Les audacieuses ambitions de deux Sciences-Po
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Les audacieuses ambitions de deux Sciences-Po
magazine enquête enquête magazine Les audacieuses ambitions de deux Sciences-Po entrepreneurs Laurent Alexandre (SP 89) Le docteur Faust du XXIe siècle L’un cherche à démontrer que le handicap peut être une source d’innovation pour toute la société. L’autre à explorer notre ADN pour faire reculer la mort. Portraits atypiques de deux alumi entrepreneurs. Jérôme Adam (CRH 98) Le handicap, source d’innovation pour tous 46 Faites l’humour, pas la guerre ! », c’est le thème retenu par Jérôme Adam (CRH 98) pour intervenir à la journée « Le progrès, c’est nous ». Avant de le rencontrer pour l’interviewer, j’étais un peu embarrassée. Si je lui envoie un mail, pourra-t-il le lire ? Dois-je utiliser le mot « aveugle » devant lui ? Heureusement, auparavant, j’ai consulté le site de son entreprise, jencroispasmesyeux.com. L’idée ? Une “web série” avec des vidéos1 de quelques minutes, autour des rapports entre personnes “valides” et personnes handicapées : « Qui ne s’est jamais senti ridicule en ne sachant comment réagir face à une personne handicapée ?, lit-on sur la page d’accueil. Vous savez, ces pseudos “gaffes”, du genre, Oh ! mon dieu, j’ai dit “ça saute aux yeux” à un aveugle. » Dans le texte accompagnant l’une des vidéos, plus d’ambiguïté : « Le verbe voir et le mot aveugle ne sont pas des gros mots. Il est fortement recommandé de les utiliser simplement. » Au fil des épisodes de la saison 1, on apprend ainsi comment les aveugles peuvent téléphoner, aller au cinéma, etc. Surtout, les quatre saisons nous aident à mieux communiquer quelles que soient nos différences, sans se limiter au handicap. Jérôme Adam est un entrepreneur. Pas « un aveugle entrepreneur », comme ont titré certains journaux. À la limite, un entrepreneur aveugle. Mais sûrement pas au sens figuré. Jérôme Adam voit grand. C’est à Sciences Po, dont il sort diplômé en 1998, que germe le concept de sa première entreprise, Visual Friendly. « J’effectuais un stage aux laboratoires Vichy et je devais trouver un moyen de faciliter l’accès aux cosmétiques pour les non-voyants. J’ai eu l’idée de mettre en place un serveur vocal pour aider à utiliser ces produits. Je ne voulais pas limiter le service aux aveugles, mais le rendre accessible à un public plus large : des personnes ayant des difficultés à lire les notices d’utilisation, ou souhaitant avoir des alumni sciences po. magazine n janvier 2014 C’est à Sciences Po, dont il sort diplômé en 1998, que germe le concept de sa première entreprise, Visual Friendly. conseils supplémentaires. À la fin de mon stage, j’étais convaincu que le handicap était une source d’innovation utile à tous. » Pour illustrer ce concept, le chef d’entreprise aime à citer cet exemple de la télécommande, inventée à l’origine pour les tétraplégiques, et devenue aujourd’hui indispensable à tout téléspectateur. Après Sciences Po, Jérôme Adam complète sa formation à l’Essec puis aux États-Unis, où il part six mois étudier à La Nouvelle Orléans. C’est là que son intuition se transforme en idée de création d’entreprise : il pense à un logiciel, « label vue », permettant d’adapter l’affichage des pages web selon les besoins (que l’on soit sénior, malvoyant, aveugle), puis, à son retour en France, crée la start-up Visual Friendly. Cinq ans plus tard, Visual Friendly est rachetée par une société de service informatique. Une start-up de perdue, dix de retrouvées. En novembre 2005, il monte Easylife conseil, « activité d’accompagnement des entreprises dans la mise en place de solutions simplifiant le quotidien ». Si son handicap a été une source de motivation, il tempère : « Même avant mon handicap [il a perdu la vue à l’âge de 15 ans suite à une tumeur au cerveau, NDLR], j’avais des caractéristiques d’entrepreneur, de leader : capitaine de mon équipe de foot, délégué au collège et lycée… », analyse-t-il. Sur son site, Jérôme Adam rend aussi hommage à son frère Cédric, décédé brutalement suite à un hématome au cerveau en 2008 : « Cédric avait malheureusement plongé dans la drogue. Il vivait mon handicap comme une tragédie. Il a eu aussi comme un complexe d’infériorité par rapport à mon passage dans de grandes écoles. J’ai découvert qu’au final, il y avait un grand amour entre lui et moi qui avait du mal à s’exprimer : il avait son propre handicap à gérer. » De ce rapport familial complexe, est né un nouveau projet dans la tête de cet entrepreneur insatiable : réaliser un film. Le scénario met en scène deux frères, l’un aveugle et l’autre toxicomane. « Chacun souhaite se sortir de la case où il se trouve, bon gré mal gré. » Jérôme Adam et Richard Schlesinger, scénariste américain avec lequel il a écrit une première version du scénario, sont à la recherche de financements et d’acteurs motivés. Rien n’arrêtera cet entrepreneur qui voit décidément très loin ! 1 Plus de 1,5 million de vidéos vues à ce jour. © fondapol Par Bénédicte Lutaud (M 11) La mort de la mort a commencé ! » Laurent Alexandre (SP 89) n’y va pas de main morte lors de son intervention à l’événement « Le progrès, c’est nous ». Sur l’estrade de la Maison de la Mutualité, le docteur débite un discours bien rodé. Laurent Alexandre croit à l’immortalité. Pas par superstition, encore moins par foi religieuse. « Pour moi, c’est une conviction, affirme le neurobiologiste. La seule question qui se pose, c’est quand. Que ce soit dans 50 ans ou 500 ans ne change pas grand-chose. » Pour appuyer son propos, il déroule, devant un auditoire intrigué, une série de diapositives sur l’espérance de vie. De 1750 à 2013, elle a triplé, passant de 25 ans à plus de 80 ans. « Nous avons déjà largement fait reculer la mort », constate-til. Pour Laurent Alexandre, la croissance de notre espérance de vie, de trois mois chaque année actuellement, ne va cesser de s’accélérer grâce aux NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives). Avant de devenir oracle de l’immortalité, Laurent Alexandre s’est surtout fait connaître comme fondateur du site Doctissimo.fr, en 2000. À l’époque des balbutiements d’internet, il avait déjà tout d’un prophète : « L’idée, c’était que le web allait devenir le premier des médias avec sa dimension communautaire. Le pari, c’était de tenir le temps que l’ADSL monte en puissance », explique-t-il. Pari réussi, puisqu’en 2008, Laurent Alexandre revend le site Doctissimo.fr à Lagardère pour 139 millions d’euros. C’est dès l’adolescence que ce fils d’un couple de dentistes imagine sa double casquette de médecin-entrepreneur : « Les gens qui montaient des sociétés me fascinaient », confesse-t-il à Libération1. Après des études de médecine à la Pitié-Salpêtrière, il se forme aux bases de l’entreprenariat lors d’un MBA à HEC. Mais le docteur Alexandre n’est pas qu’un adepte des sciences “dures”. Son talent d’orateur, il le doit à son passage par Sciences Po. Il n’y a qu’à écouter son verbe lors de sa présentation aux 24 heures « Le progrès, c’est nous », respectant à la seconde près la règle des dix minutes, imposée par Dominique Reynié à chaque intervenant. Dix minutes, c’est aussi le temps d’un exposé “standard” à Sciences Po. « Par curiosité », le jeune entrepreneur décide de passer aussi par la case ENA. Une expérience amère. En témoigne la critique acerbe qu’il fait de l’institution : « Je suis favorable à sa fermeture. C’est une mauvaise école. Elle ne s’inté- « Pour moi, [l’mmortalité] est une conviction. La seule question qui se pose, c’est quand. Que ce soit dans 50 ans ou 500 ans ne change pas grandchose. » resse pas à la technologie, mais qu’à la redistribution d’un modèle keynésien qui est mort depuis longtemps. L’ENA est l’une des causes du déclin français. » Heureusement, l’énarque a de meilleurs souvenirs sur les bancs de Boutmy : « J’y ai beaucoup plus appris. J’avais Christian Saint-Etienne en conférence de méthode d’économie, qui m’a beaucoup sensibilisé à l’économie de l’offre. » Que veut donc dire Laurent Alexandre quand il évoque la « mort de la mort » ? Les NBIC permettent en effet d’augmenter considérablement les données que les médecins auront à disposition pour nous soigner : « Dans dix ans, il y aura un million de fois plus de données dans notre dossier médical », explique-t-il. Parmi ces NBIC, le séquençage de l’ADN, dont s’occupe la société qu’il préside, DNA Vision, permettra de déterminer nos prédispositions à certaines maladies. Il est déjà possible de lire le génome de certaines tumeurs et de mettre au point des thérapies sur mesure. Dernier argument imparable du docteur : Google lui-même s’intéresse à la question ! La filiale de Google, 23andMe, propose en effet, moyennant finance, une analyse du code génétique de ses clients. Elle est dirigée par la femme de Sergei Brin, cofondateur de Google… qui a appris qu’il avait de fortes chances de développer la maladie de Parkinson, en faisant analyser son ADN par sa filiale ! 2 À Libération, qui lui demande comment il souhaiterait mourir, le docteur Alexandre répond, tel le docteur Faust de Goethe : « Jamais, si c’était technologiquement possible. » Et Laurent Alexandre espère trouver la réponse avant la fin de sa vie. S’il y a bien une chose qui est éternelle, c’est la quête de l’immortalité de l’homme. 1 Portrait du 21 mai 2013. 2 Pour en savoir plus, lire les ouvrages de Laurent Alexandre où toutes ces idées sont rassemblées : La Mort de la mort (J.C. Lattès), Google Démocratie – coécrit avec David Angevin – et Adrian Human 2.0. (Naïve). janvier 2014 n alumni sciences po. magazine 47