« Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d`agir dans les

Transcription

« Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d`agir dans les
« Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d'agir dans les quartiers populaires » Synthèse d’intervention de Marion Carrel Séminaire ECLIPS du 6 février 2013 à Tours Estelle Péricard, chargée de mission L’auteure : Marion Carrel, sociologue, a commencé ces recherches il y a 10 ans, par une thèse sur « la participation dans la politique de la ville ». Objectif : Comprendre pourquoi la question de la participation revenait comme un leitmotiv, mais avait des difficultés à s’enclencher. Elle a depuis poursuivi ces travaux par des recherches sur les méthodes de la participation des habitants, à travers l’investigation de démarches sur le terrain. Après plusieurs publications, notamment dans la revue participation, elle a publié un ouvrage « Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d'agir dans les quartiers populaires » en avril 2013. Elle a fait partie des chercheurs impliqués dans la commission du rapport Bacqué-­‐
Mechmache sur la participation des habitants. Présentation générale Son ouvrage est basé sur une enquête ethnographique et marqué par l’anthropologie de la citoyenneté (cf. les travaux de Catherine Neveu et l’approche dite interactionniste). Il se présente en quatre chapitres : un 1er plus théorique reprenant les grands courants, points de vue de chercheurs sur la participation et sa propre analyse (« Participer, pourquoi faire ? »), et les suivants basés sur un certain nombre de démarches qu’elle a pu observer et analyser : des freins (chap. 2 « Les obstacles à la participation »), des exemples de démarches délibératives ou participatives (Chap. 3 « Retrouver le pouvoir d’agir via la délibération »), des leviers (chap. 4 « Les artisans de la participation »). I. Les concepts/thèses présentées dans l’ouvrage : Il existe deux grands courants de pensée sur la participation : Ceux qui voient la participation comme une comédie ou un outil de manipulation En référence au livre « la comédie urbaine ou la cité sans classe » de Garnier et Goldschmidt, 1978. Critique marxiste de ce que le gouvernement mettait en place comme participation (cf. travaux de Lefèvre sur l’habitat participatif), sans volonté de projet innovant. Il s’agit de démarches qui jouent contre la démocratie, car accentuent les mécanismes de reproduction. Ceux qui pensent que la participation est un levier d’émancipation des classes populaires. En référence aux travaux de Callon, Fung, Wright… La participation est vue comme moyen de contrer la toute-­‐puissance de la science ou des élus, comme « contre-­‐pouvoir délibératif », qui peut amener à l’émancipation citoyenne ou l’empowerment. Les 2 postulats de départ de la thèse de Marion Carrel : -­‐> « La France a un problème vis-­‐à-­‐vis de la citoyenneté et de la pauvreté » : La participation des catégories populaires est peu/pas inscrite dans notre culture, car la condition de pauvre a longtemps empêché l’acquisition du statut de « citoyen », ou les a exclus de certains droits (« le cens caché », vote basé sur l’impôt ; comment la démocratie est représentée par une 1 minorité élitiste de la population et l’auto-­‐exclusion forte des habitants des quartiers populaires vis-­‐à-­‐vis de la parole publique). -­‐> « L’apathie politique des habitants des quartiers populaires n’est qu’apparente » : Ils ont du mal à se faire comprendre ou entendre, mais ne sont pas apathiques, isolés ou individualistes. Ils ont des moments où ils mettent en lien ce qu’ils vivent avec des questions d’intérêt général, mais ce qu’ils font n’est pas forcément vu, entendu, lisible. Les deux axes de travail de Marion Carrel sont la délibération et les inégalités et la publicisation des problèmes sociaux. A. La délibération et les inégalités Il convient de distinguer « délibération » et « participation ». La délibération est l’échange public d’arguments et la mise en débat, et la participation est le pouvoir de décider, la recherche d’une certaine forme d’émancipation. L’intérêt serait de croiser les deux. Il existe 3 grandes pistes/points de vue de lutte contre les reproductions dans les délibérations : 1. Selon A. Fung, « La démocratie délibérative est doublement révolutionnaire » : elle suppose que tout le monde soit égal et que des transformations dans les pratiques institutionnelles aient lieu (moins de hiérarchie, plus de contre-­‐pouvoir…). Piste 1 : Soit attend une révolution économique, sociale… soit on fait de « l’activisme délibératif » : distiller autant de démarches qui permettent de questionner la justice sociale, l’égalité (désobéissance civile) pour changer les choses, distiller d’autres manières de voir et de faire. 2. Selon Young, il faut avoir une conception pluraliste de la délibération. Dans la délibération ou participation, on imagine souvent qu’il faut mettre tout le monde à niveau (éducation citoyenne). Or, selon lui (piste 2), ce n’est pas l’unité qu’il faut rechercher, mais un pluralisme qui permet aux différences sociales d’exister. La différence n’est pas quelque chose qu’il faut « traiter », mais qu’il faut écouter et qui peut être utile, comme ressource pour comprendre la diversité du monde et les dysfonctionnements. 3. La piste 3 est celle qui vise l’empowerment (référence à l’ouvrage de M-­‐H Bacqué). Il y a 3 logiques différentes d’empowerment : -­‐ La version radicale vient de la lutte pour les droits civiques, contre les injustices sociales. Il s’agit d’une organisation par la lutte en vue que les institutions s’en ressaisissent. Community organising : quand des professionnels accompagnent des habitants pour monter des campagnes dans les quartiers (pétition, manifestions, actions coups de points) visant les transformations. -­‐ Le pendant est la version néo-­‐libérale, qui vise la prise de responsabilité des individus (baisse ou retrait des institutions) -­‐ La version socio libérale vise également la transformation des institutions, mais moins marquée sur la lutte contre les inégalités. -­‐ On observe le plus souvent en France une démarche de délibération ou contre-­‐pouvoir délibératif, c’est-­‐à-­‐dire le questionnement des habitants dans une optique de croisement des points de vue (enquête). Constat : La participation est rarement débattue dans les institutions et les collectivités locales. 2 Les commanditaires sont rarement clairs sur ce qu’ils recherchent à travers la participation, alors qu’il conviendrait de débattre sur ce qu’on attend. B. La publicisation des problèmes sociaux Il y a certaines questions/ problème qui peuvent rester incompréhensibles pour une grande partie de la population (violences aux guichets, dans les bus…). Les services publics se les posent, mais elles sont peu visibles. Il est intéressant de comprendre comment des problèmes de ce type peuvent être amplifiés et/ou communiqués dans les médias. D’où l’importance d’une observation collective en continue pour nourrir une démarche constructive permettant de passer de la violence au conflit (le conflit étant normal). II. 5 tensions observées dans les méthodes participatives 1. Éducation VS émancipation Les personnes qui mettent en place ces dispositifs ont une volonté de transformation sociale, mais on peut voir des tensions entre l’émancipation des professionnels /habitants et une « vertu pratique » éducatrice de la participation. Attention aux méthodes coercitives au service de l’émancipation : règles de travail plus ou moins acceptées… 2. Le repoussoir de « l’habitant professionnel » (ou spectre de la délégation) Quand les artisans repoussent la figure de l’habitant professionnel (celui que l‘on voit partout), cela peut fermer l’enquête vis-­‐à-­‐vis de la population. Nécessité de l’animateur d’aller chercher les « vraies gens » : ceux qui sont en colère (d’habitude écartés des dispositifs). 3. La démarche collective (ou le spectre de « l’injonction participative ») Crainte des artisans de rester sur quelques individus isolés. Travailler la qualité de la participation et les effets (sur les institutions) plutôt que la quantité de personnes. Quand l’artisan repart après son intervention, l’habitant peut se retrouver isolé dans son quotidien. Il faut de préférence créer du lien entre participation individuelle et associative. 4. La dépendance au commanditaire (ou le spectre de la récupération) Cela ne dépend pas de la méthode, mais de la volonté et des objectifs politiques. 5. La participation « enfermée dans un bocal » (échelle et diffusion des expériences) Quelle diffusion de l’expérience réalisée « en petit groupe » délibératif ? Compte rendu, forme visuelle ou théâtrale, reliée à d’autres causes ou réseaux existants. III. Quelques préconisations et exemples de méthode 1. Un volontarisme politique et une clarification des objectifs Travailler en interne (État, collectivité) sur les objectifs poursuivis : pourquoi faire participer ? Comment ? La co-­‐construction est-­‐elle à la marge ou au cœur de la démarche ? Le savoir des habitants est-­‐il perçu comme important ou peu important ? 2. Associer les habitants dès les premières réflexions 3 En France, il est « mal perçu » que l’élu ou l’institution ne sache pas : situation d’inconfort. Quand le projet est amené à la participation des populations, il a déjà été réfléchi. Il faut si possible impliquer les habitants le plus tôt possible. Mener une démarche participation suppose d’accepter de se mettre en danger au service d’un projet partagé. Ceci n’étant pas dans la culture des institutions, il peut être intéressant pour les élus et professionnels de se former à la question de la participation. 3. Co produire dans la durée La temporalité est différente selon le point de vue d’où on se place. Chaque projet a une temporalité. Il faut prendre le temps dans la durée. 4. Articuler la démarche avec les mouvements sociaux Ne pas évacuer le conflit, mais au contraire travailler avec la parole conflictuelle. Elle est porteuse de participation, mais peu évidente à gérer. (Exemple. partir de l’opposition de 2 logiques : exemple bailleurs/habitants) 5. Le lien avec la décision Expliquer aux habitants pourquoi (et dans quel cadre) ils sont sollicités, ce à quoi va servir leur participation « Ce que vous faites va nous aider à… », même si l’objectif est modeste, et assumer le travail. 6. Le rôle d’« Artisans de la participation » (Chapitre 4) Intervenant tiers entre des groupes d'habitants et des commanditaires. L’artisan a une pratique ancrée dans un faire ensemble qui vise la transformation des choses. Ces acteurs sociaux, qui ont développé au fil des années une pratique qui leur est propre, présentent des caractéristiques particulières : -­‐ Ils interviennent temporairement sur un territoire, pendant une durée qui peut varier de quelques jours à plusieurs années (...). -­‐ Ils revendiquent le souci de faire entendre les « sans voix » – pauvres, chômeurs, étrangers, jeunes, immigrés, mères de famille, non-­‐diplômés (…) – dans les débats publics et de faire évoluer les représentations sociales stigmatisantes qui pèsent sur eux. -­‐ Ils rejettent les modes traditionnels d'expertise (...) « par le haut ». Ils disent ne pas chercher à évaluer eux-­‐mêmes la réalité sociale, mais à mettre les bénéficiaires et les prestataires de politiques sociales en situation de coproduire cette évaluation. Cette façon de faire est, selon eux, beaucoup plus riche en termes de déclenchement d'initiatives (...), mais aussi de transformations dans le mode de prise en charge des bénéficiaires. -­‐ L'ingénierie participative qu'ils mettent en place est de l'ordre de la concertation (...).... -­‐ … 6. Autres exemples de méthodes : -­‐ Reconnaissance d’une place égale au savoir d’habitants -­‐ Indemniser le temps passé à la participation (comme pour les professionnels), -­‐ Travailler autour de la sociabilité (discussions moins normées), avec des supports tels que la vidéo, le théâtre, en petits groupes… -­‐ Donner place aux discours privés et aux récits de vie (vécu des habitants) -­‐ S’appuyer sur des associations/ groupes qui peuvent porter la parole… -­‐ Mettre en place des groupes de qualification mutuelle -­‐ Animer des réunions où les sigles sont interdits 4 Citation de Gandhi, fréquemment reprise par Mandela : « Tout ce qui est fait sans nous, pour nous, est fait contre nous. » 5