DE RICHARD PRYOR À RICHARD PRINCE
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DE RICHARD PRYOR À RICHARD PRINCE
DE RICHARD PRYOR À RICHARD PRINCE Karima Boudou ‘I’ d like to be remembered in a movie. I know that sounds preposterous. But having someone else play me is pretty much what I think I’m already doing.’ RICHARD PRINCE, dans The Velvet Grind, David Robbins, JRP | Ringier, 2006. Donelle Woolford est une artiste fictive créée par Joe Scanlan. EIle remet en cause plus que jamais l’importance de la propriété artistique et le rôle de l'identité personnelle dans l'information d’ une œuvre donnée. De Joe Scanlan à Donelle Woolford, de Donelle Woolford à Richard Pryor, et de Richard Pryor à Richard Prince, la réification des mythes autour de l’art permet leur critique et la compréhension du problème encore tabou de la représentation des artistes dits ‘noirs’ dans l’art contemporain en Europe et en Amérique. DE DONELLE WOOLFORD À RICHARD PRYOR Donelle Woolford est une artiste de milieu de carrière basée à New York. Personnage fictif créé par l’artiste Joe Scanlan, elle est la manifestation de la fiction dans la réalité. Embrassant pleinement une identité d’artiste africaine-américaine, Woolford révèle la manière dont la construction des mythes et des récits autour de l’art peut être réifiée et critiquée au travers du prisme d’une déconstruction identitaire et narrative. Ses travaux s’attachent à mettre à l’épreuve une volonté de vivre dans la logique dominante de la société. Mythe manufacturé, le projet de l’artiste Joe Scanlan est la manifestation de la fabrication d’un récit. Elle contient également une critique implicite de “l’artiste star du moment” et la confiance presque aveugle du monde de l’art en l’authenticité de la subjectivité artistique. Donelle Woolford s’est manifestée au travers de près de quatre actrices africaines américaines engagées par Scanlan lors des dernières années. Scanlan leur donne un certain nombre d’instructions avant leur apparition dans des événements d’art contemporain, expositions, biennales, conférences. Il touche un point sensible en “castant” le travail d’un artiste contemporain, cette attitude fait écho au processus d’auto-sélection de l’art contemporain qui se construit à sa propre image, peu colorée et prônant l’authenticité de l’oeuvre. Dans Dick’s last stand, performance récemment jouée pour la première fois en France au Palais de Tokyo (Paris), Donelle Woolford dévoile le récent tournant de sa carrière vers la comédie. Lors de cette performance, Woolford rejoue à l’identique le second et dernier épisode du Richard Pryor Show diffusé à heure de pointe sur la télévision américaine en 1977. ABC Network, chaîne de télévision américaine a décidé de suspendre l’émission de Richard Pryor, certainement considéré trop incisif pour une société américaine qui peinait à regarder son propre reflet. Lors de la performance, Woolford porta une fausse moustache, en référence à celle de Richard Pryor, comédien de stand-up aux Etats-Unis. Woolford rejoue l’un des personnages de Pryor, Mudbone, vieil homme noir du sud des Etats-Unis. Pryor raconte avoir appris de nombreuses histoires au travers de ce personnage. Woolford explore donc les contingences de sa propre identité par des glissements identitaires servant la faillite de l’unicité et de l’authenticité dans l’art. DE RICHARD PRYOR À RICHARD PRINCE Richard Prince est un peintre et photographe américain qui approprie des photographies depuis les années 1970. Par la réappropriation, Richard Prince renforce-t-il une logique de production? Quel est le lien entre Richard Pryor et Richard Prince? En mettant en parallèle Richard Pryor et Richard Prince, il y a irrémédiablement une situation d’exclusion mutuelle qui s’installe. Pryor était noir, Prince est blanc. Pryor était un comédien de stand-up qui faisait des blagues incisives esquissant une critique raciale corrosive, Prince a peint ses monochromatic jokes de 1987 à 1990. Prince usait de la comédie de stand-up et de l’humour burlesque afin de plaquer malicieusement dans ses peintures les frustrations sexuelles de la classe moyenne américaine. Récemment, Donelle Woolford a présenté lors de deux expositions à Paris intitulées MaLeVoLeNcE (galerie Chez Valentin et galerie Air de Paris) des peintures qualifiées de “malveillantes”. Les peintures à l’acrylique, au marqueur et au stylo bille sont présentées dans l’espace d’exposition comme des éléments scéniques et racontent l’histoire d’un personnage s’appelant Richard, vivant différentes péripéties dans le monde de l’art new-yorkais et dépeignent un caractère malveillant jouant presque avec l’amoralité. Cela implique sans doute un travail dans l’ellipse et dans le creux. Nombre d’artistes aujourd’hui s’attachent à déployer une attitude du “être là où je suis”, mais Woolford semble être bien trop consciente de sa propre place qu’elle cherche par la suite à creuser et explorer. L’exemple de Donelle Woolford fait donc exploser un certain cadre conventionnel de l’art contemporain. Elle taquine d’un point de vue amoral la moralité; il y a une critique implicite du discours très rattaché à l’image aujourd’hui dans l’art contemporain. En passant d’une figure à une autre, de Richard Pryor à Richard Prince, l’on se rend compte que le multiple est non totalisable car il s’opère une combinaison permanente de riens et de multiplicité. Le culturalisme contemporain postule que l’on peut faire l’économie de la notion de vérité, il n’y a que des cultures singulières et nous sommes en mesure d’admirer le produit des différentes cultures. Doit-on envisager l’héritage artistique comme une succession de séquences constituant une approche de l’histoire de l’art ? Il n’en demeure pas moins que Woolford façonne une oeuvre de déconstruction identitaire, elle contient différentes strates et identités qui s’approprient l’une après l’autre: Joe Scanlan, Donelle Woolford, Richard Pryor et enfin Mudbone. Le spectateur de la performance est-il la victime innatendue positionnée dans la posture du privilège ‘blanc’ ? Quoi qu’il en soit cette situation a sans doute rejoué la position des spectateurs américains assis derrière leur combiné de télévision en 1977; faisant écho à la situation de cette performance au Palais de Tokyo. Le Richard Pryor Show met en lumière implicitement un moment important de l’histoire des droits civiques aux Etats-Unis, lors duquel la censure évacuait toute possibilité de confrontation concrète. L’artiste nous renvoie aussi un miroir du monde de l’art, qui tend à être exhaustif d’un point de vue théorique, mais qui a historiquement peiné à démontrer cela en action. L’exemple de Woolford questionne le concept de diversification dans l’art contemporain et la complexité de la réprésentation des artistes africains américains dans ce système. La performance de Woolford au Palais de Tokyo a ouvert le temps de la représentation un espace de réflexion sur l’imaginaire culturel européen dont l’ héritage est dominé par l’ image d’un artiste blanc, solitaire et torturé travaillant dans son atelier. Karima Boudou est une historienne de l’art et commissaire d’exposition basée à Amsterdam. Elle a participé au De Appel Curatorial Programme au De Appel Arts Centre, Amsterdam.