Trente ans après, la mémoire des victimes du sang contaminé

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Trente ans après, la mémoire des victimes du sang contaminé
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victimes du sang contaminé
L’Association française des hémophiles (AFH) a organisé le
18 novembre à Paris une commémoration de l’affaire du sang
contaminé.
19/11/14 - 17 H 10
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VERSION PAPIER VERSION WEB Sylvie Rouy, une des victimes des transfusions contaminées, arrive à
la Cour de justice de la République, à Paris, le 16 février 1999.
ERIC CABANIS/AFP
AVEC CET ARTICLE
Un espoir de guérison par thérapie génique pour les hémophiles
L’occasion de se souvenir mais aussi de tirer les leçons de
cette affaire qui a marqué l’histoire de la santé publique en
France.
Le drame du sang contaminé, trente ans après, c’est d’abord une liste de
prénoms, doucement énumérés les uns après les autres. Bruno, Christian,
Daniel, Didier, Dominique… Quelques prénoms « parmi tant d’autres ».
Emmanuel, Farid, Frédéric, Georges, Hervé… « Ce message est le
message de tous les hémophiles, des malades et de leurs proches. Les
vivants et les morts sont tous là », affirme Thomas Sannié, le président de
l’Association française des hémophiles (AFH). « Nous devons rappeler à
notre mémoire collective ces hommes et ces femmes dans leur lente
agonie, ajoute-t-il. Ces épouses contaminées elles aussi, ces enfants,
fauchés à l’aube de leur vie. »
"TRENTE ANS, LE TEMPS D'UNE GÉNÉRATION"
Il est 17 heures ce mardi 18 novembre dans l’enceinte du Conseil
économique et social, à Paris. Un moment à la fois intimiste et solennel. « Il
y a trente ans le sida fit irruption dans nos vies. La communauté des
hémophiles et des personnes atteintes de maladies hémorragiques rares,
contaminée par ses propres traitements, a vécu alors, sidérée, un
bouleversement immense », explique le président de l’AFH. Un discours de
commémoration, prononcé devant Marisol Touraine, la ministre de la
santé, qui a tenu à être présente. « Trente ans, le temps d’une génération,
poursuit Thomas Sannié. La parole aujourd’hui peut se libérer. Parler, dans
les premières années, fut souvent trop difficile. Il y eut, dans le monde de
l’hémophilie, beaucoup de silences, de non-dits. Quels mots pour exprimer
le non-sens absolu : l’introduction en soi de la mort par des traitements
médicaux ? »
> Lire aussi : Claude Evin relaxé dans l’affaire du sang contaminé
L’affaire du sang contaminé s’est nouée au cœur de l’année 1985 durant
laquelle plusieurs centaines d’hémophiles et de transfusés furent
contaminées par le virus du sida (VIH). En 1992, le tribunal correctionnel
de Paris condamna quatre responsables, notamment le docteur Michel
Garetta, directeur du Centre national de transfusion sanguine, à quatre ans
de prison ferme. En 1994, une nouvelle instruction judiciaire, plus large, fut
ouverte, mais s’acheva en 2002 sur un non-lieu général. Et parmi les
ministres, seul Edmond Hervé, chargé de la santé, fut condamné par la
Cour de justice de la République pour « imprudence et négligence », tout
en étant dispensé de peine.
"CE QUE NOUS VOULONS, C'EST UN DIALOGUE DE VÉRITÉ"
Ce combat, Edmond-Luc Henry l’a vécu en première ligne. Alors président
de l’AFH, cet expert-comptable fut durant des années la voix des victimes.
Ce soir, il est là, évidemment, assis au premier rang. « Au total, 1 350
hémophiles ont été contaminés et 1 000 sont décédés », précise EdmondLuc Henry, qui parle d’une voix calme et sereine. « Nous ne sommes pas
ici pour désigner des coupables. Beaucoup de choses ont été dites lors du
procès de 1992. Même s’il est vrai que beaucoup de victimes ont encore
un goût d’inachevé. Car il est évident que certains responsables
ministériels connaissaient les risques et n’ont rien dit et rien fait. »
> Lire aussi : Un espoir de guérison par thérapie génique pour les
hémophiles
À la tribune, Thomas Sannié parle, lui, des leçons que les hémophiles ont
su tirer de ce drame hors norme. De leur mobilisation pour devenir des
acteurs à part entière de cette démocratie sanitaire qui, en dépit de ses
imperfections, a radicalement bouleversé depuis trente ans le paysage de
la santé publique en France. « Ce drame a permis de modifier de manière
profonde nos rapports avec les médecins », explique Jean-Marc Dien, le
secrétaire général de l’AFH. « Avant, il y avait des rapports de confiance
absolue entre les hémophiles et leurs médecins. Dans cette affaire,
certains ont failli à leur mission. Et il a parfois fallu du temps pour renouer
les liens », ajoute ce responsable. « Durant ces trente ans, notre priorité a
surtout été d’entamer un travail de réconciliation avec les médecins mais
en se débarrassant de la relation très paternaliste qu’ils nous imposaient,
poursuit Edmond-Luc Henry. Aujourd’hui, ce que nous voulons, c’est un
dialogue de vérité, d’égal à égal. En faisant valoir notre expertise de
patients. »
UN "LIVRE DE LA MÉMOIRE" DEVRAIT ÊTRE DÉPOSÉ AUX
ARCHIVES NATIONALES
Aujourd’hui, les traitements de l’hémophilie ont changé. Certains sont
dérivés de produits sanguins, mais avec des méthodes d’inactivation virale
très sophistiquées. Sinon, la grande majorité des hémophiles reçoivent des
médicaments fabriqués par génie génétique.
> Lire aussi : Geneviève Pietu : « Les traitements contre l’hémophilie
sont moins contraignants et risqués »
« Je sais que les produits actuels sont très sûrs. Mais je préfère quand
même que mon fils, qui est hémophile, ne reçoive que des médicaments
industriels, pas de produits dérivés du sang », confie Julie Gabbolini qui est
venue à cette commémoration, en mémoire de son père. « Il est mort du
sida en 1994 avec, en lui, un immense sentiment d’injustice », confie sa
fille.
Il suffit de l’écouter quelques minutes pour comprendre que, trente ans
après, la douleur et la colère n’ont pas été totalement apaisées. « Cette
colère fait aussi partie de notre histoire. C’est pourquoi nous souhaitons
ouvrir un livre de la mémoire pour que chacun puisse raconter son
histoire », explique Thomas Sannié, en ajoutant que ce livre, une fois
achevé, sera déposé aux Archives nationales.
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« Ce drame a permis de faire sortir toutes les autres affaires de santé
publique »
Georges Holleaux, principal avocat des victimes du sang contaminé
« Dès le départ, j’ai choisi d’engager les poursuites sur l’infraction de
tromperie, qui a permis d’obtenir en 1992 la condamnation des quatre
principaux responsables de ce drame. Ce procès a permis de faire sortir
toutes les grandes affaires de santé publique dans les années suivantes
où, à chaque fois, a été retenue cette infraction de tromperie qui permet de
ne pas faire dépendre les poursuites de la démonstration, souvent
impossible, d’un lien de causalité entre la prise d’un médicament et les
conséquences pour chacune des victimes. »
PIERRE BIENVAULT