Une éducation aux technosciences pour l`action sociale

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Une éducation aux technosciences pour l`action sociale
Désautels, J. (1998). Une éducation aux technosciences pour l'action sociale. In La
recherche en didactique au service de l'enseignement (pp. 9-27). Journées internationales
de didactique des sciences de Marrakech, Marrakech (Maroc): Université Cadi Ayyad,
Faculté des sciences Semlalia.
Une éducation aux technosciences
pour l'action sociale
Jacques Désautels
Faculté des sciences de l'éducation
Université Laval
L'universalité des savoirs scientifiques ressemble à celle de l'anglais: suite à de
multiples rapports de force, résistances, négociations et impositions, cette langue est
devenue le passage obligé (et imposé) pour ceux qui veulent participer à certains
échanges. Ainsi en est-il des conceptualisations des sciences qui, peu à peu, éliminent
d'autres connaissances au profit de celles que la communauté scientifique a
standardisées.
Gérard Fourez et al., (1997, p. 17)
Les plantes et les fruits modifiés génétiquement doivent être cultivés afin de mettre à
l'épreuve les théories sous-jacentes. On a abandonné le contrôle serré de l'expérience
en laboratoire. La société elle-même est devenue le laboratoire. Cela comporte des
conséquences et des enjeux très graves.
Ulrick Beck (1997, p. 24)
Tout système d'éducation est une manière politique de maintenir ou de modifier
l'appropriation des discours, avec les savoirs et les pouvoirs qu'ils emportent avec eux.
Michel Foucault (1971, p. 46)
Les propos cités en épigraphe risquent de provoquer chez bon nombre de
didacticiens et de didacticiennes des sciences des réaction épidermiques, voire une
certaine indignation. Comment, diraient-ils, ose-t-on, affirmer que l'universalité
des savoirs scientifiques ne tient pas à leurs qualités intrinsèques qui en font des
savoirs valables en tout temps, en tout lieu et pour toute personne douée de raison,
mais résulte plutôt d'un processus social de conviction plus ou moins brutal, c'està-dire un rapport de force pour ne pas dire un coup de force symbolique. Et,
poursuivraient-ils, si on peut admettre que certains savoirs traditionnels se perdent
au change, n'est-il pas évident que les savoirs scientifiques génèrent des techniques
plus efficaces? Entre la tisane d'écorce de bouleau et l'antibiotique, le choix ne va-til pas de soi? Ne saurait-on plus distinguer entre savoir et superstition? Par
ailleurs, contrairement à ce que laisse entendre le sociologue allemand Beck,
l'histoire ne montre-t-elle pas que la communauté scientifique a toujours su s'autoréguler et, malgré quelques accidents regrettables, agir de façon à minimiser les
risques sociaux et environnementaux liés aux usages des savoirs scientifiques1?
Enfin, si, à la rigueur, ils admettraient que les propos de Foucault sont pertinents
au regard de l'enseignement des sciences humaines, ils soutiendraient sans doute
qu'il n'en est pas ainsi dans l'enseignement du concept de liaison chimique ou de
celui de mole et qu'il n'y a rien là de politique ou d'idéologique: ce qui est enseigné
dans les cours de sciences, ce ne sont pas des discours mais des faits, des concepts,
des lois et des théories.
Et pourtant, je tenterai de montrer, dans un premier temps, que si on prend au
sérieux les positions de Fourez, de Beck et de Foucault, à propos de la production
des savoirs scientifiques et de leur re-production2 par des élèves, on est amené à
repenser les finalités nécessairement politiques et idéologiques de l'éducation aux
technosciences en contexte scolaire et, du coup, les pratiques pédagogiques
adaptées à la poursuite de ces finalités. Par la suite, je décrirai quelques
expériences réalisées en milieu scolaire qui illustrent comment un enseignement
des technosciences dans une perspective STS3 (sciences-techniques-société) est tout
à fait viable sur le plan pédagogique et, de plus, constitue une voie féconde dans la
promotion d'une alphabétisation technoscientifique (Fourez et al., 1994) pour tous les
futurs citoyens et citoyennes.
Les technosciences comme pratiques sociales
Concevoir les technosciences comme des pratiques sociales n'a rien de très original
ou de bien nouveau. Cela n'avait d'ailleurs pas échappé à Bachelard (1975, 1987),
1
2
3
Il n'est plus possible de soutenir une thèse de ce type. La participation active et volontariste de
scientifiques au projet Manhattan (bombe atomique) et à l'extermination massive de millions de
citoyens et citoyennes juives en Allemagne lors de la dernière grande guerre, ne peut être
ignorée ou traitée comme un cas d'exception (Bauman, 1989). La thèse selon laquelle les
scientifiques ne sont pas responsables des applications des savoirs qu'ils et elles produisent ne
tient donc plus la route à l'ère des technosciences (Sassower, 1997). Par ailleurs, suivant la thèse
épistémologique soutenue par Foerster (1992), les questions d'ordre éthique surgissent dès la
conception des théories scientifiques. Par exemple, les concepts de code et de programme
génétique empruntés à la cybernétique présentent des connotations associées à une vision
déterministe et mécaniciste du fonctionnement des organismes biologiques et, en particulier,
des êtres humains.
L'utilisation de l'expression re-production vise à souligner que le sujet construit activement des
connaissances sans qu'il s'agisse en aucun cas de la production mécaniste de l'identique.
Il n'y a pas, cela va de soi, une seule perspective STS. Pour certains et certaines les sciences
n'ont que des effets sociaux et il suffit alors de faire part aux élèves des applications plus ou
moins adéquates des sciences. Pour d'autres, les sciences constituant des productions sociales, il
est nécessaire que la réflexion sur les enjeux socioéthiques liés à la production et aux usages des
savoirs constitue le point focal de l'éducation aux sciences.
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un philosophe des sciences qu'on ne peut soupçonner d'avoir professé une attitude
anti-science, bien au contraire, lui qui en faisait la pointe du vecteur de l'évolution
de la raison, selon son expression. En effet, il souligne en plus d'une occasion que
l'objectivité4, ou plutôt l'objectivation, est un processus éminemment social:
L'objectivité ne peut se détacher des caractères sociaux de la preuve. On ne peut arriver à
l'objectivité qu'en exposant de manière discursive et détaillée une méthode d'objectivation.
(Bachelard, 1987, p. 16)
Nous proposons de fonder l'objectivité sur le comportement d'autrui [...] toute doctrine de
l'objectivité en vient toujours à soumettre la connaissance de l'objet au contrôle d'autrui.
(Bachelard, 1975, p. 241)
On peut certes voir dans ces prises de position les germes de tout un programme
de recherche, mais il appartiendra à d'autres chercheurs et chercheuses de le
réaliser. En effet, ce sont les travaux effectués en anthropologie, en sociologie et en
histoire des sciences depuis une trentaine d'années qui auront permis de fabriquer
une représentation des technosciences fort différente de la version empiricoréaliste dominante de celles-ci, tant dans les milieux scientifiques (Larochelle et
Désautels, 1998), que dans le milieu scolaire qui, cela est bien connu, participe de
plain-pied à sa re-production sociale (Larochelle, Désautels et Ruel, 1995). Dès
l'instant où, selon la thèse de l'historien des sciences Thomas Kuhn (1983), les
changements consécutifs de paradigmes ne pouvaient plus s'expliquer par la seule
référence aux faits, aux données, aux normes méthodologiques, aux critères de
scientificité à une époque donnée, bref ne pouvaient plus être considérés comme
des processus et des décisions entièrement rationnels, il devenait possible
d'envisager autrement la socialité des technosciences, ainsi que le soulignent
Callon et Latour (1990):
La magie un peu trouble du mot «paradigme» [par exemple le paradigme newtonien] tient
dans cette double signification: il désigne une certaine manière de concevoir et de percevoir le
monde, arbitraire, cohérente et irréductible à tout autre (on retrouve les structures de la
pensée ou les formes symboliques des néo-kantiens), mais également une organisation sociale
avec ses règles, ses formes de solidarité [et d'adversité], d'apprentissage, la définition d'une
identité propre. Pourquoi avoir détaché pendant si longtemps le social et le cognitif? Les deux
sont indissociables, et le groupe ne saurait se définir en dehors des conceptions du monde
4
L'abandon du substantif (objectivité) au profit d'un mot qui connote l'action (objectivation) est
ici davantage qu'une simple préférence stylistique. En effet, l'objectivité dans le contexte de
l'éducation aux sciences est souvent conçue comme une propriété des savoirs ou des individus.
Pour bon nombre d'élèves et d'enseignants les savoirs scientifiques seraient objectifs au sens où
ils constitueraient un reflet spéculaire de la réalité ou tendraient à le devenir (Désautels et
Larochelle, 1998). Par ailleurs, les scientifiques développeraient également (par un processus
assez mystérieux) la capacité de voir les choses telles qu'elles sont en réalité, ils seraient
objectifs. Or, dans la perspective socioconstructiviste, parler ainsi d'objectivité n'a pas
véritablement de sens. C'est la raison pour laquelle on a opté pour le concept d'objectivation en
tant que processus intersubjectif, et donc social, de co-production des objets abstraits que
constituent les savoirs scientifiques.
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que ses membres partagent et qui structurent les connaissances qu'il produit; en retour, sans
les mécanismes sociaux d'intégration, d'apprentissage, de transmission de la matrice
culturelle, celle-ci disparaîtrait et n'aurait aucune consistance. Avec cette solution tout devient
inextricablement socio-cognitif: les arguments, les preuves, les problèmes de recherche ne
sauraient être séparés du jeu social dont ils sont partie prenante. Il ne sert à rien de vouloir
distinguer deux dimensions. La science est hétérogène. (p. 18)
Enfin, l'interdit était levé, il devenait pertinent d'examiner les productions
scientifiques sous toutes leurs coutures, si l'on peut dire. Peu importe si les détails
et les limites de la thèse de Kuhn étaient discutables, le noyau dur des sciences,
c'est-à-dire les savoirs et leurs modes de production, les pratiques les plus
quotidiennes des scientifiques pouvaient désormais être scrutés, examinés sous le
«microscope» des anthropologues et des sociologues. Les scientifiques ne seraient
plus désormais les seuls porte-parole légitimes pour dire ce que sont les
technosciences du seul fait qu'ils et elles en ont fait leur métier et leur pain
quotidien. Dès lors, les sociologues et les anthropologues se sont, entre autres, mis
à étudier comment se résolvent des controverses scientifiques, portant parfois sur
des objets aussi ésotériques que l'existence des ondes gravitationnelles (Collins,
1975), et à suivre à la trace les scientifiques qui produisent des savoirs en
laboratoire (Knorr-Cetina, 1981, 1995; Latour et Woolgar, 1988).
À la lumière de ces études, un bon nombre des mythes si bien entretenus dans
l'enseignement des sciences «tel qu'il se fait» volent en éclats. Ainsi, nul n'a pu
mettre en évidence des indices à l'effet que les scientifiques, par exemple, suivent
pas à pas une méthode particulière, LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE5, afin de résoudre
les problèmes qu'ils et elles ont conçus et mis en forme. Non pas qu'ils et elles font
n'importe quoi n'importe comment. Au contraire. Mais leurs activités sont
diversifiées et enchevêtrées et ressemblent ainsi davantage à un bricolage
intellectuel et matériel qu'à l'activité cérébrale d'un esprit désincarné, hors du
monde, qui élabore une théorie ou conçoit une expérimentation. Par ailleurs, il
n'est pas nécessaire d'avoir fréquenté longtemps les laboratoires pour reconnaître
que l'un ou l'autre des événements décrits ci-après font partie intégrante du
processus de production des savoirs. Ces événements illustrent, d'une part,
comment les acteurs et les actrices co-produisent des savoirs en interaction et,
d'autre part, comment les limites entre l'intérieur et l'extérieur du laboratoire sont
constamment redéfinies par la circulation des ressources discursives et matérielles.
Par exemple, les discussions à la pause-café au cours desquelles on partage une
information sur ce qu'un tel ou une telle a tenté dans un autre laboratoire, peuvent
5
La méthode dite scientifique, que d'aucuns ont associé à l'acronyme OHERIC, décrirait les
étapes que suivent les scientifiques dans la production des savoirs. Dans le contexte de
l'éducation aux sciences, on lui a souvent attribué des vertus supplémentaires. Il serait possible,
dit-on, d'enseigner et d'apprendre d'une façon mimétique selon cette même méthode. Il va sans
dire que ces idées pédagogiques qui ont inspiré nombre de curricula dans les années soixantedix ont depuis lors été abandonnées.
4
conduire à remanier l'expérience en cours. La lecture par l'un ou l'autre des
chercheurs d'un article paru dans une revue spécialisée peut à l'occasion éviter des
semaines de durs labeurs ou encore renforcer l'idée que l'on est sur la bonne piste.
La découverte, parfois après des mois de travail, de la valeur douteuse de certaines
techniques ou de standards de référence peut peser lourd dans la suite des
événements. L'appréciation de la qualité des produits ou des animaux que le
laboratoire achetés à fort prix est souvent déterminante dans la bonne marche de la
recherche. La prise en considération de la précision et de la fiabilité plus ou moins
grande des instruments, ces théories matérialisées, peut en bien des occasions être
à la source de grandes déconvenues. L'exécution des manipulations qui fait
intervenir le «tour de main», ce savoir incorporé et implicite développé par une
technicienne ou un technicien de laboratoire de métier, peut faire la différence
entre une expérience qui marche et une autre qui ne marche pas. Les discussions
souvent vives entre scientifiques à propos des ressources théoriques appropriées
pour interpréter les résultats expérimentaux (graphiques, tableaux, clichés, etc.)
donnent lieu à des négociations au cours desquelles les savoirs sont constamment
remodelés et modifiés. Enfin, la rhétorique utilisée lors de la rédaction d'un article
(généralement écrit à plusieurs mains), dans lequel on sème le doute sur la
crédibilité des résultats d'une équipe concurrente afin de faire ressortir les résultats
d'une autre équipe qui mettent en lumière la valeur de ses propres trouvailles,
montre bien ce que signifie produire socialement des savoirs. C'est-à-dire la
production d'énoncés de la forme «si........alors» dont la chance de survie sur le
marché des énoncés est d'ailleurs bien faible, puisque plus de 85% des articles
publiés ne sont jamais cités et tombent donc dans l'oubli. Autrement dit, ce que les
études réalisées sur le terrain auprès de plusieurs dizaines de laboratoires tendent
à montrer, c'est que la production des savoirs scientifiques est sociale de part en
part sans que jamais on puisse assister à ce moment miraculeux qui verrait un ou
des scientifiques transcender les contingences locales qui orientent cette activité.
Mais si on s'attarde à la seule forme des articles ou des rapports de recherche avec
leurs divisions classiques (observations, méthode, résultats, etc.) et leur langage
aseptisé qui donne à penser qu'il n'y a pas d'auteurs, alors il est possible de donner
dans l'illusion de l'existence d'une méthode particulière ou d'un personnage
scientifique objectif, neutre et immunisé à l'égard de ce que d'aucuns nomment les
tentations de l'idéologie6 ou de la métaphysique.
6
Remettre en question les attributs classiques des sciences (objectivité, universalité, vérité, etc.) et
les concevoir comme des pratiques sociales relatives à leurs conditions de production,
provoque parfois des réactions assez violentes de la part de ceux et celles qui se définissent
comme des scientifiques. En témoigne le récent épisode de la «guerre des sciences» (science
wars) qui fait rage aux USA. Cet épisode, connu sous l'appellation de l'affaire Sokal (le
physicien américain qui l'a déclenché), a déchaîné de véritables passions dans le monde
intellectuel. La thèse de ce physicien est en gros la suivante. Puisqu'il a réussi à tromper les
éditeurs de la revue Social Text en publiant dans celle-ci un canular, alors les travaux dans le
domaine de la sociologie des sciences (science studies), en particulier ceux d'inspiration
5
Mais comment expliquer que ces productions circonstancielles, contingentes et
publiées sous la forme d'énoncés, acquièrent une certaine robustesse, une
acceptabilité régionale en quelque sorte? Il est impossible en quelques paragraphes
de rendre compte des travaux de sociologie et d'anthropologie des sciences qui,
dans les trente dernières années (Jasanoff, Markle, Petersen et Pinch, 1995), ont
tenté de cerner ce phénomène. Toutefois, afin de mieux faire saisir la socialité des
technosciences, je propose dans les paragraphes qui suivent une description de la
production de l'objet hybride par excellence, c'est-à-dire un objet qui est
simultanément réel et usuel, discursif et culturel, social et économique, éthique et
politique, soit la brebis écossaise Dolly.
À cette fin, je m'inspire du modèle que Callon, Larédo et Mustard (1992) ont
proposé pour classer les laboratoires et que Latour (1995) a utilisé dans le but
d'expliciter et de commenter les activités que doivent simultanément réaliser les
chercheurs et chercheuses impliqués dans la recherche finalisée qui, rappelons-le,
accapare plus de 90% du financement sous la forme de R&D (recherche et
développement) ou sous la forme de commandites gouvernementales.
Si j'ai choisi cet événement particulier, c'est qu'à mon avis il représente un cas de
production d'un «objet» hybride (Latour, 1991) qui est à la fois et simultanément
réel, social et discursif, comme tous les objets que nous produisons en recherche.
Mais rappelons d'abord schématiquement le processus technique de production
qui a conduit à la production de l'agnelle Dolly. On a prélevé par biopsie chez une
brebis gestante à tête blanche des cellules de glandes mammaires puis, après avoir
favorisé leur reproduction en culture, on a interrompu leur cycle normal de
division. Parallèlement, on a prélevé chez une brebis à tête noire en ovulation des
ovocites (oeuf avant la fécondation) qui ont été énuclées, c'est-à-dire débarrassées
de leur matériel génétique. Les deux types de cellules ont ensuite été fusionnés et
activés électriquement. Après quelques manipulations supplémentaires l'embryon
a été transplanté dans l'utérus d'une autre brebis à tête noire. Résultat ... cinq mois
et plus de 250 essais infructueux plus tard, une agnelle à tête blanche est née! Dans
ce contexte, qu'est-ce donc qu'un clone?
relativiste, n'ont pas de valeur. On voit bien ici comment la remise en question de la hiérarchie
sociale des savoirs et, bien sûr, des pouvoirs qu'ils emportent avec eux (voir les propos de
Foucault en épigraphe) constitue une opération délicate. Il en serait d'ailleurs ainsi dans le
domaine de l'éducation, comme nous le rappelle Glasersfeld (1983): «Introduire des
considérations épistémologiques dans une discussion sur l'éducation [et encore davantage dans
l'éducation aux sciences] a toujours été de la dynamite. Socrate l'a fait, et on lui fit rapidement
boire de la ciguë. Giambattista Vico le fit aussi au dix-huitième siècle, et l'establishment
philosophique s'empressa de s'en débarrasser. À notre époque il y eut Jean Piaget. [...] et nous
savons quel fut le sort de son épistémologie au main des interprètes et des traducteurs» (p. 70).
Pour ceux et celles qui s'intéressent à la guerre des sciences, voir le livre de Sokal et Bricmont
(1998) et celui publié sous la direction de Jurdant (1998) qui constitue une réplique de la part
d'intellectuels européens parmi lesquels on trouve des scientifiques.
6
Pour les biologistes qui s'inspirent d'une conception empirico-réaliste et
mécaniciste des organismes vivants, il s'agit plus ou moins de la reproduction de
l'identique, c'est-à-dire une copie conforme, un reflet spéculaire de ce qu'ils et elles
nomment une structure génétique. Ainsi, si par les techniques reconnues on
compare, d'une part, l'organisation des structures moléculaires (nommées gènes)
d'une partie de l'ADN prélevée dans une cellule chez Dolly et, d'autre part,
l'organisation des structures moléculaires d'une partie de l'ADN de la cellule
prélevée chez la «mère» virtuelle7, on déclarera qu'elles sont homologues du point
de vue tant de leurs éléments que de leur structure spatiale. Certains semblent
d'ailleurs d'autant plus convaincus de cela que des constituants génétiques ont été
prélevés dans une cellule puis transférés dans une autre qui s'est développée dans
un utérus pour former une nouvelle brebis. De plus, certains biologistes
n'hésiteront pas à soutenir que les caractéristiques physiologiques,
morphologiques, voire «intellectuelles» de Dolly, la brebis que l'on a sous les yeux,
sont déterminées par la structure génétique dont elle a hérité et que, dès lors, il y
aurait identité mère-fille sur le plan de la phylogenèse; même si on peut voir là un
saut épistémologique et logique important puisqu'il faut supposer que
l'embryogenèse joue un rôle négligeable dans le développement de l'organisme.
Afin de soutenir un telle position il est nécessaire bien sûr d'adhérer à une vision
déterministe stricte des phénomènes dits naturels, dont le modèle canonique a été
proposé par Simon de Laplace. Ce dernier soutenait que, si on fournissait à un être
extrêmement intelligent (l'équivalent de Dieu), l'état de toutes les variables de
l'univers à un instant donné, celui-ci pourrait décrire intégralement et
complètement l'état passé et futur de l'univers. Tous les biologistes ne souscrivent
cependant pas à cette forme de déterminisme, ou à ce que Nelkin et Lindee (1995)
nomment la mystique de l'ADN et Lewontin (1991) la doctrine de l'ADN en tant
que forme d'idéologie. Mais il est difficile de ne pas s'y laisser prendre lorsque, jour
après jour, on prend connaissance de certains des succès pragmatiques de l'usage
des biotechnologies. On voit donc se profiler autour du phénomène «Dolly» des
enjeux épistémologiques, idéologiques, sociaux et éthiques. Mais en quoi le clone
Dolly est-il un objet sociodiscursif?
Notons en premier lieu qu'il n'y a pas unanimité au sein de la communauté des
biologistes quant à la possibilité de la reproduction de l'identique (qu'est-ce
d'ailleurs que l'identique et comment en juger?), même si le matériel génétique
initial est celui que l'on a prélevé dans la cellule mère. Le développement
embryonnaire ferait intervenir, selon d'aucuns, des mécanismes complexes
(codage, traduction, etc.) qui inévitablement produiront des variations, des erreurs
de lecture de ce qu'ils et elles appellent le «programme génétique» selon la
métaphore en usage, et qui, de ce fait, rendent le processus plus ou moins
indéterminé. Les biologistes doivent donc négocier sur le plan sociodiscursif le
7
Au moment de la naissance de Dolly, cette mère virtuelle était décédée.
7
sens même du concept de clone. Par ailleurs, ils et elles doivent parvenir à un
accord quant à l'interprétation à donner aux résultats obtenus à l'aide des
techniques utilisées (séquençage, cartographie, etc.) qui matérialisent tout un
ensemble de savoirs disciplinaires, dont on suppose qu'ils ont fait l'objet d'un
consensus au sein de la communauté scientifique. Comme l'a si bien montré Shapin
(1994) dans un livre intitulé A social history of truth, les biologistes sont alors dans
l'obligation de faire confiance à leurs collègues des autres disciplines (physique,
chimie organique, etc.) et, de proche en proche, ces derniers sont en quelque sorte
indirectement convoqués lorsqu'il s'agit de spécifier ce que l'on entend par clone.
Peut-on concevoir un objet qui soit plus discursif, plus social que celui-là tout en
donnant lieu à une production bien réelle: une brebis en chair et en os qui gambade
et qui bêle?
Dolly est également une production sociale lorsqu'on examine de plus près les
circonstances de sa production. Il est en effet nécessaire d'intéresser, de mobiliser
tout un réseau d'acteurs, humains et non humains pour rendre possible cet exploit
technique (Latour, 1995). Il faut, cela va de soi, convaincre les bailleurs de fonds
qu'il est dans leur intérêt de dépenser les argents nécessaires, soit pour contribuer à
l'avancement des savoirs, soit pour éventuellement se positionner sur le marché
lucratif des biotechnologies. À cette fin, les responsables du projet Dolly doivent
réaliser des opérations de traduction afin de le rendre compréhensible pour ceux et
celles qui tiennent les cordons de la bourse. Il leur faut également mobiliser le
savoir et le savoir-faire inscrit dans les corps et les têtes des chercheurs,
chercheuses, techniciens et techniciennes, de même que dans les équipements et les
techniques disponibles. Ils doivent aussi participer aux activités de leur
communauté savante d'appartenance afin, d'une part, de s'assurer de bien
connaître les développements contemporains dans le domaine et, d'autre part,
maintenir leur propre crédibilité sur le plan scientifique — crédibilité qui devient
un atout important pour négocier avec les autres acteurs du réseau. C'est ainsi que
Campbell et Wimut (1996), les principaux chercheurs dans cette affaire, ont publié
un article dans la revue Nature, mais seulement après que la procédure de dépôt
des brevets soit rendue à terme. Par ailleurs, deux autres chercheurs, Sgaramella et
Zinder (1998), dans une lettre adressée à la revue Science, ont qualifié Dolly
d'anecdote et non pas de résultat car ce fut la seule naissance au terme de plusieurs
centaines d'essais infructueux. Ils évoquent la possibilité qu'elle puisse provenir
d'une cellule foetale en circulation du fait que lors du prélèvement des cellules, la
mère virtuelle de Dolly était enceinte. En tout état de cause, ce n'est que dans la
mesure où le réseau de tous ces acteurs fonctionnera que la production de Dolly est
possible. Que l'on coupe l'une des mailles du réseau et l'orpheline biologique Dolly
deviendra également une orpheline sociale, car on ne produira plus de clones.
Et c'est là que les propos de Fourez cités au commencement de ce texte prennent
tout leur sens. Si on accepte en effet que les descriptions qui précèdent esquissent
8
un modèle plausible de la production des savoirs scientifiques, on doit alors
reconnaître que ces savoirs sont relatifs à leurs conditions de production (postulats,
théories, métaphores, techniques, etc.) et que c'est leur circulation au sein de
réseaux d'acteurs hétérogènes et de la communauté des scientifiques qui leur
procure une certaine acceptabilité, une certaine stabilité, d'où découle leur
standardisation. Ainsi, au sein de la communauté scientifique, les équations de
Maxwell ou plus simplement la formule chimique H2O constituent ce que Fourez
(1997) nomme des savoirs standardisés, c'est-à-dire des savoirs que la communauté
scientifique ne met plus en question. Ceux-ci constituent ce que des sociologues
des sciences nomment des «boîtes noires» qu'il est d'ailleurs difficile de rouvrir
sans causer une certaine commotion dans la communauté, comme en témoigne
l'épisode de la fusion froide (Vinck, 1995). On peut alors dire, suivant l'expression
de Latour (1989), qu'il s'agit d'une universalité en réseau qui s'accroît par la
mobilisation et le recrutement d'acteurs et d'actrices sociaux. Ce qui distingue alors
les savoirs scientifiques des savoirs issus des autres grandes traditions de
connaissance ne serait donc pas leur plus ou moins grande véracité entendue
comme un reflet fidèle d'une réalité donnée, mais plutôt la puissance et, de nos
jours, l'hégémonie que leur confère l'extension de ces réseaux à la grandeur de la
planète. Hors de ces réseaux point de salut, si on peut s'exprimer ainsi à propos
des technosciences, et c'est ce qui explique, par exemple, que seuls les experts
patentés reliés au réseau terrestre des stations météorologique ont voix au chapitre
pour parler du temps qu'il fera. Le savoir d'expérience de l'agriculteur qui, d'un
coup d'oeil exercé, estime qu'il n'est pas prudent de semer ou de récolter parce que
le temps est incertain, est devenu un genre mineur, au mieux un objet folklorique.
Il ne fait pas de doute que cette représentation des technosciences comporte des
conséquences importantes quand il s'agit de penser l'éducation aux sciences en
contexte scolaire, comme nous le verrons plus loin. Pour l'instant, revenons à
Dolly!
Les technosciences comme pratiques sociopolitiques
Dolly est non seulement un objet hybride, elle est aussi devenue bien malgré elle et
sans qu'elle en ait conscience une vedette médiatique, une icône sociale autour de
laquelle se sont engagés des débats éthiques et idéologiques. Elle est un objet social
qui fournit un prétexte à la formulation d'interrogations sur l'avenir des sociétés et
des êtres humains en général. On peut, par exemple, se demander dans quelle
mesure il est légitime de réduire l'essence de l'être humain à son substrat
génétique? Serions-nous déterminés de part en part par nos gènes au point où,
selon Dawkins (1990), nous ne serions que des véhicules pour la propagation de
ceux-ci? Est-ce que le clonage d'être humains ne risque pas de conduire au meilleur
des mondes? Autant de questions qui indiquent bien que le phénomène Dolly ne
peut être appréhendé adéquatement qu'en élargissant notre point de vue sur la
socialité des technosciences. Une réflexion sur le référendum tenu en Suisse en juin
9
1998 permet de donner un sens à ces questions et aux propos de Beck quant aux
conséquences et enjeux graves auxquels il faisait allusion.
Conformément aux dispositions de la loi qui régit la tenue d'initiatives populaires
111 063 citoyens et citoyennes suisses ont signé une pétition pour appuyer une
initiative qui visait à interdire totalement:
– la production, l'acquisition et la remise d'animaux génétiquement modifiés;
– la dissémination d'organismes génétiquement modifiés dans l'environnement;
– l'octroi de brevets pour les animaux et les plantes génétiquement modifiés ou des parties
de ces organismes, pour les procédés utilisés à cet effet, et pour les produits en résultant.
Lors du référendum qui a suivi, les citoyens et citoyennes suisses se sont ainsi
prononcés sur la question suivante: Acceptez-vous l'initiative populaire «pour la
protection de la vie et de l'environnement contre les manipulations génétiques
(Initiative pour la protection génétique)»?
Au terme d'une campagne référendaire où les tenants et aboutissants de cette
initiative ont été discutés publiquement, le non l'a emporté avec 66,7% des voix
exprimées. C'est donc dire que les deux tiers de ceux et celles qui ont voté
estimaient que la législation en vigueur en Suisse offrait des garanties suffisantes
de sécurité au regard de la protection de la vie et de l'environnement. Mais on ne
peut passer sous silence le fait que 33% des personnes étaient convaincues du
contraire. Elles considéraient que certaines des activités des technosciences
constituaient une menace à l'égard de la vie et de l'environnement, que la
législation en vigueur n'avait pas un caractère suffisamment contraignant et que,
de plus, elle ignorait les questions éthiques sous-jacentes à certains usages des
biotechnologies, notamment l'octroi de brevets pour des animaux et des plantes.
Mais ces inquiétudes manifestées par le tiers de la population relèveraient-elles
d'une forme de pensée passéiste ou encore d'une espèce de phobie à l'égard de la
technologie?
Si on en croit un certain nombre de scientifiques, ce ne serait pas le cas. Par
exemple, le biologiste français Testard (1998) dans un article au titre évocateur
(«Espèces transgéniques: ouvrir la boîte de Pandore?»), écrivait ce qui suit à propos
de la dissémination des plantes transgéniques:
Ainsi les betteraves transgéniques, capables de résister aux herbicides, ont déjà vu passer leur
gène de résistance à des mauvaises herbes environnantes; ainsi le colza transgénique résistant
à l'herbicide Basta s'est montré capable de répandre son pollen jusqu'à plusieurs kilomètres
— alors que les experts lui accordaient 500 mètres — et de féconder des variétés sauvages en
générant des hybrides fertiles — dont les experts affirmaient pourtant la stérilité... Autre
risque: qu'on sélectionne des parasites résistants aux insecticides en utilisant des plantes
transgéniques produisant des toxines de bactéries capables de tuer des insectes. Des
planteurs en ont fait la douloureuse expérience en investissant dans un coton transgénique
qui ne résista pas aux parasites aussi bien que promis, mais induisit une telle résistance chez
les insectes qu'il devint nécessaire de distribuer des pesticides en abondance.
10
Les experts avouent que l'évaluation n'est possible que dans les conditions réelles et focalisent
l'essentiel de leurs discours sur les procédures de «biovigilance» sans qu'il soit certain que ces
procédures suffisent à contenir le risque encouru. (p. 15)
Autrement dit, en transformant les champs en laboratoire les scientifiques feraient
courir aux populations des risques qu'ils ne peuvent estimer. C'est également le
point de vue de Jean-Pierre Berlan, directeur de recherche à l'INRA (Institut
National de Recherche Agronomique, France), et Richard Lewontin, professeur de
génétique des populations à l'université Harvard. Ils soutiennent dans un article
récent que les conséquences de la diffusion des variétés de plantes modifiées
génétiquement sur la santé des populations et pour l'environnement sont
totalement inconnues à ce jour (Berlan et Lewontin, 1998).
Dans un autre domaine, un article récent de la revue Nature (1998) faisait état d'un
débat autour de la xénotransplantation. L'un des dilemmes que pose cette
technique serait le suivant:
[L]orsque l'on fait un essai de transplantation animal-humain, on conduit simultanément une
autre expérience non désirable, c'est-à-dire le danger potentiel encouru et bien réel que des
virus typiques de ces animaux puissent être transmis aux humains et ainsi causer une
véritable pandémie. (p. 320)
De plus, le virologiste Weiss (1997) de l'Institute of Cancer Research de Londres a
récemment montré que les porcs, dont on sait qu'ils sont des candidats pour la
xénotransplantation, sont les hôtes de rétrovirus endogènes (PERV) qui peuvent
infecter des cellules humaines in vitro. Évidemment toute la question est de savoir
si c'est seulement le patient à qui on a fourni un nouvel organe ou un nouveau
tissu qui serait infecté ou si le virus peut être transmis à d'autres humains. Les
précédents dits naturels existent, comme en témoigne la transmission des virus
Ébola et Marburg des singes aux êtres humains avec les conséquences que l'on
connaît. Quoiqu'il en soit, il est de nouveau impossible de prévoir et de calculer les
risques encourus lors de l'utilisation de ces technologies.
Les exemples qui précèdent illustrent bien la thèse soutenue par le sociologue Beck
pour lequel nous serions dorénavant appelés à vivre dans des sociétés du risque et,
plus particulièrement, des sociétés du risque manufacturé (Beck, 1992). C'est le
sens que l'on peut attribuer à ses propos lorsqu'il souligne que c'est la société qui
est devenue le laboratoire. La description qu'il fournit de la propagation de ces
risques fait écho aux propos tenus par le narrateur dans la célèbre fable de
Lafontaine (Les animaux malades de la peste), lorsqu'il dit qu'ils n'en mourraient pas
tous mais que tous étaient atteints:
Tout le monde est exposé, presque sans protection, aux hasards de l'industrialisation (vache
folle, radiations nucléaires, contaminations diverses, etc.). Les hasards sont les passagers
clandestins de la vie normale du consommateur. Ils voyagent sous le vent et dans l'eau, ils
sont dissimulés partout et dans chacun et chacune, et ils sont transmis avec les nécessités de
11
la vie: air, nourriture, habillement, au travers toutes les zones de protection de la modernité.
(p. 21)
Autrement dit, les usages des technosciences contemporaines8 ont des effets
systémiques auxquels nul n'échappe et c'est pourquoi, selon Latour (1998), les
suisses avaient raison de les considérer comme des sujets politiques légitimes.
Ils ont raison bien sûr, si l'on considère qu'avec la génétique appliquée c'est l'ensemble du
marché —, par le truchement des biens mis en vente —, de l'environnement —, par le
relâchement d'organismes qui possèdent leur propre dynamique —, de la population—, par
la modification de la compétition entre les vivants —, bref la Suisse tout entière qui se trouve
incluse, au moins potentiellement, dans la diffusion des organismes génétiquement modifiés.
(p. 82)
Toutefois, pour d'aucuns, cette participation des citoyens et des citoyennes
ordinaires à la prise de décision dans l'élaboration de la politique scientifique est
discutable car ils n'auraient pas les compétences appropriées. Et, s'il s'agissait là
d'un faux problème?
Notons en premier lieu que dans de nombreux cas des citoyens et des citoyennes
ordinaires ont contribué de manière significative à la définition et à la résolution de
controverses sociotechniques. Le cas des sols contaminés autour du site de «Love
canal» est sans doute le plus spectaculaire. Pendant des années, les experts
scientifiques ont nié qu'il pouvait exister un lien entre la contamination des sols et
le taux inhabituel de différentes formes de cancer observées dans la population.
Toutefois, contre vents et marées, des citoyens et des citoyennes méfiants à l'égard
de ces experts venus d'ailleurs ont poursuivi leur investigation et forcé l'ouverture
de nouvelles pistes de recherche qui ont abouti, malheureusement trop tard pour
nombre d'entre eux qui sont morts entre temps, à fournir des éléments qui
permettaient d'étayer leur thèse. Par ailleurs, on peut repérer dans la
documentation (Roth et McGinn, 1997) de nombreuses occasions au cours
desquelles des citoyens et des citoyennes ont influencé des programmes de
recherche. Ainsi, des activistes atteints du SIDA sont devenus des acteurs et des
actrices crédibles autant dans l'orientation des recherches sur cette maladie que
dans son traitement. De son côté, Blume (1997) a montré comment des activistes
français ont contribué à l'orientation du débat autour d'implants auriculaires et
ainsi influencé la recherche dans ce domaine.
Par ailleurs, les travaux récents dans le domaine de l'appréhension publique des
sciences (Public understanding of science) tendent à montrer que les citoyens et les
citoyennes font preuve d'une bonne dose de perspicacité dans leur appropriation
8
Selon Benton (1997), on ne peut dans l'analyse dissocier les technosciences et les structures
économiques qui les rendent possibles et qu'elles contribuent à maintenir. Par ailleurs, même si
les effets des usages des technosciences sont systémiques, les citoyens et les citoyennes ne sont
pas atteints au même degré, à tout le moins pour le moment. En effet, riches et pauvres ne sont
pas encore égaux face aux dangers que représentent les diverses formes de pollution.
12
des savoirs scientifiques. Le cas fort bien documenté des stratégies sociocognitives
développées par les éleveurs de moutons du Lake District au nord de l'Angleterre
en constitue un exemple éloquent. Ainsi, l'étude de Wynne (1996) montre bien que
les éleveurs n'ont pas mis en veilleuse leur scepticisme paysan lorsque les autorités
gouvernementales ont tenté de les convaincre que la contamination de leurs
moutons et de leurs terres avait été causée par les retombées radioactives
consécutives à l'accident tragique de Chernobyl. Non seulement se souvenaient-ils
qu'il y avait eu un incendie à l'usine nucléaire du coin quelques décennies plus tôt
et que les mêmes autorités avaient tenté de camoufler l'incident, mais ils n'avaient
guère été impressionnés par le travail de terrain effectué par les scientifiques. Par
exemple, les scientifiques qui voulaient tester la capacité d'une certaine substance
minérale à absorber le césium ont ignoré le conseil des éleveurs qui doutaient de la
valeur d'une expérience dans laquelle le niveau de radioactivité mesuré chez des
moutons placés dans des parcs était comparé à celui noté chez des moutons laissés
en liberté. Selon les éleveurs, les moutons captifs allaient perdre leur condition
physique et les résultats de l'expérience seraient ainsi faussés. Quelques semaines
plus tard, en catimini, l'expérience fut abandonnée par les scientifiques pour ces
mêmes raisons. En France, Barthe et Rémy (1997) ont montré à partir de deux cas
(implantation de lignes à haute tension et gestion des déchets radioactifs), «que les
modalités d'intervention des citoyens regroupés bien souvent en associations sont
multiples, et qu'on peut difficilement raisonner sur un mode binaire, un public
d'un côté, des savants de l'autre» (p. 76). Le citoyen ou la citoyenne ordinaire ne
souffrirait donc pas d'un déficit cognitif ou informationnel ni d'irrationalité,
comme nombre de scientifiques le pensent. Il n'est d'ailleurs sans doute pas
impertinent de se demander si d'une certaine manière ce ne sont pas ces derniers et
ces dernières qui connaîtraient mal ce que l'on nomme le grand public à qui ils
imputent une certaine incapacité à saisir la complexité présupposée des
productions scientifiques. La question mérite certainement d'être posée si l'on
souhaite que des débats démocratiques s'engagent autour des jeux et enjeux
socioéthiques liés aux usages des technosciences.
Une éducation aux sciences citoyenne
Cette préoccupation de la socialité des technosciences est également présente dans
les débats qui traversent le domaine de l'éducation aux sciences sur le plan
international. En effet, depuis une vingtaine d'années, des groupes organisés de
chercheurs et de chercheuses dans divers pays du monde (Afrique du Sud,
Angleterre, Australie, Canada, Hollande, USA) font la promotion de la perspective
STS (sciences-technologies-société) dans l'enseignement des sciences9. Par exemple,
9
Il existe depuis plus de vingt-cinq années un groupe de chercheurs et de chercheuses qui
s'intéressent à l'éducation aux sciences dans une perspective STS. Ils et elles ont formé une
association connue sous le nom de IOSTE (International Organization for Science and
Technology Education) qui organise des colloques toutes les deux années. On peut
13
au début des années quatre-vingt, au terme d'une étude pancanadienne sur
l'enseignement des sciences, le défunt Conseil des Sciences du Canada, sans doute
sensible aux arguments mis de l'avant par ces chercheurs et chercheuses,
soulignait, de manière quasi prémonitoire, que «si les membres de la collectivité ne
connaissent pas bien les interactions entre les sciences, la technologie et la société,
ils remettent à une élite technocratique le pouvoir de façonner le monde qui les
entoure» (1984, p. l5). Ce point de vue a d'ailleurs été repris récemment par le
Conseil des ministres de l'Éducation du Canada (1997) qui stipule que
l'enseignement des sciences devrait «préparer les élèves à aborder de façon critique
des questions d'ordre social, éthique et environnemental liées aux sciences» (p. 5).
On peut voir là une des traductions possibles des propos de Foucault cités en
épigraphe de ce texte selon lesquels toute forme d'éducation s'inscrit dans un
projet politique à l'intérieur duquel savoir et pouvoir sont inextricablement
enchevêtrés.
Certains didacticiens et didacticiennes des sciences ne sont donc pas demeurés en
reste sur ce plan par rapport à leurs collègues d'histoire, d'anthropologie et de
sociologie. Bien plus, depuis quelques années, la préoccupation pour le social dans
l'éducation aux sciences occupe une place de plus en plus importante dans les
débats et discussions qui ont lieu dans les colloques internationaux. Le thème
fédérateur autour duquel ils s'articulent est celui que les anglophones désignent
par l'expression «scientific literacy» que j'ai traduit par une éducation aux sciences
citoyenne.
À première vue, il semble que les concepteurs et les conceptrices de curriculum de
divers pays soient parvenus à un consensus quant à la nécessité pour le plus grand
nombre possible de personnes dans nos sociétés de devenir des «scientifically
literate citizens» ou des citoyens et des citoyennes alphabétisés sur le plan
scientifique et technique (Fourez et al., 1994). L'enjeu, et il n'est pas mince, c'est la
possibilité pour tous et toutes de participer à la vie démocratique de nos sociétés.
Voyons de plus près comment cela s'exprime dans l'un des projets10 élaboré aux
USA sous l'appellation Project 2061 et, plus spécifiquement, dans l'un des
documents d'orientation qui a été publié sous le titre Science for all americans
(Rutherford & Ahlgren, 1990) et dont le sous-titre, Scientific literacy: What it is?,
Why America needs it? How can we achieve it?, n'est rien de moins qu'évocateur.
Ainsi, les auteurs définissent l'alphabétisation scientifique et technique (AST)
comme suit:
communiquer avec le secrétariat de l'organisation à l'adresse suivante: Kurt Riquarts, secrétaire,
IPN Kiel University, Olshausenstrasse 62, 24098 Kiel Germany; ou au site internet suivant:
http//www.usask.ca/education/courswrk/ioste/home.htm.
10 Il n'est pas possible dans le cadre de cet article de procéder à l'examen de tous les projets de ce
type car ils sont trop nombreux. À ce sujet on peut consulter avec profit l'excellent livre publié
par Solomon et Aikenhead (1994).
14
[L'AST] qui comprend tout autant les mathématiques et la technologie que les sciences
naturelles et sociales, comporte plusieurs facettes. Ces dernières incluent la familiarité avec le
monde naturel et le respect pour son unité; la conscience de certains aspects de
l'interdépendance des mathématiques, des sciences et des technologies; la compréhension
d'un certain nombre de concepts et principes clés de la science; une capacité liée à certaines
manières de penser scientifiquement; une connaissance de ce que la science, les
mathématiques et la technologie sont des entreprises humaines et de ce que cela implique à
propos de leurs forces et de leurs limites; enfin, une capacité à utiliser les savoirs scientifiques
et les manières de penser scientifiques en relation avec des buts personnels et sociaux. (p. x;
ma traduction)
Afin de donner une signification à cette liste de caractéristiques plus ou moins
incarnées, les auteurs spécifient les buts éducatifs poursuivis et le contexte social
global à l'intérieur duquel elles prennent sens.
L'éducation n'a pas de but plus élevé que celui de préparer les personnes à vivre des vies
pleines, satisfaisantes et responsables. Pour sa part, l'éducation aux sciences devrait aider les
étudiants et les étudiantes à développer les formes de compréhension et les habitudes
mentales dont ils ont besoin pour devenir des personnes compatissantes capables de penser
par elles-mêmes et de faire face à la vie. Elle devrait leur fournir les instruments qui les aident
à participer avec les autres citoyens et citoyennes à la construction et à la protection d'une
société qui soit ouverte, décente et pleine de vitalité. [...] Mais il y a davantage en jeu que
l'épanouissement personnel et l'intérêt immédiat des États-Unis. Les problèmes les plus
sérieux auxquels l'humanité doit faire face sont globaux [surpopulation, pollutions, menace à
l'égard de la diversité biologique, inégalités dans la redistribution de la richesse, menace d'un
holocauste nucléaire, etc.] et la liste est fort longue et alarmante.
Ce que réserve l'avenir aux individus, à la nation, et au monde dépend largement de la
sagesse avec laquelle les humains utiliseront la science et la technologie. Mais, en retour, cela
dépend du caractère, de la généralisation et de l'efficacité de l'éducation qu'ils recevront. (pp.
v, vi; ma traduction)
Enfin, pour illustrer leur conception de la personne alphabétisée sur le plan
scientifique et technique les auteurs présentent aussi un cas plausible (Ahlgren &
Rutherford, 1993). Ils imaginent comment une telle personne réagirait à un article
portant sur la coupe d'une espèce d'arbres. Selon eux, il ou elle s'interrogerait en
premier lieu à propos des relations avec les autres espèces de la forêt et les
conséquences possibles de cette action sur les autres organismes. De plus, dans le
contexte d'une étude d'impact environnemental, cette personne porterait un regard
critique sur les méthodes d'analyse des données afin de repérer, le cas échéant, des
indices révélateurs de biais reliés à des intérêts politiques ou économiques en jeu.
Enfin, elle porterait un jugement sur la précision de la présentation des données et
sur les raisonnements qui ont conduit aux conclusions.
À première vue le projet est généreux et marque une rupture par rapport à la
situation qui prévaut actuellement dans la majorité des écoles américaines et, plus
généralement, dans le monde occidental. En effet, c'est la formation d'un citoyen
ou d'une citoyenne capable de s'engager dans une société traversée par des enjeux
sociotechniques qui se situe désormais au coeur des préoccupations de l'éducation
15
aux sciences (Bader, 1998; Désautels, 1998; Désautels, à paraître) plutôt que
l'apprentissage des disciplines scientifiques, conçu comme une fin en soi11. Si on
peut voir là un renversement radical de la problématique éducative, on note
cependant que la formulation et l'opérationalisation de celle-ci a donné lieu à des
dérives importantes.
On peut, par exemple, s'interroger longuement sur la pertinence des «manières de
penser scientifiquement» en relation avec la réalisation de buts personnels et
sociaux. On peut très bien y voir l'adoption d'une posture scientiste qui survalorise
cette forme de pensée adaptée aux seules circonstances particulières de la
recherche scientifique mais dont l'utilité dans la vie de tous les jours n'a rien
d'évident (Chapman, 1994; Roth et McGinn, 1998). Et que dire du fait que l'on se
contente de mettre en question les seuls usages des sciences plutôt que de scruter
l'entreprise scientifique elle-même et ses orientations idéologiques, ne serait-ce
qu'en vertu des liens organiques qu'elle entretient avec le complexe financiermilitaro-industriel. Ce n'est pas le lieu ici d'effectuer une critique exhaustive et
serrée12 des propositions contenues dans le Projet 2061, mais je tiens seulement à
souligner que le concept de scientific literacy a donné lieu à de multiples
interprétations dont certaines sont plus ou moins conciliables entre elles et que le
débat à ce sujet est loin d'être clos. Toutefois, c'est sur le plan de
l'opérationalisation que le projet tourne court en mettant en veilleuse les intentions
pédagogiques.
Dans un article récent, Eisenhart, Finkel et Marion (1996) ont montré que les
instances responsables de préciser les moyens pour réaliser la réforme envisagée
À ma connaissance les collègues français se sont en quelque sorte mis de la partie assez
tardivement. Toutefois, on note que les XIXièmes Journées Internationales sur la
communication, l'éducation et la culture scientifiques et industrielles avaient pour thème:
Sciences, Technologies et Citoyenneté. La problématique du colloque telle que formulée dans le
programme était on ne peut plus claire à propos des enjeux sociaux d'une éducation aux
sciences citoyenne:
Sciences, Technologies et Citoyenneté ne sont certainement pas aujourd'hui
immédiatement solidaires. Il faut pour cela une volonté, une morale sociale et personnelle,
des institutions adéquates, un effort pour que scientifiques et techniciens ne soient pas des
«citoyens à part», membres d'une aristocratie du savoir et serviteurs d'intérêts particuliers,
pour que chaque citoyen puisse discuter des orientations des sciences et des techniques, se
faire entendre sur leurs usages, négocier pour l'avenir, participer à l'aventure de la
découverte et de l'innovation. (Giordan, Martinand et Raichvarg, 1997, p. 1)
Par ailleurs, à l'occasion de la tenue du colloque, Giordan (1997) souligne que: «Le projet
[éduquer aux sciences] n'est plus de transmettre des sciences mais partir des sciences et des
techniques pour fournir des outils servant à prendre part aux décisions de la société» (p.29). On
peut voir là un indice certain du renversement de la problématique de l'éducation aux sciences
que j'évoque dans le texte.
12 Pour ceux et celles qui veulent prendre connaissance d'une critique étoffée de ce projet
américain, voir Fourez et al. (1994).
11
16
ont plus ou moins réactivé des schémas anciens. Au-delà des voeux pieux à propos
de l'alphabétisation scientifique et technique pour tous et toutes, la première
interrogation a porté sur les contenus scientifiques que les élèves, du primaire à la
fin du secondaire, devaient maîtriser. Par exemple, ces auteures mentionnent que,
dans les documents de la NSTA (National Science Teacher Association) qui visent à
concrétiser cette nouvelle orientation de l'éducation aux sciences, il est
recommandé que les élèves (12-15 ans) de la 6e à la 8e année devraient avoir
observé: «les principales propriétés des substances ...[y compris]... le changement
de couleur, le changement de température, la production de gaz ou de précipité
...[et]... leur conductivité, leur solubilité relative de même que leur caractère acide
ou basique» (p. 267). Autrement dit, c'est le contenu traditionnel des cours de
sciences qui occupe de nouveau le devant de la scène En plus, ajoutent-elles, on fait
un certain nombre de recommandations à propos des stratégies pédagogiques les
plus pertinentes de manière à ce que les élèves fassent l'expérience des démarches
typiques des scientifiques. En ce sens, on suggère que les élèves répondent à leurs
propres questions ou qu'ils explorent leurs propres idées en les mettant à l'épreuve
lors d'observations et d'activités en laboratoire. En somme, le moment venu de
préciser comment les élèves apprendront leur métier de citoyen et de citoyenne
capables de faire un usage responsable des sciences, on s'appuie sur une hypothèse
pour le moins douteuse puisqu'il s'agirait de reconduire grosso modo les pratiques
pédagogiques prônées depuis une vingtaine d'années. On fait de nouveau
confiance à l'équation «formation dite scientifique = formation citoyenne»13. Or, les
résultats de la recherche sont formels, ces pratiques pédagogiques n'ont justement
pas permis aux élèves de participer véritablement aux affaires de la cité (Solomon
et Aikenhead, 1994).
Heureusement, comme nous le verrons, des éducateurs et des éducatrices, souvent
en marge des grands projets de rénovation des curriculum, ont effectué un travail
de terrain qui illustre bien que les finalités poursuivies par une éducation aux
sciences citoyenne n'ont pas un caractère utopique. Ils et elles ont montré qu'il est
possible de contribuer significativement à la formation d'élèves qui deviendront
des citoyens et des citoyennes avertis et critiques, c'est-à-dire des acteurs et des
actrices sociaux qui ont développé les potentiels intellectuels et d'action de même
que les mobilisations nécessaires pour participer, ici et maintenant, au
développement de la vie démocratique dans nos sociétés, notamment par leur
engagement dans la solution de controverses sociotechniques qui les traversent.
13
La même critique s'applique au projet pancanadien formulé par le Conseil des ministres de
l'éducation. En effet, au terme d'une analyse fine de ce projet, Hunsberger, Bailey et Hayden
(1998) estiment que: «Critical perspectives on the role of science and technology are
deemphasized. Knowledge goals are divided into traditional subdisciplines in science-life
science, physical science and space science» (p. 128).
17
La perspective STS en action: quelques exemples types
Les éducateurs et les éducatrices à l'origine des initiatives pédagogiques décrites
ci-dessous ont pris très au sérieux la présence grandissante et ubiquiste des
sciences et des techniques dans nos sociétés14, mais en ont fourni une interprétation
fort différente de celle proposée dans les intentions éducatives que j'ai examinées
plus haut. Dans chaque cas, ils et elles ont tenté d'aménager des contextes
pédagogiques dans lesquels les élèves ont la possibilité de s'engager dans l'action
sociale.
Le travail de Glen Aikenhead (1992), l'un des premiers promoteurs de l'approche
STS dans l'éducation aux sciences, illustre fort bien la position que j'ai développée
dans ce texte. En effet, ce chercheur, conscient que la conduite en état d'ébriété
constituait un problème important chez les jeunes de la Saskatchewan (province du
Canada), a décidé d'organiser les activités d'apprentissage des sciences dans des
classes du secondaire autour de l'étude de l'appareil (ivressomètre) utilisé pour
déterminer le taux d'alcool dans le sang des conducteurs et conductrices
soupçonnés de conduire en état d'ivresse. Les étudiants et les étudiantes ont
d'abord été informés de la mort tragique de Pelle Lindberg (gardien de but vedette
au hockey) lors d'un accident de la route consécutif à l'absorption d'une très
grande quantité d'alcool. C'est donc en prenant connaissance de cette situation
tragique à laquelle ils pouvaient donner un sens que les élèves ont développé les
mobilisations nécessaires à l'étude du fonctionnement de cet artefact
sociotechnique. Dès lors, en cours d'année, ils et elles ont eu l'occasion d'aborder
une variété de concepts dans une diversité de champs de savoir, tels les concepts
de réaction chimique, de vitesse de réaction et de solution en chimie, les concepts
liés à la digestion, à la circulation sanguine, au fonctionnement du système
nerveux central en biologie, les concepts liés à l'électricité et aux interactions
photons-matière en physique, etc. Par ailleurs, à partir du moment où ils et elles
ont pris en considération l'insertion de cet appareil dans les relations entre les
actrices et acteurs sociaux, ils ont également dû examiner des concepts liés au
droit, à l'éthique, à la politique scientifique et s'intéresser aux négociations qui
interviennent entre les intéressés (politiciens, scientifiques, policiers, tenanciers de
débits de boissons alcoolisées, producteurs de boissons alcoolisées, etc.) en vue,
entre autres, de déterminer le seuil minimal acceptable d'alcoolémie: pourquoi 0,8
plutôt que 0,9? Peut-on s'assurer qu'il y a une réponse dite scientifique à ce
problème? Sur quelles bases prend-on la décision? L'usage systématique de cet
appareil lors de barrages policiers pose-t-il des problèmes éthiques? La fiabilité de
14
Reconnaître que le développement des technologies comporte des enjeux économiques
importants relève du bon sens élémentaire. Toutefois, cette reconnaissance n'implique
aucunement que la rationalité instrumentale mise en oeuvre dans ce développement peut
légitimement s'appliquer à tous les problèmes humains ni que les décisions d'ordre politique
doivent être prises en ne retenant que cette seule dimension de la vie en société.
18
l'appareil est-elle suffisamment stable pour que l'on puisse se servir des données
recueillies comme élément de preuve en cour de justice? Autant de questions qui
suscitent des réflexions sur les usages potentiels des technosciences dans la société
et, éventuellement, une appropriation critique et avertie de ces savoirs.
Si, à l'évidence, il est possible de proposer une éducation aux sciences et aux
techniques qui soit socialement plus pertinente, la question qui surviendra à coup
sûr est celle du rendement des élèves sur le plan de la compréhension des concepts
scientifiques. Or, ce qui est intéressant dans l'expérience conduite par Aikenhead
(1992a, 1992b), c'est que non seulement les étudiants et les étudiantes des groupes
STS ont aussi bien réussi que ceux et celles des autres groupes (traditionnels), mais
ils et elles ont construit des connaissances dont les examens ne pouvaient tenir
compte. Ils et elles ont ainsi bien compris que les résultats scientifiques pouvaient
être interprétés de plus d'une façon, que les scientifiques, selon leurs intérêts,
pouvaient privilégier une interprétation plutôt qu'une autre, ou que deux experts
ou expertes dits scientifiques pouvaient avoir des avis contraires à propos d'une
situation problématique. Mais, surtout, ces étudiants et étudiantes ont compris
qu'ils pouvaient, le cas échéant, participer aux débats que soulèvent les usages
sociaux de ces savoirs.
L'expérience rapportée par Greenall Gough et Robottom (1993) est, en ce sens,
exemplaire à plus d'un titre. En effet, des élèves du secondaire en collaboration
avec des enseignants et enseignantes ont, par leur engagement social, créé
suffisamment de pression politique pour que les autorités d'une municipalité
australienne se voient dans l'obligation d'investir 5 millions de dollars afin
d'effectuer les travaux nécessaires au bon fonctionnement de l'usine d'épuration
des eaux. Mais comment, ces citoyens et ces citoyennes sont-ils parvenus à un
résultat aussi spectaculaire?
Il avait été convenu que le curriculum des cours de sciences à l'école secondaire
sise dans une municipalité côtière s'organiserait autour de la thématique de la
qualité de l'eau dans cette région. L'un des projets mis en route proposait de
procéder à un examen de la qualité de l'eau des plages de cette station balnéaire.
Les enseignants et les enseignantes ont donc convié les élèves à concevoir un plan
d'action qui permettrait d'obtenir une réponse à cette question.
L'une des premières opérations de ce plan consistait, cela va de soi, à collecter de
manière systématique des échantillons d'eau le long des plages. Au cours de cette
opération les élèves ont noté avec une certaine stupéfaction que la mer rejetait sur
la plage des quantités appréciables de déchets (seringues, condoms, etc.).
Toutefois, s'il n'était pas possible d'entrée de jeu de tirer des conclusions de ce seul
constat, cela fut suffisant pour soutenir la mobilisation des élèves à approfondir la
question. C'est probablement une des raisons qui les a d'ailleurs poussés à tenter
d'obtenir des dirigeants de l'usine d'épuration des données à propos de la qualité
19
de l'eau des plages. Autre étonnement, ces derniers les ont renvoyés prestement à
leurs devoirs et à leurs leçons.
Le travail d'analyse s'est donc effectué à l'école sous la direction des enseignants et
des enseignantes. Le succès de cette opération, comme nous le savons tous et
toutes, suppose que les élèves abordent des contenus typiques des cours de
sciences (chimie, biologie) et assimilent des techniques de laboratoire relativement
sophistiquées. C'est pourquoi ils et elles ont sollicité l'aide de spécialistes en la
matière qui se sont d'ailleurs fait un plaisir de venir travailler avec les élèves.
Après plusieurs mois de travail, les premiers résultats ont été produits. L'un d'eux,
s'il s'avérait juste, justifiait une réaction immédiate des autorités. Selon les données
recueillies, le taux de bactéries coliformes présentes dans l'eau était 40 fois
supérieur à la norme acceptable pour assurer la sécurité des baigneurs. Cela était-il
possible?
Après avoir reçu un second refus de la part de la direction de l'usine d'épuration
des eaux de collaborer dans ce travail, il fut décidé d'informer la population des
dangers potentiels de la baignade à l'une ou l'autre des plages environnantes. C'est
par la voie des journaux locaux que les résultats ont été diffusés, puis la nouvelle
s'est propagée comme une traînée de poudre par le biais des autres médias dont la
télévision. Par ailleurs, d'autre groupes d'intérêts se sont joints au mouvement
amorcé par les élèves et les enseignants. C'est ainsi que, peu à peu, la pression
politique s'est construite jusqu'au moment où le ministre de l'environnement a
ordonné à la municipalité de régler ce problème. Mais que retenir de tout cela?
Il me semble assez clair que des élèves, même très jeunes (15-16 ans), peuvent
s'engager dans l'action sociale et exercer, ici et maintenant, leur métier de citoyen
et de citoyenne. Au delà des apprentissages ponctuels centrés sur des notions
classiques des sciences15, ils et elles ont appris, en contexte et dans l'action, que
collectivement il est possible de transformer des situations sociales problématiques
en faisant un bon usage des experts et des expertes, selon l'expression heureuse de
Fourez (1997).
Les deux cas décrits brièvement ci-dessus ne fournissent qu'un aperçu des
possibilités pédagogiques que recèle une éducation aux sciences citoyenne16.
Le scepticisme que les enseignants et les enseignantes affichent au regard de la qualité des
apprentissages des élèves liés aux contenus classiques des sciences dans un enseignement de
type STS, procède d'une méconnaissance des résultats de recherche en didactique des sciences.
L'analyse que Aikenhead consacre à ce sujet (Solomon et Aikenhead, 1994) indique qu'il n'y a
pas lieu de croire que la qualité de ces apprentissages est moindre.
16 Il n'est évidemment pas possible dans le cadre d'un article de décrire un grand nombre de cas.
Toutefois ceux et celles qui s'intéressent à cette forme d'éducation aux sciences peuvent prendre
connaissance des expériences rapportées par les auteurs suivants: Collectif chimie Cégep
Limoilou (1998), Cross et Price (1992), Eisenhart et Finkel (1998), Pedretti (1997), Watts, Alsop,
Zylbersztajn et de Silva (1997).
15
20
Toutefois, ils témoignent du fait qu'une telle éducation n'a pas un caractère
utopique et que des enseignants et des enseignantes socialement engagés peuvent
contribuer de manière significative au développement de la vie démocratique dans
nos sociétés.
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