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Références de l’article:
Jean-Luc Vallejo, in JP Clément et coll. « Psychiatrie de la personne âgée »
Médecine-Sciences, Flammarion, Paris, 2010, pp 412-415
GESTALT ET SUJET ÂGE
La Gestalt-thérapie est issue des intuitions de Friedrich Salomon Perls, un médecin psychiatre et
psychanalyste d'origine allemande, juif émigré d'Allemagne dans les années 30, réfugié en Afrique du
Sud, puis aux Etats-Unis en 1946. L'année 1951 marque la naissance de la Gestalt-thérapie avec la
parution du livre "Gestalt-therapy", où les auteurs Frederick Perls et Paul Goodman, tracent les
fondements épistémologiques, théoriques et pratiques de leur approche. La Gestalt-thérapie est
aujourd'hui répandue dans le monde entier. Elle a notamment été employée dans l'approche
psychothérapique du sujet âgé dès les années 1980 en Allemagne, par le Pr Petzold, puis en France, dans
les services du Pr Léger, puis du Pr Clément.
Une vision de la nature humaine, le champ organisme-environnement
Les fondateurs de la Gestalt-thérapie, Perls et Goodman, partent du concept de "nature humaineanimale", c'est-à-dire qu'ils observent que la nature humaine "procède autant de facteurs biologiques et
physiques que de facteurs sociaux et culturels". Chaque être humain, comme tout organisme vivant, se
présente comme un tout unifié, différent de la somme de ses parties, dont l'existence même implique son
environnement. La définition d'un organisme vivant dépasse donc les limites physiques de l'organisme en
question pour devenir la définition de ce que nous appelons un "champ": le champ organismeenvironnement, un tout unitaire et indissociable dans lequel interagissent des facteurs socioculturels,
animaux et physiques.
Le contact, "réalité première la plus simple"
La caractéristique du champ organisme-environnement, c'est la situation de contact, "réalité
première la plus simple". Notre survie, notre croissance, notre maintien et notre développement dépendent
de la qualité de nos échanges avec l'environnement. C'est à la frontière-contact entre l'organisme et
l'environnement que viendront émerger et se nourrir tous nos besoins, des plus élémentaires (manger,
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éliminer…) aux plus élaborés (être aimé, comprendre, aimer…), dans un ordre gouverné par l'urgence du
moment. Ce sont nos expériences de contact qui vont garantir notre intégrité physique, forger notre
identité, et façonner en même temps notre perception de l'autre et du monde. La frontière contact est
donc le lieu où se déploie l'expérience psychologique, là où le contact prend forme (Gestalt est un mot
allemand signifiant forme, figure, structure signifiante), là où l'organisme et l'environnement organisent
leur rencontre l'un avec l'autre, dans le moment présent. C'est donc là que la théorie et la pratique
psychothérapique gestaltistes vont diriger leur attention.
La vieillesse, érosion et rigidification des fonctions de contact
D'une façon variable pour chacun, mais inéluctable, toutes les fonctions de contact et de soutien
sont affectées avec l'âge. Les fonctions biologiques, physiologiques, et motrices s'érodent, la vision,
l'ouïe, l'odorat, le toucher, le goût se modifient, la locomotion devient plus difficile, l'élocution plus
laborieuse, la mémoire infidèle, l'effort physique douloureux, la sexualité épisodique. Quant à
l'environnement, sa modernité et sa complexité croissantes nous effraient souvent et semblent nous
rejeter, le réseau relationnel s'étiole, les amis disparaissent ou ne donnent plus de nouvelles, les enfants
s'éloignent et parfois même, la compagne ou le compagnon s'en va. La qualité du contact avec
l'environnement s'appauvrit, c'est moins riche, moins fort, moins souvent qu'avant. Beaucoup parviennent
à s'ajuster à cette évolution, d'autres, moins chanceux ou plus fragiles, vont s'entêter dans des
comportements obsolètes voire vindicatifs, ou s'accrocher à des représentations ou des perceptions
anciennes et inutiles, d'autres encore vont renoncer. "On a l'âge de ses artères", nous dit le médecin, "on a
l'âge de son désir", nous suggère le psychanalyste, "on a l'âge de ses capacités de contact", proposera le
gestaltiste. Dans cette perspective, la vieillesse et sa pathologie seront considérées comme une limitation
pour la personne, voire une perte, de sa capacité à s'ajuster aux nouvelles conditions du champ.
Une approche psychothérapique spécifique
L'approche psychothérapique va donc consister à restaurer voire à accroître l'expérience de contact
de la personne âgée avec son environnement. Comment? En proposant des conditions de contact
optimales, en créant un champ où l'environnement, le thérapeute, par son attitude, stimule la personne,
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suscite son intérêt, éveille sa conscience. Ce champ, c'est celui de la rencontre. Le thérapeute n'est pas un
professionnel chargé de donner du sens aux matériaux apportés par le client, mais un partenaire, centré
sur la description subjective de ce que vit le client dans la situation présente, sur le plan corporel,
émotionnel, imaginaire, rationnel ou comportemental. Il exploite de façon contrôlée son contre-transfert;
et sans dire ou montrer tout ce qu'il ressent, il partage tout ce qui lui paraît utile à la prise de conscience
du patient. Il ne cherche pas à expliquer le pourquoi, mais il est attentif au comment de l'expérience
originale que chacun vit dans le moment présent. Cette focalisation sur l'expérience actuelle représente
l'apport le plus innovant de la Gestalt-thérapie ; elle constitue le support privilégié du travail
thérapeutique, son orientation expérientielle et phénoménologique.
Des techniques
Pour maintenir l'attention du patient sur le processus en cours, le thérapeute dispose de techniques
particulières qu'il pourra mettre en œuvre s'il le juge utile. Il pourra ainsi relever une attitude corporelle
particulière, un changement dans le rythme de la respiration, ou dans la contraction des mâchoires
(amplification). Il pourra inviter le client, lorsqu'il évoque une personne, à s'adresser directement à elle,
(interpellation directe) … Tous ces jeux doivent permettre au client de s'ouvrir à la richesse de son
expérience, y compris dans ses aspects contraires et complémentaires (amour/haine, soumission/rébellion,
frustration/gratification, vie/mort), et d'intégrer ces polarités comme autant d'éléments constitutifs de son
expérience. Il ne s'agit pas de transformer la réalité, mais l'expérience personnelle qu'en a le client, afin de
d'assouplir et fluidifier son processus de contact.
Cependant avec la personne âgée, le thérapeute devra être particulièrement attentif aux contraintes
existentielles qui pèsent sur le champ, et aux douleurs qu'elles impliquent pour la grande majorité des
sujets âgés. Les objectifs thérapeutiques devront être ici réaménagés en fonction des ressources physiques
et mentales de chaque personne:
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Favoriser et stimuler une adaptation, sous toutes ses formes, aux nouvelles conditions du
champ, et ne pas viser d'hypothétiques ou utopiques niveaux de développement supérieur
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-
Favoriser l'expression des conflits actuels, avec l'environnement ou l'entourage, et de leurs
conséquences, en aidant à leur clarification et à leur atténuation, et ne pas réactiver des conflits
anciens longtemps maintenus hors du champ de conscience, même lorsqu'ils viennent affleurer
parfois à la frontière-contact
-
Renforcer par l'intérêt que lui porte le thérapeute, l'estime que peut avoir le sujet pour luimême, et le sentiment de sa propre valeur pour son entourage
-
L'accompagner dans son vécu de perte et de deuil existentiel, en acceptant de s'ouvrir à cette
même problématique pour soi-même.
La stratégie thérapeutique s'orientera alors autour de trois grandes questions:
1. Qu'est-ce qui est sain et capable de fonctionner, et doit être conservé ou restauré?
2. Qu'est-ce qui est déficient, réduit dans sa fonction, et doit être abordé par une aide à la
compensation ou au renoncement?
3. Quelles sont les potentialités qui ne sont pas encore, ou trop peu utilisées et qui pourront être
développées?
Cas clinique : Marie Odile ou l'agressivité au service de la vie
Marie-Odile est une dame âgée de 87 ans, qui m'est adressée en début d'année par son psychiatre pour des
difficultés relationnelles avec son entourage. Jusqu'à sa retraite, elle a travaillé dans l'entreprise de son
mari, une usine de confection du Nord de la France, en tant que chef d'atelier, responsable de plus de 60
personnes. Veuve depuis une dizaine d'années, elle a dû quitter la grande maison qu'elle habitait avec son
mari dans l'Aveyron pour venir habiter à Limoges, où sa fille, chez qui elle vit, et ses trois petits-enfants,
tous médecins, peuvent "avoir l'œil sur elle", selon son expression. Le caractère autoritaire et indépendant
de Marie-Odile supporte de plus en plus mal depuis quelques mois les prescriptions de sa fille, ses
recommandations, et les petits ratés dans l'organisation de ses démarches ou de ses activités. Elle refuse
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de ne plus pouvoir accomplir des tâches qui lui semblent encore à sa portée, comme faire la cuisine, ou
sortir faire des courses. « Si on me donne rendez-vous à neuf heures et qu'à 9 h 15 personne ne soit là
pour me prendre, alors j'y vais toute seule ! Non mais, il faut savoir ce que l'on dit ! » Pourtant MarieOdile présente une difficulté à la marche, elle s'aide d'une canne et son pas n'est pas assuré.
Elle arrive à la consultation avec 10 minutes d'avance et manifeste bien vite son impatience en attendant
l'heure du rendez-vous. Dès qu'elle m'aperçoit elle se lève aussi brusquement que possible et me jette un
«Ah, quand même! » qui m'empresse de la saluer. Le ton de la voix est ferme, derrière ses lunettes brille
un regard dur mais pétillant. Bien qu'elle soit assise et nécessite une aide pour se mettre debout, elle bout
d'impatience, et tapote le sol de sa canne, parfois rageusement, pendant qu'elle parle. "Avec moi, il faut
que ça marche droit". Alors les conseils permanents, "comme si j'étais redevenue une gamine", les
reproches lorsqu'elle veut accomplir des tâches dont elle se sent tout à fait capable, comme faire ses
courses ou se rendre à la messe toute seule, cela l'irrite et envenime les rapports avec sa fille, au point où
les mots parfois dépassent sa pensée et blessent son entourage. "C'est normal, je les embête, je vis chez
eux, sauf pendant les vacances où je suis en maison de retraite, là au moins on me fout la paix, on ne me
force pas à manger…On me dit parfois "vous avez de la chance…de la chance? de n'être plus bonne à
rien? Je ne suis plus utile, je suis prête à partir, quand on n'est plus utile, il faut partir".
Notre première rencontre est brève, elle semble pressée, comme si quelque affaire urgente l'appelait
ailleurs. Après trente minutes de monologue, elle décide de prendre congé. Elle accepte cependant de
revenir, informée que le temps des prochaines séances sera nécessairement un peu plus long, pour que
nous puissions un peu mieux nous connaître et travailler. Mais elle ne manque pas de rajouter "Eh bien,
ça va être long, mais puisqu'il le faut…" Me voilà prévenu.
Dès qu'elle m'aperçoit lors de la deuxième séance, elle me lance "Je râle, c'est tout ce qui me reste". Elle
reprend ses récriminations contre son entourage, même si elle reconnaît que c'est pour son bien qu'il agit
comme cela. Elle m'avoue que ça l'amuse de les agacer. "C'est vrai que je suis intolérante, mais tant que je
pourrai discuter et protester, je serai vivante. J'ai eu la place de mon caractère. J'aimais commander, c'est
ce que j'ai eu. Râler ça m'aide, dès que je ne lutte plus, quand il n'y a rien à faire, je sombre. La preuve, je
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m'endors". Elle parle et me regarde de temps en temps, mais elle ne semble pas me voir. Je l'écoute sans
l'interrompre. Cette fois encore, au bout d'une demi-heure, elle s'interrompt brusquement, semble vouloir
se lever du fauteuil sans y parvenir, puis brusquement me demande: "Bon, qu'est-ce qu'on fait?"
Je lui propose alors de fermer les yeux, puis d'essayer de se remémorer la pièce où nous nous trouvons.
De noter la couleur des murs de la pièce, les objets qu'elle a remarqué, la couleur de ma chemise, la forme
de mon visage, la couleur de mes yeux…Après deux minutes, je l'invite à rouvrir les yeux et à vérifier ses
perceptions. Elle rouvre les yeux. Premier moment de silence, elle prend enfin contact avec son
environnement, avec moi: " Je…c'est bizarre, j'aurais juré que vous aviez les yeux…"
Elle se penche vers moi, je me penche vers elle. Puis elle tourne son regard dans la pièce, comme si elle la
découvrait. Elle semble moins tendue, elle a relâché sa canne. Je lui propose alors de prendre conscience
de sa respiration. Elle amplifie sa respiration, et au bout de quelques secondes, me livre : "C'est vrai que
ça fait du bien de souffler un peu…Vous voyez, on n'est pas toujours obligé de faire quelque chose pour
se sentir bien, il suffit quelquefois de simplement respirer… Je n'ai pas l'habitude, me confiera-t-elle
c'était dur dans le temps, il fallait beaucoup travailler. Surtout moi, je n'avais que ça pour gagner ma place
dans la famille de mon mari, c'étaient des patrons et moi je n'étais que la fille d'un boucher… C'est la vie
qui nous rend comme ça."
Durant la troisième séance, qu'elle reprend tambour battant sur le même ton vindicatif, elle m'explique sa
région d'origine et les qualités des gens du Nord: "Eux pourraient comprendre ce que je vis car ils savent
ce que travailler veut dire. Ici les gens ne peuvent pas me comprendre, vous ne pouvez pas me
comprendre, vous n'êtes pas du Nord…Allez, je dois y aller". Cela fait 10 minutes que la séance a
commencé, je réagis:"Encore un instant s'il vous plaît, laissez-moi partager avec vous ce que je ressens
lorsque vous me parlez ainsi, j'ai l'impression que je vous ennuie et que vous m'expédiez, comme si vous
vouliez vous débarrasser de moi
- Ah mais non, je veux simplement vous dire que nous sommes tellement différents que j'ai l'impression
que ça ne vous intéresse pas ce que je suis. Qu'est-ce qui pourrait bien vous intéresser dans ce que je vous
raconte?
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- Les choses que vous pouvez m'apprendre et que je suis encore trop jeune pour connaître. Le poids des
ans, la difficulté de vivre, vos sentiments, votre façon de voir les choses, et surtout votre façon à vous de
résister à tout ça, de vivre malgré tout, c'est une leçon de vie qui pourrait m'être bien utile pour plus
tard…"
Elle me regarde, détendue, un petit sourire aux lèvres, une légère surprise dans le regard, il semble que
moi aussi je commence à l'intéresser…: " Ça me fait du bien ce que vous faites avec moi. Personne ne me
demande ce que vous me demandez. Ça me soulage. Ici je peux dire ce que je pense…La séance a duré
50 minutes. Dans les semaines qui suivront, nous continuerons ce travail, émaillé par des phases de
reproches envers son entourage. Peu à peu, elle critique son caractère, reconnaît aussi la valeur de ce que
ses enfants peuvent faire pour elle et de la preuve d'amour que cela représente. L'agressivité fait place à
une malice qu'elle aime partager avec moi. Son entourage me confirmera que les choses ont évolué de
façon très positive.
Au printemps 2007, en visite dans l'Aveyron avec sa fille, Marie-Odile est tombée. Une mauvaise fracture
qui a nécessité deux interventions chirurgicales, et entraîné un épisode confusionnel de deux semaines.
L'approche humaniste que constitue aussi la Gestalt-thérapie ne fixe pas le cadre thérapeutique dans un
lieu géographique inamovible. Le cadre thérapeutique peut donc se déplacer. Je rends donc visite à
Marie-Odile qui est actuellement en rééducation. Elle m'a très vite reconnu, et m'accueille avec plaisir.
"Vous voyez, là je ne peux plus commander, il faut se plier. Il n'y a plus rien à faire, qu'à attendre. C'est
dur… Ce qui est difficile, c'est d'accepter tout ce qui est perdu avec l'âge, mais là je n'ai plus le choix.
Vous voyez, je me sers de ce que vous m'avez appris, je respire". Elle me tend la main, je la prends. Une
lueur de malice s'allume dans son regard "Au paradis, s'ils n'aiment pas les rouspéteurs, ils vont être
servis…".
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