Influence of software processing system on language use
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Passer du perçu à l’inaperçu : Quelle grammaticalisation pour vu que ? Catherine Bolly & Liesbeth Degand F.R.S-FNRS, Université catholique de Louvain 1. Introduction Dans la présente étude, nous proposons d’étudier, par le biais d’une analyse systématique de données de corpus en diachronie, le comportement de la locution conjonctive vu que depuis le français préclassique jusqu’au français contemporain. Pour ce faire, nous nous appuyons, d’une part, sur les études préexistantes ayant trait à l’évolution des conjonctions en français (Bat-Zeev Shyldkrot et Kemmer, 1988 ; Bertin, 2003 ; Fagard, 2011) et, d’autre part, sur les études relevant du domaine de la grammaticalisation (Hopper et Traugott, 1993). Une attention particulière sera en outre portée à l’influence du type de textes sur l’évolution de vu que. Au-delà de la question de la grammaticalisation en tant que telle, c’est donc la question de la source (textes formels vs. informels) et de la nature (sémantique, formelle, fonctionnelle ou stylistique) du changement linguistique qui est posée ici. 2. (Non-)évolution de vu que 2.1. Paradigmes évolutifs des connecteurs causaux Dans l’histoire des conjonctions causales en français (voir e.a. Fagard 2011), on peut distinguer plusieurs paradigmes évolutifs qui varient selon leur origine. Premièrement, il ressort des travaux de Bat-Zeev Shyldkrot et collaborateurs (BatZeev Shyldkrot, 1989, 1994 ; Bat-Zeev Shyldkrot et Kemmer, 1988) que les connecteurs causaux issus du Latin Classique (par ex. quand, comme, que, si) se caractérisent par le maintien, en Ancien Français et jusqu’en Français Moderne, de leur polysémie déjà présente en latin. Les auteurs préconisent dès lors pour ces conjonctions une certaine stabilité au fil du temps, avec maintien de leur statut plurifonctionnel (plurifonctionnalité > plurifonctionnalité). Deuxièmement, les connecteurs causaux créés en Ancien Français (par ex. puis que, lorsque, alors que) montreraient pour leur part une tendance à la monovalence dès leur apparition. Contrairement aux conjonctions issues du latin, on préconise donc pour ces conjonctions initialement monovalentes (Bat-Zeev Shyldkrot, 1989) une évolution Catherine Bolly & Liesbeth Degand vers des emplois de plus en plus polysémiques et plurifonctionnels (monovalence > plurifonctionnalité). Troisièmenent, comme l’a montré par ailleurs Bertin (2003), le paradigme des conjonctions causales analytiques (par ex. considéré que, d’autant que, à/pour cause que, vu que, attendu que, entendu que) émerge quant à lui en Moyen Français (14e-15e s.), s’inscrivant dans le mouvement plus large de consolidation de la complexité syntaxique (Marchello-Nizia, 1999). On observe alors une prolifération de nouveaux moyens linguistiques et de nouvelles locutions conjonctives (e.a. vu que) permettant d’exprimer une relation de subordination syntaxique. Ces conjonctions innovantes, peu polysémiques, se caractérisent par leur potentiel d’expressivité qui serait maximal dès leur apparition en langue. Par potentiel d’expressivité, il faut comprendre ici une forte saturation sémantique de la locution conjonctive : non seulement la conjonction vu que implique dès son apparition l’expression d’une relation de causalité, mais elle implique également l’expression de la subjectivité du locuteur/scripteur. La saturation du potentiel expressif de ces conjonctions serait liée au contenu sémantique qu’ils véhiculent, comme c’est le cas du verbe de perception voir dont la concrétude favorise l’expression de l’évidentialité (voir plus bas). Prenant appui sur cette perspective, nous préconisons donc une stabilité en diachronie pour vu que (monovalence > monovalence), autrement dit une « non-évolution » sémantique et fonctionnelle, puisque le paradigme des causaux auquel il appartient se caractériserait par une expressivité saturée dès son émergence en Moyen Français. Il est intéressant de souligner que cet argument du potentiel expressif de la conjonction relativise l’importance de l’argument temporel invoqué par Bat-Zeev Shyldkrot (1989) qui repose sur l’ordre chronologique d’apparition des conjonctions dans l’histoire de la langue. Ensuite, en Français Classique (17e-18e s.), alors que de nombreuses formes linguistiques créées en Moyen Français disparaissent, un certain nombre d’entre elles (parmi lesquelles vu que) voient leur processus de conventionnalisation s’accélérer, notamment grâce à la publication de nombreux traités et conventions durant cette période (Marchello-Nizia, 1999). Il convient de préciser que ces paradigmes, s’ils semblent refléter une certaine systématicité dans l’apparition des conjonctions causales en français, ne résolvent cependant pas la question de la disparition et de la création des conjonctions en perpétuel renouvellement (Bertin & Shyldkrot, 2008). 2.2. Hypothèse : Stabilité sémantique, formelle et fonctionnelle Nous formulons l’hypothèse à l’instar de Bertin (2003) que vu que, dont l’apparition est tardive et remonte au Moyen Français, serait peu sensible au Passer du perçu à l’inaperçu changement linguistique et se caractériserait par une stabilité sémantique, formelle et fonctionnelle au cours des siècles. Cette hypothèse semble se confirmer quand on compare le type d’emplois en usage en Français Préclassique et en Français Contemporain : la relation sémantique instaurée par vu que dans l’exemple (1) en Français Préclassique est une relation causale à valeur épistémique de justification de l’opinion du locuteur, tout comme c’est le cas dans l’exemple (2) en Français oral Contemporain. À noter que dans ces exemples, le segment qui est souligné indique l’origine du processus logique de déduction causale (ici, à valeur épistémique). (1) Le ciel fit paroistre combien ces cruautez luy déplaisoient, veu qu’il s’éleva en la Campanie une si furieuse tempeste, que les tourbillons renverserent les maisons, arracherent les arbres, gasterent toutes les moissons […] (Préclass., Essais et traités, Frantext – N. Coëffeteau, Histoire romaine, 1646) (2) et euh ce genre de petites fautes se font est-ce qu’elles se font en France par exemple j’en sais absolument rien vu que j’écoute pas suffisamment des des Français parler (Contemp., Oral, Valibel) Cependant, comme le souligne Marchello-Nizia (1999), l’évolution linguistique (si évolution il y a) n’est généralement pas strictement linéaire : une expression linguistique peut subir un processus de désémantisation pour se généraliser et apparaître dans de nouveaux contextes, développer ensuite un sens nouveau plus spécifique, pour se désémantiser et se généraliser à nouveau, et ainsi de suite. La difficulté de mettre au jour des régularités dans l’évolution des conjonctions causales créées en Moyen Français a été formulée par Bertin (2003 : 264), qui questionne notamment la validité de concepts tels que l’« unidirectionnalité » ou l’évolution du « concret » vers l’« abstrait ». La question que nous posons est dès lors de savoir si la stabilité diachronique supposée de vu que résiste ou non au paradigme évolutif qui prévaut dans le domaine de la grammaticalisation et de l’(inter)subjectification pour les marqueurs de discours (Traugott, 1997) : Que se passe-t-il entre la période Préclassique et Contemporaine ? Si changement il y a, l’évolution est-elle linéaire ou non linéaire, et quelle(s) forme(s) ce changement prend-il ? 3. Cadre théorique : Grammaticalisation et (inter)subjectification Il est particulièrement intéressant d’étudier l’évolution de constructions constituées d’un verbe de perception sous bien des aspects. Premièrement, les Catherine Bolly & Liesbeth Degand verbes de perception visuelle (e.a. voir) sont en effet des verbes de base nucléaires (Viberg, 2002), i.e. des verbes fréquents qui possèdent un correspondant dans de nombreuses langues. Deuxièmement, ils possèdent un haut potentiel cognitif et une nature proprement évidentielle (Sweetser, 1990 ; Whitt, 2010). Ces deux caractéristiques leur confèrent un haut potentiel combinatoire et phraséologique (par ex. voir rouge, à première vue) et les rend davantage susceptibles de se grammaticaliser au fil du temps (par ex. les parenthétiques tu vois – Bolly, 2010, 2012, ou le marqueur métatextuel on a vu que – Bolly et Degand, sous presse). Grossmann et Tutin (2010 : 280) ajoutent que le participe passé vu est particulièrement sensible au processus de grammaticalisation en français. Axant leur étude sur le domaine des écrits scientifiques, ils ajoutent ceci : The lexical field of voir can be divided into « subjective » verbs of perception (the agent is the subject and the object « seen » is the direct object) and « objective » verbs for which the subject is the object « seen » (see Whitt 2008). However, this field also contains other syntactic categories, such as adverbs or adverbial expressions, e.g. apparemment (‘apparently’) and à première vue (‘at first sight’), prepositional forms, e.g. au vu de ces résultats (‘given these results’), nouns, e.g. observation (‘observation’), coup d’oeil (‘quick look’) and adjectives, e.g. visible (‘visible’), observable (‘observable’). (Grossman et Tutin, 2010 : 280-281) 3.1. Grammaticalisation des marqueurs de discours Dans cette étude, nous prenons comme postulat de base que vu que fait partie de la catégorie des marqueurs de discours. Tout marqueur de discours remplit en effet a minima une fonction cohésive : le marqueur sert d’indicateur mis en place par le locuteur/scripteur pour aider son interlocuteur/lecteur à construire une représentation mentale cohérente du discours en jeu (Hansen, 1997 : 160). Les marqueurs de discours ne véhiculent donc que peu (ou pas du tout) de contenu référentiel : ils ont avant tout une fonction pragmatique ou procédurale (Brinton, 2008 : 1). Dans le cas de vu que, la conjonction véhicule un contenu sémantique procédural exprimant la causalité, tout en établissant une relation de subordination syntaxique. Dans l’exemple (3), la présence de la conjonction vu que aide ainsi le lecteur à inférer pourquoi l’action décrite (« regarder sous les lits pour vérifier qu’aucun animal sauvage ne s’y trouve ») est qualifiée de « drôle » par le scripteur : le lecteur est guidé vers l’interprétation d’une relation de justification causale entre l’incongruité de l’action et l’ « absence de lions à Paris ». Passer du perçu à l’inaperçu (3) Mais elle regardait sous les lits et c’était même drôle, lorsqu’on pense que les lions étaient la seule chose au monde qui ne pouvait pas lui arriver, vu qu’à Paris il n’y en a pour ainsi dire pas, car les animaux sauvages se trouvent seulement dans la nature. (Moderne, Fiction narr., Frantext – É. Romain Gary, La Vie devant soi, 1975) En tant que conjonction ou connecteur à un niveau d’analyse micro-syntaxique, vu que peut être considéré comme un marqueur de discours, puisqu’il marque une relation de cohérence logique, en l’occurrence la causalité, entre deux entités linguistiques. Par ailleurs, nous entendons par grammaticalisation le processus d’évolution linguistique qui voit certaines unités à fonction lexicale (ou moins grammaticale) acquérir une fonction grammaticale (ou plus grammaticale, voire pragmatique) au fil du temps (e.a. Hopper, 1991 ; Lehmann, 1995 ; Hopper et Traugott, 1993 ; Stathi et al., 2010). On reconnaît généralement aux unités qui subissent un processus de grammaticalisation les propriétés suivantes1 : (i) leur caractère obligatoire, par opposition à une combinatoire virtuellement libre et prédictible ; (ii) leur unidirectionnalité, qui est cependant de plus en plus controversée (e.a. Campbell, 2001 ; Newmeyer, 2001 ; Prévost, 2003) ; (iii) un déplacement sémantique allant souvent de pair avec un processus de généralisation et d’(inter)subjectification (voir plus bas) ; (iv) une décatégorisation morphologique, qui s’accompagne d’un mécanisme de réanalyse et aboutit généralement à une recatégorisation syntaxique ; (v) un mécanisme de coalescence, menant le plus souvent à une soudure graphique (avec paradigmatisation) ou du moins à une contiguïté formelle (voir plus bas) ; (vi) un affaiblissement phonologique, prosodique et accentuel. Dans les études en grammaticalisation, on parle parfois de pragmaticalisation (Erman et Kotsinas, 1993 ; Dostie, 2004) pour désigner le processus par lequel certaines unités linguistiques (voire des constructions) ayant une fonction initialement lexicale ou grammaticale acquièrent une fonction pragmatique au cours des siècles. De manière générale, nous adhérons à la vision de Traugott (1997) selon laquelle les marqueurs de discours peuvent être considérés comme issus d’un processus de grammaticalisation, puisqu’ils rencontrent un certain nombre des caractéristiques attribuées à ce processus, telles que la décatégorisation avec perte des propriétés morphosyntaxiques (par ex. en 1 Pour un examen plus détaillé de ces caractéristiques, nous renvoyons à l’étude comparée de Bolly (sous presse) qui met en parallèle les domaines de la grammaticalisation, de la phraséologie et des grammaires de construction. Catherine Bolly & Liesbeth Degand fait, à côté de), l’augmentation du degré de coalescence (par ex. écoute donc > coudon, en français de Québec), la réduction phonologique (par ex. ‘fin, t’sais, ben), la généralisation sémantique et la subjectification (par ex. en fait). Quelques traits sont cependant spécifiques aux processus de grammaticalisation qui sous-tendent l’apparition des marqueurs de discours : (i) contrairement aux autres unités qui se grammaticalisent, la portée des marqueurs de discours s’élargit plutôt qu’elle ne se réduit, ce qui leur confère une plus grande autonomie syntaxique ; (ii) allant de pair avec un blanchiment sémantique, on observe un renforcement de leur fonction pragmatique (cf. Hopper et Traugott, 1993) (par ex. vous voyez). D’après Traugott (1997 : 15) et Diewald (2006), cette distinction reste néanmoins mineure comparée aux nombreux traits que les marqueurs de discours partagent avec les autres types de grammaticalisation (voir aussi Tabor et Traugott, 1998 ; Traugott, 2003 ; Degand & Simon-Vandenbergen, 2011).2 3.2. (Inter)subjectification des marqueurs de discours Dans une perspective ouvertement héritée de la tripartition fonctionnelle de Halliday (Halliday, 1974 ; Halliday et Hasan, 1976) qui distingue les composantes linguistiques idéationnelle, textuelle et interpersonnelle, Traugott (1982, 2010) s’intéresse au processus de changement sémantique d’(inter)subjectification qui voit le sens d’un lexème ou d’une construction se déplacer du domaine objectif (i.e. propositionnel) vers le domaine (inter)subjectif (i.e. expressif et interpersonnel) du langage. De récentes études soutiennent que le processus de grammaticalisation serait corrélé au processus d’(inter)subjectification. En d’autres mots, plus une unité ou une construction se grammaticaliserait, plus elle aurait tendance à acquérir un sens subjectif ou intersubjectif (Traugott, 1989). [Subjectification is specifically a] gradient phenomenon, whereby forms and constructions that at first express primarily concrete, lexical, and objective meanings come through repeated use in local syntactic contexts to serve increasingly abstract, pragmatic, interpersonal, and speaker-based functions. (Traugott, 1997 : 32) Ayant au départ une fonction propositionnelle, les marqueurs de discours en cours de grammaticalisation acquerraient ainsi très souvent une fonction (inter)subjective (cf. Traugott et Dasher, 2002 ; Athanasiadou et al., 2006 ; 2 À noter que le point de vue de Traugott va à l’encontre de celui de Waltereit (2006) qui prend appui sur les paramètres de Lehmann (1995) et en déduit que l’évolution des marqueurs de discours ne peut pas être considérée comme étant un processus de grammaticalisation à proprement parler. Passer du perçu à l’inaperçu Traugott, 2010). Véhiculant dans leurs premiers emplois un sens ancré dans la représentation référentielle du monde (i.e. un sens peu ou pas subjectif – non-/less subjectivized), les unités en cours d’(inter)subjectification évolueraient ensuite vers un sens expressif/subjectivisé (i.e. orienté vers l’expression de l’attitude du locuteur/scripteur – subjectivized), puis vers un sens interpersonnel/ intersubjectivisé (i.e. orienté vers l’interlocuteur/lecteur et la situation d’interaction communicative – intersubjectivized). Dans le cas de la conjonction causale vu que, dont le sens est postulé comme étant saturé au niveau expressif dès son apparition en Moyen Français, on pourrait donc s’attendre à une évolution où la causalité véhiculerait une logique déductive relevant du domaine expressif/subjectif vers le domaine interpersonnel/intersubjectivisé. Il est important de souligner que Traugott (2010) insiste sur le fait que ni la subjectification ni l’intersubjectification n’implique un processus de grammaticalisation, mais qu’il existe bien une forte corrélation entre la grammaticalisation et la subjectification d’une part, et un plus faible degré de corrélation entre la grammaticalisation et l’intersubjectification, d’autre part (2010 : 38). Elle ajoute ensuite que [s]ubjectification is more likely to occur in primary grammaticalization (the shift from lexical/constructional to grammatical) than in secondary grammaticalization (the development of already grammatical material into more grammatical material). This is because primary grammaticalization often requires prior strengthening of pragmatic inferences that arise in very specific linguistic contexts prior to their semanticization and reanalysis as grammatical elements. (2010 : 40-41) Company Company (2006) reconnaît pour sa part que la subjectification et la grammaticalisation partagent un certain nombre de propriétés, mais elle constate que, contrairement aux unités grammaticalisées, les unités subjectivisées n’obtiennent généralement pas le statut d’unités obligatoires et ne se généralisent pas (2006 : 100). Toujours selon cet auteur, la subjectification suivrait un chemin évolutif spécifique, distinct de celui de la grammaticalisation : « the subjective form does not acquire a grammatical function but rather discourse and metadiscourse functions, and because of that, subjectification usually produces disjunction and an increase in the syntactic scope of the form » (2006 : 101). Si l’on tient compte de cette dernière remarque, l’extension de la portée syntaxique, qui caractérise Catherine Bolly & Liesbeth Degand l’évolution des marqueurs de discours par opposition aux autres cas de grammaticalisation (cf. supra), serait donc davantage un trait lié au processus de subjectification qu’au processus de grammaticalisation en lui-même. C’est dans cet ordre d’idée que Visconti (2005) affirme que « [a]ll items that undergo grammaticalisation but do not undergo scope reduction or fixation are […] cases of subjectification » (Visconti, 2005 : 255). Dans les pages qui suivent, nous rendons compte des résultats de l’analyse diachronique sur corpus qui vise, nous le rappelons, à tester l’hypothèse d’une stabilité supposée pour la conjonction vu que au cours des siècles, du Français Préclassique au Français Contemporain. Plus précisément nous examinerons jusqu’à quel point vu que peut être (ou ne pas être) considéré comme subissant un processus de grammaticalisation et/ou d’intersubjectification. 4. Analyse sur corpus Une attention toute particulière sera portée dans cette étude au rapport qu’entretiennent les textes descriptifs à caractère formel (incluant des essais et des traités), avec les textes moins formels, en l’occurrence les textes de fiction narrative (incluant des récits et des romans) dans l’étude de la conjonction vu que en diachronie. 4.1. Corpus et données Les données de corpus (cf. Tableau 1) sont principalement issues, pour le français écrit, de la base de données Frantext et, pour le français contemporain oral, du corpus Valibel (Dister et al., 2009). La périodisation a été établie d’après Combettes et Marchello-Nizia (2008). Corpus Textes descriptifs (essais, traités) < Frantext Textes narratifs (récits, romans) < Frantext Oral transcrit < Valibel Préclass. 1550-1660 3,3 M mots 62 textes Classique 1661-1800 17,3 M mots 261 textes Prémod. 1801-1940 23,5 M mots 391 textes Mod./Contemp. 1941 19,6 M mots 351 textes 6,1 M mots 36 textes 15,9 M mots 167 textes 54,3 M mots 637 textes 27,8 M mots 327 textes 3,9 M mots Tableau 1. Corpus d’étude Passer du perçu à l’inaperçu Au sein des corpus décrits ci-dessus, nous avons procédé à l’extraction automatique de toutes les constructions du type [(AVOIR) vu (0, 1) (que)] qui contenaient le participe passé de voir, incluant ses anciennes graphies (e.a. veu, veü, vü) et apparaissant de manière facultative (de manière contiguë ou non) avec la particule complétive que/qu’. Autrement dit, nous avons extrait des corpus toutes les occurrences avec auxiliaire (Ex. 4) ainsi que toutes les occurrences des conjonctions causales (Ex. 5). (4) Elle avança la main ; et le roi de la Chine ne sut que dire, quand il eut vu que c’était la bague d’un homme. (Classique, Fiction narr., Frantext – A. Galland, Les Mille et une Nuits : t. 1, 1715) (5) Ce qui m’étonnerait... vu que vous n’avez pas une tête à fréquenter les cybercafés ou à frimer dans le TGV avec un Macintosh portable. (Contemp., Fiction narr., Frantext – F. Dorin, Les Vendanges tardives, 1997) Nous nous intéresserons dans cet article uniquement aux constructions conjonctives causales et renvoyons le lecteur à l’article de Bolly et Degand (sous presse) pour une étude plus détaillée de l’impact de la construction participiale [(AVOIR) vu (0, 1) (que)] sur l’apparition du marqueur de discours à fonction métatextuelle on/nous a/avons vu que, en comparaison avec l’évolution de la conjonction vu que. 4.2. Distribution de vu que Ayant émis l’hypothèse d’une non-évolution de vu que dans l’histoire du français, l’objectif est ici de vérifier si le comportement de la conjonction varie à la fois dans le temps (du Préclassique au Contemporain) et entre les différents types de textes. Nous comparerons donc ici les résultats obtenus pour les essais et les traités, plus formels, et les textes de fiction narrative (romans et récits), plus informels. Une fréquence relative (notée en gras et en italique dans le Tableau 2, ci-dessous) a été calculée en million de mots (M de mots) par sous-corpus pour pouvoir rendre les résultats chiffrés comparables entre les différents types de textes et à travers les périodes en diachronie. Catherine Bolly & Liesbeth Degand Conjonction vu que Textes descriptifs (essais, traités) Préclass. 1550-1660 121* 399 occ. 3,3 M mots Classique 1661-1800 Prémod. 1801-1940 Mod./Contemp. 1941 - 12 1,4 1,3 208 occ. 17,3 M mots 32 occ. 23,5 M mots 26 occ. 19,6 M mots Textes narratifs (récits, romans) 55 2 5 11 334 occ. 6,1 M mots 26 occ. 15,9 M mots 288 occ. 54,3 M mots 302 occ. 27,8 M mots Oral transcrit 38.2 149 occ. 3,9 M mots Tableau 2 : Distribution de vu que au cours des siècles (* n par million de mots) Comme nous le voyons dans ce tableau, la fréquence extrêmement élevée de vu que en Français Préclassique reflète la prolifération des emplois conjonctifs à cette époque : on compte plus de 700 occurrences en tout, incluant 399 cas dans les textes descriptifs (121 occ./M de mots) et 334 cas dans les textes narratifs (55 occ./M de mots). Si l’on admet qu’une augmentation de la fréquence d’emploi est un bon indicateur d’une grammaticalisation en cours (Bybee, 2003), ces résultats vont dans le sens de l’absence d’évolution pour vu que durant les périodes observées, étant donné que le nombre de vu que (tant du point de vue de la fréquence relative qu’absolue) diminue drastiquement du Français Préclassique au Français Classique, à la fois dans les textes descriptifs et dans les textes de fiction narrative. Vu que voit donc sa fréquence d’emploi se réduire à l’époque Classique et se stabiliser ensuite jusqu’à l’époque Moderne et Contemporaine. Quand on compare plus avant la variation en termes de proportion par type de textes, on constate néanmoins que la répartition des emplois entre types de textes tend à s’inverser au cours des siècles. En effet, alors que la majorité des conjonctions apparaissent dans les textes plus formels jusqu’à l’époque Classique incluse, la proportion s’inverse dès l’époque Prémoderne. On compte ainsi, à l’époque Préclassique, plus de deux tiers des cas dans le corpus de textes descriptifs (avec 121 occ./M de mots, pour seulement 55 occ./M de mots dans les textes narratifs) et, à l’époque Classique, jusqu’à six fois plus de vu que dans les textes descriptifs (avec 12 occ./M de mots, pour seulement 2 occ./M de mots dans les textes narratifs). En même temps que la fréquence diminue au sein des textes descriptifs (essais et traités), on observe une légère tendance à l’augmentation de la fréquence de la conjonction dans les textes narratifs, passant de 2 occurrences en Français Classique à 11 occurrences par million de mots en Français Moderne et Contemporain. À ce stade, nous émettons l’hypothèse d’un changement de nature Passer du perçu à l’inaperçu stylistique concernant les emplois de vu que au cours des siècles. Alors que la conjonction semble émerger dans des contextes d’apparition formels (i.e. les essais et les traités), elle montre une tendance à préférer à partir de l’époque Prémoderne des contextes plus informels (i.e. les textes de fiction narrative). Cette tendance au glissement d’un contexte d’apparition formel à un contexte informel semble se confirmer quand on s’arrête sur la fréquence d’emploi étonnamment élevée de la conjonction en français parlé (38 occ./M de mots). 4.3. Analyse paramétrique Après avoir donné un aperçu de l’évolution globale de la conjonction en termes de fréquence, nous rendons compte ici de résultats obtenus par le biais d’une analyse paramétrique et statistique de données de corpus (dont les principes sont décrits dans Degand et Bestgen, 2004). Pour cette partie de l’étude, nous avons sélectionné de manière aléatoire des échantillons de 50 occurrences de vu que par période et par type de textes, quand cela était possible. Notons que ce nombre n’est pas atteint au sein des textes descriptifs en Français Prémoderne (32 occ.) et Moderne/Contemporain (26 occ.), ni dans les textes narratifs de la période Classique (26 occ.) (cf. Tableau 2, supra). Dans ces trois groupes, toutes les occurrences ont par conséquent été analysées de facto. L’analyse porte donc sur un total de 384 occurrences de la locution conjonctive vu que (334 occurrences sans l’oral) et se concentre sur l’étude de trois paramètres : (i) déplacement sémantique par intersubjectification ; (ii) position de vu que et position du segment qui héberge celui-ci par rapport au segment subordonnant ; (iii) degré de coalescence en termes de contiguïté entre la forme participiale vu et la particule complétive que. 4.3.1. (Inter)subjectification Pour identifier les différents types de relation sémantique qu’implique l’expression de vu que, nous nous appuyons sur une étude antérieure (Pander Maat et Degand, 2001) dans laquelle nous proposons de distinguer, dans la lignée de Sweetser (1990), les relations sémantiques impliquant un lien avec des entités du monde référentiel (content-based), avec des contenus épistémiques (epistemic) (attitude, croyance, sentiment, etc.) ou avec des actes de langage (speech-act). Pour vu que, quatre catégories correspondent à quatre types de contextes, délimités en fonction du degré croissant d’(inter)subjectivité de leur contexte immédiat. L’opération de codage a été effectuée par un seul codeur sur la base de tests paraphrastiques qui ont ainsi rendu possible l’opérationnalisation du paramètre sémantique en jeu (cf. Spooren et Degand, 2010). Catherine Bolly & Liesbeth Degand Premièrement, la relation de causalité factuelle (non volitionnelle) marquée par vu que (Ex. 6) se définit par le caractère plus objectif du contexte exprimant le résultat causal (ce contexte correspond au segment S1 souligné dans les exemples). Cet emploi correspond à la tournure paraphrastique suivante : « cette situation/ce fait en S1 est causé par/est la conséquence de ce qui est décrit en S2 (observable dans le réel) ». (6) là où finissent les arteres capillaires, là commencent aussi les petites veines capillaires ; defacon que le sang puisse de celles là passer dans celles cy, veu principalement que le sang presse continuellement en derriere. (Classique, Essais et traités, Frantext – F. Bernier, Abrégé de la philosophie de Gassendi, 1684) Deuxièmement, la relation causale volitionnelle (Ex. 7) se définit par le caractère moins subjectif du contexte exprimant le résultat causal dans la relation instaurée par vu que. Cette relation est paraphrasable par la proposition suivante : « l’action volontaire en S1 est causée par/est le résultat de ce qui est décrit en S2 (observable dans le réel) ». (7) Je m’suis décidé tout d’un coup, sans réfléchir, sans vouloir réfléchir, vu qu’ j’étais ébloui à l’idée que j’allais revoir mon monde (Prémod., Fiction narr., Frantext – H. Barbusse, Le Feu, 1916 ) Troisièmement, la relation causale épistémique (Ex. 8) se caractérise par un contexte plus subjectif orienté vers l’expression de l’opinion du locuteur/scripteur. Ce type de relation sémantique est paraphrasable par la proposition suivante : « l’opinion en S1 se justifie, est (“à mon avis”) le résultat de S2 ». De nombreux indicateurs linguistiques facilitent en outre l’identification de ce type de relation, tels que les adverbes modaux, les verbes épistémiques, l’expression d’un contenu hypothétique (futur, conditionnel, négation, etc.) non observable dans le réel, etc. (8) L1 : et euh ce genre de petites fautes se font est-ce qu’elles se font en France par exemple L2 : j’en sais absolument rien vu que j’écoute pas suffisamment des des Français parler (Contemp., Oral, Valibel) Quatrièmement, la relation causale textuelle/métadiscursive marquée par vu que (Ex. 9) se définit par le caractère intersubjectif du contexte exprimant le résultat causal. Autrement dit, la relation est orientée soit vers l’interlocuteur, soit vers la Passer du perçu à l’inaperçu situation de communication discursive en elle-même (comme c’est le cas dans l’exemple 9). Cette relation sémantique peut être paraphrasée de la manière suivante : « l’acte de langage en S1/le choix des mots en S1 se justifie par S2 ». (9) Là il rencontre un gamin sapé comme un prince vu que c’en est un, mais d’une autre planète. (Contemp., Fiction narr., Frantext – F. Seguin, L’Arme à gauche, 1990) Partant du constat selon lequel les verbes de perception sont de très bons candidats à la grammaticalisation (Whitt, 2010 ; Bolly, 2010, 2012), il s’agit de déterminer ici si le processus évolutif de vu que va de pair avec un glissement du domaine concret/objectif de la perception vers le domaine expressif/subjectif, puis éventuellement vers le domaine interpersonnel/intersubjectif. Or, partant de l’idée que vu que serait subjectif/expressif dès le Moyen Français (Bertin, 2003) et que la subjectification est surtout observée aux stades initiaux du processus de grammaticalisation (Traugott, 2010), on ne devrait pas voir d’augmentation significative de la fréquence des emplois subjectifs durant les périodes étudiées. Par contre, nous pouvons nous attendre, d’une part, à ce que les emplois véhiculant un sens plus concret/objectif soient peu fréquents (voire absents) dans les corpus d’étude et, d’autre part, à ce que le nombre d’emplois à valeur intersubjective augmente au fil des siècles, ce qui reflèterait un processus d’intersubjectification en cours pour la conjonction vu que. 80 71 70 57 60 58 61 Factuel Volitionnel Epistémique Textuel 50 40 30 20 10 0 18 13 12 12 5 1 5 12 1 4 2 1 Graphique 1 : Relations sémantiques causales impliquées par vu que (textes descriptifs et narratifs) Les résultats obtenus (cf. Graphique 1, ci-dessus) confirment que la relation sémantique impliquée par vu que est subjective dès la période Préclassique, et reste Catherine Bolly & Liesbeth Degand subjective au fil des siècles, tant dans les textes descriptifs que dans les textes de fiction narrative (non compte tenu de l’oral), puisque la conjonction y apparaît en nette majorité dans des contextes épistémiques (plus subjectifs) et rarement dans des contextes factuels (plus objectifs). En termes statistiques, aucune corrélation entre la périodisation et le profil sémantique des relations causales n’a en outre pu être confirmée ( = -0.077, p = 0.081, N = 333 ; NS).3 Ceci tend à appuyer l’hypothèse selon laquelle il n’y aurait pas d’évolution du point de vue du degré de subjectivité de la conjonction. On observe également une relative stabilité dans la fréquence des emplois textuels/métadiscursifs (intersubjectifs) de vu que, ce qui va à l’encontre du processus d’intersubjectification suggéré plus haut. Plus étonnant, ces emplois intersubjectifs sont déjà bien présents (12 occ.) à l’époque Préclassique et voient même leur nombre diminuer durant les périodes qui suivent. 4.3.2. Position syntaxique Différents constats ont été énoncés quant à la relation qu’entretient la position syntaxique avec le processus de grammaticalisation et, en particulier, avec celui d’(inter)subjectification. C’est ainsi que Traugott (1997) suggère que la fonction de marqueur de discours acquise par certaines unités linguistiques au cours de leur évolution serait corrélée à un mouvement de la syntaxe interne vers la périphérie syntaxique : partant d’un statut d’adverbial intégré au syntagme verbal (verbal adverbial) à fonction référentielle, ces unités acquerraient ensuite à un stade intermédiaire un statut d’adverbial de phrase (sentence adverb), pour finalement se retrouver en périphérie de la syntaxe et acquérir une fonction discursive (discourse marker) à valeur épistémique (en position initiale) ou interactionnelle (en position finale, en particulier pour le français). La fonction de ces unités serait donc liée à leur position au sein de l’énoncé qui les héberge. Notons que cette vision va dans le sens des fonctions épistémiques et métadiscursives attribuées aux marqueurs de discours en initiale d’énoncé : « subjectified elements tend to be positioned at the periphery of a constituent or clause » […] « their use in this position can be correlated with subjectification of their meaning » (Traugott, 2010 : 41). Si l’on admet que la position de la proposition subordonnée introduite par un connecteur (en l’occurrence ici par vu que) est une des étapes du glissement (en périphérie 3 Le test de corrélation de rang avec le (rho) de Spearman permet de mesurer l’influence réciproque de plusieurs variables dont l’une au moins est scalaire ou ordinale (ici, la périodisation). Les résultats statistiques ont été considérés comme significatifs quand le coefficient de contingence (p) était inférieur ou égal à 0.05. Les résultats statistiquement non significatifs sont marqués par les initiales (NS). Passer du perçu à l’inaperçu gauche) d’éléments en voie de subjectification, une augmentation de la fréquence des emplois où le segment introduit par vu que se trouve en périphérie gauche serait un bon indicateur d’un processus de subjectification en cours. Pour déterminer la position du segment introduit par vu que, nous avons opté pour une méthode de segmentation ascendante (illustrée à partir de l’exemple 10, cidessous) qui part de l’identification de l’élément constructeur au sein de l’énoncé (généralement le prédicat) vers ses éléments valenciels (constitutifs du middle field) et régis (constitutifs des initial et end-fields) (Lindström, 2001 ; Lindström et Karlsson, 2005). Les champs centraux (initial, middle et end-fields) entrent dans le réseau de dépendance micro-syntaxique de l’élément constructeur (au sens de Blanche-Benveniste et al., 1990 ; Blanche-Benveniste, 2003) : ils relèvent de la syntaxe interne de l’énoncé (inner-syntax, au sens de Lindström et Karlsson). Les deux autres champs périphériques relèvent de la syntaxe externe (outer-syntax, au sens de Lindström et Karlsson). (10) euh pf (silence) ben c’est-à-dire en fait vu que / le wallon n’est pas // n’est presque plus utilisé / et ben / on ne se fera pas comprendre quoi / (Contemp., Oral, Valibel) Macro-syntaxe Syntaxe externe Micro-syntaxe Syntaxe interne ‘Pre-front field’ ‘Initial field’ ‘Middle field’ euh pf ben c’est-àdire en fait vu que… et on ne se fera pas comprendre ben Macrosyntaxe Syntaxe externe ‘End-field’ ‘Post-field’ quoi Tableau 3 : Syntaxe interne et externe d’un énoncé (Ex. 10) Alors que vu que est toujours situé en tête de la proposition subordonnée qu’il introduit (position intra-propositionnelle), nous distinguerons trois positions possibles (positions inter-propositionnelles) pour la proposition subordonnée ellemême (i.e. le segment Q), en fonction de l’endroit où elle se trouve par rapport à la proposition subordonnante (i.e. le segment P souligné dans les exemples) avec laquelle elle entretient une relation causale : (i) la position initiale concerne les structures du type [vu que Q, P] (Ex. 11) ; (ii) la position médiane concerne les structures du type [P vu que Q] (Ex. 12) ; (iii) une troisième catégorie regroupe les structures parenthétiques [P vu que Q P’] (Ex. 13) et les cas à double lecture, dont Catherine Bolly & Liesbeth Degand la position peut être interprétée comme initiale ou bien médiane [P vu que Q ] ou [vu que Q, P] (Ex. 14). (11) Vu qu’ils veulent voir la mer, et comme toi tu préfères voir ton père, je voudrais savoir. (Moderne, Fiction narr., Frantext – M. Charef, Le Thé au harem d’Archi Ahmed, 1983) (12) Nous fûmes chez M Ducoudray après cette scène, que je vous abrége, vu qu’elle dura trois heures et que la tête tourne en y pensant. (Prémod., Essais et traités, Frantext – A. De Musset, Lettres de Dupuis et Cotonet (18361837), 1837) (13) bon et les sécurités complémentaires je ne vais pas euh vu qu’on est pris par le |- temps mm -| m’y attarder très fort (Contemp., Oral, Valibel) (14) c’est pas spécialement ça mais elle n’aime pas quoi vu qu’elle est au régime alors je vais pas commencer à lui faire des gâteaux et des machins pareils quoi (rire) (Contemp., Oral, Valibel) Du point de vue de la distribution des différentes catégories en diachronie (compte non tenu des données orales), les résultats tendent à montrer que les propositions subordonnées introduites par vu que apparaissent en très grande majorité en position médiane [P vu que Q] : le résultat P est le plus souvent exprimé avant l’origine causale Q. On notera toutefois, bien qu’on ne puisse pas parler à ce stade d’un réel changement, une très légère augmentation des emplois à l’initiale au cours des siècles. 100% 90% 80% 70% 60% 50% 40% 30% 20% 10% 0% 2 95 3 5 6 71 75 1 11 Autre Initiale Médiane 65 Graphique 2 : Position de la proposition subordonnée introduite par vu que (textes descriptifs et narratifs) Passer du perçu à l’inaperçu À première vue, ces résultats semblent donc confirmer que vu que n’est pas impliqué dans un processus d’(inter)subjectification au cours des siècles, bien qu’un examen plus approfondi de la récente évolution de la locution conjonctive en français parlé (avec un tiers des cas se trouvant en position initiale) nous apporterait peut-être des éléments susceptibles de relancer cette question. 4.3.3. Contiguïté et collocabilité Dans leurs travaux, Torres Cacoullos et collaborateurs (Torres Cacoullos, 2006, 2011 ; Bybee et Torres Cacoullos, 2009 ; Torres Cacoullos et Walker, 2009, 2011) ont récemment montré que la grammaticalisation portant sur des unités complexes était étroitement liée au phénomène de collocation. Grammaticalization is the set of gradual processes, both semantic and structural, by which constructions involving particular lexical items are used with increasing frequency and become new grammatical constructions [...]. Grammaticalization may involve not only individual lexical items, but also collocations of items […]. Given this gradualness, collocations undergoing grammaticalization will vary in analyzability (or, conversely, what Bybee (2003) calls autonomy). (Torres Cacoullos et Walker, 2011) À l’instar de ces auteurs, nous pensons que la variation d’emploi de certaines collocations ou constructions à fonction pragmatique (par ex. tu vois, on a/nous avons vu que) peut être interprétée comme le reflet d’un processus de grammaticalisation/pragmaticalisation en cours (Bolly, 2012, sous presse ; Bolly et Degand, sous presse). Selon Torres Cacoullos et Walker (2011), trois critères permettent de déterminer si le processus évolutif s’accompagne d’un processus de figement graduel : (i) la contiguïté (adjacency), qui implique l’absence d’éléments linguistiques entre les différents constituants de l’unité collocationnelle ; (ii) l’attraction lexicale forte (association) entre les termes en présence, comparée à leur fréquence d’apparition si on les considère isolément et exprimée en termes de probabilité grâce à des indices d’association lexicale ; (iii) la coalescence syntagmatique (voire phonologique) (fusion), qui peut aller jusqu’à la soudure graphique des unités en cooccurrence. En grammaticalisation, on parle d’une augmentation de la cohésion syntagmatique (cf. Lehmann, 1995) pour désigner ce chemin de collocabilité grandissante qui donne lieu a minima à une certaine contiguïté (i.e. à une réccurrence, cf. Bolly, 2011), puis à une attraction lexicale forte (i.e. à une cooccurrence, Ibidem) pour aboutir, dans certains cas, à une unité Catherine Bolly & Liesbeth Degand complexe totalement figée et paradigmatisée : « le nouveau morphème entre dans un paradigme existant et s’y adapte, modelant sa forme et ses constructions en conséquence » (Marchello-Nizia, 2006 : 41). Dans la présente étude, nous avons tenté de savoir si la locution conjonctive vu que pouvait être interprétée comme résultant d’un processus de figement en diachronie, qui se caractériserait donc a minima par une contiguïté grandissante entre la forme participiale vu et la particule que au cours des siècles. Or, les résultats (cf. Graphique 3, plus bas) montrent que si quelques rares cas de non-contiguïté (Ex. 15) sont observés durant les périodes du Français Préclassique (5 occ.) et Classique (7 occ.), la quasi-totalité (plus de 90% des cas) des locutions conjonctives sont contiguës (Ex. 16) et le restent au cours des siècles, puisqu’aucun élément linguistique n’y est inséré entre le participe et la particule complétive. (15) Car sans prendre aucun aise, plaisir ou repos, ne cessoit de travailler et donner ordre aux affaires, avec tant d’ennuis, cures et sollicitudes, que merveilles ; veu mesmement qu’outre les courses et pilleries des ennemis, luy faloit satisfaire à plusieurs grans debtes du Comte, son mari, dont elle estoit fort pressée par les creanciers. (Préclass., Fiction narr., Frantext – C. de Taillemont, Discours des Champs faëz. A l’honneur, et exaltation de l’Amour et des Dames, 1553) (16) Il me demandoit quelquefois quel sujet j’avois de me plaindre, veu que je me pouvois asseurer que je n’aurois que du bien avec luy (Préclass., Fiction narr., Frantext – C. Sorel, Le Berger extravagant, 1627) 100% 90% 80% 70% 60% 50% 40% 30% 20% 10% 0% 5 7 95 69 Non contigu Contigu 82 76 Graphique 3 : Contiguïté entre les constituants de la construction vu que (textes descriptifs et narratifs) Passer du perçu à l’inaperçu Ces résultats viennent donc à nouveau appuyer, comme c’est le cas des paramètres d’(inter)subjectification et de position syntaxique étudiés précédemment, l’hypothèse de l’absence d’évolution formulée pour la conjonction causale vu que, entre le Français Préclassique et Contemporain. 5. Conclusion En conclusion, nous voyons que l’analyse sur corpus en diachronie vient renforcer l’idée d’une stabilité sémantique, fonctionnelle et formelle pour la conjonction vu que au cours des siècles, du Français Préclassique au Français Moderne et Contemporain. Il semblerait donc que le potentiel d’expressivité, saturé dès l’apparition de la conjonction en Moyen Français (Bertin, 2003), joue un rôle crucial dans la non-évolution de vu que. Nous avons toutefois soulevé la question d’un possible changement qui se ferait au niveau stylistique du langage (du formel à l’informel). La fréquence massive d’emplois dans les textes descriptifs (essais et traités) à l’époque Préclassique décroît en effet subitement en Français Classique. À partir de là, se met en place une inversion progressive de la proportion d’emplois dans les types de textes (du plus formel au plus informel), qui se traduit par une augmentation subtile de leur fréquence dans les textes de fiction narrative. Vu que émergerait donc de contextes formels (ici, les essais et traités) pour se généraliser au cours du temps dans des contextes plus informels (ici, les romans et les récits). Ce mouvement illustre l’impact qu’un facteur externe (ici, un facteur stylistique) peut avoir sur le changement linguistique (cf. Andersen, 2001), quand de nouvelles constructions émergent dans des contextes spécifiques avant de se généraliser et de se conventionnaliser dans le langage courant. Cette tendance demanderait cependant à être vérifiée, par exemple via l’étude d’autres locutions conjonctives créées en Moyen Français (par ex. attendu que), et à être complétée par des études incluant la période du Moyen Français. Comme souligné précédemment, une étude plus fine de ces conjonctions en français oral (tenant compte des différents types d’oralité, plus ou moins formelle ou plus ou moins spontanée) serait également d’un grand intérêt pour explorer cette piste du changement stylistique. Remerciements Les premier et second auteurs sont respectivement Chargé de recherches et Maître de recherches du F.R.S.-FNRS de Belgique. Ce projet a bénéficié du soutien financier du Pôle d’Attraction Interuniversitaire P6/44 « Grammaticalization and Intersubjectification » financé par le Gouvernement fédéral belge. Catherine Bolly & Liesbeth Degand Références ANDERSEN, H. (2001). Markedness and the theory of linguistic change. In H.L. ANDERSEN (ed.), Actualization. Linguistic change in progress. Amsterdam, Philadelphia : John Benjamins Publishing Company, 21-57. ATHANASIADOU, A., CANAKIS, C., & CORNILLIE, B. (eds) (2006). Subjectification : Various Paths to Subjectivity. Berlin, New York : Mouton de Gruyter. BAT-ZEEV SHYLDKROT, H. (1989). Conjonctions et expression temporelle-causale en français. Folia Linguistica Historica, 10 : 263-280. BAT-ZEEV SHYLDKROT, H. (1994). Sur le rapport temporel-causal dans les subordonnées : Le cas de en attendant que - attendu que. 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