de tous mes ongles de pied victimes de
bottes de marche trop grandes.
Pour une ascension réussie
La voie Machame au Kilimanjaro est la
plus belle (pour l’amant de la nature). Elle
se fait plus lentement, les chances de
succès sont donc plus grandes. Au sommet, la température est très variable (-5 à
-35). Les risques d’œdème cérébral ou
pulmonaire sont très présents. Il faut
donc être accompagné de guides d’expérience, capables de dire au client : « tu
dois descendre maintenant ». Un voyagiste moins cher peut lésiner sur la qualité ou la quantité d’accompagnement.
Pour votre sécurité, il faut choisir un voyagiste qui monte lentement (6-7 jours).
Dites-vous bien qu’atteindre le sommet
dépend moins des qualités physiques
que de la qualité de l’encadrement.
Si vous avez lu ces lignes et mon récit
précédent* de voyage en safari avec
intérêt, si la Tanzanie ou le Kilimanjaro
vous travaillent, faites vite, partez avant
que le prix de l’énergie ne déstabilise
toute l’infrastructure de l’Afrique et fasse
que les longs voyages ne soient que l’apanage des parvenus de fortune ou que
le réchauffement climatique n’ait fait fondre les glaces des sommets... ⌧
* Voir Santé inc. de novembre 2005, La chaleur de l'Afrique : www.santeinc.com/archives.htm
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