Carl Menger et le conflit des méthodes*

Transcription

Carl Menger et le conflit des méthodes*
Carl Menger et le conflit des méthodes*
Robert Nadeau
Département de Philosophie
Université du Québec à Montréal
Liminaire : sur la langue de Carl Menger
Selon l’hagiographie officielle, Carl Menger est, dans l’histoire de la pensée économique, le fondateur de
l’École Autrichienne. Quoi qu’il en soit de l’existence, réelle ou mythique, et de l’unité doctrinale,
démontrée ou seulement présumée, de cette école de pensée, chose certaine, Menger est l’auteur de deux
ouvrages marquants. Le premier, datant de 1871 (v. Menger 1871), est un véritable traité de théorie
économique (que Menger avait d’abord projeté de compléter par des recherches supplémentaires pour le
rendre plus systématique et complet) dont on a dit qu’il avait contribué, en convergence avec les
recherches de Jevons, d’une part, et de Walras, d’autre part, à jeter les bases du paradigme néo-classique,
dont la pierre d’assise est sans contredit la théorie de l’utilité marginale décroissante1. Le second, publié en
1883 (v. Menger 1883), est un essai sur la méthodologie des sciences sociales en général - et plus
particulièrement, comme l’écrit Menger lui-même, d’épistémologie et de méthodologie économique - que
Menger écrivit expressément pour clarifier les tenants et aboutissants des positions théoriques qu’il fut
amené à prendre et à élaborer douze ans plus tôt. Plutôt qu’au contexte, c’est au texte que nous allons
nous intéresser dans l’analyse qui suit. Le contexte historique est bien connu maintenant pour avoir fait
l’objet d’études minutieuses et approfondies2. Certes, les textes eux-mêmes sont aujourd’hui beaucoup
mieux connus qu’il y a seulement quinze ou vingt ans3. Néanmoins, il n’y a pas actuellement de consensus
arrêté sur le sens et la portée des arguments développés par Menger aussi bien en théorie qu’en
méthodologie économiques. L’épistémologie économique peut encore tirer grand profit de l’étude de la
pensée de Menger. Il n’est pas rare, en effet, que dans le domaine de l’histoire des idées, l’examen du
passé puisse donner lieu à une meilleure compréhension du présent. C’est avec ce postulat en tête que je
m’efforcerai de réarticuler, même si trop rapidement et par trop schématiquement, la contribution de
Menger à la méthodologie économique.
*
Ce texte est la version révisée de la communication présentée à l’atelier de travail sur Carl Menger qui eut
lieu au CREUSET de l’université de Saint-Etienne le 4 février 2003 et qui avait pour titre « Carl Menger a-til gagné le Methodenstreit ? ». Je remercie le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada ainsi
que le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture du soutien financier reçu.
1
William Jaffé a cependant fait voir, il y a plus d’un quart de siècle déjà, que la doctrine de ce trio
d’économistes est fort hétérogène (v. Jaffé 1976).
2
V. en particulier les excellentes études de Raimondo Cubeddu, de Barry Smith, d’Erich Streissler et de
Karen Vaughn.
3
Du reste, les archives complètes de Carl Menger sont maintenant accessibles à l’université Duke
(Durham, North Carolina, USA). Pour une excellente présentation de la pensée de Menger, v. Béraud
2000. Pour une analyse archidétaillée aussi bien du contexte que des textes, on consultera les travaux de
Max Alter et tout particulièrement son remarquable ouvrage de 1990 (v. Alter 1990).
1
À cet égard, plusieurs commentateurs ont attiré l’attention sur la difficulté d’accéder pour ainsi
dire de plain-pied à la pensée de Menger, à cause de son style ou plus précisément de sa langue théorique
(celle des Grundsätze ) et de sa langue philosophique (celle des Untersuchungen). La langue écrite de
Menger créerait en quelque sorte un obstacle épistémologique à sa bonne compréhension. C’est entre
autres la thèse herméneutique de Max Alter, sans doute l’un des plus fins connaisseurs de l’œuvre de Carl
Menger et qui insiste beaucoup pour faire voir non seulement la singularité des conceptions de Menger
comparativement à celles de Jevons et de Walras, mais du même coup l’irréductible différence entre le
point de vue économique de Menger, d’un côté, et ceux de Wieser et de Böhm-Bawerk, de l’autre. Alter
insiste en particulier pour dire qu’un effort épistémologique considérable est nécessaire pour comprendre
correctement les avancées théoriques de Menger dans les Grundsätze. Suivant l’analyse extrêmement
minutieuse et détaillée, voire pointilleuse, qu’il a faite de cet ouvrage (il a, par ailleurs, apporté une
attention tout aussi méticuleuse au texte des Untersuchungen), Alter insiste pour mettre en relief deux
conditions importantes pour être à même de saisir correctement les tenants et aboutissants de la
démarche de Menger dans les Grundsätze . D’abord, il faut, avance Alter, accorder beaucoup de soin à
dégager l’arrière-plan historico-intellectuel dans lequel baignait Menger, qu’il caractérise comme marqué
au coin du romantisme allemand de type hégélien4. Alter affirme même que, nonobstant les différences
profondes de la perspective de chacun, Marx et Menger partageaient exactement le même fonds de
commerce en termes de culture théorico-philosophique. Ensuite, fait valoir Alter, il faut se rendre à
l’évidence que les catégories épistémologiques dont Menger fait usage sont directement tirées de
l’aristotélisme allemand qui dominait en grande partie le monde universitaire dans lequel Menger fut
formé et, aussi bien, celui dans lequel il évoluait en particulier au moment de ses travaux de thèse,
travaux qui donneront lieu à la rédaction des Grundsätze. À ce propos, Max Alter est le premier à avoir
fait remarquer, très judicieusement il va sans dire, que le texte de la traduction anglaise (américaine) des
Grundsätze, qui a servi à faire connaître la pensée de Menger beaucoup plus que le texte original ne l’a
jamais fait, n’est pas un outil de travail fiable. Les Principles sont en fait, aux yeux d’Alter, un ouvrage très
différent des Grundsätze . Alter insiste pour dire en particulier que la dimension proprement
« aristotélicienne » du langage que Menger emploie dans son traité a été complètement biffée, voire
éliminée par le traducteur, qui s’est même permis de corriger une erreur mathématique faite par Menger
dans le texte allemand original (v. Alter 1990 : 18) sans en prévenir le lecteur. Le risque est donc grand de
mésinterpréter les arguments épistémologiques que Menger avance en 1883 si on les prive du support que
le traité de 1871 est susceptible de leur apporter5. Il devient évident que, pour interpréter adéquatement le
discours de Menger, il faut non seulement passer par les Fourches Caudines du texte allemand original –
un allemand scolaire châtié, certes, mais intellectuellement indigeste pour toute personne qui n’en a pas
l’habitude – mais il faut également se débarrasser des lunettes fournies par la théorie économique du
« mainstream », lunettes confectionnées avec l’optique walrassienne. Qui plus est, il est essentiel de se
4
« Menger’s language is that of nineteenth-century German Aristotelianism with strong roots in
Romanticism » (Alter 1990 : 18).
5
Pour Alter, alors que « Menger’s language is that of nineteenth-century German Aristotelianism with
strong roots in Romanticism » (Alter 1990 : 18), la tradution américaine des Grundsâtze est du
« Walrassian English » (ibid. : 17).
2
replonger dans l’atmosphère philosophique de la Vienne de la deuxième moitié du dix-meuvième siècle de
manière à en recouvrer le point de vue aristotélisant, mais aussi la manière de penser et de s’exprimer.
Les Grundsätze correspondent à la thèse d’habilitation présentée par Menger à l’université de
Vienne en vue d’y obtenir le statut de « Privatdozent », statut qu’il obtint sans peine, avant de se voir
octroyer quelques années plus tard une chaire d’économie politique créée expressément pour lui à cette
même université6. Les Untersuchungen constituent un ouvrage complètement différent du premier, plus
encore par le style et la forme que par le contenu : il s’agit non pas d’une contribution spécifique à la
théorie économique mais plutôt d’un plaidoyer en faveur du projet même de faire de l’économie une
science théorique, un plaidoyer dont l’aspect pro domo peut d’autant moins passé inaperçu que l’idée est
de justifier, si non faire accepter, la légitimité et le bien-fondé de la démarche suivie par Menger dans le
traité de 1871. Mais, parce que Menger y vise à faire apercevoir les déficiences de la méthode
« historiographique » des économistes allemands – qui, à vrai dire, étaient davantage des juristes, des
historiens et des politologues que des économistes – les Untersuchungen constituent tout autant et
même plus une critique négative de la méthode historiographique en matière de science économique
qu’un exposé magistral, positif et systématique de philosophie des sciences sociales ou de méthodologie
et d’épistémologie économiques. L’ouvrage de 1883 comporte donc ses propres difficultés d’interprétation
qui sont en partie liées aux limites du genre – diatribe davantage que monographie.
Terence Hutchison a, d’ailleurs, bien mis en lumière la difficulté considérable que représente
l’entreprise de comprendre correctement les conceptions philosophiques élaborées par Menger dans ses
Untersuchungen . Cependant, si Max Alter est d’avis qu’une analyse contextuelle correcte des thèses
épistémologiques qu’élabore Menger dans les Untersuchungen est indispensable à la saisie du contenu
spécifique des théories économiques articulées par lui dans les Grunsätze , Hutchison est d’un avis
différent puisqu’il semble lire ces deux ouvrages de Menger comme constituant des contributions
intellectuelles distinctes et n’appelant pas de mise en rapport immédiat7. À mon sens, c’est à Max Alter
6
Cette chaire fut par la suite occupée par Wieser en 1903, quand Menger décida inopinément de prendre
une retraite anticipée – il vécut jusqu’en 1921. Une chaire équivalente fut octroyée à Böhm-Bawerk l’année
suivante à la même université. Je suis tout à fait d’accord avec Alter pour dire que, de Menger à ses deux
successeurs immédiats à Vienne, Böhm-Bawerk et Wieser, il y a une profonde rupture épistémologique et
méthodologique : en particulier, les mathématiques font leur entrée dans les fondements théoriques de la
discipline et permettent un traitement « objectiviste » d’une réalité psychologique pensée par Menger
comme purement subjective, à savoir la valeur; qui plus est, l’essentialisme aristotélicien lié à l’approche
causale (Alter préfère pour sa part parler ici d’approche « inductive ») est laissé pour compte (Alter 1990 :
8). De cette manière devient possible, à quelques détails techniques près, la convergence du système
théorique des penseurs de l’École dite « Autrichienne » avec l’approche mise en œuvre par Walras devient
possible, à quelques détails techniques près. Pour un examen approfondi de la distance théorique qui
sépare Menger des deux économistes qu’on eut tôt fait de présenter comme ses deux « disciples », voir
l’excellent épilogue du remarquable livre de Max Alter (Alter 1990 : « Epilogue », p. 221-231). L’histoire
officielle tient ce trio pour la première génération de « l’École Autrichienne », alors qu’en fait Menger
refusa initialement de voir en Wieser et Böhm-Bawerk des « disciples » : v. à ce sujet l’introduction de
Hayek aux Gesammelte Abhandlungen de Wieser, édités par Hayek du reste en 1929, (Hayek 1929, p. xi);
v. aussi Alter 1990, p. 138, n. 2. Alter soutient que la narration qui veut que Menger ait fondé une école de
pensée est un « convenient myth », voire « an ex post facto rationalisation, which provides historians of
economic thought with a point of origin for an allegedly unified system of thought » (Alter 1990 : 79).
Cette thèse audacieuse emporte mon adhésion.
7
Hutchison écrit que le texte des Untersuchungen « is by no means easy to comment. There is a great
deal that is obscure regarding Carl Menger's intellectual biography, the early influences that affected his
work, his philosophical presuppositions and intellectual objectives. These obscurities are not serious for
3
qu’il faut ici donner raison : les idées théoriques de Menger en économie peuvent recevoir un éclairage
profitable si elles sont appréciées à la lumière de ses arguments épistémologiques et méthodologiques.
Réciproquement, la doctrine philosophique que Menger développe dans ses investigations
épistémologico-méthodologiques, lorsque lue en liaison systématique avec l’exposé que Menger fait des
principes fondamentaux de la théorie économique, fait mieux apercevoir ce qui caractérise en propre
l’approche théorique de Menger en économie et montre sa fertilité réelle.
Une dernière remarque me paraît s’imposer avant de m’aventurer plus avant dans l’étude de
l’argumentaire méthodologique de Menger. Les Grundsätze peuvent et doivent effectivement être
considérés comme jetant les fondements de l’économie envisagée comme théorie pure. Incidemment,
btout anti-historiste qu’il fût, Menger n’en a pas moins dédié l’ouvrage à Wilhelm Roscher, penseur
principal et leader intellectuel incontesté de l’École Historique Allemande et dont Gustav Schmoller,
l’adversaire déclaré de Menger en matière de méthologie, reprendra le flambeau. Je me dois cependant de
dire que, mis à part quelques remarques incidentes, Menger ne traite absolument pas de méthodologie
dans les Grundsätze, jamais directement du moins. On n’y trouve donc aucun argument méthodologique
supplémentaire. Ce n’est pas davantage sur des points de méthode que les Grundsätze peuvent apporter
des arguments complémentaires à ceux des Untersuchungen : il est quand même tout à fait judicieux de
considérer que, dans cet ouvrage paradigmatique, Menger a une pratique théorique qui se trouve à
mettre en application la méthodologie qu’il exposera plus tard dans les Untersuchungen8. La doctrine
épistémologique de Menger – certains de ses éléments les plus cruciaux en tout cas, comme son
‘essentialisme’, son ‘causalisme’ et son ‘subjectivisme’, points de doctrine qui, est-il espéré, trouveront un
éclairage favorable en cours de route – est effectivement déjà à l’œuvre dans les Grundsätze9. C’est pour
cette raison que la meilleure méthode que l’on puisse se donner pour comprendre la pensée de Menger
aussi bien en théorie économique qu’en métholologie économique consiste à se servir de l’ouvrage de
1883 pour éclairer certains des arguments contenus dans l’ouvrage de 1871 – et, réciproquement, de lire
l’essai de méthodologie de 1883 à la lumière du traité de 1871. Certes, c’est également à une telle « lecture
synthétique » de la pensée de Menger que nous convie Max Alter et il faut lui en savoir gré. Cependant,
pour le meilleur ou pour le pire, Alter n’en reste pas à cette lecture confrontationnelle : la synthèse de
Max Alter est orientée par un parti pris, pour ne pas dire un biais, contextualiste. En effet, avant de
procéder à une interprétation dialectique des ouvrages de 1871 et de 1883, Alter prend la peine de
reconstituer au préalable le contexte intellectuel et philosophique global dans lequel Menger a été amené
à acquérir sa formation universitaire, puis à entreprendre la recherche qui le mènera à la rédaction des
the understanding of the Principles, but they make the interpretation of the P r o b l e m s [=
Untersuchungen ] much more difficult » (Hutchison 1981, p. 199, n. 2).
8
Je partage à cet égard l’avis éclairé de Max Alter à l’effet que « thus it represents the closest
approximation to a positive statement of his methodology by Menger himself » (Alter 1990 : 83). Reste,
bien sûr, à l’interpréter correctement. À cet égard, je dirai plus loin en quoi je me sépare de Max Alter.
9
Le seul autre ouvrage de Menger en méthodologie économique est un pamphlet publié en 1884 sous le
titre Die Irrthümer des Historismus in der deutschen Nationalökonomie, qui prend la forme de seize
lettres adressées à un ami non identifié, reprend pour l’essentiel les arguments déjà articulés par Menger
dans l’ouvrage de 1883. On n’y trouve pas d’avancées nouvelles, de concepts inédits, de réflexions
novatrices : du point de vue de sa visée immédiate, il s’agit en quelque sorte d’une philippique prenant
Gustav Schmoller à partie.
4
Grundsätze10. Ce contexte je l’ai relevé plus haut, est celui du romantisme et de l’idéalisme allemands,
dominé par la figure magistrale et charismatique de Hegel et caractérisé également par une redécouverte
de la pensée d’Aristote. Il n’est pas question de mettre en question le travail savamment documenté de
Max Alter à ce chapitre. Il n’en reste pas moins que sa lecture « aristotélisante » de la méthodologie de
Menger ne me paraît pas adéquate. C’est donc une tout autre interprétation que j’exposerai ici. Plutôt que
de m’en remettre à une conjecture relative au contexte pour reconstruire l’argumentation
méthodologique de Menger, il m’a paru plus simple, plus prudent et aussi plus juste de m’en remettre au
sens littéral du texte lui-même, quitte à ce que, à propos du « conflit des méthodes », il y ait un conflit des
interprétations. Plongeons-nous donc maintenant dans l’étude des textes.
Sur la science économique et le problème de ses fondements
Que Carl Menger ait voulu entreprendre avec son traité de 1871 ce qu'il appelle lui-même « une réforme
fondamentale des fondements » de la science économique, cela est explicite dès la préface des
Grundsätze :
« Dans ce qui suit, j’ai cherché à réduire les phénomènes complexes de l’activité économique
des hommes aux éléments les plus simples qui puissent encore être soumis à l’observation
minutieuse. Puis j’ai cherché à appliquer à ces éléments la mesure convenant à leur nature
propre. Enfin, prenant appui constamment sur cette mesure, j’ai cherché à examiner
comment les phénomènes les plus complexes prennent forme, à partir de leurs éléments
constitutifs, suivant des principes déterminés.
Cette méthode de recherche, universellement acclamée dans les sciences naturelles, a
conduit aux plus grands résultats, et pour cette raison elle peut être caractérisée sans crainte
de se tromper comme la méthode que suit la science naturelle. Mais, en fait, cette méthode
est commune à tous les domaines de la recherche empirique et, à proprement parler, elle
devrait être plutôt désignée comme la méthode empirique. Cette distinction est importante
parce que toute méthode d’étude tient son caractère spécifique de la nature du domaine de
connaissance auquel elle s’applique. Il serait inappoprié, par conséquent, de tenter d’orienter
notre science en suivant la démarche de la science naturelle »11.
Qu'il ait entrepris cette tâche avec l'intention délibérée de reconnaître à ses prédécesseurs tout le
mérite qui leur revient tout en ne s'abstenant jamais de critiquer leurs erreurs, cela aussi est manifeste
d'entrée de jeu. Que cette entreprise ait amené, cependant, Carl Menger à délibérément creuser un fossé
infranchissable entre l'économique (ou l'ensemble des sciences sociales) et la physique (ou l'ensemble des
sciences de la nature), cela relève du mythe. Car la position qu'affiche Menger est de dire tout à la fois
que :
1. l'économique comme science peut et doit faire place à la méthode d'investigation qui a fait ses
preuves dans toutes les sciences naturelles;
10
V. la première des trois parties de son livre : Alter 1990, « Background », p. 23-77.
11
Pour des raisons de commodité, c’est au texte de la traduction américaine que je me référerai et que,
occasionnellement, je citerai. V, ici Carl Menger, « Prefac» to Principles of Economics [First, General
Part], Transl. and ed. by James Dingwall and Bert F. Hoselitz, Glencoe, Ill., The Free Press, p. 46-7.
5
2. cette méthode empirique générale ne doit pas être confondue avec l'application particulière qui
en a été faite dans les sciences de la nature : ce n'est pas, par conséquent, la méthode des sciences
de la nature qu'il faut utiliser en économique mais la méthode à l'aide de laquelle les sciences de la
nature ont pu produire leurs admirables résultats12.
La méthode que préconise Menger suit trois étapes : a) d'abord, elle consiste à décomposer un tout
complexe en ses ultimes éléments; b) puis à trouver une méthode de mesure de ses éléments simples qui
soit particulièrement appropriée à leur nature spécifique; et c) elle exige enfin qu'on cherche à
comprendre comment, à partir de ces éléments les plus simples, des phénomènes plus complexes sont
effectivement engendrés selon des principes ou des lois définis. Ce sont ces phénomènes complexes qui
constituent les phénomènes économiques proprement dits ou les objets d'investigation propres de
l'économie comme science, alors que les éléments simples sont dits constituer le niveau le plus
fondamental où il soit encore possible d'observer quelque chose qui puisse rendre compte de ces
phénomènes complexes de nature économique. C'est cette méthode de recherche qui peut permettre de
trouver, en économie comme ailleurs, que les phénomènes obéissent à des lois strictes, lois qui, seules,
peuvent nous fournir une compréhension et une explication véritables de ces phénomènes13.
Ainsi donc, si c'est précisément cette méthode ici brièvement décrite que préconise Menger en
économie, c'est parce qu'elle est considérée par lui comme étant universellement acceptée dans les
sciences naturelles, et non pas, comme on aurait peut-être pu s'y attendre, parce qu'elle serait adéquate
pour saisir ce qui fait la nature spécifique et irréductible des phénomènes économiques par comparaison
avec les phénomènes de la nature. Par conséquent, si l'on insistait exclusivement sur ce qui fait la
particuliarité (voire l'irréductibilité) de l'économie à la science physique, on se méprendrait sur la thèse de
Menger. Mais l'on se tromperait tout autant si l'on se contentait d'affirmer que, suivant Menger, sciences
sociales et sciences naturelles sont méthodologiquement assimilables les unes aux autres. En effet, dire
que deux domaines de recherche sont épistémologiquement analogues parce que chacun applique à sa
façon une même méthode, ce n'est pas dire qu'ils sont en tous points identiques. De même, dire que deux
sortes de sciences se ressemblent entre elles précisément parce qu'elles procèdent en appliuant chacune à
sa façon une même approche de la réalité, ce n'est pas dire qu'elles sont en tous points identiques. C'est,
bien au contraire, prendre d'infinies précautions pour dire à la fois que ces disciplines scientifiques sont
comparables sans être assimilables, et aussi qu'elles sont distinctes sans être de nature différente. Toute
autre interprétation du texte de Menger lui ferait inutilement violence.
Ce serait une erreur de perspective de ne pas voir que, quand Menger parle de méthode, il parle le
plus souvent de “méthode d'investigation” ou, pour présenter les choses dans le langage épistémologique
d'aujourd'hui, de contexte de découverte et non de contexte de justification . La méthode que décrit
Menger a d’abord et avant tout pour tâche de permettre de découvrir, et non pas de mettre à l’épreuve
des faits ou de « tester », les principes gouvernant le domaine de la réalité économique. À partir de là,
présenter l'apriorisme comme une tentative pour justifier - et non pas découvrir - les lois économiques,
c'est inévitablement être victime d'une illusion d'optique, et cela reste vrai peu importe que Menger ait
12
Cet argument (loc. cit., p. 47) est, à ne pas s'y tromper, exactement le même que celui qui sera avancé
plus tard par Karl Popper dans Misère de l'historicisme contre ceux qu'il appellera les “antinaturalistes”.
13
« (...) phenomena of economic life, like those of nature, are ordered strictly in accordance with definite
laws.» (loc. cit., p.48).
6
eu raison ou non d'envisager la méthodologie comme une voie à suivre pour déceler les lois
fondamentales plutôt que comme une démarche à effectuer pour s'assurer que les lois conjecturées sont
empiriquement fondées. Il ne sert à rien, en fait, de critiquer Menger comme s'il avait dû considérer les
choses comme nous le faisons aujourd'hui et, après coup, de lui reprocher de ne pas aboutir aux mêmes
conclusions que nous. Il ne faudra donc pas comprendre l'apriorisme de Menger, dont il sera question plus
loin, comme signifiant que les lois découvertes par le travail du théoricien sont à ce point certaines qu'il
n'est pas utile de chercher à voir dans le monde réel si elles s'appliquent exactement comme nous les
concevons. Il faut juger pour elle-même, ce qui exige de la reconstituer correctement, la méthode que
Menger prétend avoir suivie en théorie économique, en gardant en tête que, selon lui, les scientifiques
qui œuvrent dans les disciplines qui ont manifestement fait leurs preuves s’entendent pour mettre à
profit, sans jamais renoncer néanmoins à la spécificité de leurs disciplines respectives, une seule et même
méthode de connaissance.
Si les arguments de Menger sont valables et que Menger ne se trompe pas lorsqu'il nous dit quelle
est la méthode qui peut permettre de découvrir les « principes explicatifs » de la science économique,
alors ces arguments peuvent certainement être encore aujourd’hui d’une certaine utilité. C’est à ce titre
avant tout qu’ils valent la peine d’être exminés et discutés. Menger pense avoir suivi une méthode
d'investigation qui correspond à plusieurs égards – c’est ce qu’il s’agit de faire voir – à la seule méthode
qui ait jamais pu donner quelque résultat théorique satisfaisant en science empirique, toutes disciplines
confondues : je qualifierai plus loin cette méthode de « méthode hypothético-déductive », une
appellation que Menger n’a pas lui-même utilisée autant que je sache. C'est cette méthode qui valut à
Carl Menger d’être pratiquement ignoré des économistes de l’École Historique Allemande, dont l’étoile
montante était Gustav Schmoller, et c’est pour défendre cette méthode et mieux la faire connaître que
Menger se lança dans ce qui allait devenir le Methodenstreit. C’est à la redécouverte de ce « conflit des
méthodes », mais exclusivement du point de vue de Carl Menger, que je m’appliquerai maintenant. Plus
particulièrement, c'est à une réinterprétation des thèses épistémologiques et méthodologiques de
Menger que je me propose de me livrer ici brièvement.
J'aimerais, en effet, faire voir que l'on trouve dans l'ouvrage paru en 1883 la formulation de
certaines thèses épistémologiques et méthodologiques importantes — et peut-être même la toute
première formulation historique de ces thèses qui, par la suite, connaîtront un sort et un succès
différents. On devrait apercevoir, en effet, que Carl Menger est probablement le premier à articuler et à
défendre l'idée qu'une science sociale comme l'économique ne peut être fondée comme science théorique
que si 1) elle refuse l'historisme14; 2) si elle renonce également au réalisme empiriste; et 3) si elle accepte
ultimement l'apriorisme.
14
Dans la philosophie des sciences sociales du vingtième siècle, la critique de l’historicisme a reçu son coup
d’envoi au milieu des années quarante avec la publication d’une série de trois articles par Karl Popper dans
la revue Economica, alors dirigée par Hayek. Malachi Hacohen a bien mis en lumière ce que les arguments
développés par Popper dans Poverty of Historicism doivent à Carl Menger. Incidemment, de manière
générale, les commentateurs anglophones de Menger parlent à son sujet de la critique épistémologique
radicale qu’il aurait faite de l’« Historicism » de l’École Allemande, qu’il s’agisse de la « vieille École »
(Knies, Roscher, Hildebrand) ou de la « jeune » (Schmoller) (Alter 1990, passim ; par ex., p. 85). Cette
manière de s’exprimer est, en fait, inappropriée. Le terme allemand, en l’occurrence, que l’on retrouve
aussi bien sous la plume des penseurs allemands que sous celle de Menger, est « Historismus », qu’il
conviendrait de rendre en français par « historisme » (et en anglais par « Historism ») au vu du fait que le
terme anglais « Historicism » est présenté par Popper comme une création de son cru, un néologisme
7
Par précaution oratoire, je ne parlerai jamais de « l'apriorisme de l'École Autrichienne », car je ne
suis pas sûr qu'une telle doctrine générale ait jamais existé. Chose certaine, l’apriorisme défendu par
Menger n’est en rien assimilable à l’apriorisme qui sera la marque de commerce de Mises et de sa
praxéologie. La thèse aprioriste se présente chez Menger comme une stratégie épistémologique destinée
à assumer le succès de l'entreprise de l'économie théorique conçue comme science exacte . C'est cet
apriorisme que j'aimerais précisément permettre de redécouvrir dans un univers contemporain où
l'empirisme est à ce point dominant qu'on a peine à comprendre le sens, la portée et la valeur
philosophiques d'une telle thèse. Car, loin que cette thèse serve d'aucune façon, chez Menger du moins, à
immuniser la science théorique contre les assauts de l'expérience ou encore à justifier dogmatiquement
un parti-pris libéraliste en matière de politique socio-économique, cette thèse est destinée par Menger à
faire valoir les droits de la théorie pure dans un champ de connaissances qui, à l'époque où il se situait, ne
lui en reconnaissait à peu près aucun. Le non-réalisme et l'apriorisme proposés par Carl Menger n'ont de
sens que compris dans cette perspective. Il en va de même, comme on le verra, pour son anti-empirisme,
et c'est également ce souci qui anime de part en part le combat que mène Menger contre les chercheurs
de l'École Historique Allemande.
Disons d'entrée de jeu que le combat que Menger commence en 1883 déborde largement le seul
objectif de voir ses propres théories personnelles davantage reconnues. Car, comme le dit Schumpeter,
Menger « correctly perceived that in Germany it was not so much his own theory, but rather all theory,
that was rejected, and he took up the battle to establish the rightful place of theoretical analysis in social
matters » (Schumpeter 1951 : 88). L'essentiel de la démarche épistémologique de Menger peut être
subsumé sous trois têtes de chapitre distinctes, le tout formant une argumentation systématique. Dans
un premier temps, Menger s'emploie à démarquer radicalement l'une de l'autre deux entreprises
scientifiques différentes qui, même aujourd'hui, ne sont pas toujours suffisamment appréciées pour leur
fertilité sui generis. Suivant Mnger, les prétentions scientifiques de l’histoire économique ne doivent
jamais être confondues avec celles de la théorie économique. Cela dit, une autre distinction s'impose
aussitôt : en recherche théorique, deux orientations nettement distinctes, voire même séparables sont
possibles et également légitimes, l'une que l'on qualifiera d'empiriste parce qu'elle s'en tient à la
description explicative des seules données observables et effectivement observées (statistiques), l'autre
qui sera dite exacte parce qu'elle cherche à transcender l'expérience immédiate et à établir des lois de
portée universelle. Cela étant dit, pour Menger, le projet d'une économie théorique pure ou exacte exige
que les lois qu'il s'agit de découvrir soient « idéales », comme les théorèmes de la géométie Euclidienne, et
donc qu’elles n’aient pas pour objectif de rendre compte de la réalité immédiatement observable,
historique et singulière. C’est en ce sens que je qualifierai ces lois de non-réalistes, puisque seulement de
la sorte pourront-elles porter la marque d'une validité a priori et la garantie d'une nécessité absolue,
donc, utilisé par lui dans le but précis de différencier l’objet de sa critique propre de l’objet pris pour cible
par Menger. Que Popper ait ou non raison de penser qu’il fut le premier à parler de « Historicism », il n’en
reste pas moins que la doctrine qu’il critique n’est pas isomorphe à celle que critique Menger. Je signale,
pour mémoire, que Hayek, pour sa part, a également élaboré une critique de cette doctrine (v. le chapitre
VII de Scientisme et sciences sociales, où Hayek critique « l’historicisme scientiste »). Or, dans cette série
de trois articles parus dans Economica en 1942-1943-1944 sous le titre « Scientism and the Study of
Society », Hayek utilise le terme « historism ». Par contre, quand il incorpore ces quatre articles à son
ouvrage The Counter-Revolution of Science (v. Hayek 1952), Hayek change de terme et parle plutôt de
« historicism ». C’est évidemment cette deuxième version que suit Raymond Barre dans sa traduction
parus sous le titre Scientisme et sciences sociales.
8
comme le cherche Menger. C'est cette argumentation en trois temps qu'il s'agit maintenant pour moi de
reconstruire plus en détail.
Histoire économique et économie pure
Si l'idée est bien de ressaisir aujourd'hui et d'examiner les thèses épistémologiques principales
défendues par Carl Menger, on doit absolument s'imposer en tout premier lieu de reprendre l'argument
par lequel Menger ouvre un débat dont on aurait tort de croire qu'il est maintenant clos. La question se
pose, en effet, de savoir s’il revient à l’économie d’étudier par le menu les seuls phénomènes économiques
particuliers et concrets (les conjonctures historiques singulières, les institutions particulières, l’évolution
socio- et juridico-économique des divers États dans ce qu’ils ont d’unique ou de comparable, etc.) , ou s’il
lui revient plutôt de chercher à formuler le plus exactement possible les principes nomologiques
universels et abstraits qui régissent l’existence socioéconomique des individu et permettent de
comprendre et d’expliquer, et non pas seulement de décrire, leurs activités et leurs institutions.
Lor, la toute première contribution de Menger à l'élaboration d'une méthodologie adéquate pour
les sciences sociales en général, et pour l'économique en particulier, concerne l’analyse de la distinction
fondamentale qu'il importe de faire entre deux perspectives de connaissance en science. Il faut
différencier, suivant Menger, l'intérêt pour les phénomènes concrets et singuliers d'une certaine sorte (et
peu importe, au demeurant, qu'il s'agisse de phénomènes physiques ou de phénomènes sociaux), et
l'intérêt pour les « formes empiriques récurrentes apparaissant dans la variation des phénomènes
concrets » (Menger 1883 : 35). Cette distinction paraît parfaitement sensée pour ce qui concerne les
phénomènes sociaux, où l'on trouve, effectivement, par exemple dans l'économie, ce qu'il faut bien
appeler des régularités typiques, comme par exemple la relation entre la chute du prix d'une certaine
marchandise et la croissance de l'offre de cette même marchandise, ou encore la relation entre
l'augmentation du prix d'un bien importé et l'augmentation du taux de change, ou enfin la relation entre
l'abaissement des taux d'intérêt et l'accumulation des capitaux. Si de telles formes empiriques ne nous
étaient pas connues, il serait impossible de comprendre les myriades de phénomènes sociaux concrets et
particuliers que nous avons le loisir d'observer si nous nous en donnons la peine, car il nous serait tout
simplement impossible de les classifier de manière à s'y retrouver. Qui plus est, sans l'identification de
relations typiques entre événements sociaux eux-mêmes typiques, il nous serait radicalement impossible
d'agrandir et d'approfondir notre connaissance du monde social réel, et, partant, il nous serait impossible
aussi bien de chercher à prédire le cours futur de certains phénomènes que de chercher à contrôler
l'incidence de certains facteurs sur notre existence sociale. Menger réclame donc, et nous réclamons
également avec lui encore aujourd'hui, que soit reconnue non seulement la légitimité, mais encore la
désirabilité d'un savoir social et économique général, d'un savoir qui, donc, va très nettement au-delà de
l'étude du cas par cas, si bien documentée soit-elle.
Pour Menger, comme pour Aristote dont il se réclame ouvertement, il ne saurait y avoir de science
théorique de l'individuel, mais seulement une science théorique du général. Ici, l'individuel ne doit pas
être confondu avec le singulier, que Menger oppose au collectif. L'individuel s'oppose au général très
exactement comme l'occurrence particulière s'oppose au type. Un certain état, la France par exemple,
9
constitue une entité géo-politique individuelle; autres exemples possibles : l’UE constitue un système
économique particulier et « individuel » au sens ici retenu par Menger, et l'OMC doit être reconnue
comme une association individuelle d'états individuels. Ces exemples permettent, du reste, de voir
qu’« individuel » ne veut pas dire ici « singulier », puisque certains des phénomènes mentionnés sont
« collectifs ». Par contraste, il est possible d'identifier des phénomènes généraux non collectifs : les formes
phénoménales prises par une sorte de marchandise, la valeur d'usage d'un bien, ou encore
l'entrepreneurship constituent des phénomènes économiques à subsumer sous cette catégorie..
S'il ne peut y avoir de connaissance théorique d'un phénomène individuel à proprement parler
(c’est-à-dire qu’il ne peut y avoir une science théorique de la France ou une science théorique de l’Union
Européenne), il peut néanmoins y avoir une connaissance scientifique de l'individuel. L'histoire,
précisément, se donne pour objectif de connaître scientifiquement (c'est-à-dire avec des méthodes
rigoureusement contrôlées) certains événements particuliers dans leur nature individuelle propre, et elle
aspire également à faire voir quelles relations existent en fait entre événements, entre phénomènes ou
entre institutions particuliers. L'objectif qui doit être assigné à une science théorique est tout autre
cependant : dire qu'une telle science est concernée par ce qui est d'ordre général, c'est vouloir reconnaître
qu'elle doit viser à mettre au jour les formes empiriques (ce que Menger appelle les types) inhérentes aux
phénomènes et à en faire voir également les interrelations typiques (ce que Menger appelle les lois).
Du point de vue où Menger se place ici, la toute première erreur capitale commise par l'École
Historique Allemande est précisément de ne pas saisir la différence entre ces deux entreprises
scientifiques radicalement distinctes, mais tout également légitimes l'une que l'autre. Il est parfaitement
erroné d'attendre de l'histoire économique qu'elle puisse donner un jour accès à des connaissances
analogues à celles qu'on peut attendre de l'économie théorique. Elle peut certainement permettre qu'on
se représente un certain phénomène spatio-temporellement délimité, ou encore des séquences
successives ou des séries simultanées de tels phénomènes, ne serait-ce que par la confecction d'une image
mentale, d'un schème représentatif ou d'un modèle figurant le ou les phénomènes étudiés. Mais on peut
et il faut exiger autre chose, voire bien davantage, d'une théorie au sens fort du terme, car une théorie
doit donner accès à une compréhension véritable ou à une explication (Verständnis est le terme allemand
qu'utilise Menger) du phénomène par l'identification de sa raison d'être : elle doit donc pouvoir rendre
compte aussi bien du fait que ce phénomène existe que de la manière effective dont il existe (Menger
1883 : 43). L'entreprise théorique proprement dite doit, en conséquence, être distinguée de la pratique
cognitive qui se restreint à la simple représentation des phénomènes concrets, que celle-ci se fasse par la
description du développement des phénomènes individuels, ou encore qu'elle se fasse par le biais d'une
compréhension plus théorique de ces mêmes phénomènes concrets. Car, si l'historien peut être vu comme
celui qui se sert des sciences sociales comme de sciences auxiliaires pour être en mesure de comprendre
les phénomènes particuliers, le théoricien, pour sa part, est celui qui développe la théorie pour elle-même
et jusque dans ses principes explicatifs les plus fondamentaux. Il doit être clair maintenant, si ma lecture
est juste, que le Methodenstreit oppose, d'un côté, les partisans de la connaissance concrète des
événements, des faits, des phénomènes, des institutions individuels et particuliers (les « historistes ») à
ceux qui, de l'autre côté, cherchent plutôt à acquérir la connaissance abstraite des mécanismes réguliers,
généraux et universels qui sous-tendent ladite réalité concrète. Dans la conceptualité mengérienne, au
régulier s'opposent l'accidentel, l'exceptionnel, l'occasionnel et l'a-nomique. Au général s'opposent le
particulier, l'unique, l'individuel. À l'universel s'opposent le local, le ponctuel, le régional.
10
Lois empiriques et lois exactes
Cette distinction entre deux sortes de tâches épistémiques en sciences sociales, à savoir celles qui
relèvent de l’histoire d’un côté et celles qui ressortissent à la théorie sociale de l’autre, est d'une portée
épistémologique considérable même aujourd'hui encore et elle rejoint tout à fait le combat mené par Karl
Popper dans Misère de l'historicisme.15 Elle a également, dans le contexte polémique où s'est délibérément
installé Menger, une tout autre fonction, ainsi qu’on le verra maintenant. Car elle sert à fonder une
analyse méthodologique dont l'effet critique nous paraîtra beaucoup plus dévastateur. Menger peut
maintenant s'employer, en effet, à couper l'herbe sous le pied à tous ceux qui, comme Gustav Schmoller,
voudront prétendre que, dans son souci de généralisation, non seulement l'histoire économique peut
servir à élaborer la théorie dont l'économie a besoin, mais encore qu'elle est la seule à permettre de le
faire en toute légitimité méthodologique.
Supposons un instant que, à la faveur de la première distinction, le partisan du point de vue de
l'histoire économique se réclame lui aussi de la théorie en prétendant simplement qu'aux prétentions
universalistes mais abstraites du théoricien à la Menger, on aura le loisir de substituer l'historien
généraliste, c'est-à-dire celui qui, après avoir accumulé tous les faits pertinents, après les avoir catalogués,
comparés et systématiquement reliés, se croira en mesure d'induire les seules lois générales véritables
régissant l'univers socio-économique. Puisqu'une telle possibilité semble en principe exister, et surtout
puisque l'on trouve dans les écrits de ceux qui se rattachent à l'École Historique Allemande de quoi
nourrir de telles prétentions méthodologiques, il fallait bien que Menger envisageât cette éventualité et
qu'il en tînt compte. Menger entend par « lois de la nature » les seules lois qui n'admettent absolument
aucune exception possible. Et par « lois empiriques », celles qui, au contraire, souffrent de comporter des
cas d'exception. Cette distinction peut paraître recouvrir la distinction plus moderne faite entre
« régularités empiriques » (ou encore « lois phénoménologiques ») et « lois théoriques ». À l'époque où
Menger se situe — mais ce me semble aussi vrai de la nôtre à vrai dire — nombreux sont ceux qui croient
que les phénomènes sociaux ne sont pas gouvernés par des lois strictes, du fait, notamment, de
l’incompatibilité métaphysique entre l’acceptation du déterminisme et la croyance en l’existence du librearbitre. Menger, pour sa part, ne voit pas de contradiction entre, d’une part, la recherche d’explications
causales en sciences sociales – et en économie en particulier – et, d’autre part, la croyance en l’existence
de la liberté humaine. Les causes économiques, pour Menger, sont des causes finales et non pas des
causes efficientes, comme c’est le cas dans les sciences naturelles où le déterminisme paraît aller de soi.
Les explications théoriques en science économique reposent donc sur la reconnaissane d’une causalité
téléologique, celle de l’action des hommes pour satisfaire leurs besoins (Menger parle dans les Grundsätze
de « Bedürfnissbefriedigung »)16. Quoi qu’il en soit, reconnaissons avec Menger que, peu importe l'issue
15
Sur les rapports entre la pensée de Menger et la philosophie des sciences sociales de Popper, v.
l’extraordinaire ouvrage de Malachi Hacohen (Hacohen 2000).
16
Les Grundsätze se terminent par un chapitre portant sur la nature et l’origine de la monnaie dans lequel
cette analyse causale est mise à profit. Menger y procède en particulier à la description schématique du
développement de la monnaie, des zones urbaines et de l’État envisagés comme phénomènes sociaux
génériques ou idéaltypiques. Il conclut que, pour rendre compte de ces réalités, il faut faire intervenir des
facteurs « individuels-téléologiques » aussi bien que des facteurs « collectifs-téléologiques ». Menger ne
s’exprime pas autrement dans les Untersuchungen : « Das heutige Geld- und Marktwesen, das heutige
11
de ce débat épistémologique, la conclusion qu'on pourra atteindre n'affectera jamais la thèse étayée plus
haut concernant les domaines et les prétentions épistémologiques respectifs de l'histoire économique
d'une part, et de l'économie théorique de l'autre. Car, même si l'on devait apprendre à se passer de lois
exactes en sciences sociales, et même s'il fallait se contenter ici de lois moins universelles et moins
absolues, il n'en resterait pas moins qu'en cherchant à formuler de telles lois empiriques, c'est de la
théorie que nous ferions et non de l'histoire. Entre lois empiriques et lois exactes, il y a, suivant Menger,
non pas une différence de principe, mais seulement une différence de degré (Mnger 1883 : p. 52). Et
même la connaissance de lois empiriques, si imparfaite soit-elle, peut rendre possible la prédiction et le
contrôle des phénomènes sociaux, bien que ces deux capacités seraient ici singulièrement limitées. De
telles lois empiriques ressortissent néanmoins à la théorie et non à la connaissance historique, qui, en ellemême, n'offre aucune possibilité de prédiction d'événements sociaux futurs. Au mieux, celle-ci peut
fournir le matériau sur la base duquel peuvent être déterminées les lois des phénomènes, car l'histoire
peut, par exemple, permettre de découvrir les régularités selon lesquelles certains phénomènes
économiques se développent. Mais, à toutes fins utiles, dans le domaine de la recherche théorique en
sciences sociales, l'histoire est et doit rester, aux yeux de Menger, une discipline subsidiaire et auxiliaire.
Il se pourrait bien, note Menger, que l'impossibilité de découvrir des lois strictes ou exactes en
économie confère à cette discipline scientifique quelques traits caractéristiques. Quoi qu'il en soit de cette
question, qui doit être débattue pour elle-même, jamais l'économie ne s'avérera-t-elle pour autant
réductible à un savoir historique ou même à un savoir pratique. À titre de savoir théorique, l'économie,
mais aussi bien toute science sociale, poursuit trois objectifs : a) elle doit chercher à comprendre le monde
social réel (et, pour ce faire, elle doit parvenir à subsumer chaque cas particulier de type de phénomènes
sous une catégorie générale exprimant en termes généraux ce qu'ont en commun les cas ainsi subsumés);
b) elle doit permettre d'acquérir des connaissances concernant le monde réel qui vont au-delà de ce que
l'expérience immédiate permet de saisir (et, dans ce but, elle doit permettre d'inférer des conclusions à
partir des faits observés, conclusions qui concernent des faits qui ne se prêtent pas à l’observation
immédiate); c) elle doit, enfin, permettre de contrôler le monde réel (cet objectif ne pouvant être atteint
que s'il nous est loisible de dériver de nos connaissances théoriques des connaissances pratiques, c’est-àdire des modes d'intervention suivant lesquels, sous certaines conditions réalisables et contrôlables, il
nous sera loisible de faire advenir volontairement une situation souhaitable ou d’éviter que ne se produise
une situation indésirable, situations que seule une théorie en bonne et due forme permet d’anticiper
parce qu’elle les explique et en rend compte causalement (cf. le chapitre 4 des Untersuchungen, p. 5465).
D'aucuns pourraient croire, nous dit Menger, que la meilleure façon d'atteindre ce triple objectif
serait de s'investir totalement dans une recherche d'orientation empirico-réaliste. Ainsi orienté, le
chercheur scruterait les phénomènes de manière à identifier les types qu'ils exemplifient ainsi que les
relations qu'ils entretiennent entre eux dans leur totalité et dans toute leur complexité. Il viserait de la
sorte à atteindre la « réalité empirique complète », suivant l'expression utilisée par Menger. Il faut savoir
gré à Menger d'avoir argumenté solidement pour nous permettre de penser qu'un tel projet est à
proprement parler irréalisable. Non seulement doit-on dire qu'il n'existe pas de types absolument stricts
Recht, der moderne Staat u.s.f. bieten eben so viele Beispiele von Institutionen, welche sich uns als
Ergebnis der combinirten Wirksamkeit individual- und socialteleogischer Potenzen, oder, mit anderem
Worten, ‘organischer’ und ‘positiver’ Faktoren darstellen » (Menger 1883 : 181; 1963/1985 : 157-8).
12
de phénomènes dans le monde empirique, mais encore faut-il reconnaître que les lois empiriques basées
sur un nombre fini d'observations, que l'on observe des rapports de coexistence ou des rapports de
succession entre phénomènes, n'ont, à strictement parler, aucune validité projective : dans le langage
d'aujourd'hui, Menger aurait dit que de telles lois ne sont tout simplement pas inductivement fondables.
Or, toute bonne théorie doit pouvoir « transcender l'expérience », affirme Menger (loc. cit., p. 57).
L'orientation empirico-réaliste en recherche théorique ne peut donc permettre de connaître les types
réels des phénomènes observés, car elles les supposent connus au contraire, et elle ne peut non plus
rendre possible la formation des lois empiriques régissant universellement ces phénomènes typifiés. Si
cette analyse vaut dans le cas des sciences sociales, c'est que, comme le remarque judicieusement Menger,
elle vaut dans le cas de toutes les sciences, y compris les sciences de la nature.
Puisque l'orientation empirico-réaliste de la recherche théorique ne peut livrer la marchandise, ou
bien l'on déclare forfait, ou bien l'on emprunte une autre voie. Or, précisément, une tout autre
orientation est possible en recherche théorique, à savoir l'orientation exacte. Menger entend par là la
démarche qui mène à « la détermination de lois phénoménales strictes, de régularités dans la succession
des phénomènes qui ne se présentent pas à nous comme absolues, mais de régularités qui, en vertu des
modes de connaissance par lesquelles nous y accédons, recèlent en elles-mêmes la garantie de l'absolu »
(loc. cit., p. 59). Ce sont de telles lois que Menger considère être les véritables lois de la nature, qu'il
préfère de loin nommer plutôt « lois exactes ». Nous les pensons comme exactes parce que nous les
concevons selon une procédure logique qui leur impose le sceau de la nécessité. Voyons exactement
comment.
La recherche théorique de telles lois exactes suit, selon Menger, deux principes épistémologiques
dont elle présuppose la validité. Le premier de ces principes me paraît correspondre tout à fait au principe
de causalité classique. Menger le formule de la manière suivante : « Quoi que ce soit que l'on ait observé
dans le passé ne serait-ce qu'une seule fois, cela devrait toujours réapparaître à nouveau si exactement les
mêmes conditions concrètes en venaient à prévaloir encore ». Cette règle ne me paraît pas affirmer autre
chose que ceci : des phénomènes strictement typiques d'une espèce définie doivent toujours et, ne seraitce qu'en considération des lois de notre pensée, par nécessité, être suivis par des phénomènes strictement
typiques d'un type tout aussi défini mais différent, les mêmes causes produisant toujours les mêmes
effets. Cette règle épistémologique fondamentale, qui vaut pour ce qui concerne la nature des
phénomènes à l'étude, a également une portée méthodologique considérable si l'on prend conscience
qu'elle vaut également pour ce qui concerne la mesure des mêmes phénomènes. Il n'est pas douteux que
Menger considère cette règle comme une sorte de postulat de la raison pure théorique au sens de Kant.
Qui plus est, Menger est d'avis qu'un tel principe ne peut jamais être contredit par l'expérience, voire
qu'une exception à ce principe est inconcevable : car il ne saurait y avoir de connaissance économique
basée sur l’expérience que dans la mesure où les phénomènes économiques sont pensables par nous
comme tombant nécessairement sous le coup de cette règle épistémologique.
Le deuxième de ces principes est un corollaire du premier et nous pourrions l’appeler « principe de
pertinence ». Menger le formule de la manière suivante : « Une circonstance qui a été reconnue comme
non pertinente ne serait-ce que dans un seul cas eu égard à la succession de certains phénomènes
typiques se révélera toujours et nécessairement non pertinente sous exactement les mêmes conditions
concrètes et eu égard au même résultat » (loc, cit., p. 60). Ce principe de connaissance affirme tout
13
simplement que, s'il est vrai que la présence d'un certain facteur ne trouble pas une relation de causalité
ne serait-ce qu'au cours d'une seule observation, alors, sous exactement les mêmes conditions, ce même
facteur restera toujours négligeable. On peut dire qu'en un sens nous avons ici la toute première
formulation – négative plutôt que positive – de la logique à laquelle obéit la clause ceteris paribus, entre
autres dans les raisonnements économiques : une explication causale ne tient que si tous les autres
facteurs, et notamment les facteurs susceptibles éventuellement de perturber la relation causale, sont
neutralisés ou s’ils sont tenus pour négligeables. L'argument de Menger a, encore ici, un ressort kantien
puisqu’il s’agit pour Menger de formuler une condition de possibilité logique de la connaissance théorique
exacte.
Ces deux conditions, comme on va le voir maintenant, sont identifiées par Menger comme
permettant à une approche théorique fonctionnant hypothético-déductivement de faire son travail, c’està-dire de découvrir sous quelles conditions empiriques précises les lois économiques exactes sont valides.
Le travail du théoricien qui cherche l’exactitude nomologique n’en est pas un d’induction pour Menger
mais bien de déduction. Il n’est pas douteux que, en prenant le parti de la théorie économique exacte aux
dépens de l’investigation empirico-réaliste des historistes allemands, Menger rejette la méthode inductive
comme ne permettant pas de découvrir les lois expliquant le fonctionnement de l’économie. La voie
indiquée naguère par Francis Bacon, qui laissait supposer qu’une fois tous les faits particuliers classés et
décrits, le savant pourrait en dériver logiquement les lois universelles de la nature, si elle était suivie pour
fonder méthodologiquement l’économie, condamnerait cette discipline à ne jamais advenir comme une
science théorique exacte. L’économie ne pourra être une science exacte, soutient Menger, que si cette
discipline adopte pour elle-même la « méthode empirique » suivie par toutes les sciences de la nature qui
ont connu du succès et qu’elle consent emprunter la voie royale de la recherche théorique. Il nous faut
maintenant approfondir cette thèse.
Apriorisme et méthode hypothético-déductive
Une fois la dissociation faite entre ce que Menger considère être deux « orientations » légitimes,
distinctes et indispensables de la recherche scientifique en économie et en sciences sociales, à savoir une
orientation « empirico-réaliste », dont la méthode est historico-statistique, et une orientation
« théorique », dont la méthode est purement analytique, hypothético-déductive et « exacte », le
problème de réunifier ces deux tâches scientifiques reste entier. Böhm-Bawerk a, du reste, vite aperçu que
Menger n’a pas résolu la question de savoir comment faire converger ces deux types de savoir
indispensables au sein d’une seule et même discipline scientifique17. Il faut néanmoins savoir gré à Menger
d’avoir fait apercevoir que chacune des deux orientations fondamentales de la recherche théorique
poursuit à sa façon un seul et même but : chacune vise en effet, suivant Menger, à nous procurer une
17
Dans sa recension des Untersuchungen en 1884, Böhm-Bawerk (v. Böhm-Bawerk 1884) a effectivement
mis en relief ce qui constitue le point faible par excellence de la méthodologie de Menger, à savoir le
rapport qu’il convient d’établir entre la théorie exacte et la réalité empirique (v. aussi à ce propos Alter
1990 : 226). Plusieurs commentateurs se sont attaqués à ce problème : v. en particulier Alter 1990, Birner
1990 et Milford 1990 et 1992.
14
compréhension des phénomènes qui aille largement au-delà de l'expérience immédiate et qui rende
éventuellement possible leur prévision. Cependant, même si chacune vise à nous faire saisir la nature
générale des phénomènes d'une certaine sorte, les phénomènes économiques par exemple, et même si
chacune a pour objectif ultime de permettre de comprendre la façon dont ces phénomènes se relient
entre eux lorsqu'on les considère selon l'ordre de la simultanéité ou selon l’ordre de la succession18, il n'en
reste pas moins qu'une différence essentielle entre ces approches doit être très fortement accentuée.
L'examen de cette différence nous fournira l'occasion de voir comment s'articulent chez Menger en toute
cohérence deux aspects d'une même thèse épistémologique qui furent subséquemment dissociées dans
l'analyse méthodologique de la science économique. Ce qui fait l'originalité de Menger, en effet, c'est
d'avoir soutenu que, loin que l'irréalisme des hypothèses cause quelque préjudice à l'entreprise théorique,
il faut plutôt convenir que c'est à ce prix que celle-ci atteint à l'exactitude, et donc que la théorie peut
prétendre accéder au royaume des vérités nécessaires. Ici se croisent quasi-inextricablement un argument
anti-réaliste, fondé sur la reconnaissance du statut idéal des entités économiques, et un argument posant
la validité a priori des lois exactes que l'économie théorique permet de découvrir, et qu'elle doit chercher
à organiser en un système déductif exhaustif et cohérent.
Reprenons le fil de l'argumentation de Menger. Pour lui, puisqu'il existe deux orientations de la
recherche en économie théorique, on les trouvera toutes deux à l’œuvre, et le plus souvent sans qu'elles
soient bien distinguées, dans la plupart des manuels, des traités ou des monographies. Quand un manuel
abordera, par exemple, la théorie des prix, il fera place le plus souvent à des considérations mixtes, mais la
nature spécifiquement formelle de cette théorie ne devra cependant pas nous abuser et passer inaperçue.
On peut même ranger ces considérations sur une échelle graduée selon leur niveau de généralité : plus les
données sur lesquelles se fonde l'analyse théorique sont proches de l'expérience et de l'observation
effectives, plus la théorie est empirico-réaliste; à l'opposé, plus les données sont posées par voie de
supposition hypothétique, par voie de construction imaginative ou par voie de modélisation abstraite,
c'est-à-dire plus les variables envisagées sont typiques, plus la théorie est exacte (et, donc, moins elle est
réaliste au sens empiriste du terme).
Cette distinction faite, l'analyse de Menger ne s'arrête pas là. Menger s'emploie maintenant à
dénoncer deux erreurs importantes qu'il faut à tout prix éviter, selon lui, concernant la façon dont il
convient de concevoir les rapports entre les théories empirico-réalistes et les théories exactes. La
première erreur serait de considérer que ces deux approches théoriques sont « complémentaires ». Si elles
ne le sont absolument pas aux yeux de Menger, c'est que chaque perspective de recherche doit permettre
de considérer la totalité des phénomènes d'un domaine particulier. En effet, que l'orientation soit
empirico-réaliste ou qu'elle soit exacte, chacune doit viser à expliquer à sa manière tous les phénomènes
d'une certaine sorte, tous les phénomènes économiques, par exemple. Il serait complètement erroné de
penser que la recherche empirique peut permettre de découvrir les lois théoriques les plus générales de
l'économie, lois qui pourraient par la suite être confirmées par référence aux lois encore plus générales de
la nature humaine. Cette façon de voir, que Menger attribue à Auguste Comte, exhibe la même confusion
18
On ne peut s’empêcher de relever que ces deux modes dans lesquels les phénomènes sont susceptibles de
se présenter à nous pour être catégorisés et pensés, à savoir, respectivement, le temps (principe de
succession) et l’espace (principe de simultanéité), sont ceux que Kant identifie dans l’« Esthétique
transcendantale », qui constitue la première partie de la Critique de la Raison Pure.
15
que celle dont fait montre suivant Menger, la méthode dite « de déduction inverse » mise au point par
John Stuart Mill (loc. cit., p. 69).
La deuxième erreur à éviter serait de considérer que le critère de vérité pour les lois empiriques et
pour les lois exactes est le même, à savoir la plus ou moins grande conformité de la formule énoncée avec
les données d'observation. C'est ici, me semble-t-il, que prend place un argument crucial de Menger
auquel il faut apporter toute l'attention nécessaire. Menger est d'avis que l'opinion prédominante, mais
totalement inadéquate, en méthodologie économique est la suivante : on croit généralement que les lois
empiriques, précisément parce qu'elles sont « basées sur l'expérience », offrent la meilleur garantie qui
soit, une garantie en tout cas supérieure à celle qui se trouve accordée aux résultats de la recherche
exacte, qui sont erronément vus comme déduits d'axiomes posés a priori. Qui plus est, on croit
généralement qu'en cas de contradiction entre une loi empirique et une loi exacte, il faut modifier et
corriger la loi exacte par le biais de la loi empirique : dans cette perspective, la recherche exacte est vue
comme subordonnée à la recherche empirique.
Menger se fait très explicite et insistant sur le sujet : cette conception touche, selon lui, le point le
plus sensible de l'orientation exacte en économie (loc. cit., p.69). En fait, à bien y regarder, elle implique
la négation de la valeur propre de la recherche exacte. Le risque est, en effet, très grand de se méprendre
complètement sur la nature de la recherche exacte et sur la relation que cette recherche fondamentale
entretient avec la recherche empirique. Il est épistémologiquement illégitime, si l'on en croit Menger,
d'appliquer à la recherche exacte ou théorique des contraintes que l’on a raison d’adopter uniquement en
recherche empirique. Menger est le premier à reconnaître que, lorsqu'ils sont mesurées à l'aune du
réalisme, les résultats théoriques de la recherche exacte doivent inévitablement apparaître comme
insuffisants, voire comme non empiriques. Mais il ne saurait en être autrement, et pas davantage en
économie qu'en toute autre science, puisque les lois dites exactes ne sont vraies que relativement à un
corpus de suppositions qui, comme telles, ne sont jamais réalisées en pratique ou encore ne s'appliquent
pas toujours exactement comme telles dans la réalité. Il doit donc être absolument clair que vouloir
chercher à tester la théorie économique exacte à l'aide de la méthode empirique envisagée dans la totalité
de ses exigences constitue rien de moins qu'une absurdité méthodologique. Cela équivaut, dit Menger, à
vouloir corriger les principes de la géométrie par la mesure des objets physiques réels.
Or les grandeurs auxquelles en appelle la géométrie, et Menger a raison d'y insister, sont en fait des
idéalités et ne sont pas, comme telles, des grandeurs observables, et encore moins sont-elles des
grandeurs réellement observées. De plus, eu égard aux idéalités géométriques, il convient de reconnaître
que toute mesure concrète, par exemple en arpentage ou en astronomie, fait place à certaines
inexactitudes liées aux estimations, aux extrapolations, aux approximations, aux simplifications et aux
réductions qu'il est nécessaire d'opérer en pratique. Il est parfaitement juste, cependant, de considérer
que les résultats de la recherche empirico-réaliste doivent être appréciés suivant leur degré de conformité
plus ou moins grand avec les phénomènes observés. Mais cela veut dire justement qu' « une loi empirique
n'a pas de garantie de validité a priori absolue, et cela en vertu même de ses présupposés
méthodologiques propres » (loc. cit., p. 70). Alors qu'il n'y a aucune nécessité absolue des lois empiriques
qui affirment l'existence de certaines régularités dans la succession et la coexistence de phénomènes
donnés, c'est à cette validité a priori, nécessaire et absolue, que tente d'atteindre la recherche exacte. Et
bien qu'il soit le premier à reconnaître qu'il serait extrêmement désirable que la science exacte s'accorde
16
en tous points avec la réalité empirique, tout comme il peut paraître désirable que la science empirique
offre les mêmes avantages épistémologiques que la connaissance exacte, Menger pense néanmoins que
cet idéal est condamné à rester à jamais inaccessible.
Cette thèse de l'irréalisme et de l'apriorisme de l’économie théorique pure et exacte telle que
défendue par Menger peut être avantageusement illustrée, comme il le fait, du reste, lui-même, par
l'exemple de la théorie des prix. Dans ce cas, la loi exacte peut se formuler comme suit :
L'accroissement de la demande pour une certaine catégorie de biens ou de marchandises
offerts sur un marché donné peut, moyennant que certaines conditions se réalisent,
entraîner une augmentation du prix de ces biens ou de ces marchandises, augmentation qui
peut être déterminée en termes quantitatifs exacts selon que l'accroissement de la demande
résulte de la croissance démographique ou encore de la croissance de l'intensité du besoin de
ce bien ou de cette marchandise chez les agents économiques individuels19.
Menger a identifié exactement les quatre suppositions qu'il suffit de faire selon lui pour dériver
déductivement cette loi exacte :
I.
Tous les agents économiques ici considérés cherchent à protéger complètement leur
intérêt économique;
II.
Dans la bataille des prix qui ont cours sur le marché, ces mêmes agents identifient
correctement les buts qu'ils doivent viser et les moyens appropriés pour les atteindre;
III.
La situation économique, dans la mesure où elle exerce une influence sur la formation
des prix, ne leur est pas inconnue;
IV.
Aucune force externe limitant leur degré de liberté de manœuvre économique dans leur
recherche à satisfaire leur intérêt propre ne s'exerce sur eux.
L'analyse faite par Menger de cette construction théorique exacte, dont le caractère hypothéticodéductif est patent, est tout à fait révélatrice. Je la résumerai en la schématisant en six arguments
différents.
1.
Il faut dire d'entrée de jeu que Menger soutient que, dans la plupart des cas et des situations
économiques véritables ou réelles, ces suppositions ne tiennent effectivement pas. C'est dire que les prix
réels ou observables s'écartent pratiquement toujours, et à un degré variable, de ce que Menger appelle
les « prix économiques », c'est-à-dire ceux-là même que la théorie permet de concevoir et d’anticiper
conditionnellement.
2
Quatre raisons précises permettent suivant Menger d'expliquer adéquatement que la situation
économique théorique n'est que très rarement réalisée dans les faits. Cela est le cas d'abord et avant tout
parce que, en pratique, les agents économiques n'agissent pas la plupart du temps en fonction de la
protection complète de leurs intérêts économiques, ne serait-ce que par indifférence ou encore par
altruisme. Deuxièmement, cela est le cas parce que ceux-ci ne conçoivent que vaguement, voire
19
Menger 1883 : 70-1. V. aussi Menger 1871 : 172 et s.
17
erronément, les moyens appropriés à arrêter pour atteindre les objectifs qu'ils se fixent, quand ce n'est
pas tout simplement qu'ils omettent de se fixer consciemment de tels objectifs. Troisièmement, ce peut
être le cas parce qu'ils sont mal ou incomplètement informés de la situation économique qui prévaut, et
quatrièmement, enfin, la raison peut être que leur liberté économique est le plus souvent, et à des degrés
divers, contrariée.
3.
Puisque les prix véritables s'écartent le plus souvent des prix théoriques, il est alors
parfaitement compréhensible que la loi des prix qui sous-tend la loi de l'offre et de la demande ne soit pas
toujours exactement vérifiée, voire même qu'un accroissement de la demande puisse éventuellement ne
donner lieu à aucune augmentation de prix, et qu’elle puisse même précéder une chute des prix. Ainsi,
pour Menger, la loi théorique est exacte, mais elle n'est pas vraie au sens empirique du terme, dans la
mesure où elle n'est pas historiquement confirmable : elle ne correspond pas à la réalité puisque le réel,
dans toute sa complexité, ne s'y conforme pas, ce qui revient à dire que cette loi est exacte bien qu’elle ne
cadre que très imparfaitement avec l'observation disponible.
4.
Néanmoins, cette loi théorique exacte reste fondamentalement vraie, voire même absolument
vraie, et d'une très grande importance en autant que l'économie comme science soit considérée. Qu'est-ce
à dire ? Que le rapport logique entre l'ensemble ordonné des suppositions fondamentales explicitées plus
haut et la loi de l'accroissement des prix en est un de pure déductibilité : cette loi de la théorie
économique est « exacte » dans la mesure où elle est, pourrait-on dire, la conséquence logique des
conditions supposées au départ. Cette loi théorique est, au plein sens du terme, un théorème. La théorie
des prix n'affirme pas que les suppositions (axiomes) faites soient vraies au sens où elles seraient
empiriquement observables. Cette théorie pose seulement en termes conditionnels, comme procède
toute théorie exacte, que, si les conditions stipulées sont réalisées, la loi en question s'avère une
conclusion nécessaire, c'est-à-dire vraie a priori. Mais alors, ne serait-on pas fondé de croire qu'une telle
loi n'est qu'une tautologie, une vérité analytique ? Ce serait le cas, me semble-t-il, seulement si les
suppositions de départ étaient elles-mêmes des propositions purement analytiques au sens logique du
terme (des énoncés non synthétiques), ce qui, manifestement, n'est pas le cas. Ces suppositions forment
l’ensemble complet (ex hypothesi) des conditions sous lesquelles la loi économique identifiée est vraie :
voilà le sens véritable de la méthodologie de Menger en matière d’économie pure. Ainsi, l'idée que cette
loi, en théorie économique, soit une vérité a priori, absolument vraie et nécessairement valide s'impose
par elle-même. Et c'est bien là ce que pense Menger : les axiomes ne sont pas posés arbitrairement
comme des vérités synthétiques a priori, mais le théorème dérivé n’en est pas moins valide a priori
puisqu’il dérive déductivement de suppositions posées comme hypothèses à la base d’un raisonnement
conditionnel.
5.
Il convient alors de se représenter le rapport entre la théorie exacte et le donné empirique tout
autrement que comme ce fut le cas plus haut. Cette relation en est une de similarité plus ou moins grande
ou complète. Car, alors que la théorie construit une situation idéale, l'observation empirique fournit tout
au plus les données dont l'organisation systématique constitue l'image imparfaite de cette situation
idéalisée. Nous ne sommes pas très loin, en l'occurrence, de la logique de l'hypothèse nulle telle que Karl
Popper la présente dans Misère de l'historicisme. Cette relation en est une de simulation, encore qu'il ne
s'agisse nullement d'établir dans la théorie un modèle qui soit de plus en plus complet ou vraisemblable.
Car, alors, l'objectif d'exactitude serait, à toutes fins utiles, perdu. Dire, comme Menger, que cette loi de la
18
théorie des prix est exacte, c'est affirmer qu'elle vaut pour toutes les époques, pour toutes les nations,
sous toutes les latitudes où l'on trouve un commerce des marchandises, c'est-à-dire une économie
d'échange entre agents individuels, que cette économie soit monétaire ou non. Cette loi théorique n'est
pas irréfutable pour autant. Seulement, la méthode à suivre pour tenter de la prendre en défaut ne peut
pas être la même que celle qu'il convient de suivre dans le cas de la confrontation des lois empiriques avec
l'observation. Elle reste formellement réfutable, sinon empiriquement falsifiable. À ce titre, cette loi n’a
pas de validité empirique a priori : elle n’est a priori valide que comme loi théorique. Il est, en effet,
pensable qu'on parvienne à montrer que, en fait, telle quelle, cette loi ne découle pas logiquement des
suppositions faites, auquel cas il ne s'agirait tout simplement pas d'une loi valide. L'argument suivant
lequel ladite loi exacte dérive effectivement de l'ensemble des suppositions exposées rapidement plus
haut reste à jamais ouvert à la discussion, si bien que l'intérêt scientifique de la théorie des prix en
économie pure réside encore essentiellement dans le risque d'une réfutation possible.
6
L'objet propre de l'économie théorique pure est précisément constitué par la recherche de
telles lois exactes qui sont telles parce qu'elles n'admettent absolument aucune exception. Il en va tout
autrement en recherche théorique d'orientation empirico-réaliste, où il doit être admis au départ que,
quelles que soient les régularités mises au jour, elles souffrent toujours de nombreuses exceptions. La
recherche théorique d'orientation exacte vise à cerner ce que Menger appelle, en créant de toutes pièces
un néologisme taillé sur mesure, « les lois de l'économicité » (« die Gesetze der Wirthschaftlichkeit »).
Entre ces lois économiques exactes et des lois théoriques comme celles des sciences naturelles, Menger se
dit d'avis que l'on ne doit faire aucune différence de statut méthodologique. Plus radicalement encore,
Menger affirme que la méthode par laquelle on met ces diverses lois théoriques à l’épreuve, associées à
des champs de recherche pourtant fort différents, est
rigoureusement semblable dans toutes les
disciplines théoriques.
Conclusion : Menger peut-il crier victoire ?
Quelques brèves conclusions paraissent maintenant s'imposer. La question se pose de savoir si
Menger a gagné le Methodenstreit. À cette question, j’aimerais apporter une réponse nuancée.
Une fois la dissociation faite entre ce que Menger considère être deux « orientations » légitimes,
distinctes et indispensables de la recherche scientifique en économie et en sciences sociales, à savoir une
orientation « empirico-réaliste », dont la méthode est historico-statistique, et une orientation
« théorique », dont la méthode est purement analytique, hypothético-déductive et « exacte », le
problème de réunifier ces deux tâches scientifiques reste entier. Böhm-Bawerk a, du reste, vite aperçu que
Menger n’a pas résolu la question de savoir comment faire converger ces deux types de savoir
indispensables au sein d’une seule et même discipline scientifique20. Menger nous a en quelque sorte
20
Dans sa recension des Untersuchungen en 1884, Böhm-Bawerk (v. Böhm-Bawerk 1884) a
effectivement mis en relief ce qui constitue le point faible par excellence de la méthodologie de Menger, à
savoir le rapport qu’il convient d’établir entre la théorie exacte et la réalité empirique (v. aussi à ce propos
Alter 1990 : 226). Plusieurs commentateurs se sont attaqués à ce problème : v. en particulier Alter 1990,
Birner 1990 et Milford 1990 et 1992.
19
davantage légué en héritage une problématique, un réseau de questions pertinentes et incontournables,
qu’un système méthodologique achevé.
Il faut néanmoins savoir gré à Menger d’avoir fait apercevoir que chacune des deux orientations
fondamentales de la recherche théorique poursuit à sa façon un seul et même but : chacune vise en effet,
suivant Menger, à nous procurer une compréhension des phénomènes qui aille largement au-delà de
l'expérience immédiate et qui rende éventuellement possible leur prévision. Cependant, même si chacune
vise à nous faire saisir la nature générale des phénomènes d'une certaine sorte, les phénomènes
économiques par exemple, et même si chacune a pour objectif ultime de permettre de comprendre la
façon dont ces phénomènes se relient entre eux lorsqu'on les considère selon l'ordre de la simultanéité ou
selon l’ordre de la succession21, il n'en reste pas moins qu'une différence essentielle entre ces approches
doit être très fortement accentuée. C’est à l'examen approfondi de cette différence épistémologique et
méthodologique que Menger s’est avant tout intéressé. Ce qui fait l'originalité de Menger, c'est d'avoir
soutenu que, loin que l'irréalisme des hypothèses cause quelque préjudice à l'entreprise théorique, il faut
plutôt convenir que c'est à ce prix que celle-ci atteint à l'exactitude. Menger a eu raison de penser que, s’il
est pertinent pour la physique théorique de penser en termes de « lois physiques nécessaires », il est tout
aussi pertinent pour l’économiste de chercher à trouver quelles sont les « lois économiques nécessaires ».
Ici se croisent quasi-inextricablement un argument anti-réaliste, fondé sur la reconnaissance du statut
idéal des entités économiques, et un argument posant la validité a priori des lois exactes que l'économie
théorique permet de découvrir, et qu'elle doit chercher à organiser en un système déductif exhaustif et
cohérent.
Je suis tout fait conscient que ma lecture de la doctrine épistémologique et méthodologique de
Carl Menger est à contre-courant de celle qu’offre l’histoire établie des idées économiques. Suivant mon
interprétation, l’anti-historisme, l’anti-empirisme et l’apriorisme affichés de Menger dans le conflit des
méthodes qui l’opposa aux penseurs allemands de l’École Historique doivent être étudiés comme des
arguments destinés à établir la légitimité scientifique de l’économie envisagée comme une discipline
ayant pour tâche de valider une théorie formellement exacte. L'apriorisme sur lequel débouche Menger
dans sa démarche philosophique exprime le caractère logico-épistémologique propre de l'exactitude
formelle recherchée. En matière de théorie économique, Menger n’est donc pas un empiriste ni un
réaliste. Menger justifie cette position en faisant valoir que l'économie théorique ne peut pas et ne doit
pas pas avoir moins de validité qu'une science naturelle, dont les modèes paradigmatiques sont déjà bien
établis, qu'il s’agisse de physiologie (Helmholtz), de chimie (Lavoisier) ou de physique (Newton)22.
21
On ne peut s’empêcher de relever que ces deux modes dans lesquels les phénomènes sont susceptibles de
se présenter à nous pour être catégorisés et pensés, à savoir, respectivement, le temps (principe de
succession) et l’espace (principe de simultanéité), sont ceux que Kant identifie dans l’« Esthétique
transcendantale », qui constitue la première partie de la Critique de la Raison Pure.
22
Dans le passage clé où Menger s’autorise des réalisations scientifiques exemplaires de Newton,
Lavoisier et Helholtz pour conforter son point de vue méthodologique concernant la nécessité de
développer une théorie exacte en économie, Alter lit, très étrangement me semble-t-il, des
« commentaires sur la pertinence de la vérification empirique de la théorie d’Einstein pour l’univers
newtonien ». « In this passage », écrit Alter, « Menger unwittingly casts his own judgment.
Unfortunately, his comments (…) seem to have been lost for posterity » (Alter 1990 : 108-9). Je
20
L'apriorisme de Menger n'a, par contre, rien à voir avec l'idée que les suppositions ou les axiomes
fondamentaux de la théorie économique seraient nécessairement vrais parce qu'évidents par eux-mêmes
ou parce qu’établis par voie d'introspection. L’anti-réalisme de Menger n'a rien à voir non plus avec l'idée
que la théorie économique pourrait se satisfaire d'hypothèses ou de suppositions fausses. Par contre,
l'anti-empirisme de Menger en matière de théorie économique a tout à voir avec l'impossibilité de
recourir à l'induction pour fonder la théorie, une thèse que Popper contribuera plus que quiconque à
rendre célèbre. Que Menger ait pu l’influencer à ce sujet est tout à fait plausible.
Cela étant, l'argumentation de Menger a-t-elle eu pour effet de débouter l'histoire économique de
ses prétentions à être la seule science économique légitime ? Schumpeter est d'avis, quant à lui, que le
débat méthodologique en question n'eut aucun impact réel si ce n'est en Allemagne (cf. Schumpeter 1951,
p. 88). Mais c'est, me semble-t-il, une façon de reconnaître que la querelle des méthodes eut précisément,
pour l’essentiel, l'effet immédiat que Menger recherchait ouvertement : débouter les chercheurs
allemands partisans de l’historisme en sciences sociales, et tout particulièrement en science économique,
de leurs prétentions épistémologiques et méthodologiques. Pour ma part, bénéficiant d’un recul
historique dont ne bénéficièrent évidemment pas ses contemporains, je ne doute pas le moins du monde
que Menger ait, sur l’essentiel, gagné le Methodenstreit.
m’accorde avec Alter pour dire que ce passage est fort significatif des vues de Menger. Mais
l’interprétation qu’en donne Alter me paraît tout à fait déconnectée du texte et donc sans fondement.
21
BIBLIOGRAPHIE
Alter, Max (1982), « Carl Menger and Homo Oeconomicus: Some Thoughts on Austrian Theory and
Mettodology », Journal of Economic Issues, 16 (March) : 149-60.
Alter, Max (1986), « Carl Menger, Mathematics, and the Foundations of Neo-Classical Value Theory »,
Quaderni di storia dell'economia politica, 4, 3 : 77-87.
Alter, Max (1990), Carl Menger and the Origins of Austrian Economics, Boulder, Co.: Westview Press.
Béraud, Alain (1992), Nouvelle Histoire de la Pensée Économique, vol. 2, Paris La Découverte, chap. XXII :
« Les Autrichiens » : 294-356.
Birner, Jack (1990), « A roundabout solution to a fundamental problem in Menger's methodology and
beyond », in Carl Menger and his legacy in economics, Bruce J. Caldwell, ed., Durham, Duke
University Press : 241-261.
Böhm-Bawerk, Eugen von (1884), compte rendu des Untersuchungen de C. Menger, Zeitschrift für das
Privat- und öffentliche Recht der Gegenwart, 11 : 207-221.
Caldwell, Bruce J. (ed.) (1990), Carl Menger and his legacy in economics, Londres: Duke University Press.
Cubeddu, Raimondo (1993), The Philosophy of the Austrian School. London-New York, Routledge.
Grassl, Wolfgang and Smith, Barry, eds. (1986), Austrian Economics: Historical and Philosophical
Background. London & Sidney: Croom Helm.
Hacohen, Malachi H. (2000), Karl Popper – The Formative Years, 1902-1945, New York, Cambridge
University Press.
Hayek, Friedrich A. (1952), The Counter-Revolution of Science: Studies on the Abuse of Reason, Glencoe,
Illinois, The Free Press; rééd., Indianapolis, Indiana, Liberty Press, 1979.
Hayek, Friedrich A. (1978), « The Place of Menger's Grundsätsze in the History of Economic Thoughts »,
in New Studies in Philosophy, Politics Economics and the History of Ideas . Chicago: University of
Chicago Press, 1978, pp. 270-282. Repris de Hicks & Weber, eds. (1973), chap. 1 : 1-14.
Hayek, Friedrich A. (1981), « Carl Menger », Introduction to Carl Menger, Principles of Economics,
(transl. by James Dingwall and Bert F. Hoselitz, new ed. by Louis M. Spadaro, New York and
London, New York University Press, 1981) : 11-36. Ce texte sert également d’introduction à la
réimpr. des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, (cf. C. Menger, Gesammelte Werke, 4 vols.,
e
Erscheinung von F.A. Hayek, Tübingen, Mohr, 2 éd., 1969, vol. 1, « Einleitung ». Il avait d’abord été
publié comme article dans Economica en novembre 1934.
Hutchison, Terence W. (1981), The Politics and Philosophy of Economics: Marxians, Keynesians and
Austrians. Oxford, Basil Blackwell. (Chap. 6 : « Carl Menger on Philosophy and Method » : 176-202;
chap. 7 : « Austrians on Philosophy and Method (since Menger) » : 203-232.)
Jaffé, William (1976), « Menger, Jevons and Waltras De-Homogenized », Economic Inquiry (December):
511-524.
Knight, Frank H. (1950), « Introduction » to Carl Menger, Principles of Economics (First, General Part),
Transl. and ed. by James Dingwall and Bert F. Hoselitz, Glencoe, Ill., The Free Press : 9-35.
Menger, Carl (1871), Grundsätze der Volkswirthschaftslehre , Vienne, Wilhelm Braumüller (cf.
Gesammelte Werke. F.A. Hayek, ed., vol. 1). Trad. anglaise (américaine) et éd. de James Dingwall
et Bert F. Hoselitz sous le titre Principles of Economics, New York, [First, General Part], Préface de
Frank H. Knight, Glencoe, Ill. : The Free Press, 1950. Nouv. éd. de Louis M. Spadaro, Introd. de F.A.
Hayek, New York et Londres : New York University Press, 1981.
Menger, Carl (1883), Untersuchungen über die Methode der Sozialwissenschaften und der Politischen
Oekonomie insbesondere, Leipzig, Dunker & Humblot (cf. Gesammelte Werke. F.A. Hayek, ed., vol.
2) . Trad. anglaise (américaine) par Francis J. Nock, Problems of Economics and Sociology, Urbana,
University of Illinois Press, 1963. Rééd. par Louis Schneider sous le titre Investigations into the
Method of the Social Sciences with Special Reference to Economics, avec une nouvelle introduction
de Lawrence H. White, New York, New York University Press, 1985.
Menger, Carl (1883) Untersuchungen über die Methode der Sozialwissenschaften und der politischen
Oekonomie insbesondere. Leipzig: Duncker & Humblot. [Cf. Gesammelte Werke, Hersch. von F.A.
22
von Hayek, Bd II, Tübingen, 1969.] Traduction anglaise sous le titre Problems of Economics and
Sociology, Urbana: University of Illinois Press, trad. de Francis J. Nock, 1963. Nouv. éd. sous le titre
Investigations into the Method of the Social Sciences with special Reference to Economics, edited by
Louis Schneider, New York et Londres: New York University Press, Introd. de Lawrence H. White,
1985.
Menger, Carl (1889), « Toward a Systematic Classification of the Economic Sciences », trad. américaine in
Essays in European Economic Thought, Louise Sommer (ed.), Princeton, D. Van Nostrand Co., Inc.,
1961 : 1-38.
Milford, K. (1990), « Menger's methodology », in Carl Menger and his legacy in economics, Bruce J.
Caldwell, ed., Durham: Duke University Press : 215-239.
Milford, Karl (1992), « Menger's Solution of the Problem of Induction : On the History of Methodological
Thought in Economics », in Auspitz, J. L., Gasparski, Wojciech W., Mlicki, Marek K. and Szaniawski,
Klemens, eds., Praxeologies and the Philosophy of Economics (The International Annual of Practical
Philosophy and Methodology, Vol. 1, New Brunswick, U.S.A. and London, U.K.: Transaction
Publishers, 1992) : 279-311.
Nozick, Robert (1977), « On Austrian Methodology », Synthese 36 : 353-392.
Schumpeter, Joseph A. (1921), « Carl Menger », Zeitschfrit für Volkswirtschaft und Politik (N.F.), I : 197205.
Schumpeter, Joseph A. (1951), « Carl Menger, 1840-1921 », Ten Great Economists: From Marx to Keynes .
New York: Oxford University Press : 80-90.
Smith, Barry (1990), « Aristotle, Menger, Mises : A Categorial Ontology for Economics », History of
Political Economy, Annual Supplement to vol. 22 : 263-288.
Streissler, Erich W. (1972), « To What Extent Was the Austrian School Marginalist? », in The Marginalist
Revolution in Economics: Interpretation and Evaluation, R.D. Collison Black ,A.W. Coates &
Crawford, D.W. Goodwin ((eds.), Duke University Press, 1973 : pp. 150-175. D'abord publié dans
History of Political Economy, 4, 1972 : 426-441.
Vaughn, Karen I. (1978), « The Reinterpretation of Carl Menger: Some Notes on Recent Scholarship »,
Atlantic Economic Journal, 6, 3 : 60-94.
Vaughn, Karen I. (1987), « Carl Menger », The New Palgrave : a dictionary of economics, ed. by John
Eatwell. Murray Milgate, and Peter Newman, London : Macmillan : 438-444.
Vaughn, Karen I. (1990), «The Mengerian roots of the Austrian revival», in Carl Menger and his legacy in
economics, Bruce J. Caldwell, ed., Durham: Duke University Press, 379-407.
23

Documents pareils

1 Carl Menger et la méthodologie de l`économie politique* Robert

1 Carl Menger et la méthodologie de l`économie politique* Robert base de données d’observation, l’explication des mécanismes à l’œuvre dans les diverses économies nationales passe par la mise au point d’une véritable « théorie économique » ayant pour fonction de...

Plus en détail