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010 économie
Interview
Nicolas Bouzou
Économiste, président-fondateur
du cabinet Asterès
L’économiste Nicolas Bouzou détaille sa vision du transport routier
en insistant sur la fiscalisation des charges et la réglementation du
temps de travail. Il estime que la zone euro n’est pas une contrainte
pour les entreprises et plaide en faveur d’une Europe fédérale.
L’Officiel des Transporteurs : Comment se positionne
le transport routier par rapport aux autres secteurs
économiques français ?
Nicolas Bouzou : Le problème de fond de l’économie française
c’est la perte de parts de marché des secteurs exportateurs.
Quand on évoque les questions de compétitivité, les dirigeants
politiques et syndicaux pensent intuitivement à l’industrie. Or,
le TRM est à la lisière de l’industrie et des services et il est luimême soumis à la compétition internationale. Le TRM est intéressant parce que le coût du travail, un sujet tabou au début
du quinquennat de François Hollande, est revenu sur le devant
de la scène. Jusqu’ici la problématique de la France était centrée sur l’innovation, la qualité mais certainement pas sur le
coût du travail. On voit bien que l’on ne peut pas dissocier les
deux. La question de la compétitivité envoie au rapport qualité/prix, c’est-à-dire le coût unitaire du travail rapporté à la
productivité. Si on veut rétablir la compétitivité il faut agir sur
les deux leviers. D’autant que les problématiques de qualité
et d’innovation visent le long terme. La baisse du coût du travail ne peut pas être le seul levier mobilisable pour la simple et
bonne raison que l’on ne peut pas baisser indéfiniment le coût
du travail. En revanche, cela peut donner des résultats rapides.
À l’instar des réformes Schröder en Allemagne. Un écono-
miste allemand me disait d’ailleurs récemment que ce qui l’a
surpris n’est pas le fait que ces réformes aient donné des résultats positifs mais que cela soit arrivé si rapidement. Si on
prend l’exemple des pôles de compétitivité en France, c’est un
très bon outil. Je ne suis pas sûr que cela donne des résultats
alors qu’ils ont été créés en 2004. Il faut du temps pour mettre
en place des écosystèmes de l’innovation.
Le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi
(Cice) et le pacte de responsabilité peuvent-ils « booster »
la compétitivité du TRM ?
N.B.: Ces deux outils visent typiquement ce secteur à faible
marge dans lequel le coût du travail représente une part importante du coût de revient. Si on met de côté la complexité
de l’outil CICE, sa philosophie est parfaite puisqu’il permet
aux entreprises de déduire de leur impôt sur les sociétés au
maximum 6 % de la masse salariale depuis le début de l’année contre 4 % en 2013. L’abaissement des charges patronales
prévu par le pacte de responsabilité est aussi intéressant. Qui
plus est, le pacte de solidarité, c’est-à-dire la baisse des cotisations salariales, est un outil positif. Il ne faut pas oublier que
les salaires du TRM restent modestes même s’ils ne sont pas
très bas.
«La crise montre
qu’il faut accélérer
la transition vers une
Europe fédérale.»
JUIN 2014 – L’OFFICIEL DES TRANSPORTEURS MAGAZINE
L’ESSENTIEL
Nicolas Bouzou, 38 ans,
est un macroéconomiste. Il est
titulaire d’un troisième cycle de
finance internationale à SciencesPo. Il a créé, en 2006, le cabinet
Asterès (75) pour lequel il effectue
des études sectorielles pour les
entreprises et les administrations.
Pédagogue et médiatique,
il est aussi chroniqueur
économique sur i-Télé.
012 économie
Interview
Selon l’agence Eurostat, le coût du travail à l’intérieur
de l’UE oscille de 1 à 13. Comment réduire le différentiel
de compétitivité entre le TRM français et les autres États
membres ?
N.B.: C’est la question de fond à laquelle il faut répondre si on
s’inquiète, comme moi, de la montée du Front national en
France. L’extrême droite est la seule à proposer quelque
chose en matière de compétitivité, ce qui est très néfaste.
C’est le seul courant à avoir un discours cohérent.Au fond, ce
parti déclare que le problème de l’économie française, c’est
la concurrence déloyale. En conséquence, il considère qu’il
faut mettre en place des barrières protectionnistes. Seul bémol, il est difficile d’instaurer une harmonisation sociale et
fiscale au sein de l’UE. Dans le cadre du TRM, instaurer des
barrières protectionnistes revient à interdire le cabotage.
C’est une mauvaise réponse car cette politique appauvrirait
considérablement l’économie française et le secteur duTRM.
Si on instaure des barrières douanières pour éviter que les
Roumains circulent en France, la contrepartie est que les
Roumains sont aussi intelligents que les Français pour faire
l’inverse. De proche en proche,le protectionnisme mène au nationalisme économique. Notre marché serait considérablement réduit,la concurrence existerait toujours,elle serait loyale
mais uniquement entre
Français sur un tout petit
marché. Tout le monde y
perdra. J’ai remarqué que
le parti socialiste et les
centristes de l’UDI se mobilisent en faveur de l’harmonisation fiscale. Mais
on sait bien que ce n’est
pas crédible. Le blocage de
l’harmonisation fiscale est
lié à la règle de l’unanimité
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«Dans le cadre
du TRM, instaurer
des barrières
protectionnistes
revient à interdire
le cabotage. »
JUIN 2014 – L’OFFICIEL DES TRANSPORTEURS MAGAZINE
économie 013
Interview
en Europe. Une convergence fiscale pourrait être envisagée
avec l’Allemagne. C’est ce que propose Nicolas Sarkozy dans
la tribune publiée par Le Point le 22 mai dernier.
Quelle est votre opinion en matière d’harmonisation
fiscale ?
N.B.: Si on voulait faire l’harmonisation fiscale, on pourrait
franchir le pas en prenant le TRM comme laboratoire. C’est
d’ailleurs ce que le cabinet Asterès préconise dans l’étude
réalisée pour la FNTR en 2012 (voir encadré p. 14). On ne peut
le faire que sur des bases bilatérales. Commençons par le
faire avec l’Allemagne mais c’est colossal parce que l’harmonisation fiscale renferme trois sujets en réalité : la fiscalité
des entreprises et la question de la TVA, la question des
charges sociales, la question de la réglementation du temps
de travail. Attaquer ce sujet avec une vingtaine de pays n’a
pas de sens et n’est pas crédible.
En conséquence, quel discours devrait-on tenir pour
soutenir le TRM ?
N.B.: Le discours de l’excellence qui consisterait à dire que
la politique publique va tout faire pour que nous soyons les
meilleurs dans ce domaine-là. Cela veut dire qu’à court
terme, il faut baisser les charges.
La philosophie du Cice est bonne mais l’outil ne suffit
pas. Comment la France peut-elle faire pour proposer de
meilleurs services dans toute l’Europe ? On peut travailler
sur la multimodalité, on peut travailler sur la qualité des camions et des infrastructures. On peut pousser tout un tas
de sujets. On peut travailler sur la performance écologique
sans passer par l’écotaxe. Fait marquant, je pense que la
ministre de l’Écologie, Ségolène Royal, a pointé du doigt une
idée qui me paraît juste . Quand elle dit qu’il faut sortir de
la « fiscalité punitive », elle a raison. Seul bémol, il n’y a pas
de politique globale en matière gouvernementale. C’est la
raison pour laquelle ses déclarations ont été critiquées par
les organisations professionnelles et les parlementaires
dès sa prise de fonction en avril. Si on veut construire un
secteur qui tende vers le transport durable, il faut le faire
par un système de bonus-malus sur les camions. Ce qui
permettrait de surcroît d’associer l’industrie qui va concevoir ces véhicules.
L’OFFICIEL DES TRANSPORTEURS MAGAZINE – JUIN 2014
014 économie
Interview
En matière de différentiel de compétitivité entre
la France et l’Allemagne, la France part avec un handicap
puisque Berlin a instauré une TVA sociale dès
janvier 2007. Quel est votre commentaire ?
N.B.: Dans l’hypothèse d’une base bilatérale avec l’Allemagne, on n’aboutira jamais à une solution équitable sur la
question de la fiscalité des charges. Au reste, le gouvernement a mis en place la réforme territoriale. La grande question qu’il va falloir se poser avec onze futures régions est la
suivante : quid du financement de ces régions ?S’acheminet-on vers une plus grande autonomie fiscale des régions ? On
va introduire des distorsions fiscales à l’intérieur même du
territoire français.
La question du temps de travail est-elle plus
pertinente ?
N.B.: La définition du temps de travail est en soi un sujet
structurant. Cette question est d’autant plus intéressante
que l’on peut commencer à la régler sans faire intervenir les
gouvernements. Tout simplement en instaurant des négociations syndicales entre la France et l’Allemagne. Les partenaires sociaux français sont ouverts à la négociation sur ce
terrain-là.
Que pensez-vous de la coordination des politiques
de transport entre Bruxelles et les États membres ?
N.B.: Les structures de l’Europe ne sont pas organisées pour
cela. La montée des partis eurosceptiques va plutôt conduire
à freiner la coordination. La coordination nécessite un embryon d’Europe fédérale. Cela veut dire des décisions qui se
prennent au niveau européen par un gouvernement européen avec des ressources européennes. C’est l’inverse du signal qui a été lancé par les électeurs le 25 mai dernier même
si la majorité politique au Parlement européen est centredroit (PPE). Les transporteurs routiers devraient être les premiers militants en faveur du fédéralisme. La politique des
FISCALISER LES CHARGES DU TRM
À la demande de la FNTR et dans l’optique de la campagne
présidentielle de 2012, le cabinet Asterès a planché sur des
pistes propres à redonner de la compétitivité au secteur,
notamment par un transfert de charges (L’OT 2638). Grâce aux
statistiques officielles du secteur et aux données fournies par
la FNTR, le cabinet s’est employé à faire des propositions
neutres pour les finances publiques. Autrement dit à travailler
à isofiscalité. «Je n’ai jamais cru aux grandes réformes fiscales,
prévient Nicolas Bouzou. Historiquement, la fiscalité française
s’est construite par segmentation. On ne pourra progresser que
par petites touches. » Le cabinet Asterès propose de fiscaliser
les charges, c’est-à-dire de diminuer les charges patronales et
les faire financer par un impôt qui soit payé par tous ceux qui
roulent et qui travaillent en France. Il s’agit d’une fiscalisation
des charges ou un transfert de charges sur l’impôt. D’après les
calculs, il faudrait envisager un transfert estimé à 662 M€.
Cela peut-être la TVA sociale, cela peut-être l’écotaxe poids
lourd voire une nouvelle taxe. Pour transférer 662 M€, c’est
7 centimes d’euro pour l’écotaxe poids lourd ou 22 cts d’euro
par tonne-kilomètre. « Il me semble que la taxe la plus adaptée
au TRM serait une taxe à la tonne-kilomètre », nous confiait
Nicolas Bouzou en 2012. Le débat politique reste ouvert. L.G.
JUIN 2014 – L’OFFICIEL DES TRANSPORTEURS MAGAZINE
«Sortir, aujourd’hui, de la zone
« corridors » et des infrastructures doit relever de l’Europe.
Lorsque l’on évoque l’harmonisation sociale dans leTRM, on
évoque en réalité l’Europe fédérale. Il y a un énorme malentendu parce que les entreprises voient l’Europe comme une
contrainte. Au fond, l’Europe ne sait pas parler aux citoyens
et aux entreprises parce qu’elle n’a pas d’incarnation démocratique forte. La Commission européenne conserve une dimension technocratique.
Selon vous, le renouvellement des institutions
européennes peut-il influer sur la compétitivité des
entreprises de transport ?
N.B.: A priori non. La vraie question est de savoir si la montée
de l’extrême droite dans les États membres va se traduire par
la constitution d’un groupe politique au Parlement. Ce n’est
pas évident compte tenu des alliances à nouer (1). Le spectre
est très large, qu’il s’agisse des souverainistes britanniques,
des indépendantistes flamands, ou des néonazis grecs. Les
Britanniques ne vont pas s’allier avec les néonazis. Pour que
cela change dans un sens, pour le TRM, il faudrait qu’il y ait
une transformation des institutions avec une prise de décision à la majorité pour les infrastructures. En outre, il n’y a
pas de ressources propres de l’UE. Or, c’est un vrai sujet car il
concerne la souveraineté partagée. Le scrutin du 25 mai en
France montre que le retour à la souveraineté nationale est
privilégié.
Comment envisager le retour de la croissance
économique dans la zone euro ?
N.B.: Il faut rappeler que l’on trouve des situations différentes au sein de la zone euro. Certains pays sont en stagnation économique comme la France. D’autres sont en phase
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euro, c’est prendre le risque d’une catastrophe économique. »
de reprise comme l’Espagne et le Portugal. Enfin, une dernière catégorie se porte très bien parce qu’ils conjuguent
croissance et plein emploi comme l’Allemagne et l’Autriche.
On retrouve donc tous les cas de figure. Il y a bien de la croissance dans la zone euro. La monnaie unique est un problème pour les pays faibles. Si on n’avait pas d’euro, on pourrait dévaluer le franc pour doper les exportations. Sortir
aujourd’hui de la zone euro, c’est prendre le risque d’une
catastrophe économique.
Que voulez-vous dire ?
N.B.: Si on revient à une monnaie nationale, le franc va être
dévalué de 20 à 30 % de sa valeur, donc cela va redonner de la
compétitivité aux industries françaises. Si je suis transporteur, je vais pouvoir transporter davantage de fret. Mais au
passage, je paierai mon carburant 20% plus cher; c’est un facteur qu’il faut prendre en considération. Si le franc perd de sa
valeur, si la Banque de France « monétise » la dette française
c’est-à-dire prête directement de l’argent à l’État français; on
aura une forte inflation. Les épargnants vont voir leur patrimoine diminuer. Cela ne réglera pas les problèmes fondamentaux de la France qui sont liés à l’excès de dépenses publiques, à l’excès de fiscalité et de réglementation. Ces trois
éléments sont indépendants de la zone euro. Ce qui handicape les transporteurs routiers réside dans l’excès de taxes
et de réglementation. La complexité du droit du travail en
France est indépendante de la zone euro.
La concurrence déloyale est-elle la conséquence
directe de l’élargissement de l’UE ?
N.B.: Il ne faut plus élargir l’UE non pas à cause de la concurrence déloyale, mais parce que cela rend plus difficile la prise
de décision. L’Europe fédérale ne peut être constituée de
28 États membres. Il faut cinq pays majeurs dont la France et
l’Allemagne. J’étais très favorable à l’entrée de laTurquie dans
l’UE mais j’ai révisé mon opinion aujourd’hui. La crise montre
qu’il faut accélérer la transition vers une Europe fédérale. Si
on intègre d’autres pays, cela va de facto ralentir le processus.
Le positionnement géographique et économique de la
Suisse entrave-t-il la construction d’une Europe fédérale ?
N.B.: Si la Suisse n’est pas membre de l’UE, ce n’est pas par
nationalisme mais par tradition qui associe une autonomie.
La Suisse a signé des traités de libre-échange avec l’ensemble
de ses pays voisins. On ne peut obliger ces pays à faire l’Europe fédérale avec nous parce qu’ils ne le feront jamais. La
discussion ne peut intervenir que sur une base bilatérale.
L’économie russe est-elle un enjeu majeur pour l’UE ?
N.B.: Je pense que l’on surestime considérablement le potentiel de l’économie russe. En réalité, c’est une économie de
rente pétrolière et gazière. La croissance potentielle (sur le
long terme) est relativement faible. La Russie va entrer en récession cette année. Si vous enlevez la part de la croissance
économique liée à l’extraction et la vente de matières premières, il ne reste pas grand-chose dans l’économie. Au plan
macro-économique, la Russie n’est ni un danger concurrentiel, ni un enjeu important pour les transporteurs routiers et
les logisticiens. (1) À l’heure où nous bouclons ce numéro (20 juin), Marine Le Pen n’a pas pu
constituer un groupe de 25 députés à Strasbourg avec 7 nationalités différentes.
Propos recueillis par Louis Guarino
Photos: David Delion
L’OFFICIEL DES TRANSPORTEURS MAGAZINE – JUIN 2014