La coupe est pleine - Gymnase de Chamblandes

Transcription

La coupe est pleine - Gymnase de Chamblandes
La coupe est pleine
« Une traînée de tristesse, un goût d'amertume. »
Guy de Maupassant, Menuet, 1882.
Le vent frappait de toutes ses forces contre le chalet ; sifflant, ballottant les contrevents
mal arrimés. Son souffle plaquait une fine couche de neige contre les murs de la bâtisse.
Le bois, poli par les âges et les diverses tempêtes, était noir comme le charbon ; des
bacs à fleurs, ensevelis par la neige, laissaient imaginer les géraniums qui devaient se
trouver là, à la belle saison. Sous la poutre faitière, on devinait sa date de construction:
1859 ; un autre temps. Jadis, ce chalet était esseulé au milieu des pâturages et la vue
était imprenable sur toute la vallée. Avec le temps, les diverses constructions
avoisinantes avaient eu raison de cet isolement, mais heureusement, pas encore de la
vue.
Alors que la tempête faisait rage et qu’une énorme couche de neige menaçait de briser
le toit, cette chaumière dégageait une certaine sérénité ; cela semblait être un endroit où
il fait bon vivre. On pouvait distinguer le chalet de loin, car une vive lumière
s’échappait de ses fenêtres. Une fumée grisâtre semblait sortir de nulle part, mais si l’on
était très attentif, on remarquait le haut de la cheminée en cuivre qui dépassait de
quelques centimètres la couche de neige. Devant le jardin, un chat était pris au piège
dans cette masse blanche infinie ; malgré toute sa volonté, il n’arrivait pas avancer.
Martha maniait les aiguilles à tricoter avec minutie, ses petites lunettes de vue posées
sur le bout de son nez. Elle tricotait un pull de laine vert sapin devant la grande
cheminée, dans laquelle deux grosses bûches brûlaient. La chaleur dégagée par le feu
emplissait la pièce. Martha se sentait bien en ce début d’après-midi tempétueux. Sa vie
n’avait été que dur labeur. D’un emploi à l’autre, elle avait trimé dans de nombreuses
usines manufacturières. Elle profitait du chalet qu’elle avait acquis avec son mari, Léon,
au moment de la retraite. Celui-ci avait fait une belle carrière dans l’enseignement, ses
collègues admiraient l’entrain, la force et la passion qu’il mettait à transmettre son
savoir. Cependant, les dernières années avaient été difficiles. Les élèves étaient devenus
de plus en plus turbulents et moins assidus ; le maître, idéaliste d’un autre âge. Ces
tourments l’avaient changé. L’homme joyeux et sympathique qu’il était s’était envolé.
Son cœur était rempli d’amertume de n’avoir pas pu accomplir sa tâche jusqu’au bout.
Alors que la tempête ne faiblissait pas, Léon poussa difficilement la lourde porte
d’entrée, qui crissait sous le poids des ans, puis trébucha sur le pas-de-porte. Comme
tous les jours, il rentrait de Chez Pierrot, le bistrot du village. C’est là que les hommes
de son âge allaient lire le journal, suivre la descente de ski alpin, ou discuter des affaires
courantes ; toujours en buvant un verre de blanc. On pouvait y apprendre toutes les
nouvelles du village ; les ragots et les rumeurs. C’est aussi là qu’on pouvait médire sur
les habitants des autres vallées, les touristes de passages et les quelques originaux qui
venaient s’installer ici. Léon était un de ces derniers, mais ses aïeuls étaient originaires
du village, ce qui lui avait permis de se faire accepter facilement.
Comme à son habitude, Léon entra dans la cuisine, remplit la bouilloire d’eau et sortit
un petit bol en verre rempli de carrés de sucres qu’il déposa sur la belle nappe blanche.
Il poussa du pied une des grosses chaises de bois massif qui entouraient la table. Ayant
du mal à la déplacer, il maugréa et s’assit lourdement. De sa voix rauque et légèrement
avinée, il appela Martha pour lui annoncer que son café était servi. Puis, il ouvrit le
placard qui se trouvait juste derrière lui, tritura les bouteilles, carafes et autres fioles qui
se trouvaient à l’intérieur et sortit une carafe remplie de cognac. Après s’être servi un
verre, Martha entra dans la cuisine. Elle remarqua le verre, mais ne dit rien ; elle avait
l’habitude. Léon buvait son cognac tous les jours après être rentré de Chez Pierrot. Mais
ces derniers temps, il se resservait une fois, deux fois… Martha n’en pouvait plus. Elle
lui dit sur un ton rempli d’amertume : « Tu passes ton temps à boire ! » Il regarda
vaguement dehors, tourna la tête vers elle et lui répondit sur un ton acrimonieux: « Si à
mon âge je peux pas faire ce que je veux… J’ai le droit de me faire plaisir ». Léon prit
la carafe et remplit son verre à ras bord comme s’il voulait la provoquer. Martha réagit
au quart de tour : « Ivrogne ! Soûlard ! Poivrot ! » Éméché par l’alcool, ces mots qu’il
trouvait insultants le firent réagir au quart de tour. Il tira violemment sur la nappe ; la
carafe, la cafetière, la tasse et le verre percutèrent le carrelage de la cuisine. Le bruit de
verre brisé résonna dans toute la pièce. Martha vociféra : « Mais tu es devenu fou ! » Il
la saisit par les épaules, la regarda droit dans les yeux ; on entendait son cœur battre ; sa
cage thoracique se gonfla et il cria de toutes ses forces : « Laisse-moi vivre ! » Léon
sortit de la cuisine, appuya son dos contre le mur et se laissa glisser pour se retrouver
assis sur la vieille moquette grise qu’il palpa de ses mains. Deux grosses larmes
coulaient sur chacune de ses joues. Il n’avait pas le droit de se comporter ainsi envers sa
femme, il le savait, mais il n’arrivait pas à lutter. Il essayait de se battre, en tout cas
c’est ce qu’il croyait. Il marmonna en sanglotant : « Pardonne-moi… Pardonne-moi ».
Martha vint l’aider à se relever. Ils ne parlaient pas. Ils n’avaient pas besoin de mots.
Le lendemain, en rentrant de Chez Pierrot, Léon s’enferma dans la cuisine. On en
entendit sortir quelques sanglots.
Romain Buchs - 2013