éditorial - Futuribles

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éditorial - Futuribles
éditorial
S U R « L'ART D E
LA C O N J E C T U R E »
Nous célébrons ce mois-ci le centenaire
de la naissance de Bertrand de Jouvenel
qui fut l'un des principaux instigateurs,
avec Gaston Berger et Pierre Massé en
France, de la prospective des temps
modernes . Fondateur en i 9 6 0 de ce qui,
alors, s'intitulait le Comité international
Futuribles, il fut le précurseur de ce qui
devint par la suite le « Groupe Futuribles ». En outre, avec son livre L'Art d e
la c o n j e c t u r e , il fut sans doute le premier à préciser la philosophie qui soustend les études sur le futur, ainsi que le
processus intellectuel au travers duquel
nous essayons de nous représenter ce qui
peut advenir (les futurs possibles) et ce
qu'il serait souhaitable de faire (c'està-dire nos projets).
et l'avenir qui, au contraire, est pour
l'homme « en tant que sujet agissant, domaine de liberté et de puissance, et pour
l'homme en tant que sujet connaissant,
domaine d'incertitude ».
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Saisissons donc l'opportunité que nous
offre ce centenaire pour relire L'Art d e l a
c o n j e c t u r e et rappeler les idées essentielles
qui président, depuis l'origine, à l'aventure Futuribles. Dès le début de son livre,
Bertrand de Jouvenel insiste sur la différence fondamentale entre le passé, « lieu
des faits sur lesquels je ne puis rien et, du
même coup, lieu des faits connaissables »,
Il est domaine d'incertitude parce que
l'avenir n'étant pas déjà accompli, il ne
peut être l'objet de connaissance. Ainsi,
Bertrand de Jouvenel se démarque-t-il de
son ami H.G. Wells qui parlait de « la
découverte de l'avenir » et s'élève-t-il
contre tous ceux qui voudraient faire de
la prospective, notamment au travers du
progrès de ses méthodes, une « science du
futur ». Tout ce que nous pouvons — et
devons — essayer défaire, c'est d'explorer
quels sont les descendants possibles de
l'état présent et, ici, l'auteur de L ' A r t d e
l a c o n j e c t u r e s'intéresse au processus intellectuel nous permettant de nous représenter ces futuribles sans are trop esclaves
d'un mode de pensée reposant exclusivement sur la connaissance que nous avons
du passé (analogie, extrapolation...) et
qui, en conséquence, ferait l'impasse sur
ce que l'on appelle les discontinuités et les
ruptures.
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1. La B i b l i o t h è q u e n a t i o n a l e d e F r a n c e , d é p o s i t a i r e d e s archives d e B e r t r a n d d e J o u v e n e l , o r g a n i s e
p o u r s o n c e n t e n a i r e u n c o l l o q u e q u i a u r a l i e u l e 6 n o v e m b r e p r o c h a i n . P o u r tout r e n s e i g n e m e n t ,
c o n t a c t e r F r a n ç o i s Nida, t é l . : 33 ( 0 ) 1 53 7 9 4 2 0 9 , o u c o n s u l t e r le site I n t e r n e t w w w . b n f . f r .
2 . J O U V E N E L B e r t r a n d (de). L'Art de la conjecture. M o n a c o : éd. d u R o c h e r , 1 9 6 4 ; P a r i s : S e d é i s (coll.
Futuribles), 1 9 7 2 .
3. W E L L S H . G . « La d é c o u v e r t e de l'avenir ». C o n f é r e n c e à la Royal I n s t i t u t i o n , 2 4 janvier 1 9 0 2 .
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futuribles
n" 2 9 0 - octobre
2003
Tout en reconnaissant donc que l'exploration du futur est périlleuse — et que
toute assertion sur l'avenir est empreinte
d'incertitudes —, Bertrand de Jouvenel
en souligne la nécessité, particulièrement
dans une période marquée par l'accélération du changement. « Dire que le
changement s'accâère, écrit-il, c'est dire
que par unité de temps, il se présente plus
de problèmes nouveaux, c'est dire que la
pression exercée sur les responsables par
les questions qui appellent décision va
croissant avec le temps : il paraît alors
naturel et même raisonnable que les questions soient prises dans un ordre dépendant de leur urgence. Chaque problème
n'étant inscrit à l'agenda que lorsqu'il
s'impose comme devenu brûlant, les
choses sont alors à ce point que, comme
l'on dit aux échecs, le coup est forcé. »
« Les dirigeants du moment, poursuit-il,
obéissent à la nécessité, et se justifient
après coup en disant qu'Us n'avaient pas
le choix de décider autrement. Ce qui est
vrai c'est qu'ils n'avaient plus le choix et
c'est tout autre chose — car, s'ils peuvent
être exemptés de blâme quant à la décision en effet devenue inévitable, ils ne
sauraient l'être pour avoir laissé aller la
situation jusqu'au point qui leur ôtait
toute liberté de choix. »
« C'est précisément la preuve de l'imprévoyance que l'on tombe sous l'empire
de la nécessité, et le moyen qu'il n'en soit
pas ainsi est de prendre connaissance des
situations en formation tandis qu'elles sont
encore modelables, avant qu'elles n'aient
pris une forme impérieusement contraignante. » Ainsi l'objet de l'anticipation
est bien, en nous alertant —fut-ce de manière incertaine — sur les futurs possibles, de nous permettre d'opérer des choix
et d'agir. Encore faut-il toutefois que la
prospective nous aide non seulement à
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nous représenter les futurs possibles, mais
également à nous forger une image de ce
que nous estimons souhaitable.
Cette image est «jetée en avant, comme
le dénote le mot projet ». Projeter c'est jeter quelque chose dans un temps à venir.
« Je jette quoi ? demande Bertrand de
Jouvenel. Mon imagination : elle est allée
se loger dans un temps qui n'est pas encore, elle y construit quelque chose : un
s i g n u m , et cette construction m'attire, me
fait signe, exerce sur moi une attraction
présente, de sorte que l'avenir imaginé détermine des actions qui le précèdent dans
le temps, et le préparent rationnellement. »
Ainsi est bien mise en évidence la relation
dialectique entre l'avenir comme territoire
à explorer (anticipation) et l'avenir comme
territoire à construire (action), ce que, incidemment, Bertrand de Jouvenel désigne,
pour un acteur particulier, comme «futur dominant » et «futur dominable », faisant ici allusion à la manière dont s'intègre la stratégie de cet acteur dans un
ensemble plus vaste, ce que l'on appelle
patfois son environnement stratégique.
L'auteur de D u p o u v o i r et le fondateur de Futuribles, finalement, se rejoignent pour souligner la nécessité pour les
gouvernants défaire œuvre de prospective
et, inversement, dénoncer le risque qu'ils
détiennent le monopole des vues sur l'avenir. Ainsi Bertrand de Jouvenel plaide4
t-il,
à la fin
de L'Art d e la c o n j e c t u r e ,
pour l'établissement d'un «forum prévisionnel » où pourraient être rendues publiques, et en permanence débattues, les
opinions avancées sur ce qui peut advenir
et sur ce qui peut être fait, particulièrement
en matière de politiques publiques. Le
« Groupe Futuribles », tel qu'il fonctionne
aujourd'hui, s'en inspire largement.
J O U V E N E L B e r t r a n d (de). Du pouvoir. G e n è v e : éd. du C h e v a l ailé, 1 9 4 5 .
H u g u e s de J o u v e n e l

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