La séduction pour seule arme

Transcription

La séduction pour seule arme
1.
Emily Edison fixa le plafond de l’ascenseur, indifférente aux employés qui, au fil des étages, rentraient
et sortaient de la cabine en rangs serrés à cette heure
d’ouverture des bureaux.
Elle venait de quitter Piccadilly Circus, sa circulation
intense et sa foule de piétons, pour s’engouffrer dans
la grande tour de verre où elle travaillait au cœur de
Londres. Comme elle arrivait généralement une bonne
heure avant tout le monde, elle n’avait pas l’habitude de
cette agitation matinale.
Aujourd’hui, c’était différent, pensa-t‑elle. Très différent.
Sans même qu’elle s’en rende compte, ses doigts
se crispèrent sur la besace en daim qu’elle portait en
bandoulière, comme pour s’assurer que la lettre était
bien là.
Sa lettre de démission, véritable bombe à retardement
qu’elle s’apprêtait à remettre à son patron et qui exploserait en fin de journée…
A la pensée qu’elle allait lui annoncer la nouvelle
le soir même, une bouffée d’appréhension la saisit. Il
n’allait pas apprécier ; il ne s’attendait absolument pas
à son départ, d’autant qu’elle ne lui avait rien laissé
entendre dans ce sens.
Pour être clair, Leandro Perez serait furieux, et elle
le savait.
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Quand il l’avait engagée comme assistante personnelle
dix-huit mois plus tôt, elle était la sixième à ce poste
en un an. La plupart de celles qui l’avaient précédée
n’étaient restées que quelques semaines, remerciées sans
autre forme de procès par leur patron, aussi exigeant
que pressé.
Or Emily savait que, cette fois, Leandro appréciait
son travail et souhaitait la garder. Il avait enfin trouvé
celle qui lui convenait, disait‑il. Sa démission allait le
mettre en rage, car il devrait rechercher une énième
assistante, et il ne détestait rien tant que de perdre son
temps en entretiens.
Dès le premier jour, le directeur du personnel l’avait
mise en garde.
— Je vais vous expliquer pourquoi six jeunes femmes
se sont succédé à ce poste en un an, avait‑il déclaré
d’un ton pincé. Dès que M. Perez les regardait ou leur
adressait la parole, elles perdaient tous leurs moyens et
rougissaient d’émotion comme si elles étaient face au
prince charmant… Affolées comme de vraies adolescentes ! Vous, en revanche, vous me semblez avoir la
tête sur les épaules, et je suis sûr que vous serez capable
de résister au charme de M. Perez, qui sans nul doute
agit beaucoup trop sur certaines jeunes écervelées.
N’est‑ce pas ?
Emily avait confirmé sans difficulté.
En effet, à vingt‑sept ans, elle avait suffisamment
appris de l’existence pour savoir gérer ses émotions, et
en l’espèce Leandro Perez ne lui faisait ni chaud ni froid.
Certes, avec sa haute taille, sa carrure de sportif
accompli, ses boucles brunes et son visage aux traits
racés, il était indiscutablement un très bel homme. Sa voix
un peu rauque ajoutait encore à son charme d’homme
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du Sud, tout comme ses yeux noirs ourlés de cils épais
et dotés d’un éclat presque magnétique.
Pourtant, lorsqu’il la frôlait par mégarde en se
penchant sur elle pour relire un document, elle restait
parfaitement calme. Le directeur du personnel n’avait
rien à craindre…
Mais à cet instant, alors que la cabine s’était vidée et
qu’elle allait atteindre le vingtième étage, elle sentit la
nervosité la gagner. Dans quelques heures, elle tendrait
sa lettre de démission à Leandro Perez. Il la saisirait
de ses longues mains à la fois puissantes et élégantes,
la lirait… et elle préférait ne pas penser à ce qui se
passerait ensuite.
Elle savait déjà qu’il serait furieux, mais comment
réagirait‑il ? Allait‑il sortir de ses gonds, la traiter de
tous les noms, l’envoyer au diable ? Non, il ne ferait
rien de tout ça, conclut‑elle après quelques instants de
réflexion, car il restait en toutes circonstances un parfait
gentleman, et un homme maître de ses pulsions.
Il serait d’abord incrédule, probablement. En effet,
pas plus tard que quinze jours auparavant, il lui avait
dit combien il était content de son travail et lui avait
accordé une substantielle augmentation.
Il ne comprendrait pas, c’était sûr. Mais personne ne
pouvait comprendre…
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sans un bruit
sur le dernier étage, celui réservé à la direction de cette
société de communication florissante qu’avait créée
Leandro Perez une dizaine d’années auparavant, et qu’il
dirigeait toujours de main de maître.
La société intervenait dans de nombreux domaines,
et tout ce que touchait Leandro Perez semblait se transformer en or. Etait‑ce l’effet de son indéniable charisme,
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de son étonnante capacité de travail, de son incroyable
énergie ? Il n’avait connu que des succès. A tel point
qu’il n’hésitait pas à se diversifier : depuis peu, il se
lançait dans l’hôtellerie de luxe.
Travailler à ses côtés était passionnant, stimulant,
jamais monotone, songea Emily, et elle avait beaucoup
appris à son contact. Elle regretterait ces quelques mois
passés dans l’entreprise, mais c’était ainsi.
Elle jeta un regard autour d’elle, admira comme
chaque matin la profusion de plantes vertes, la clarté
que donnaient les grandes baies surplombant la City,
la blondeur des bureaux de bois naturel, le raffinement
des tableaux modernes aux couleurs vives. Oui, elle
regretterait…, se dit‑elle avec un petit pincement au cœur.
Elle regretterait aussi ses collègues, avec lesquels
elle déjeunait tous les jours dans la luxueuse cantine
réservée aux employés. Pour satisfaire ses collaborateurs,
Leandro Perez ne regardait pas à la dépense.
Regretterait‑elle Leandro ? se demanda-t‑elle soudain.
Elle fut tentée de répondre par la négative, mais la
question était plus compliquée qu’il n’y paraissait.
Bien sûr, elle ne défaillait pas chaque fois qu’il
apparaissait dans les bureaux, comme certaines de ses
collègues féminines secrètement amoureuses de lui,
mais en toute franchise elle ne pouvait pas prétendre
être insensible à son charme.
Inutile de se voiler la face, il était l’un des hommes
les plus sexy qu’il lui ait été donné de rencontrer. Avec
son sourire ravageur, son impressionnante musculature,
sa grâce de félin, il était l’image même de la puissance
virile et attirait tous les regards féminins.
Son intelligence, elle aussi, le mettait au-dessus du
lot. Souvent, il la fascinait par la justesse de ses obser10
vations, la rapidité de ses déductions, sa capacité à
prendre la bonne décision. Son éclatante réussite n’avait
rien d’étonnant.
Elle marqua une pause avant d’entrer dans son bureau.
Assez divagué sur les mérites de Leandro Perez !
Elle tapota sur sa jupe pour effacer un pli mal venu,
remit en place une boucle blonde échappée de son chignon
et prit une profonde inspiration. Le matin même, elle
avait choisi son tailleur le plus chic, jupe droite et courte
veste cintrée, avait enfilé des escarpins dont les talons
hauts mettaient en valeur ses jambes au galbe parfait,
et égayé le tout avec un foulard vert émeraude assorti
à la couleur de ses yeux.
Leandro tenait à ce que ses employés aient une tenue
parfaite, et elle n’avait jamais dérogé à cette règle.
Elle posa son sac sur sa table de travail puis, le cœur
battant, frappa à la porte de Leandro.
— Entrez ! lança-t‑il de sa voix mâle.
Assis derrière son bureau, il délaissa son ordinateur
pour la regarder avancer vers lui. Elle était en retard !
se dit‑il, surpris, en jetant un coup d’œil à sa montre.
En dix-huit mois, c’était la première fois ! Elle arrivait
toujours bien avant l’heure à laquelle elle prenait officiellement son service, et il appréciait ces quelques
minutes où ils pouvaient échanger dans le calme en
l’absence des autres collaborateurs.
Que lui était‑il arrivé ?
— Vous êtes en retard, constata-t‑il en la fixant d’un
regard peu amène.
Il nota en quelques secondes ses jolies jambes, sa
poitrine ronde sous sa veste, la blondeur de ses cheveux
resserrés en chignon.
Une jolie femme, pensa-t‑il, et une parfaite assistante…
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mais aussi une personnalité toujours sur la réserve,
qu’il ne parvenait pas à cerner. Il ne l’avait jamais vue
vraiment décontractée. Lui arrivait‑il de se lâcher, de
rire, de faire la folle ? s’interrogea-t‑il soudain. Avec ses
amants, peut‑être, si elle en avait. Il se rendit compte
tout à coup qu’il ne savait rien de sa vie privée… pour
la bonne raison qu’il ne lui avait jamais posé la moindre
question à ce sujet.
De toute façon, quelle importance ? Elle était compétente, ponctuelle, énergique, qu’attendait‑il de plus ? C’était
déjà merveilleux qu’il l’ait trouvée après toutes ces oies
blanches qui manquaient s’évanouir d’émotion chaque
fois qu’il s’adressait à elles ! Emily Edison était froide,
énigmatique, distante, mais c’était bien mieux ainsi.
Avec le temps, le succès et l’argent, il avait appris à
se méfier des femmes. S’il les intéressait beaucoup, il
était suffisamment lucide pour savoir que c’était autant
pour son physique que pour son compte en banque. Il
n’était pas dupe, et avait donc développé une prudence
certaine dans ses rapports avec le beau sexe…
La seule réaction d’Emily fut un presque imperceptible battement de sourcils. Incroyable, le contrôle que
cette femme avait sur elle-même ! conclut‑il, étonné.
— Puis-je me permettre de préciser qu’en réalité je
suis en avance ? rétorqua-t‑elle d’une voix posée. Je suis
censée arriver à 9 heures, et sauf erreur de ma part il
est 9 heures moins 2.
Elle croisa son regard, et, parce qu’elle savait qu’elle
allait cesser de travailler pour lui le soir même, le vit
soudain différemment : comme un homme plus qu’un
patron…
Son haut front respirait l’intelligence, ses lèvres bien
dessinées apportaient une touche de sensualité à son
visage aux traits racés, son menton carré trahissait son
indomptable volonté. Ses cheveux bruns aux boucles
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indisciplinées cassaient juste ce qu’il fallait l’image
parfaite de l’homme d’affaires rigoureux, et sous son
élégant costume en lainage gris foncé on devinait son
corps aussi souple que puissant.
Incroyablement viril, sensuel, séduisant : voilà ce qu’il
était. Et, bien sûr, avec tous ces atouts, il collectionnait
les aventures…
Elle était bien placée pour le savoir, car c’est elle qui
gérait son agenda.
Combien de fois n’avait‑elle pas réservé une table
pour deux dans un restaurant à la mode, transféré
des appels de sa conquête du moment, fait envoyer de
somptueux bouquets de fleurs en remerciement, elle le
devinait, d’une nuit d’amour où la belle s’était montrée
particulièrement sensuelle ?
Il avait été jusqu’à lui demander, pressé par le temps,
d’aller dans la joaillerie la plus prestigieuse de Londres
chercher un cadeau pour sa dulcinée.
Une bague de prix après un bouquet de fleurs, l’intéressée montait en grade, ou la nuit avait été exceptionnelle…, en avait‑elle conclu avec cynisme.
Depuis qu’elle avait été engagée, elle avait déjà
vu défiler cinq petites amies, presque autant que de
secrétaires ! Toutes plus belles les unes que les autres,
naturellement : il semblait avoir une prédilection pour
les jeunes mannequins aux bustes généreux et à la
chevelure blonde, sans doute aussi peu naturels les uns
que les autres…
Rien de bien original, en fait, pour le play-boy qu’il
était. D’ailleurs, malgré les bijoux et les bouquets de
fleurs, il ne devait pas être si passionné, puisqu’il mettait
invariablement un terme à ses relations au bout de
quelques semaines.
Emily n’avait jamais voulu en savoir plus sur sa vie
privée, et s’en félicitait aujourd’hui. Malgré le plaisir
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qu’elle avait eu à travailler pour lui, il était resté un
étranger pour elle, et c’était tant mieux. Son départ n’en
serait que plus facile.
Leandro se retint de la remettre à sa place, comme il
l’aurait fait avec n’importe quel autre de ses employés
dans les mêmes circonstances. Mais pour une raison
qu’il ne s’expliquait pas — du fait de ses compétences
et de sa capacité de travail, peut‑être — Emily Edison
n’était pas n’importe laquelle de ses employés…
— J’espère que ceci ne deviendra pas une habitude,
se contenta-t‑il de faire remarquer d’un ton neutre.
Il recula sur son fauteuil et se croisa les bras derrière
la tête. Le coton blanc de sa chemise se tendit sur sa
poitrine, dessinant ses impressionnants pectoraux.
— Dans le cas contraire, je préfère vous prévenir
que j’ai toujours détesté les gens qui, au travail, avaient
les yeux rivés sur leur montre, ajouta-t‑il.
Elle soutint son regard insistant.
— Je ne pense pas faire partie de cette catégorie,
rétorqua-t‑elle sur le même ton posé. Voulez-vous que
je vous apporte un café ? Et, si vous avez un instant,
j’aimerais vous demander quelques renseignements à
propos du dossier Reynolds avant de répondre à leur
e-mail…
Pendant le reste de la journée, Emily fit ce qu’elle
n’avait jamais fait : regarder sans cesse sa montre… Au
fil des heures, sa nervosité croissait en conséquence.
L’échéance se rapprochait, et elle en venait à douter
de sa décision. Avait‑elle fait le bon choix ? Sa démission allait bouleverser son existence en la privant d’un
salaire plus que généreux, mais elle n’avait pas le choix.
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Malheureusement elle n’avait pas d’autre solution que
de quitter cet emploi que par ailleurs elle appréciait
beaucoup. C’était ainsi.
L’après-midi avançait, et avec elle la perspective de
cette entrevue qu’elle redoutait plus qu’elle se l’était
imaginé.
A 17 h 30, elle rangea son bureau en se disant que
c’était la dernière fois qu’elle accomplissait ces gestes
simples devenus un rituel, la dernière fois qu’elle se
tenait dans cette pièce si agréable.
Car Leandro, furieux, exigerait vraisemblablement
qu’elle quitte la société sur-le-champ. Peut‑être lui
demanderait‑il de signer des clauses de confidentialité ?
Quand il s’agissait de ses intérêts, il ne laissait jamais
rien au hasard.
En la voyant apparaître dans son bureau, son sac à
l’épaule, visiblement prête à partir, il leva les sourcils
d’un air étonné. Mais il ne prononça pas un mot, laissant
à Emily le soin de s’expliquer. En effet, elle n’était pas
sensée s’en aller avant 18 heures.
— Il n’est que 17 h 45, commença-t‑elle d’une voix
mal assurée, mais j’ai à faire ce soir.
Devant son air interloqué, elle se hâta de continuer.
— Ne vous inquiétez pas, j’ai rédigé tous les courriers
destinés aux avocats de Hong Kong, vous n’aurez qu’à
les relire et à les signer. Ils sont en évidence sur mon
bureau. Et j’ai finalisé le dossier Reynolds.
D’un geste mal assuré, elle lui tendit la lettre qui lui
brûlait les doigts.
— Ceci est…, commença-t‑elle d’une voix faible.
Il l’interrompit d’un geste de la main.
Pourquoi était‑elle si bizarre aujourd’hui ? se
demanda-t‑il. Nerveuse, mal à l’aise ! Il ne l’avait jamais
vue ainsi… D’ordinaire, elle était sereine, concentrée,
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fiable, et c’est précisément cette stabilité d’humeur qu’il
appréciait chez elle.
Il devait y avoir quelque chose…
Il la dévisagea de plus belle et perçut sa fébrilité.
— Asseyez-vous, déclara-t‑il soudain d’un ton qui
n’admettait pas la réplique.
— Je ne peux pas, vraiment, balbutia-t‑elle. Comme
je vous l’ai dit, ce soir, je suis pressée.
Il fronça les sourcils et l’observa avec attention, ce
qui accentua encore son trouble.
— Que se passe-t‑il ? demanda-t‑il, inquisiteur.
Décidément, depuis le matin, il allait de surprise en
surprise avec Emily !
Non seulement elle était arrivée en retard, mais rien ne
s’était déroulé comme d’habitude. A plusieurs reprises,
il l’avait surprise en train de bayer aux corneilles à son
bureau, comme plongée dans de profondes réflexions.
A d’autres moments, elle avait semblé prise d’une sorte
de frénésie, s’agitant en tous sens pour accomplir des
tâches qu’elle maîtrisait d’ordinaire à la perfection.
Que se passait‑il pour qu’Emily Edison, l’assistante
modèle, révèle ainsi une telle fragilité ?
Il comprit tout à coup qu’en fait elle l’avait toujours
intrigué. Par cette distance qu’elle maintenait autour
d’elle, son extrême investissement dans son travail, sa
discrétion absolue quant à sa vie privée, mais aussi, il
devait le reconnaître, parce qu’elle était la seule femme
autour de lui qu’il semblait laisser parfaitement indifférente.
A certaines occasions, après des réunions tardives
ou lors de déplacements professionnels, ils s’étaient
retrouvés en tête à tête dans un bureau déserté, mais
jamais elle n’avait parlé avec lui d’autre chose que de
ses dossiers, des décisions à prendre, des stratégies à
élaborer. Il avait toujours grand plaisir à échanger avec
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elle sur ces sujets, tant ses réflexions étaient pertinentes,
mais il n’avait pas pu ne pas remarquer qu’elle défendait
bec et ongles les barrières qu’elle avait érigées autour
de sa vie privée.
— Que voulez-vous dire ? rétorqua-t‑elle d’un ton
légèrement étonné.
— Je veux dire, Emily, que vous avez un comportement étrange depuis ce matin.
Elle leva les sourcils.
— Vraiment ? Il me semble pourtant que j’ai travaillé
normalement…
Confrontée à son regard presque magnétique qui
ne la lâchait pas, elle eut soudain l’impression que ses
jambes faiblissaient. Elle se résolut à s’asseoir, résignée.
En s’imaginant naïvement qu’elle lui donnerait la
lettre sans explication et s’éclipserait avant qu’il ait
pu l’ouvrir, échappant ainsi à une scène pénible, elle
s’était trompée.
Car, à l’évidence, elle avait laissé paraître son
malaise, et il se doutait dorénavant de quelque chose.
Elle devrait donc affronter une explication avec lui, et
cette perspective l’affolait.
Car à présent qu’elle savait qu’elle allait le quitter, il
lui apparaissait soudain sous un autre angle. Elle pouvait
enfin s’autoriser à le voir tel qu’il était, au-delà du patron
brillant qui l’avait toujours éblouie par sa puissance de
travail et de raisonnement : un homme dans tout l’éclat de
sa virilité, infiniment séduisant, sexy, doté d’un charme
quasi magnétique. Un homme auquel aucune femme
normalement constituée ne pouvait résister.
En la matière, était‑elle normalement constituée ? se
demanda-t‑elle soudain.
Elle se força à relever la tête et, quand ses yeux
croisèrent ceux de Leandro, une boule se forma dans
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sa gorge. Quelque chose dans ce regard qui semblait
fouiller en elle la déstabilisait au plus haut point.
— Il ne s’agit pas juste de votre travail, précisa-t‑il
d’une voix ferme, et je n’ai aucun doute sur le fait que
vous avez été d’une efficacité parfaite comme toujours.
Mais je vous trouve différente aujourd’hui. Même si, je
dois vous l’avouer, on ne lit pas en vous comme dans un
livre ouvert, et c’est un euphémisme. D’ordinaire, vous
êtes impénétrable, si professionnelle qu’on douterait
parfois de votre capacité à vous émouvoir. Or, aujourd’hui,
vous m’avez paru agitée, fébrile même, et j’ai besoin de
savoir pourquoi. L’atmosphère dans nos bureaux doit
être sereine, pour que chacun puisse donner la pleine
mesure de ses moyens.
Il saisit son stylo-plume en écaille, cadeau de sa mère
qui refusait obstinément de se mettre à l’informatique
et n’imaginait pas qu’on puisse rédiger un message
autrement qu’à la main, et joua avec l’objet de ses longs
doigts élégants.
Emily l’observait, fascinée. Jamais elle n’avait réalisé
à quel point il avait de belles mains…
Pourquoi la qualifiait‑il d’« impénétrable » ? se
demanda-t‑elle tout à coup. Ce n’était pas très flatteur !
Certes, sans jamais s’épancher au bureau, elle avait
toujours été aimable et disponible avec tout le monde !
Etait‑ce un crime de ne pas raconter sa vie ? En tout
cas, c’était son droit le plus strict, et il n’avait rien à
dire sur le sujet.
De nouveau, elle lui tendit la lettre d’une main qui
par miracle ne tremblait pas. Cette fois, il fallait en finir,
la confrontation devenait trop pénible.
— Peut‑être ceci vous fournira-t‑il une explication,
indiqua-t‑elle, laconique.
Il posa sur elle un regard étonné.
— De quoi s’agit‑il ?
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— Vous verrez, répondit Emily qui avait réussi à se
ressaisir. Je suis désolée, mais je dois partir à présent.
Lisez cette lettre, et vous m’en parlerez demain.
— Pourquoi demain ? coupa-t‑il d’un ton brusque.
Je n’ai pas pour habitude de repousser les problèmes,
vous devriez l’avoir compris. Il y a un problème ? Alors
restez et parlons-en.
— Mais…, balbutia-t‑elle en faisant mine de se lever.
Il la fit rasseoir d’un geste.
— Si nous avons besoin de discuter, autant le faire
maintenant et solder le dossier, décréta-t‑il d’un ton qui
n’admettait pas de réplique.
Cette fois, elle comprit qu’elle ne pourrait pas se
soustraire à l’épreuve qu’elle redoutait tant. Ce face-àface la glaçait à l’avance, et elle ne s’y était pas préparée,
croyant naïvement qu’une lettre réglerait le problème.
Le souffle coupé par l’appréhension, elle le regarda
ouvrir l’enveloppe, déplier la feuille et lire les quelques
lignes. Pas un muscle de son visage ne bougea, et elle
crut un instant que la nouvelle le laissait indifférent.
Elle s’était trompée.
Un rictus de colère déforma soudain ses traits, et il
jeta la lettre sur la table avec violence.
— Qu’est‑ce que c’est que ça ? s’écria-t‑il, hors de lui.
Emily sentit une boule se former dans sa gorge.
Elle aurait souhaité être une petite souris et pouvoir
se faufiler entre les lames de parquet pour disparaître,
fuyant l’orage…
Mais il n’en était rien. Coincée sur sa chaise, face à
cet homme qui, sans nul doute, allait lui faire passer
un mauvais quart d’heure, elle n’avait aucun moyen de
s’échapper. Il ne lui restait plus qu’à faire le dos rond.
D’ailleurs, cette lettre n’était pas un brûlot, songea-t‑elle
pour calmer l’angoisse qui la gagnait : elle annonçait sa
démission tout en soulignant à quel point elle avait été
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heureuse de travailler dans l’entreprise, et se contentait
d’expliquer sans plus de précision que son départ était
motivé par un changement d’orientation. Le texte était
sobre, détaché, professionnel. Pas de quoi se mettre
dans tous ses états, en somme…
— Vous avez lu, n’est‑ce pas ? Il s’agit de ma lettre de
démission, précisa-t‑elle d’une voix faible en se forçant
à soutenir son regard accusateur.
— Vous vous tournez vers d’autres activités ? lançat‑il, courroucé.
— C’est ça, confirma-t‑elle, de plus en plus mal à
l’aise.
— Eh bien, cette explication ne me suffit pas !
Leandro bouillait intérieurement. Comment la parfaite
Emily Edison pouvait‑elle le planter là sans autre
forme de procès ? Comment pouvait‑elle abandonner
un job passionnant et bien payé, alors qu’il venait de
lui confirmer qu’elle donnait toute satisfaction, et qu’il
recevait chaque jour des dizaines de CV de gens qui
rêvaient de rentrer dans son entreprise ?
Quelle audace !
C’était la première fois qu’un de ses proches collaborateurs le quittait ainsi, et son orgueil en prenait un
coup. D’ordinaire, c’est lui qui licenciait ses employés
si nécessaire, pas l’inverse !
Pour qui se prenait‑elle ? Le patron, c’était lui !
— Si ma mémoire est bonne, vous venez de bénéficier d’une augmentation substantielle, et lors de votre
entretien avec le DRH vous vous êtes montrée très
satisfaite de votre travail. Je me trompe ?
Emily se tortilla sur sa chaise.
— Non, balbutia-t‑elle, tout ceci est exact. Mais à
l’époque je ne songeais pas à partir.
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Il serra les lèvres.
— Et, en moins d’un mois, vous avez viré votre cuti,
comme ça ? Désolé, mais j’ai quelques doutes sur votre
sincérité. Je crois plutôt que vous cherchez à changer de
job depuis un moment, mais que vous vous êtes gardée
de dire quoi que ce soit. Et, aujourd’hui, je me retrouve
devant le fait accompli. Sans collaboratrice.
L’idée de devoir de nouveau sélectionner une candidate
parmi des dizaines le décourageait à l’avance. Il avait
tellement joué à ce jeu-là, tellement été déçu !
Mais, bon sang, qu’avait‑il fait à Emily Edison
pour qu’elle le plante là, sans autre forme de procès ?
L’avait‑il blessée ? Avait‑il abusé de sa disponibilité, de
son implication ? se demanda-t‑il soudain.
Il n’avait pas l’habitude de se remettre ainsi en
question, surtout face à un de ses subordonnés, mais
il écarta aussitôt cette hypothèse. Il n’avait jamais fait
pression sur elle pour qu’elle arrive tôt ou parte tard :
elle faisait partie de ces gens suffisamment consciencieux pour ne pas abandonner leur poste avant que le
travail soit accompli.
Il la payait pour ça, et il la payait bien.
— Quelqu’un vous a fait une offre, c’est ça ? reprit‑il
avec une agressivité presque palpable. Eh bien, si vous
restez chez nous, je double cette offre !
Il fit une pause, guettant sa réaction. Qui pouvait
refuser ce genre de proposition ? Il allait la faire changer
d’avis, il en était certain. Personne ne lui résistait…
Elle blêmit et resta silencieuse un moment.
— Vous plaisantez ? balbutia-t‑elle.
Pourquoi cette offre déraisonnable ? songea-t‑elle,
incrédule. L’idée que quelqu’un puisse le quitter était‑elle
si insupportable à son orgueil qu’il était prêt à tout pour
reprendre la main ? Ou admirait‑il à ce point ses compétences qu’il ne voulait tout simplement pas la perdre ?
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La deuxième hypothèse la flattait, mais elle était plutôt
tentée, hélas, de croire que la première était la bonne…
Il se réjouit secrètement de constater que la surprise
faisait son effet. Il l’avait déstabilisée…
— Ecoutez, Emily, commença-t‑il d’un ton plus
conciliant, vous ne pouvez pas nier que nous formons
une bonne équipe, vous et moi. Et je le dis d’autant plus
volontiers que je sais être un patron très exigeant, pas
toujours facile.
De nouveau, il s’interrompit, pour lui laisser le
temps de protester, de lui assurer que, bien sûr que
non, il était un patron parfait ! N’est‑ce pas ce que tout
employé normalement constitué aurait fait dans de telles
circonstances ?
Mais, à sa grande surprise, elle resta muette.
— Alors c’est ça, conclut‑il, vexé. C’est ma personne
qui vous fait fuir…
Emily redressa la tête, étonnée par son ton pincé,
son air blessé.
C’était sans doute la première fois de sa vie qu’il
envisageait l’inenvisageable : une femme s’éloignait de
lui, le séducteur qui faisait se pâmer la gent féminine,
le play-boy irrésistible qui collectionnait les aventures
et brisait les cœurs !
Comment aurait‑il pu comprendre qu’une modeste
assistante décide de son plein gré de ne plus travailler
pour lui, renonce à le voir au quotidien, à quémander
de sa part un sourire, un compliment, un mot gentil qui
éclairerait sa journée ?
Pour quelqu’un comme lui qui se prenait pour le roi
du monde, c’était tout simplement impensable…
— Je n’ai rien contre vous, déclara-t‑elle d’un ton posé.
Ils se regardèrent un moment en silence, comme s’ils
se défiaient, et Emily, furieuse, se sentit rougir.
C’était la première fois qu’ils avaient une conversation
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un tant soit peu personnelle, et la dernière aussi d’ailleurs. Jamais plus elle n’aurait l’occasion de lui dire ce
qu’elle pensait de lui et des dix-huit mois qu’elle avait
passés à ses côtés.
Dans moins de vingt‑quatre heures, elle aurait libéré
son bureau, débarrassé toutes ses affaires et dit au revoir
à ses collègues pour ne plus revenir.
Une page de son existence se tournerait, et elle ne
reverrait plus jamais Leandro Perez.
Leandro se redressa dans son fauteuil, intrigué. Il
lui semblait qu’Emily avait rougi, et il avait peine à le
croire. En toutes circonstances, elle gardait son sangfroid, au risque de paraître dénuée de sensibilité. Que
lui arrivait‑il ? Avait‑il réussi à dégeler quelque peu ce
bloc de glace ?
Il l’observa plus attentivement, et songea qu’elle avait
une bouche très attirante, avec ses lèvres pleines à la
courbure sensuelle, qui laissaient apercevoir ses petites
dents blanches. Une bouche faite pour embrasser…
Le sang d’Emily s’accéléra dans ses veines. Pour une
raison qu’elle ne s’expliquait pas, le regard de Leandro
avait changé, songea-t‑elle. Comme s’il la voyait pour la
première fois en tant que personne, en tant que femme,
et non plus seulement en tant que collaboratrice.
— Vous êtes sûre ? reprit‑il de sa voix chaude et
vibrante. Pourtant, votre attitude me dit tout le contraire !
Soudain, Emily décida de sortir de son rôle d’assistante
dévouée et docile. C’est vrai, elle avait des reproches
à lui faire, et puisqu’il la poussait dans cette direction,
elle n’avait aucune raison de se priver ! Encore une fois,
23
c’était maintenant ou jamais, car dès le lendemain il
sortirait de son existence.
— Puisque vous insistez, je vous avouerai que je n’ai
guère apprécié de faire le sale boulot, murmura-t‑elle.
A peine avait‑elle prononcé ces paroles brutales qu’elle
le regrettait. Elle allait trop loin en s’aventurant sur un
terrain où elle n’avait rien à faire : la vie amoureuse de
Leandro Perez, le bourreau des cœurs, ne la regardait pas.
Il se redressa et dissimula avec peine sa contrariété.
De quoi voulait‑elle parler ? Il rêvait qu’elle se lâche, il
était servi ! Un peu trop même…
— Le sale boulot ? Puis-je vous demander de préciser ?
interrogea-t‑il d’un ton glacial.
Il était trop tard pour reculer à présent, pensa Emily,
au plus mal. Au point où elle en était, autant aller au
bout de sa pensée.
— J’ai envoyé des bijoux à des femmes dont vous
vouliez vous débarrasser, des présents somptueux que
vous ne preniez même pas la peine de choisir vousmême, j’ai réservé des places d’opéra, des dîners au
restaurant pour des conquêtes auxquelles je savais que
vous enverriez des cadeaux d’adieu quelques semaines
plus tard. J’ai modérément apprécié, car j’estime que ce
genre de tâches sortait de mes attributions.
Il se redressa sur son siège.
— Je crois rêver ! s’exclama-t‑il, abasourdi.
— Parce que vous n’avez pas l’habitude que quelqu’un
ose vous dire ce que vous n’avez pas envie d’entendre,
rétorqua-t‑elle d’un ton abrupt.
Leandro resta muet de surprise et se recula sur son
siège pour mieux l’observer.
Avait‑il des problèmes d’audition ?
Comment une créature aussi charmante qu’Emily
Edison pouvait‑elle proférer de tels propos ? s’interrogea-t‑il, désarçonné.
24
Car elle était charmante…
Son regard glissa vers la soie de son chemisier tendue
sur ses seins aux rondeurs prometteuses, et un spasme
le saisit.
Comment était‑elle, nue ? se demanda-t‑il. Sa peau
était‑elle douce, son parfum envoûtant ? Il s’imagina
soudain lui faisant l’amour et son trouble redoubla.
Peut‑être un feu incandescent brûlait‑il en elle, peut‑être la
froide et énigmatique Emily était‑elle une bombe au lit ?
Il se surprit à songer qu’il aurait bien aimé faire le
test, lui dénouer son chignon pour jouer avec ses boucles
blondes, déboutonner son chemisier et libérer sa poitrine
généreuse, glisser une main entre ses cuisses…
Stop !
Chassant ces images absurdes de son cerveau, il se
recentra sur la question du jour : son assistante venait
de lui faire des reproches qu’il ne pouvait pas laisser
passer. Il n’avait pas l’habitude des critiques, et encore
moins de la part d’un employé.
— En deux mots, vous n’avez pas aimé que je vous
implique dans ma vie privée, conclut‑il sèchement.
— C’est‑à-dire que…, commença Emily, la gorge
nouée, peut‑être Marjorie était‑elle habituée à ce genre
de choses, mais vous auriez pu en discuter avec moi
quand vous m’avez embauchée, reprit‑elle d’une voix
mal assurée.
— Permettez-moi de m’étonner que vous ne m’en
ayez pas parlé avant, fit‑il observer d’un ton coupant.
Elle se sentit rougir, car il avait raison. De nouveau,
elle regretta de s’être aventurée sur ce terrain glissant.
Mais si elle n’avait rien dit avant, c’était par crainte
de perdre son job : elle ne pouvait pas se passer de son
salaire.
— Il n’y a rien de plus agaçant que les gens qui se
plaignent a posteriori, affirma-t‑il. Pourquoi avez-vous
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attendu le moment où vous me donnez votre démission
pour évoquer le sujet ? Pourtant, il me semble que j’ai
toujours été à l’écoute ! Et, pour en revenir à nos moutons,
pourquoi donnez-vous votre démission ? conclut‑il en
dardant sur elle un regard insistant.
Elle toussota nerveusement.
— Comme je vous l’ai dit, j’ai d’autres projets,
répondit‑elle en tirant sur sa jupe. Mais j’ai beaucoup
apprécié de travailler pour vous, se crut‑elle obligée
d’ajouter.
Il lui lança un regard ironique qui acheva de la
déstabiliser.
— Je ne veux pas vous importuner plus longtemps,
reprit‑elle. Je vais à présent rassembler mes affaires et
libérer mon bureau. Vous préférez sans doute que je
parte tout de suite…
— Tout de suite ? Mais qu’est‑ce qui vous fait croire
une chose pareille ? s’écria-t‑il en ouvrant de grands yeux.
— Je me souviens vous avoir entendu dire que quand
quelqu’un était sur le départ, il ne devait pas perdre de
temps, car cela déstabilisait l’équipe.
A dire vrai, Emily n’avait été témoin que de deux
départs pendant ses dix-huit mois dans l’entreprise :
une femme avait arrêté de travailler pour s’occuper de
ses enfants, une autre avait suivi son mari à l’étranger.
Les salaires étaient plus que généreux, les conditions
de travail excellentes : personne ne quittait jamais la
société de son plein gré.
Un sourire ironique se dessina sur les lèvres pleines
de Leandro.
— Tiens donc ! Votre mémoire est bien sélective, ma
chère Emily ! Vous semblez avoir oublié que Marjorie,
elle, est restée plusieurs semaines après l’annonce de
son départ…
— Oui, mais…, commença-t‑elle.
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Elle nota sa moue condescendante, ses sourcils levés,
et se demanda soudain s’il ne prenait pas un malin
plaisir à la pousser dans ses retranchements, à jouer
avec elle comme un chat joue avec une souris. Peut‑être
devait‑elle se montrer plus méfiante… D’autant que s’il
insistait pour qu’elle accomplisse sa période de préavis,
la cohabitation risquait d’être plus que difficile après ce
qu’elle venait de lui dire !
— J’ai plus de responsabilités que n’en avait Marjorie,
précisa-t‑elle en essayant de garder un ton neutre.
— C’est exact. Mais il n’en reste pas moins que je
ne comprends pas votre précipitation.
— Je crois que…
Il ne la laissa pas achever.
— Selon la loi, et comme le précise le contrat que
vous avez signé, vous devez un mois de préavis à votre
employeur, et je ne vois aucune raison de vous en
dédouaner. Nous avons un certain nombre de dossiers
en cours que vous seule maîtrisez, et il n’est pas question que vous disparaissiez du jour au lendemain. Et je
préfère ne pas penser au temps que nous allons encore
perdre à vous remplacer…, ajouta-t‑il dans un soupir.
Comment osait‑elle abandonner ainsi son poste sans
se préoccuper de ce qui allait arriver ? Où était passé
son sens des responsabilités qu’il avait tant admiré ? Il
tombait littéralement des nues.
Il y eut un silence pénible. Emily fixait le sol devant
elle, accablée à l’idée qu’elle devrait encore passer quatre
semaines avec Leandro alors qu’elle s’était crue libérée.
Il allait lui faire payer ce qu’elle avait eu l’audace —
ou la stupidité — de lui dire, et cette période risquait
d’être compliquée.
— Et, pour en revenir à Marjorie, sachez que sa
situation était un peu particulière, reprit‑il. Elle travaillait
pour mon père en Argentine. Arrivée comme étudiante,
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elle a fini par s’installer là-bas. Quand son mari est
mort, elle est rentrée en Angleterre, et je lui ai tout
naturellement proposé un poste, car mon père l’appréciait beaucoup. Mais il est exact qu’elle avait moins de
compétences que vous…
Il fit une pause et, de nouveau, joua avec son stylo.
— Vous êtes rapide, professionnelle, vous comprenez
tout tout de suite, vous savez anticiper, déclara-t‑il d’un
air pensif.
Le rouge monta aux joues d’Emily. Dans la bouche
de Leandro, ces paroles étaient précieuses, car il était
d’habitude plutôt avare de compliments. Mais pensait‑il
vraiment ce qu’il disait, ou essayait‑il seulement de l’amadouer pour la faire changer d’avis ? se demanda-t‑elle
soudain. Pour avoir gain de cause, il était capable de tout.
— C’est pourquoi je ne peux pas vous laisser partir
tout de suite, Emily, expliqua-t‑il. D’autant que vous
détenez un certain nombre d’informations sensibles et
que vous avez connaissance de dossiers confidentiels.
Qui me dit que vous n’allez pas passer à la concurrence ?
Elle lui jeta un regard horrifié.
— Leandro ! s’exclama-t‑elle. Comment pouvez-vous
imaginer une chose pareille ? Vous n’êtes pas sérieux !
C’était la première fois qu’elle osait l’appeler par
son prénom, ce que faisaient pourtant la majorité de
ses collaborateurs. Sans avoir pourquoi, elle se l’était
toujours interdit, préférant garder ses distances.
Or le simple fait de prononcer son nom le rendait tout
à coup plus proche, plus humain, plus accessible, plus
attirant. Et ce n’était pas une bonne chose…
— Je suis toujours sérieux quand il s’agit de travail,
rétorqua-t‑il.
Il s’appuya de ses coudes sur son bureau et se pencha
en avant, les yeux fixés sur elle.
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— Comme vous avez dû le remarquer, je ne laisse rien
au hasard quand il s’agit de ma société, fit‑il observer.
— Je sais, mais il est évident que je ne révélerai jamais
à qui que ce soit des informations que j’ai obtenues ici !
s’exclama-t‑elle.
— Je préfère m’en assurer, coupa-t‑il. On n’est jamais
trop prudent.
Emily sentit le regard de Leandro posé sur elle et
son sang s’accéléra dans ses veines.
Troublée, elle songea qu’il aurait été facile de se perdre
dans ses yeux noirs à l’éclat mystérieux. Il avait une
aura extraordinaire, pensa-t‑elle, tandis que son cœur
se mettait à battre la chamade : comme les autres, elle
était en train de se laisser impressionner.
Elle se ressaisit brusquement et se reprocha sa faiblesse.
Elle n’allait pas, elle aussi, se transformer en groupie
de Leandro Perez, comme toutes les filles du bureau !
— Comme vous le savez, notre grand projet hôtelier
dans les Caraïbes est presque arrivé à son terme, déclarat‑il tout à coup. L’ouverture au public est prévue dans
six semaines, et je m’apprête à passer un moment sur
place pour m’assurer que tout est en ordre.
Emily retint un soupir de soulagement. Leandro
parti, respecter son mois de préavis ne lui posait pas
de problème.
— Ne vous inquiétez pas, j’assurerai la permanence
au bureau en votre absence, et communiquerai avec
vous par e-mail et par téléphone, s’empressa-t‑elle de
déclarer. Je pourrai même lancer la recherche pour ma
remplaçante et sélectionner les dossiers intéressants si
vous le souhaitez.
Leandro passa la main dans ses cheveux bouclés,
dégageant son haut front, faisant saillir ses biceps.
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— Ce n’est pas ce que j’avais à l’esprit, déclara-t‑il
après un silence. Je préfère vous garder sous le coude
quelque temps, pour sécuriser certaines informations et
régler les dossiers urgents avant votre départ. De plus,
j’aurai besoin de votre assistance sur place pour régler
mille petits détails et garder le contact avec Londres.
Bref, je vous demande de m’accompagner. Le temps
que vous passerez aux Caraïbes sera décompté de votre
période de préavis. Ce sera plus distrayant que de lire les
fiches de dizaines de candidates, vous ne pensez pas ?
Le visage d’Emily avait perdu toute couleur.
— De combien de temps parlez-vous ? murmura-t‑elle.
Il réfléchit en se grattant le menton et sembla prendre
un malin plaisir à lui faire attendre sa réponse.
— Votre préavis est d’un mois, n’est‑ce pas ? Je pense
que quinze jours sur l’île seront suffisants.
— Quinze jours ? s’exclama-t‑elle, ahurie.
Elle avait escompté une semaine au maximum.
— Vous avez l’air choqué. Où est le problème ?
Emily toussota nerveusement.
— Je suis désolée, mais je ne vais pas pouvoir vous
accompagner, balbutia-t‑elle. Malheureusement, j’ai
d’autres engagements.
Il y eut un silence, de plus en plus pesant.
— Ces engagements ont‑ils un rapport avec la lettre
que vous m’avez remise tout à l’heure ?
— Oui.
Emily se sentait de plus en plus mal. Naïvement,
elle avait espéré que Leandro la laisserait partir sans
lui demander d’explication et comprenait tout à coup
qu’elle ne s’en tirerait pas à si bon compte.
— Je vous écoute, dit‑il sèchement. Sauf erreur de ma
part, votre contrat stipule que vous pouvez être amenée
à voyager avec moi, et jusqu’à preuve du contraire vous
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êtes toujours mon employée. Quel est donc l’engagement
qui vous empêcherait de me suivre ?
— Je quitte Londres, articula-t‑elle avec peine. Je
vais me marier…
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