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Cycle « Le monde change : comprendre pour agir » La révolution informatique et la cyber-citoyenneté Philippe Aigrain Informaticien, chercheur, ancien chef du secteur « technique du logiciel » à la Commission européenne fondateur de l’association « La quadrature du net » Pour que vous sachiez « d’où je parle », je précise que je dirige une petite entreprise qui fait des applications informatiques, des logiciels libres1 en l’occurrence, qui servent à des activités collaboratives entre citoyens ou entre individus, principalement autour de la production de commentaires sur des textes, l’organisation de débats et les choix entre plusieurs options d’action possible. Ces outils, on les utilise pour organiser des opérations de démocratie participative pour le compte de collectivités territoriales, d’agences publiques ou parfois de fondations. Les citoyens sont invités à donner leur avis ou à construire ensemble des propositions à destination des décideurs politiques. Je suis par ailleurs fondateur d’une association de fait, c’est-à-dire un simple collectif citoyen, appelée « La quadrature du net » qui défend les libertés, et les droits fondamentaux dans l’espace numérique et qui soutient des propositions de politiques publiques qu’on estime plus adaptées à la culture numérique ou l’espace numérique que celles qui existent pour l’instant. Aujourd’hui je vais être à cheval sur les deux sujets, avec une réflexion sur le rapport entre l’informatique et la démocratie. Mais mes deux registres d’activité sont inséparables. 1 Concernant les logiciels libres ou propriétaires, on apprend par exemple qu’Internet Explorer qui est l’outil de promenade sur Internet de Microsoft, est passé en-dessous de la barre des 50 % des choix des internautes. C’est donc un petit clin d’œil sympathique pour les gens qui, comme Philippe Aigrain, militent pour le bien commun (note de l’animateur GREP) Cycle « Le monde change : comprendre pour agir » 383 Ma présentation sera structurée en trois temps. • Premier temps : rappel, d’où viennent l’informatique et Internet ? Qu'est-ce que c'est et qu’est ce que ça fait ? Pourquoi l’informatique et Internet peuvent-ils créer de nouvelles capacités démocratiques, ou peut-être même ont déjà créé de nouvelles capacités pour leurs utilisateurs. • Deuxième temps : il sera centré sur le présent, c’est-à-dire le passé récent avec l’irruption de mouvements démocratiques pour lesquels l’usage de l’informatique ou d’Internet est une des composantes importantes. • Troisième temps : on se posera des questions à propos du futur, on se demandera ce que ça va devenir. Quels sont les défis pour que les tendances positives que je vais vous présenter soient porteuses de renouveau politique et social ? Rappel sur l’informatique et Internet Qu'est-ce que l’informatique et l’Internet ? Je sais par retour d'expérience de ce type de conférence, que le niveau d’appropriation et de connaissance sur l’informatique parmi le public est assez hétérogène. Il faut donc que j'arrive à en dire quelques mots (pas trop, pour que cela n’ennuie pas ceux qui le savent déjà). Dans l’émission de France-Inter « Le téléphone sonne » de ce soir, qui parle de la culture numérique on oubliera probablement qu’il y a de l'informatique derrière la culture numérique. Dans l’émission, on va parler uniquement du rôle d’Internet. Peut-être parce que je suis informaticien, je pense que l’informatique est importante. Internet est un réseau qui existe uniquement parce qu’aux bornes de ce domaine, il y a des machines qui sont des machines informatiques. Donc qu'est-ce que l'informatique ? J’espère que vous serez indulgent pour cette définition en une phrase : C'est la possibilité de représenter une infinité de choses par des symboles et de traiter ces choses, de les transformer, de faire des calculs avec, de les présenter au public, au moyen de machines dont les instructions sont elles-mêmes définies par de l’information qui est un texte qu'on appelle un programme d’ordinateur (appelé aussi logiciel). C’est un texte qui explique à une machine ce qu’elle doit faire. 384 Ce qui est spécifique dans l’informatique est que, souvent, on traite l'information en oubliant ce qu'elle représente. Un programme qui sert à trier des nombres va pouvoir fonctionner indépendamment de savoir si ces nombres représentent la population de villes ou les revenus d'individus. Donc, l'information s'applique à elle-même et le programme peut être transporté d'un domaine à un autre et se combiner avec d’autres programmes. Cela explique que l'informatique soit un extraordinaire domaine de coopération et de cumul d'innovations. On a créé beaucoup de petits programmes qui, combinés les uns avec les autres, (méthodes pour faire des calculs, logiciels qui mettent en œuvre ces calculs etc.) engendrent une sorte d'affinité naturelle des pratiques, notamment des informaticiens, avec l'idée de l’échange et de la collaboration. ouverte. Ce n'est pas seulement une vue de l'esprit, ou un biais personnel : jusque vers 1970, c’est-à-dire durant les 25 premières années de la programmation, on n'a jamais pensé à faire autrement. Les gens, y compris parfois dans des entreprises concurrentes, s'échangeaient entre eux les programmes qu'ils faisaient. L'immense quantité de programmes qu'il fallait développer pour mettre en œuvre toutes les applications qu'on avait en tête était telle que c’était complètement idiot de gaspiller du temps humain pour refaire et ne pas profiter de ce qui avait déjà été fait. Depuis 1980, cela a complètement changé. Cela a commencé aux USA et plus tard en Europe. On s’est approprié les logiciels, on a interdit de les copier. On a même commencé à déposer des brevets sur les méthodes que les logiciels mettaient en œuvre. Internet est un réseau qui a été conçu par des informaticiens contre les opérateurs de télécommunication. On parle toujours de l'origine militaire d'Internet, mais la conséquence de l’origine militaire d'Internet est avant tout qu'on n'a pas demandé aux opérateurs de télécommunication leur avis sur Philippe Aigrain - La révolution informatique et la cyber-citoyenneté comment devrait être ce réseau. Si on leur avait demandé, il ne serait pas du tout comme il est maintenant. C’est-à-dire un réseau qui transporte des paquets d'informations en ignorant totalement ce que représentent ces paquets et de qui ils viennent. C’est ce qu'on appelle la neutralité du net. C’est un concept très libéral que les acteurs engagés politiquement ont parfois du mal à comprendre, car d'habitude quand on entend neutralité, on se dit « Oh là c'est encore le plus fort qui va gagner ! » La neutralité de la transmission, c’est le fait que dans, le protocole d'Internet, un paquet d'informations est transmis indépendamment de celui qui l'a produit, indépendamment de là où il va, indépendamment de ce qu'il représente, de quel média l'utilise, ou de quel protocole (jusqu'à un certain degré) est utilisé pour l’échange de cette information. C'est cela que, dans le jargon technique d'Internet, on a appelé « mettre l'intelligence à la périphérie » et qu'est ce qu'il y a à la périphérie ? Il y a vous et moi. La vision des créateurs d'Internet, et c'était explicite dès les années 60, c'était un réseau bête et non déterministe et il est très intelligent de faire un réseau bête et non déterministe. On n’était pas sûr que le paquet prendrait le chemin le plus court pour aller quelque part, ou qu'il irait le plus vite possible. Par contre c'était les gens, les émetteurs en particulier, qui avaient le pouvoir de décision de vers qui ils voulaient l'envoyer. Ces propriétés, qui sont des propriétés techniques ou scientifiques de l'informatique et d'Internet, ont été porteuses d'effets qu'on n'a pas perçus au début. Pourquoi ? Parce qu'au début, il n'y avait des ordinateurs que dans de très grandes organisations, l'armée, les plus grosses entreprises, et l'appareil d'État. Et cela a été vrai jusqu'à la fin des années 70. Pendant cette période, les grosses, entreprises, les administrations, et les appareils d’État se sont servis de l'informatique pour développer leur savoir sur les sociétés, optimiser les processus, par exemple l'optimisation du profit, optimiser le contrôle des activités dans les sociétés… Cette époque a vu fleurir les applications informatiques dans beaucoup de domaines. J'étais déjà là, et je fais partie des gens qui ont écrit, dans les années 70, des textes de dénonciation de l'informatique comme outil de contrôle et de surveillance, dénonciation qui serait toujours valable aujourd'hui pour certaines activités. A l'époque, il y avait déjà Jacques Ellul en France, Ivan Illich en Autriche puis au Mexique qui a écrit un magnifique texte de dénonciation des effets de surveillance et de contrôle de l'informatique (« Le silence est un bien commun », je vous invite à le lire2). Manuel Castells publia en 1996 le premier tome de « L’ère de l’information », « La société en réseaux », document de référence sur le sujet. Il disait « C'est vrai, l'informatique et Internet (il n’y avait pas le web à l'époque, mais on savait déjà communiquer à distance) peuvent servir aux individus pour agir, se coordonner et collaborer, mais cela ne pèse pas lourd à côté de la capacité des grandes organisations à développer le contrôle et la surveillance ». Puis l'appropriation sociétale de l’informatique et d'Internet a tout changé, mais cette appropriation sociale est devenue de plus en plus manifeste seulement à partir de 1995. Si vous remontez aux racines, vous trouverez plein de choses dans les années 70 et 80 qui sont importantes, et j’en parlerai un peu après. Mais la diffusion sociale large des micro-ordinateurs dans les années fin 80 débuts 90, et leur connexion en réseaux d'individus ne se produisent qu'avec la naissance du web qui date de 90/91 et qui s'est diffusée dans la société vers les années 93-95. Et qu'est-ce qui est apparu ? Des effets démocratiques incontestables. Ceux-là, tout le monde les reconnaît : c'est le développement d'une gigantesque sphère d'expression publique. Il y a actuellement 2 milliards d'humains qui accèdent à l'Internet à partir de micro-ordinateurs, à comparer avec les 4,5 milliards de gens qui ont des téléphones portables (je trouve ce chiffre un peu excessif mais c’est ce qui se dit). Les téléphones portables dominent dans les pays en voie de développement et émergents, seule une minorité d’utilisateurs a des smartphones (qui sont des micro-ordinateurs contrôlés propriétairement). Le reste des utilisateurs a des ordinateurs un peu infirmes mais avec des capacités tout à fait importantes. 2 http://www.preservenet.com/theory/Illich/Silence.html Cycle « Le monde change : comprendre pour agir » 385 L'expression publique mobilise des centaines de millions d’utilisateurs (et utilisatrices). Il y a environ 20 % des usagers d'Internet à partir de micro-ordinateurs qui sont engagés dans des pratiques de production de contenus dans tout une série de médias qui sont potentiellement accessibles par tout le monde. Cela ne veut pas dire qu'il y a plus de 5 personnes qui regardent certains contenus, mais cela veut dire que n’importe qui, qui connaît l’existence du contenu ou est capable de le retrouver, peut y accéder. Ce sont des contenus virtuellement accessibles à tout le monde. Parmi ces 400 millions de personnes qui produisent ou s'expriment sur des choses très variées, (depuis des choses personnelles jusqu'à des choses publiques, comme l'art ou un sujet général qui les intéresse, y compris des choses que d'autres personnes réprouvent), il y a une proportion très importante qui est engagée dans des efforts qualitatifs pour y parvenir mieux. La qualité se définit par le fait qu'elle est appréciée par beaucoup et je ne peux pas vous donner un indicateur sûr de la qualité autre que celui qu'il y a pas mal de personnes qui s’intéressent à ce qu'ils font ou disent. Chacun se fait sa propre idée. Si vous allez sur un site de partage de photographie (comme http://www.flickr. com) et que vous vous demandez quelle est la proportion de photos que vous estimez de qualité, quelle que soit la définition raisonnable qu'on donne au mot qualité, vous vous rendrez compte qu'il y en a beaucoup. C'est un véritable défi démocratique politique et culturel. Nous ne sommes pas équipés pour vivre dans un monde où tant de gens font des choses intéressantes, ont des pensées intéressantes, car notre construction de la reconnaissance culturelle politique et sociale est basée sur le fait que la détection de l’intérêt a été faite en amont pour nous, soit par des acteurs éditoriaux qui sélectionnent ou soit pour la rareté de l'accès à l'expression publique. Il y a un défi de ce côté-là et c'est ce défi qui va devenir explosif pour le politique comme vous le verrez plus tard. Il y a un autre effet d'Internet et du numérique. Ils bousculent une situation qui s'est installée à l’ère industrielle, et en particulier l’ère des industries culturelles. Le face à face entre des producteurs et des consommateurs, ou entre des créateurs et des récepteurs, un face à face très dualisé, avec des positions très distinctes, (on est l'un ou l'autre), ce face à face est remplacé par un continuum de positions où on peut être un récepteur complètement passif (relativement passif car nul ne regarde ou écoute sans être actif) ou on peut être quelqu'un avec une écoute analytique ou avec un visionnement critique ou une lecture attentive de tel ou tel point de vue. On peut être quelqu'un qui recommande à d'autres gens, on peut être quelqu’un qui publie sur quelque chose à laquelle il accède, on peut être praticien amateur de l'expression ou de la création dans tel ou tel domaine, on peut être un semi-professionnel etc. Il y a tout ce continuum de positions qui vient contester l'économie même des produits de culture mais aussi l'économie du temps. 386 Les industries culturelles ont vécu sur leur capacité à capturer le temps des gens, comme c'est le cas de la télévision qui a capté plus de la moitié du temps libre de l’humanité dans les pays développés en moins de 30 ans, (c'est un exploit inédit dans l’histoire de l’humanité) et qui vit de la rentabilisation assez médiocre de ce temps capturé. Je ne vous ressors pas la phrase du temps de cerveau disponible3 mais c'est exactement de ça qu'il s'agit. Ces industries de capture du temps sont menacées, mais également les industries de promotion d'un petit nombre de contenus. Paradoxe de ce moment que nous vivons maintenant : nous vivons l’ère de la sortie des industries culturelles, de la perte de capacité des individus liée au face à face entre producteurs et consommateurs, mais en même temps nous sommes à l'apogée de l’ère de la télévision et des industries culturelles. Beaucoup des effets que les gens reprochent aujourd'hui à Internet sont en fait des effets des mass médias. Par exemple, en s'emparant de choses qui existent déjà sur Internet mais y font l'objet de commentaires critiques pour les diffuser dans des médias centralisés où cette fonction n'existe pas. 3 Annonce de Patrick Le Lay, PDG de TF1 en 2004 : TF1 « vend du temps de cerveau disponible » Philippe Aigrain - La révolution informatique et la cyber-citoyenneté Pendant 30 ans, certains doctes sociologues, dûment financés par des intérêts économiques, nous ont expliqué que la télévision n'avait aucun impact sur le champ politique et les choix politiques des gens. Quand John Condry4 a écrit un article célèbre « Voleuse de temps, servante infidèle » qui est une critique de la télévision, Dominique Wolton5 ou Jean-Louis Missika en France continuaient à défendre sa fonction de création du lien social par la communion télévisuelle. Mais, juste au moment où la télévision commence à perdre la maîtrise du temps des citoyens, ses effets s'exercent à plein car elle a développé des outils, des formats et des modes d'encadrement de débats publiques ou d'imposition de sujets qui seront particulièrement efficaces tant qu'on n'aura pas construit des antidotes. Donc S. Berlusconi, N. Sarkozy et même T. Blair, ne sont pas des anomalies, ils sont vraiment des phénomènes typiques de notre époque. Mais en même temps, ce sont des pouvoirs menacés. Et les pouvoirs menacés sont agressifs. Les changements apportés par Internet aujourd’hui Maintenant je vais vous montrer ce qu'Internet et l'informatique ont vraiment changé. Et ce qu'ils ont vraiment changé, ce n'est pas qu'on peut faire des manifestations rapides, grâce à Facebook, qu’on peut faire des apéros géants ou que c'est merveilleux car on peut lire un milliard de tweets pour comprendre ce qui se passe autour de nous, (mais est-ce vraiment merveilleux de pouvoir lire un milliard de tweets ?). Je vous montre des images qui viennent d'une conférence sur le futur de la démocratie qu'on m'a demandé de faire en juin dernier. Je vais partir d'une petite histoire. Cela se passe le 4 janvier 2011. Un Biélorusse : Evgueny Morozov émigré aux USA, a publié un livre, « The Net Delusion : The Dark Side of Internet Freedom (La tromperie du Net) ». Il y attaque les prétentions d'Internet et de l'informatique à être vecteur de démocratie. Comme il est Biélorusse, il s'y connaît en régimes autoritaires. La thèse principale du livre est qu'internet est impuissant comme mécanisme de promotion de la démocratie. Et les arguments utilisés pour convaincre ne sont pas complètement absurdes : Internet est surtout utilisé pour les loisirs (c'est vrai), il peut être censuré d'une façon qui n'est pas facile à contourner (c'est vrai), et les gouvernements y font de la propagande, comme le gouvernement chinois, qui a des armées de gens appelées les « armées de 5 yuans » parce que ces gens sont payés 5 yuans pour émettre des SMS ou mettre sur Internet des commentaires favorables au gouvernement et pour espionner les dissidents. 4 John Condry, éducateur universitaire américain, expert de l’impact psychologique de la télévision, mort en 1993. A écrit aussi : « La télévision, un danger pour la démocratie » 5 Dominique Wolton dirige aujourd'hui l'Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC), structure transverse et interdisciplinaire fondée en 2007. Cycle « Le monde change : comprendre pour agir » 387 Evgeny Morozov n’a pas de chance, car il publie son livre le 4 janvier 2011 au moment où la révolution Tunisienne bat son plein. Dans le cas de la révolution tunisienne, les avis sont partagés à l’étranger sur le rôle qu'aont joué Internet et l'informatique, mais les Tunisiens l'appellent « La révolution des blogueurs ». Le mot « Révolution de Jasmin » est venu de l'extérieur. Immédiatement une polémique se déclenche sur le livre de E. Morozov avec un article du blog d'une anthropologue de la technique qui vit aux USA et qui est d'origine turque : elle oppose aux analyses de Morozov, les capacités à s’informer, à s'organiser et construire des leviers d'action, grâce à Internet, et affirme qu'elles sont au cœur des nouvelles capacités démocratiques. Son analyse est passionnante. A ce stade-là, c'est argument contre argument, on ne sait pas encore ce qu'il en est. Pour les gens qui travaillent sur le rapport entre politique, société, informatique et Internet, Manuel Castells6 est la référence. Il est Catalan et a des sources un peu anarcho-libertaires. Entre le moment où il a dit « ça ne fera jamais le poids » et maintenant, il y a eu une lente évolution où il a compris l'intérêt des logiciels libres et de leur appropriation par l’économie sociale. Il dit maintenant : « ces insurrections dans le monde arabe, sont un tournant majeur dans l'histoire politique de l‘humanité (rien que ça !) et l’un des changements les plus importants introduits dans le domaine du possible par Internet dans tous les aspects de la vie économique et de la culture et cela ne fait que commencer ». Le plus important c’est « dans tous les aspects de la vie des sociétés » : ce à quoi il fait référence, c'est ce que les anglo-saxons appellent « agency » c’est-à-dire la capacité d'action. Ce que permettent l'informatique et Internet, c'est de démultiplier la capacité de production, d'actions, de moyens d'expression et de coordination des gens. Cela ne veut pas dire que les gens vont produire, se coordonner, agir selon ce qui vous plaît ou ce qui me plaît à moi. Cela multiplie la capacité d'action de tout le monde. Mais cela a pour effet de changer l'équilibre entre les capacités d'action des petits groupes et les individus, et celle des États et des grandes entreprises. Le même Manuel Castells est intervenu à la campada du mouvement « Democracia Real Ya » à Barcelone le 5 mai 2011, où le mouvement dure depuis 3 semaines. Il a fait un exposé sur les enjeux de l'information et de la communication. C'est un discours de 45 minutes, et c'est absolument génial, vous pouvez le trouver sur le Web7. Écoutez-le si vous comprenez l'espagnol. J'ai extrait une petite phrase où il dit quelque chose qui pour moi est important : « Ce mouvement durera et transformera notre monde parce que cela n'est pas le mouvement d'une organisation, c'est un mouvement de personnes, et les personnes ne sont pas créées ou détruites, elles se transforment ». C'est une expression très étrange car on sait que les personnes, il y en a qui disparaissent et d'autres qui apparaissent, mais cela met le doigt sur ce qu'Internet à vraiment changé. Internet et le numérique n'ont pas changé uniquement ce qu'on fait avec. Ce qui a changé, ce sont les gens, les personnes, les individus. 388 6 Manuel Castells né en Espagne, est professeur de sociologie et de planification urbaine et régionale depuis 1979 à l’Université de Berkeley en Californie. 7 http://www.youtube.com/watch?v=2nWa32CTfxs&feature=related Philippe Aigrain - La révolution informatique et la cyber-citoyenneté Sur des photos du même rassemblement d’occupation à Barcelone, on voit des choses (pas forcément nouvelles) : sur un dôme, plein de slogans et de dazibaos catalans. (Moi je suis né à la politique dans un mouvement dont ses slogans étaient ce qu'il faisait de mieux, donc ce n'est pas nouveau !) Ce n'est pas Internet qui a inventé les beaux slogans (comme celui-ci « Si vous ne nous laissez pas rêver, nous ne vous laisserons pas dormir »), mais à l'inverse, ce sont les gens qui ont inventé ce type de mots qui ont inventé aussi Internet et son appropriation sociale. Entre 1968 et 1972, « The whole earth catalog » était le livre obligatoire dans toute communauté alternative. Il fournissait tout ce qu'il fallait savoir pour une vie communautaire, écologique, alternative dans le milieu marginal et un peu écolo. Ce catalogue était édité par Stewart Brand, qui a été le fondateur du premier fournisseur d'accès à Internet, appelé aussi The WELL (ce qui voulait dire Whole Earth 'Lectronic Link). Il y a une authentique continuité historique aussi dans le fait que le fondateur de l’Electronic Frontier Foundation8, John Perry Barlow, était le parolier des Grateful Dead (groupe rock américain créé en 1965). Aujourd'hui heureusement, Internet, l'informatique et leurs usages politiques vivent au-delà de ces pionniers qui sont plus âgés que moi. Qu'est-ce qu'il y a aujourd'hui qui n'aurait pas existé à l'époque ? On voit sur les photos des gens qui sont en positions délibératives. Ils sont même engagés dans une frénésie de délibération. J'ai un ami qui dit que c'est une arme inventée par le grand capital pour s'assurer que certes la révolution sera intéressante, mais qu'elle ne se produira jamais. Ces gens vont passer des heures à décider comment décider quelle organisation on adoptera pour produire la plate-forme qui va servir de base de travail sur un futur programme. Ce n'est pas nouveau : on faisait déjà cela de façon désorganisée avant Internet.Mais maintenent, c'est fait de façon organisée avec des rôles, des trucs sociaux absolument passionnants dont je n'ai pas le temps de vous parler. En plus de cela, ces militants sont engagés dans une frénésie de conversation mais du genre de conversation que Zeynep Tufekci avait avec Morozov, c’est-à-dire qu’on ne se parle pas forcément l'un avec l'autre, mais qu'on juxtapose les positions de chacun. Ces conversations-là sont souvent sans paroles mais à travers elles les idées passent de façon relativement fluide pour qui veut se les approprier. Puis ces personnes sont dans une frénésie de représentation d'elles-mêmes comme collectif. Ceci est très impressionnant dans les révolutions arabes. Dans le cas de la Syrie, avoir sa photo dans des vidéos sur Internet est extrêmement dangereux et pourtant vous voyez beaucoup de Syriens filmant dans les manifestations à Homs et à Daraa qui sont des endroits dangereux. Ils filment les manifestants de dos pour ne pas les gêner et les gens se retournent pour être sur la vidéo. Cela veut dire que se représenter par des collections de photos, est un enjeu politique de construction du collectif, comme groupe composé de personnes dont l'individualité compte. Pour l’instant vous m'avez cru sur parole. Je n'ai rien prouvé au sujet de l’Internet et de l’informatique ou sur le fait que les gens ont été transformés, mais cela s'est passé en même temps. Ce n'est pas une preuve, mais c'est une hypothèse qui a une certaine fécondité. On peut aller un peu plus loin que cela dans la réflexion. Les gens que vous voyez sur les photos ci-après, sont des blogueurs ou des blogueuses. L'un d'entre eux est mort, celui qui a le jerrican, qui a été tué dans la banlieue de Benghazi, mais les autres sont tous aujourd'hui des blogueurs ou des blogueuses. Milad Doueihi9 est un grand spécialiste de la culture numérique. Il l'a définie comme une sorte de culture anthologique, une culture qui collectionne plein d’éléments. Il a publié dans une revue qui s'appelle « Sens public », des commentaires sur les révolutions arabes qui sont vraiment passionnants. 8 Né après le Chaos Computer Club allemand c’est une sorte d'antécédent américain de « La Quadrature du net ». 9 Milad Doueihi est historien des religions, titulaire de la Chaire de recherche sur les cultures numériques à l’Université Laval de Québec. Cycle « Le monde change : comprendre pour agir » 389 Il y dit que le changement de nature radicale se lisait dans un nouveau regard porté sur le monde et une transformation de l’espace public. Et il a cette phrase énigmatique « Quelques noms propres, un lieu et la foule ». Ce que vous voyez sur les photos, ce sont des noms propres. Ce sont des gens qui ont été invités dans les pays occidentaux pour parler des blogueurs tunisiens. On connaît leur nom car des journalistes les ont vus là-bas et les ont fait connaître ailleurs. Mais autour d’eux, il y a chaque fois quelques dizaines de personnes, qui les lisent, les apprécient, diffusent leurs idées, parfois sont invitées à s'exprimer sur l'un des blogs qu'ils suivent, comme cette jeune femme qui est dans le coin en haut à droite. Il y a une foule d’internautes lisant ces blogs, et cette foule se réunit dans l’espace public, ce qui a été la grande surprise. Moi-même en février 2011, j’ai écrit un texte disant « mais comment font-ils ? », car nous, quand on appelait à une manifestation, parmi les gens de l’activisme numérique, on se retrouvait à quelques dizaines. Tout a changé depuis les printemps iranien et arabe (voir les manifestations récentes anti-ACTA). Mais cette foule, quand elle se réunit, c’est une foule de personnes. Ce n’est pas une foule de masse, impuissante et manipulable. C’est une foule où chacun réfléchit ; et même lors d’une manifestation anecdotique, fragile et réprimée, comme Occupez la Défense10 chacun pense à chaque geste, intervient sur les gestes des autres, par exemple sur la question clé de la non-violence. 390 Si j’avais fait cette conférence du 20 juin 2011 deux semaines plus tôt, il y aurait eu un portrait de plus, celui d’une blogueuse qui n’existait pas. Il s’agit du blog « A gay Girl in Damascus », qui était une production absolument passionnante sur le mouvement contestataire en Syrie. Mais ce blog était d’une certaine façon une manipulation bien intentionnée d’un Américain faisant des études de sociologie en Écosse et connaissant bien le Moyen Orient. Oui, sur Internet vous allez rencontrer des tromperies, qui peuvent être dangereuses. Cette dernière tromperie aurait pu être dangereuse pour des gens qui avaient pris sa défense en Syrie et même ailleurs ! Je vais faire une affirmation (qui demanderait tout un débat) : la volonté ou l’effort de rendre impossible ces tromperies, par exemple en imposant des identités aux gens qui s’expriment, ou d’interdire leur propagation en filtrant leurs contenus, serait infiniment plus nuisible que l’existence de ces tromperies qui nous impose la création d’un nouvel esprit critique, individuel et collectif. Défis pour un renouveau politique Aujourd’hui, l’état des nouveaux mouvements démocratiques qui se sont développés et qui font un usage très innovant d’Internet et de l’informatique, des mouvements comme « Occupy Wall Street », nous donne l’impression d’assister à une merveille. Ces mouvements qui apparaissent suscitent l’émerveillement, par leur simple existence, par le fait que les raisons qui les motivent, qu'on les connaît (parfois 30 ans pour certaines) et qu'il ne se passait 10 Occuper la Défense le 5 Novembre 2011 à Paris : action des Indigné-e-s à Paris Philippe Aigrain - La révolution informatique et la cyber-citoyenneté rien, ou que ce qui se passait ne nous était pas visible. Il y a enfin un effort pour reprendre en main la financiarisation de l’économie, poser de front la question des inégalités sociales, se réapproprier le champ démocratique dans les décisions politiques. Donc, ça, c’est fabuleux, mais en même temps, l’impression de fragilité de ces mouvements est très grande, ou du moins elle l’est pour moi. La difficulté que ces mouvements ont pour passer à la construction de positions politiques et à des institutions qui pourraient les mettre en œuvre est très grande. Elle laisse le champ libre à des gens qui peuvent tenir le même discours de dénonciation du pouvoir oligarchique, mais avec des intentions beaucoup moins sociétalement généreuses et nobles. Donc il y a des défis urgents à relever. Le premier de ces défis urgents, je ne vais pas m’y éterniser, c’est de protéger l’acquis de l’infrastructure numérique ouverte. Elle est l’objet d’attaques, parfois au sens d’actions violentes exercées à son encontre par des pouvoirs politiques ou des entreprises, mais parfois aussi de crises. Par exemple un phénomène tragique comme la recentralisation des sites de stockage et d’accès à l’information d’Internet a pu se passer parce qu’on y a consenti. Il n’y a aucune raison pour qu’un réseau social comme Facebook soit centralisé. Vous pourriez stocker vos informations sur vos amis et sur ce que vous faites sur votre propre machine. Cela marcherait tout aussi bien : vos amis pourraient connaître ce que vous faites et vous pourriez même être lu par votre grand-mère si vous le souhaitiez. Simplement, ce serait un petit peu moins commode. Ce que mon ami Eben Moglen11 appelle « la dictature de la commodité », a fait que, en offrant des services tels que les réseaux sociaux, des acteurs ont pu centraliser des réseaux gigantesques (700 millions de personnes pour Facebook), ou monopoliser des fonctions absolument essentielles comme l’accès à l’information pour Google, ou des outils de base de la collaboration, de nouveau pour Google, alors qu’il existe des alternatives, mais qui demandent pour être adoptées une chose qui nous manque beaucoup qui sont la problématisation de la technologie et de son usage. Pourquoi cette problématisation nous manque-t-elle beaucoup ? C’est l’héritage de la révolution industrielle : « un machin » qui marche, est un « machin » dont on n’a pas besoin de s’occuper. C’est une boîte noire. Si je suis obligé de le réparer, c’est qu’il y a quelque chose qui a été mal conçu. C’est venu très progressivement. La voiture, jadis, quand il y avait un bruit, on savait ce que c’était : aujourd’hui la garantie est perdue si vous ouvrez le capot (j’exagère à peine…). En Afrique, on se bagarre pour les dernières 504 car elles sont les dernières voitures non électroniques, que l’on peut réparer. Tout cela s’est étendu à l’informatique. Mais l’informatique, c’est une technologie de l’esprit. On peut la comparer à une langue. Quand vous renoncez à décider de ce que va devenir une technologie, ou comment vous allez vous en servir, c’est comme si vous acceptiez que le texte que vous écrivez ou le style dans lequel vous l’écrivez soit dicté par un fournisseur de service. Reproblématiser les technologies, c’est plus vite dit que fait, car quand on veut faire quelque chose soi-même, se demander comment le faire, c’est du temps et donc du temps perdu. Il y a une tension comme celle dont je parlais tout à l’heure : avec mon ami qui disait « leur programme va être super, mais il n’existera jamais ». Tout cela dans le contexte d'une caractéristique merveilleuse d’Internet qui est l’instantanéité : la merveille de l’informatique est de produire très vite quelque chose, et donc la perte de temps y est difficile à accepter. Dans un groupe comme « La Quadrature du Net », on n’arrête pas d’utiliser des outils à tort et à travers, car on les connaît tous et on n’a pas le temps de réfléchir à quel est le bon outil pour le bon usage. Ou bien le bon outil pour le bon usage, ça veut dire plein d’outils et alors ça nous semble trop compliqué. Ce sont de vrais défis culturels, sociaux, des défis où il y a des différences d’appropriation très importantes entre personnes avec le primat de l’utilité lié au partage des tâches dans l’environnement domestique. Cela conduit à des arbitrages négatifs (prédominants chez les femmes qui ont moins 11 Eben Moglen : professeur de droit et d'histoire du droit à l'université Columbia. En 2011, il est avocat conseil de la Free Software Foundation et président du Software Freedom Law Center. Cycle « Le monde change : comprendre pour agir » 391 de temps disponible en raison du partage inégal d'autres activités) sur le temps passé à choisir et construire l’outil par rapport au temps mis à l’utiliser de façon pertinente et créative. Ces difficultés font que l’humanité est immature dans l’exploration du potentiel numérique. Enfin, comment passer de la construction, de l’opposition et de la dénonciation (allons jusqu’à « dégage ») à la construction positive d’un projet : là, le primat du consensus ne pourra pas exister de la même manière. L’innovation demande des processus où il y a des gens qui construisent des propositions, seuls, ou en petits groupes entre personnes qui se font confiance, et qui vont les faire connaître à d’autres. Leurs productions vont entrer en concurrence avec d‘autres propositions. Tous ces processus-là, malheureusement, les sociétés ne se les sont pas encore appropriés de la même manière et c’est un défi considérable. C’est un défi sur lequel on travaille dans le cadre de la démocratie participative, en théorie, quand la commande politique est ouverte à ce genre d'exploration. Il y a des exemples de succès. Il y a des champs privilégiés, notamment l’environnement et la coopération au sens du développement, où il y a eu des approches de constructions collectives de politiques publiques et dans une certaine mesure des institutions qui vont avec. Mais on est très loin d’une application générale de ces processus. Enfin un dernier mot sur la relation complexe entre les nouvelles citoyennetés et le rôle de l'État. La vision d'une société d'individus dotés de nouvelles capacités créant des collectifs s'ancre dans une tradition libertaire, anarcho-syndicaliste, mais il ne faut pas se tromper sur sa nature. Noah Chomsky a eu un débat passionnant avec Michel Foucault en 1971, débat publié avec le titre « Sur la nature humaine12 ». M. Foucault, qui admire beaucoup N. Chomsky (qui était plus connu que lui à l’époque), dit « Mais au fond c’est illusoire tout ça, c’est naïf. Quand on croit qu’on exerce sa liberté et sa capacité créatrice inscrites dans la nature humaine, en réalité on n’est que le jouet de forces qui vous assignent et vous asservissent ». Et Chomsky tient bon contre cela. Aujourd’hui quand on relit leur débat, pour moi N. Chomsky parait plus visionnaire. Il disait que l’anarcho-syndicalisme ou la pensée libertaire, c’est la liberté et la confiance dans les capacités des individus mais associées à des institutions sociétales. Et les institutions sociétales qu’il avait en tête, c’était l’école, la justice, la redistribution des revenus, bref ce que font les États en théorie. Ce sont les défis qu’on a toujours aujourd’hui à mon sens. Si j’avais une solution à tout cela, je serais en train de m’en occuper, mais je m’interromps là-dessus et je vous passe la parole. 392 Débat Un participant - Vous avez dit qu’Internet Explorer avait moins de 50 % d’utilisateurs, qu’est-ce que cela signifie ? Philippe Aigrain - Il y a des navigateurs Web que l’on utilise pour visiter des sites Web ou faire marcher des applications informatiques qui nécessitent un tel outil. Les principaux sont : 12 Éditions Aden, 2006, cf. aussi http://www.alternativelibertaire.org/spip.php?article1719 Philippe Aigrain - La révolution informatique et la cyber-citoyenneté - Firefox, qui est un logiciel libre conçu par une fondation dont la gouvernance est assurée par une fondation indépendante bien qu’elle soit financée par des acteurs qui sont principalement des entreprises - Chrome qui est un navigateur produit par Google, très performant, mais qui sert à Google de cheval de Troie pour conquérir de nouveaux marchés, bien que ce soit un logiciel « libre » - Internet explorer et des dizaines d’autres qui sont marginaux. Ce qui domine aujourd’hui c’est Firefox + Chrome. En France Firefox est plus utilisé qu’Internet Explorer. Dans ce domaine des navigateurs, c’est un paradoxe. Le premier logiciel libre qui domine parmi les usages domestiques (en dehors de toute l’infrastructure d’Internet qui tourne avec des logiciels libres), a un concurrent propriétaire qui est lui-même gratuit (Internet Explorer est gratuit). Cela montre que le débat n’est pas celui de la gratuité, mais celui de la liberté des logiciels. Par contre, dans d’autres domaines comme celui des traitements de texte ou d’autres applications, grand public ou non, les effets de réseau ou de grande diffusion créent une inertie inimaginable pour le changement. Quand de nombreux utilisateurs utilisent un logiciel donné, c’est coûteux de changer pour un autre, car il y aura des incompatibilités de formats, d’apprentissages… Le changement peut prendre une dizaine d’années avant d’être significatif. Une participante - J’aimerais bien en savoir plus sur les logiciels collaboratifs dont vous vous occupez et si vous les avez mis en œuvre dans un projet particulier. Philippe Aigrain - Comme nous sommes dans une école de commerce, je ne voudrais pas faire de publicité. Mais comme ce sont des logiciels libres, je peux vous les montrer quand même. Les outils collaboratifs ne servent pas qu’à faire de la coopération, ils sont également utilisés dans l'éducation. Le principe de nos outils est que tout ce qui sert à la participation ou à la collaboration ne soit pas un outil pour une institution donnée pour appeler à la participation, mais que ce soit un outil que n’importe quel citoyen peut s’approprier. On appelle ça le principe de symétrisation des outils. On ne veut pas faire des outils qui nécessitent d’être une grande structure pour pouvoir les utiliser. • Un premier exemple est la mise en ligne de textes pour les soumettre à commentaire sur le Web. Un outil qui vous permet rapidement de mettre un texte en ligne en permettant l’ajout par chacun d'annotations qui peuvent être discutées. Ce type d’outil est très utile dans le champ éducatif ou politique ou juridique. • Un autre type d’outil porte sur la cartographie des débats. Les débats sur Internet ont beaucoup de défauts. Une de leurs qualités est la présence de petits bouts d’intervention. Mais ces bouts s’empilent au point de former un grand chaos. Leur seule facilité d’accès est la chronologie des notes, la recherche en plein texte qui n’est pas bien adaptée pour comprendre ce qui se dit dans l’ensemble d’une discussion. Donc nous faisons des outils de cartographie d’un débat en temps réel, c’est-à-dire au fur et à mesure que le débat se déroule. • Le troisième type d’outil est issu de travaux venant de sociologues hors informatique et qui sont des outils de notations graduées ou de « votes colorés ». En plus d’exprimer qu’on aime ou on n’aime pas (avec une option du type « I like » sur Facebook), ou avec des petites étoiles pour noter, ils permettent d’exprimer des degrés d’accord ou des degrés d’importance. On visualise les résultats, non pas sous la forme d’une moyenne mais sous la forme de la distribution des notes. Cela permet de faire émerger des points d’accord ou de désaccord. Ce n’est pas la même chose d'avoir une proposition que la moitié des lecteurs note 5 et l’autre moitié note 1, et une autre proposition où tout le monde met la note 3. A chaque fois ce sont de petits outils. Celui sur le texte est assez simple et est intégrable sur n’importe quel site ou dans une plate-forme particulière. Ces outils représentent un millième du domaine. La collaboration et les processus participatifs sont le domaine où c’est le logiciel libre qui innove. Il n’y a pratiquement pas de développement propriétaire. L’innovation et le développement de logiciels libres ont été un processus naturel dans ce domaine. Cycle « Le monde change : comprendre pour agir » 393 Voici un autre exemple : en 2007, on (Sopinspace) a fait un débat sur la maîtrise de la demande d’énergie juste avant le Grenelle de l’environnement. On ne savait pas qu’il y aurait un tel Grenelle. On a fait cela pour l’ADEME13. On a utilisé les outils cartographiques de débat de façon intensive et intéressante, je crois. Mais la cartographie du débat représente un vingtième de ce qu’apporte un débat comme cela. Le reste c’est d’autres logiciels libres faits par d’autres gens qu’on utilise également. La logique de collaboration, (c’est-à-dire qu’on ajoute sa petite pierre à l’édifice), est très naturelle dans ce type de domaine. C’est utile également dans l’aller et retour entre les institutions. La plate-forme la plus connue pour gérer des sites Web et les construire s’appelle Drupal. Drupal a été développé par un Belge et un Américain au départ, mais il se trouve que Drupal a été promu grâce à son utilisation par Howard Dean dans la campagne présidentielle où Gore a été candidat en 2004. Il avait créé les « Dean Community sites ». On attribuait à chaque groupe qui voulait agir pour sa campagne un site personnalisé, et il en faisait ce qu’il voulait. Ce qui était révolutionnaire n’était pas l’outil, mais de dire « voilà, vous avez ce site et vous faites ce que vous voulez ». Il n’y avait pas de contrôle de la part du comité central de la campagne de H. Dean. Et cela a donné un élan à l’outil en question, qui est aujourd’hui un des plus utilisés dans le monde. Et encore : notre outil de commentaires de textes (co-ment) est en même temps un Wiki, cela fait tout ce qu'il est possible de faire sur un texte, comme dans Google Docs et même mieux. Mais cela n’a pas la commodité de Google (quand on a déjà un compte sous Google avec une adresse gmail, et il est très facile de créer un espace Google personnel). Il ne suffit pas d’avoir le site dédié, il faut créer un compte à l’aide d’un service ou bien installer le logiciel en local. Je peux vous montrer la plate-forme commerciale de l’outil, cela vous en donnera une idée. Vous mettez un texte en ligne, vous sélectionnez un bout de texte, vous créez un commentaire dessus, il apparaîtra comme texte souligné, exactement comme vous le faites dans votre traitement de texte habituel, cela n’a rien de révolutionnaire. Vous avez par exemple Acrobat qui le fait sous forme de logiciel propriétaire et en mettant les textes échangés sur un serveur propre à Adobe (propriétaire du logiciel Acrobat). Avec les outils de cartographie de débat, vous pouvez accéder à partir de la carte à un texte déposé sur le Web, que vous soyez auteur du texte ou simplement lecteur. La cartographie vous donne accès directement au contenu. Au lieu de dire à l’internaute d’aller sur le forum et le sous-forum, l’internaute utilise la carte et rentre dans le débat là où il veut. Il peut même y avoir une carte dans une carte qui permet de voir des détails. Cela change tout pour le caractère constructif et structuré du débat. Il y a des outils bien meilleurs que celui-là en tant que logiciel autonome sans utilisation du Web, malheureusement ils ne sont pas libres. 394 Un participant - Au sujet des débats sur Internet, vous avez critiqué la fonctionnalité de certains débats, je pense par exemple au site de débat de « Libération » qui représente une forme de débat classique. Depuis un article déposé par « Libération », chaque internaute peut commenter l’article en question. Une chronologie se met en place. La difficulté est qu’il y a beaucoup de participation à ces débats, il peut y avoir 1 000 ou 2 000 participants et on ne peut pas suivre l’intégralité des participations des internautes. Mais ils ont un certain succès. Alors pourquoi les autres médias de presse comme les autres journaux qui ont des sites Internet ne se lancent-ils pas sur ce créneau-là, dans la mesure où il y a une grande participation des internautes, ce qui les amène à s’intéresser au média en question. Comment se fait-il qu’il n’y ait que « Libération » qui occupe ce créneau-là. Philippe Aigrain - Ce n’est pas tout à fait vrai. Il faut distinguer ce qui relève d’un média de ce que fait « Libération ». Un article avec des commentaires en dessous, cela se rapproche d’un média qui s’appelle « le blog ». Ce n’est pas forcément le blog de quelqu’un de particulier. Le blog est un format qui a mûri dans l’usage social Quand un journal ouvre ses articles aux commentaires, il n’y a plus un article, mais des dizaines, avec des commentaires sur chacun. 13 ADEME : Agence De l'Environnement Et de la Maîtrise de l'Énergie Philippe Aigrain - La révolution informatique et la cyber-citoyenneté Pour les journaux, la seule raison pour laquelle ils n’ont pas tous des « blogs » est une raison économique. Presque tous les journaux ouvrent leurs articles au débat, mais avec des nuances. Pour « Le Monde », l’ouverture est réservée aux abonnés et c’est pourquoi il y a moins de participation. Pour « Le Figaro », il faut s’inscrire, avec tous les effets qu’on connaît de probabilité de publicité ciblée vers la personne qui s’inscrit, et c’est un peu dissuasif. La plupart des quotidiens se servent des débats sur leurs articles, avec des différences énormes sur la modération du débat. Il y en a où tout est laissé, et pour d’autres il y a des filtres dus à la modération. Pour moi, c’est hors du champ de ce que j’ai décrit. Aujourd’hui, pour un média, les commentaires de leurs articles sont une façon de capturer leurs usagers et leur temps dans un sens pas forcément négatif. Cela crée une « communauté » ou toute autre appellation qu’on leur donne. Un participant - Par rapport au défi social qui est le nôtre aujourd’hui, c’est-à-dire reconstruire, le problème que vous soulevez au sujet de ces outils est celui du temps : la grande fébrilité d’attente de réponse immédiate n’est pas compatible avec la complexité du temps de l’analyse et de la reconstruction. Je suis physicien et j’aime la théorie et je vois comment les jeunes collègues ont tendance à faire des expérimentations numériques pour obtenir un résultat qui, avec un peu de concentration, pourrait être obtenu de façon plus sûre avec des déductions. Ce problème du temps et de l’aspect dispersif des choses sont des aspects formidables mais aussi dangereux. Concernant le rapport au temps, je conseille à tout le monde d’aller voir le film « L’exercice de l’État », un film remarquable où on voit comment le téléphone portable dissout la capacité de concentration et disperse l’action des acteurs politiques. Une autre question : quel est le coût énergétique des réseaux informatiques, et si on avait des réseaux ou stockages moins centralisés, ce coût énergétique serait-il moindre ? Philippe Aigrain - Je réponds en premier à la deuxième question. Les coûts de cette technologie aussi pervasive, qui est dans les mains de 2 milliards d’habitants, représentent beaucoup plus que la consommation des frigidaires. Ces coûts sont non négligeables. Ils deviennent impressionnants quand Google fait ces gigantesques « fermes » de serveurs, ou Amazon qui vient d’en créer une dans un climat froid au nord de la Norvège pour dépenser moins d’énergie. Pour l’instant, la pression à la réduction de la consommation d’énergie été très faible. L’industrie a produit des normes (qui sont très peu exigeantes) pour éviter qu’on la régule de l’extérieur. D’autre part il y a une pression à l’augmentation des performances des microprocesseurs, dont 9/10 sont utilisés pour des tâches sans intérêt. Donc en réalité le problème de la consommation d’énergie d’une structure ou d’une autre n’est pas très sensible. Sur mon ordinateur, je fais tourner un bureau simplifié issu du monde du libre (un bureau c’est l’équivalent de Windows, ce que vous voyez sur votre écran de base). Il y en a 3 principaux et plus le temps passe, plus j’ai tendance à me reporter vers le plus simple, celui qui a le moins de fonctionnalités. J’ai appris cela des développeurs qui travaillent avec moi : il ne supportent pas tous ces « machins » avec des icônes et des « trucs » qui bougent, et ils font des choses de plus en plus simples. Cette approche de re-simplification par élagage de la complexité superflue a un gros potentiel aussi en économie de consommation énergétique. Ensuite pour savoir si les infrastructures décentralisées sont moins coûteuses ou non, il y a des avis contradictoires. Google fabrique des Google Servers qui sont des machines qui ne sont que pour Google et eux, ils ont intérêt à économiser. Ce sont des machines optimisées du point de vue de la consommation énergétique, alors que les individus ont chez eux des machines qui ne sont pas optimisées. Si on était à calcul égal, en décentralisant, cela pourrait augmenter la consommation, mais en décentralisant les données, on aurait une simplification des calculs qui aurait des effets positifs. Il y a aussi des calculs faits par les moteurs de recherche qu’on ne sait pas faire de façon décentralisée. Il y a 20 ans que des gens essayent et c’est vraiment difficile, ce sera peut-être impossible pour des raisons physiques de l’information qui se transmet à la vitesse de la lumière. Pour la première question, sur le défi du temps, quand je suis sans ma compagne (comme c’est le cas ce soir), je réponds : c’est parce qu’on n’a pas encore inventé l’art de vivre avec ces technologies. Cycle « Le monde change : comprendre pour agir » 395 Quand je suis avec elle, je ne peux pas le dire, car elle considère que je suis un mauvais exemple. J’ai écrit un texte « Alternance et articulation » où je dis qu’il n’y a pas besoin d’être en bonne santé pour être médecin, et où j’ai essayé de définir ce que seraient de bonnes pratiques pour l’usager de la technologie. Il n’est pas question de l’élimination de l’intensité et/ou de la super-réactivité de la technologie, ce qui la viderait de ses aspects positifs. Il faut réaliser l’alternance des temps et aussi amener des choses d’un temps vers l’autre. On peut juxtaposer les temps, (par exemple je médite en marchant ou en faisant la cuisine, ou bien je tchatte et, toutes les 5 secondes, j’ai des trucs qui apparaissent sur mon écran tout en regardant un programme de télé et en débuggant un programme). Si on juxtapose tout cela, l’effet positif de l’alternance ne se produit pas. Pour qu’il se produise, il faut être dans l’intensité et on en tire une question, une interrogation, et on est capable de l’envoyer dans l’autre royaume et de la retravailler. Pour l’instant, on n’a pas les outils ni les niveaux de représentation adéquats des choses qu’on veut emmener d’un domaine vers un autre. Autre exemple, dans la production de textes écrits (moi j’écris beaucoup, des articles et parfois des livres, des textes sur mon blog, des rapports pour des clients…) Quand vous écrivez, vous pouvez avoir parfois le sentiment qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Et ce n’est pas en recommençant votre texte que cela va s’améliorer, il faut que vous fassiez autre chose, et la question est : qu’est-ce qu’on peut emmener ? Ce qu’il faut savoir, c’est que 90 % de la capture du temps des usagers normaux d’Internet et de leur permanent dérangement par des intrusions sur leur écran, c’est intentionnel de la part de fournisseurs en raison de leur modèle économique. Par exemple, les boites-dialogue qui vous donnent des conseils, personne ne suit ces conseils. Ces soi-disant « assistants » sont des apparitions qui n’arrêtent pas de vous distraire. Par exemple pour le microblogage qui peut passer par le service à base logicielle libre identi.ca14 ou thimbl15, mais que tout le monde appelle « Twitter », il y a beaucoup de façons différentes de l'utiliser. Vous vous abonnez au « tweet » d’autres personnes, donc des petits messages courts qui en général vous redirigent vers d’autres contenus, mais vous avez plusieurs façons de recevoir ces messages. Ils peuvent apparaître à chaque fois qu’il y en a un nouveau, (de même que votre messagerie peut se mettre à jouer de la musique ou que votre téléphone sonne), ou ils peuvent apparaître seulement quand vous décidez d’aller sur votre compte Twitter avec un navigateur Web. Ou bien il peut y avoir des types d’avertissement intermédiaires pour des sujets que vous souhaitez suivre et pour lesquels vous avez choisi ces incitations à consulter. Tout cela, c’est de l’art de vivre, avec des outils qui respectent de bons usages. 396 Pour le problème scientifique évoqué, il est plus complexe, car entre la simulation et la modélisation analytique, il y a des capacités qui sont vraiment différentes. Pouvoir tout de suite manipuler, ça fait accéder à des capacités scientifiques de personnes qui n’auraient pas réussi à accéder aux capacités purement analytiques ou déductives. Mais en rester là peut être problématique. Cela ne se pose pas uniquement chez les scientifiques mais aussi chez les élèves. Le fait que l’usage informatique permet une appropriation de certains problèmes mathématiques ou physiques est intéressant, mais si on n’arrive pas à conceptualiser derrière, alors il y a une limite. Un participant - Je ne suis pas convaincu. La technologie numérique amène une tension des temporalités, c’est évident. Mais moi, j’ai une crainte et plus vous parlez, plus je pense que j’ai raison. Je ne comprends pas la manière dont vous structurez votre discours. Je crains que, derrière le numérique, il y ait une logique et une méthode cognitive qui enferme les manières de penser et qui nous amène à une vision réduite du monde. Cela me fait peur. Peut-être parce que je suis idiot ! C’est la première question : est-ce qu’il y a une logique derrière le numérique qui fait que nos esprits sont piégés ? La deuxième question est liée au paradoxe que vous représentez. Vous êtes tellement enthousiaste face aux possibles ouverts par cette technologie et en même temps, vous avez dit une phrase terrible 14 Identi.ca est une solution libre de réseautage social et de microblogage. 15 thimbl est un logiciel décentralisé (autohébergé) de microblogage. Philippe Aigrain - La révolution informatique et la cyber-citoyenneté que j’ai écrite : » l’humanité est immature quant à l’exploitation du numérique ». Le mot immature veut-il dire aussi que l’humanité est immature à la gestion de son avenir car elle n’est pas capable d’avoir cette logique numérique dont vous parlez ? Philippe Aigrain - Sur le deuxième point, il y a des gens comme Edgar Morin qui pensent que l’humanité est immature tout court et elle doit, par la refondation de la personne et des interactions sociales, se rendre mûre pour traiter les défis auxquels elle est confrontée. Je ne suis pas tout à fait dans ce mode de pensée. Je suis beaucoup plus proche de la matérialité et de l’histoire. Clarisse Herrenschmidt16 a écrit un livre intitulé « Les trois écritures ». Pour elle, les trois écritures sont l’écriture du langage, l’écriture des nombres (en particulier comptables qui représentent l’économie et la finance), et l’écriture du code informatique. C’est avant tout une très grande linguiste, et elle raconte que, au moment de l’introduction de l’écriture alphabétique dans la Grèce ancienne, des gens ont dit que l’humanité n’était pas mure pour écrire, car écrire, c’est capturer le langage, la parole. Lire était un privilège réservé aux prêtres, car ce qu’on lisait était censé émaner soit des rois soit des dieux. Ces gens-là demandaient tout simplement l’interdiction de l’écriture alphabétique. Et ça s’est joué de peu. On peut penser que l’écriture alphabétique est apparue à beaucoup d’endroits différents, et que l’interdiction aurait été impossible, comme c’est le cas avec la loi Hadopi. La façon dont cela a été traité est assez originale et serait appelée aujourd’hui « un congrès ». Il fut décidé de changer quelques-uns des caractères de l’alphabet pour que certains phonèmes ne puissent pas être captés et que la parole reste ineffable donc non chosifiable. Je pense qu’on en est là avec l’informatique. On a mis 5 000 ans pour que l’humanité s’approprie l’écriture et la lecture, on a maintenant affaire à des technologies cognitives qui permettent de mettre de la pensée en information, (c’est-à-dire des processus qui auraient requis de la pensée avant), ou de mettre de la mémoire en information et donc la rendre manipulable par des machines. Et pour vivre avec ça, il nous faut du temps : j’espère que cela ne prendra pas 5 000 ans. Sur la question précédente : non vous n’êtes pas idiot, au cas où vous auriez un doute. La question sur l’espace numérique ou sur le fait que le numérique serait porteur d’une façon de penser, franchement je ne le crois vraiment pas. Venez voir. C’est très ouvert ! J’étais récemment à un colloque pour la création d’une chaire sur la culture numérique, j’ai fait une intervention sur les conflits entre les gens qui préfèrent commander aux ordinateurs par du texte par rapport à ceux qui préfèrent leur commander par des images. Les iconoclastes ou les manichéistes, c’est de la gnognotte à côté de ce conflit. Les grands conflits religieux qui portaient sur les techniques de la pensée durant le premier millénaire de l'ère chrétienne ne sont rien à côté des conflits entre les amateurs d’Apple et de PC : ce sont des conflits substantiels. Ce n’est pas seulement préférer une interface iconique ou une interface textuelle, ni une petite mode d’amateurs de tel ou tel produit, c’est vraiment des façons de penser très différentes. Il y a de la diversité dans le numérique, il y a des points communs sans que cela soit une pensée unique. Par exemple, les ordinateurs, on les appelle des machines universelles car elles sont capables d’exécuter des programmes sur des choses qui sont calculables (dans un certain sens). L’hypothèse de Church-Turing17 est une hypothèse philosophique qui affirme - je simplifie - que tout ce qu'il est raisonnable de calculer peut être calculé par une machine universelle. Peut-être que l’hypothèse est fausse : j’ai tendance à penser qu'elle n'est pas vraie car il y a une absence de corps dans les machines. Des philosophes aussi ont développé ce point de vue, comme John Searle18. Je ne prétends pas que le numérique n’a pas de spécificités, par contre 16 Clarisse Herrenschmidt est chercheur au Centre national de la recherche scientifique depuis 1979. Elle est antiquiste, philologue et linguiste de formation, mais aussi archéologue. Elle est rattachée au Laboratoire d'Anthropologie Sociale du Collège de France. 17 L'hypothèse de Church-Turing affirme que les fonctions calculables au sens de la définition de Church (lambda-calcul) ou de celle de Turing (tuilisant sa machine) sont les fonctions calculcables au sens de « pratiquement calculables au moyen de tout procédé » raisonnable. Ce n'est pas un énoncé mathématique mais une supposition philosophique. 18 http://en.wikipedia.org/wiki/John_Searle. Cycle « Le monde change : comprendre pour agir » 397 dans le numérique concret il y a des concepts qui sont ultras formatants. Le « Google rank » qui est directement copié du « Science citation index » dans son principe, fonctionne comme suit : si X cite Y qui est lui-même cité par beaucoup d’autres alors ça a plus de poids qu’un autre qui serait cité par quelqu'un qui lui-même n'est pas cité etc. C’est comme cela que marche un des principaux algorithmes qui trouvent un résultat issu d’un moteur de recherche. C’est un choix parmi d’autres, mais comme il n’y a qu’un grand moteur de recherche, cela veut dire qu’il y a du formatage. (Il y en a un autre appelé « Bing » qui fait pareil mais en moins bien). Donc la problématisation des technologies existe. Par exemple, il y a des gens qui disent : les résultats de la recherche, je ne les veux pas avec la représentation de Google et du monde de Google mais je les veux avec ma propre représentation du monde. Je voudrais donc que le navigateur me les propose avec ma représentation du monde. Qu’est-ce que ma représentation du monde ? C’est les marques que je pose sur les sites quand je les visite pour y accéder plus facilement, et je peux organiser ces marques ou signets en collections. A l’époque de la Renaissance et de l’âge classique, les gens étaient confrontés aussi à la problématique de l’abondance d’information. Il y a un livre merveilleux intitulé « Too Much to Know : Managing Scholarly Information before the Modern Age » écrit par Ann M. Blair (historienne américaine) qui raconte que certains déjà, à cette époque, avaient l’impression d’être submergés d’information, sans arrêt dérangés par de nouvelles idées ou de nouveaux savoirs, au point qu’on ne pouvait plus être un lettré à l’Age de la Renaissance. Imaginez ! C’était terrible, être dans son bureau avec tous les manuscrits et les quelques livres qu’on avait collectionné soi-même. Mais les gens n’ont pas réagi en jetant les livres ! Ils ont réagi en construisant des choses comme ce qu’on appelait les « commonplace books » qui étaient des recueils de citations indexées avec des techniques qui ressemblent beaucoup à celles des signets informatiques sur les moteurs de recherche. Pour moi, la maturation, c’est ça. C’est peut-être gênant : si je vous parlais de centrales nucléaires et que je vous disais « les déchets, ce n’est pas grave car demain on inventera une technique qui les gérera » vous auriez raison de me soupçonner au mieux de légèreté ! Mais j’affirme néanmoins qu’on a une technologie d’une telle généricité que, si je dois faire un pari sur les années qui me restent à vivre, j’ai beaucoup plus envie de vivre avec que vivre sans. Un participant - Vous avez parlé du numérique, d’Internet, de la citoyenneté de participation, mais peu d’identité numérique. Je voudrais savoir si cela n’a quand même pas un certain poids dans la maturation du numérique aujourd’hui. Philippe Aigrain - C’est très important et c’est la source d’énormes confusions. Frédéric Taddéï19 (que j’estime par ailleurs) vient de créer un site de débat, et il a dit « ici on parle avec son vrai nom, avec des vraies personnes, on n’est pas des avatars ». Je suis très triste pour lui car c’est un grand animateur de débat, mais il n’a vraiment pas compris ce qui se passe avec l’identité dans le numérique. 398 Maître Eolas (qui est le pseudonyme d'un avocat au barreau de Paris), auteur d'un blog juridique français, très connu, a dit « c’est sous mon vrai nom que je suis anonyme ». Des identités comme Maître Eolas, ou des identités transparentes comme la mienne sont parfois très utiles. Quand je veux être transparent, je suis Balaitous (sur Google vous trouverez très vite que c’est moi) car il y a des choses que je préfère dire sous cette identité-là. Et il y a vraiment des choses que des gens ne peuvent dire que sous des pseudonymes. En ce moment on est train d’organiser une consultation sur « comment gérer l’information de santé dans le domaine du VIH ». Au début, on a pensé que les praticiens de santé, les institutionnels, allaient discuter sous leur vrai nom, mais bien sûr les patients, les individus, on les laisserait prendre des pseudos. Un jour il y a une dame dans une réunion de préparation avec des praticiens qui nous a dit : « vous savez, ce serait bien si nous aussi nous pouvions avoir des pseudos car on a à dire des choses qui sont aussi dures à dire que celles des patients ». Le débat sur Internet est le débat de la démocratie 19 Frédéric Taddeï : Journaliste et animateur de radio et de télévision. Depuis septembre 2006, il est à la tête d'une émission culturelle quotidienne sur France 3, Ce soir (ou jamais !) Philippe Aigrain - La révolution informatique et la cyber-citoyenneté des arguments, ce n’est pas le débat des personnes, on n’a pas besoin de savoir qui est qui, ou seulement partiellement. C’est pour cela que c’est dur de combiner avec la délibération, où chacun a la même voix au chapitre. Il y a des tensions mais cela a une valeur propre. L’identité numérique en général, je ne sais pas en dire des choses très intelligentes, mais dans le livre de Milad Douehi « Pour un humanisme numérique », il y a une discussion vraiment passionnante de cette question. Louise Merzeau20 travaille aussi sur ce sujet : comment les gens choisissent-ils leur pseudo et des avatars pour se représenter (les avatars sont des images qui vous représentent, cela peut être une photo personnelle ou un dessin ou un symbole). Le chercheur Antonio Casilli21 étudie les forums des anorexiques où des jeunes femmes anorexiques discutent en utilisant des avatars obèses car c’est comme cela qu’elles se voient vraiment. Je dirais que je ne sais pas très bien en parler car je suis trop vieux. C’est peut-être idiot de dire cela car on peut tout apprendre à tout âge. Mais les lieux ou les expériences les plus avancées de la création d’une identité numérique sont les jeux numériques et les réseaux sociaux, que je fréquente peu. Un participant - Sur le sujet des identités numériques, je crois qu’elles sont de deux ordres : celle qu’on se crée soit même sous son vrai nom ou sous un pseudo, et celle que crée Google, ou l’État, et celle-ci est très fâcheuse car nous ne la maîtrisons pas. Il y a des gens qui ont foi en l’ordinateur, car ils pensent que l’ordinateur dit toujours la vérité. Actuellement chacun est dédoublé en un être numérique, et pour les institutions étatiques, c’est cette personne qui compte. Il faut donc faire très attention à cette seconde identité numérique qui se crée à notre insu. Philippe Aigrain - Je n’ai rien à ajouter, vous avez absolument raison. Je fais juste une distinction de vocabulaire et je parle d’identification numérique. C’est de la collection d’information sur un individu. Je suis un militant anti-biométrie et anti-dispositifs d’identification capables de traiter en masse des individus, pour des raisons liées aux libertés publiques. C’est vrai que c’est un danger. Et si vous voulez rire un peu à ce sujet, vous pouvez lire un texte de Cory Doctorow22 qui s’intitule « Scroogled » et qui a été traduit en français par Valérie Peugeot sous le titre « Les engooglés ». Vous pouvez trouver cela sur le net. Et cela raconte ce que les Google feraient s’ils n’obéissaient plus à leur devise « Don't be evil ». Tout le monde pense qu’ils espionneraient tout. Mais non, ça, c’est ce qu’ils font déjà maintenant ! Ce qu’ils feraient s’ils étaient vraiment mauvais, c’est qu’ils vendraient très cher des profils synthétiques aux gens qui auraient juste une petite quantité d’adultère ou d’usage de drogue douce ou de petit délit de conduite sur la route par exemple, pour leur permettre d'acquérir à grands frais une nouvelle identité numérique. Le 8 novembre 2011 399 20 Louise Merzeau : est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l'université Paris Ouest Nanterre La Défense et membre du CRIS. Elle a fait une conférence au GREP en 2011 sur le sujet : « Le citoyen tracé (traqué) sur Internet » 21 Antonio Casilli est maître de conférences en Digital Humanities à ParisTech et chercheur en sociologie au Centre Edgar-Morin (École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris). 22 Cory Doctorow est un blogueur, journaliste et auteur de science-fiction canado-britannique, auteur de Scroogled, récit publié en septembre 2007 par le magazine Radar Cycle « Le monde change : comprendre pour agir » Philippe Aigrain est chercheur en informatique et analyste des questions politiques, sociales et culturelles liées aux technologies de l'information et de la communication et à la gouvernance de l'information et des connaissances. Il est le fondateur et le directeur de Sopinspace, Société pour les espaces publics d'information, une société spécialisée dans les outils et les services de la collaboration et de la démocratie utilisant Internet. Sopinspace développe des services Web innovants en logiciels libres comme co-ment® (annotation de textes) et Glinkr® (cartographie de débats). Philippe Aigrain est l'auteur de plusieurs livres. Cause commune : l'information entre bien commun et propriété, Fayard, 2005 (traduit en italien et en arabe) analyse les conflits entre l'extension des mécanismes propriétaires (fondés sur les brevets et l'exécution du droit d'auteur) et la promotion du partage de l'information et des connaissances. Internet & Création : comment reconnaître les échanges sur Internet en finançant la création, In Libro Veritas, 2008, analyse les conditions d'une reconnaissance des échanges hors marché des œuvres numériques et de la mise en place de nouveaux financements mutualisés pour les activités créatives. Sharing : Culture and the Economy in the Internet Age, Amsterdam University Press, 2012 développe ces analyses en proposant des modèles de la diversité d'attention aux œuvres et des besoins de financement dans le contexte d'une société où la culture est produite par beaucoup à destination de tous. Philippe Aigrain est l'auteur de plus 100 articles et chapitres de livres en informatique, mathématiques, histoire et sociologie des techniques et sur la philosophie politique des droits intellectuels. Une sélection de ces articles (la plupart sous licences Creative Commons) est accessible à : http://paigrain.debatpublic.net/?page_id=11 . Philippe Aigrain est co-fondateur de La Quadrature du Net, un collectif qui défend les libertés sur Internet. Indications bibliographiques (en plus des ouvrages de l'auteur) Yochai Benkler, La richesse des réseaux : marchés et libertés à l'ère du partage social, PUL, 2009 Dominique Cardon, La démocratie Internet : Promesses et limites, Seuil/La république des idées, 2010. Antonio Casilli, Les liaisons numériques, La couleur des idées, 2010 Milad Doueihi, La grande conversion numérique, Seuil/La librairie du XXIe siècle, 2008 Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Seuil/La librairie du XXIe siècle, 2011 400 Clarisse Herrenschmidt, Les trois écritures : Langue, nombre, code, NRF/Gallimard, 2007 Valérie Peugeot et Frédéric Sultan, Libres savoirs : les biens communs de la connaissance, C&F Éditions, 2011 Philippe Aigrain - La révolution informatique et la cyber-citoyenneté