est-ce-ainsi-que-les-hommes

Transcription

est-ce-ainsi-que-les-hommes
« De toutes les aventures que je vais vous raconter…- et on se moque pas, les mômes, du
pompeux de ma phrase ! A mon âge, on n’a plus la fougue de Camus pour les débuts
mordants-…de toutes les aventures, donc, il y en a bien une qui vous mettrait le point sur les i
et de la cervelle dans le crâne. C’est que c’est bien joli, vos désirs d’ailleurs et vos envies de
flammes, mais je vois bien que dans le domaine, vous naviguez dans le clair des doutes. Vous
êtes là, pourtant. Les épaules bien droites, perpendiculaires à votre nuque raidie par votre
désir de bien faire. Fiers, dignes, braves. Ah ! Je devine bien que votre front porte le baiser
des ombres, et je vois comme vous répétez laborieusement les gestes fabuleux de la folie ! Je
le vois, dans vos yeux grands ouverts : vous rêvez à tout ce que vous voulez être et cela est
fantastique. Vous vous voyez comme l’épicentre duquel partent tous les soubresauts du
monde, comme le croque-mitaine sous le lit des enfants, l’oreiller froid à côté des amoureux ;
dans le creux de vos nuits, vous pensez : « vivre, oui, mais pour crever immortel.» Pour être
franc, vous empestez la tragédie. C’est lourd, lourd, le poids d’un cœur qui bat de l’aile. Mais
ça, c’est votre affaire. On a tous des problèmes. Le mien, c’est l’horizon. Et c’est pour elle
que vous êtes venus.
En temps et en heure, c’est pour l’Horizon que nous venons tous.
Je suis son amant, et je suis le plus jaloux des hommes qui ont jamais déposé un baiser sur les
lèvres d’une femme. Je la connais sur le cœur des doigts, je la récite par corps. Et je sais que
c’est elle que vous désirez si impatiemment. J’ai tant à en dire.
Sa ligne, par exemple ! Sa foutue ligne…cette chienne ne s’arc-boute jamais. Cela serait
indigne d’elle. Elle se plante, là, au milieu de mon décor, elle se pavane avec sa rectiligne
roide et frigide, et son jeu de perspectives me fait des clins d’œil. Si je la chope un jour, cette
catin ! Non, vraiment, à vous je le confie : l’horizon m’emmerde, m’ébranle tout le
fondement, me la met en long et en large et s’il y avait une seule chose de bien à commettre
sur cette assiette à soupe ridicule qu’est notre planète, croyez-moi, les mômes, ce serait d’y
foutre un grand couvercle par-là-dessus, d’en finir avec l’infini et toutes ces conneries, de
mettre un plafond apprivoisable au-dessus de tout ça et de couper court à la fuite de la folle
ligne d’horizon.
Et puis, quoi ?! Moi, je me battrai contre l’horizon ! J’irai déposer des cercueils là-bas,
comme sur le ciel de Paris ! Quoi ?! Moi, je ferai ça ? A l’horizon ? Oh, non, ça, jamais,
jamais, jamais, vous entendez : jamais ! Je la veux, je l’aime, cette cambrure de hanches au fin
fond des mers…qui se tient droite quand le monde tremble et tombe à genoux, devant elle,
toujours, la grande inaccessible…splendide idiote ! Merveilleuse catin ! Elle tient l’humanité
dans ses bras de cercles…ses beaux yeux étoilés…ses cils longs comme des arbres …sa
bouche fendue d’orangers sauvages ! Bon Dieu ! Elle est la steppe, le veld, la toundra et son
sexe a l’odeur de toutes les jungles vierges jamais violées par l’homme.
Et ses promesses ! Dans son lit – elle préfère les rivages et les lointains, les parages et les
ailleurs – elle me parle sans cesse de l’outre-monde, de par-delà, de jusqu’au bout, des encore,
encore, encore…encore, ça me couple le souffle. Il paraît qu’il y a des beautés élégantes
ancrées en Chine, des estampes graffitées à New York, des hommes à genoux dans les
déserts, des Tiers et des Quart Monde et des ilots où seul passe le vent. Et des tours, et des
villes ! Du jazz dans les rues de la Nouvelle-Orléans ! De la romance à Paris ! Des légendes
grappillées aux quatre coins des plaques tectoniques, qu’elle me raconte, cette jolie ligne. Et si
elle se contentait de ça… ! Lorsqu’elle évoque les profondeurs énigmatiques des failles
océaniques, ou bien des comètes échevelées qui tourneboulent dans l’espace, je l’écoute, je
renchéris, j’invente, j’imagine, je rêve, je l’accompagne aussi loin que je peux - quitte à la
découvrir, cette salope, flirtant avec d’autres navigateurs, faisant de l’œil à quelques
aventuriers du cœur sensible – ohé !
Ouais, vous, les argonautes, c’est bien à vous que je m’adresse !
Tocards du désir de la découverte, puceaux de l’imaginaire et du rêve ! Vous vous croyez
grands, malins, sous prétexte qu’elle s’allonge pour vous, hein ? Mais jamais vous ne la
toucherez. A ma cheville, encore, vous arriverez, et me jetterai à terre – un jour, lorsque mes
épiques récits auront un goût de vinasse et de peau ridée, quasi-morte, spongieuse déjà. Mes
jolis contes, vous broderez vos noms dessus, gravés sur tous les vaisseaux de vos désirs :
« L’Ailleurs ! » Poursuiveur d’Horizon, je suis – et non point le seul ! Mais vous ? Rien, nada,
niet, des graines, prêtes à croître, se consumant d’envie lorsque la ligne de vos rêves se
mélange au ciel et à la terre. Y a pas d’amour, vous dites, sans liberté. Faut volager, pour
vous, mais pas prendre de l’âge, pas s’assagir. Vous verrez. Vous apprendrez. L’Horizon –
elle aime les hommes. Elle les aide à mourir…
Mais comme tous les hommes, vous voulez savoir le secret des femmes. Vous vous
demanderez si c’est bien ainsi qu’elles vivent, pour n’apprendre que la pliure pourpre de leur
mort. Et rien de ce que je pourrai jamais vous conter ne déviera votre route. Vous vous
prendrez pour cette race d’êtres qui forgent le monde, et dont les cadavres au bout des cordes
sont encore des épouvantails pour les générations à venir. Mais la grande aventure, la dernière
aventure, vous vous épuiserez à ses pieds bleus, lorsque l’Horizon se moquera de vous et vous
échappera encore. Lors que vous aurez passé votre existence à me brûler et à vous accaparer
le premier rôle, vous ne serez encore que sacs de peaux et yeux sales pour la seule vraie
femme que vous ayez jamais vu. Et vous continuerez. Parce qu’il y aura cet espoir lié à vos
poumons qui fera que vous respirerez encore. Quelque part, je vous plains. Votre équipée ne
connaîtra jamais de fin. Car comment voulez-vous attraper la ligne d’Horizon, et la serrer
entre vos mains qui ne sont jamais que viande ? Singes dressés, vous aurez espéré à vous en
donner des ailes ; mais quand bien même feriez-vous cent fois, et encore mille fois, le tour du
monde, vous n’atteindrez jamais votre rêve.
L’Horizon se rira de vous et de vos aventures de pacotille. Ce n’est pas ce que vous êtes venu
entendre – et c’est pourtant ce qu’il vous faut apprendre. Et tout cela – tout cela, ça ne fait
rien. Lorsqu’on terminera tous les comptes du monde, on se rendra compte que cela n’a
jamais rien fait. Ça aussi, c’est l’Horizon qui me l’a appris.
Et quand vous ne serez plus que des os claquant aux vents, des ombres striées d’envies, je
serai toujours debout, et je marcherai encore, en vers et contre tout, par monts et par oreilles.
Parce qui si cette dernière aventure n’est que ténèbres – alors, je m’évanouis dans les
ténèbres.»